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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Anne SZULMAJSTER-CELNIKIER: c-r de SÉRIOT, Patrick, N.S. Troubetzkoy, l'Europe et l'humanité. Écrits linguistiques et paralinguistiques, Sprimont (B), Mardaga, collction «Philosophie et langage», 1996, in La linguistique, Vol. 35, Fasc. 2, 1999, pp. 214-218.

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        L'on peut s'étonner de ce que ce passionnant recueil de textes de Nicolas Sergueevitch Troubetzkoy, écrits et publiés en russe à Sofia en 1920, ait reçu une traduction française aussi tardive. Cinq traductions l'ont précédée : allemande en 1922, japonaise en 1926, bulgare en 1944, italienne (avec une préface de Roman Jakobson) en 1982 et anglaise en 1991. Georges Mounin, au chapitre consacré à Troubetzkoy dans La linguistique du XXe siècle (PUF, 1972), semble avoir souffert de cette lacune si l'on en juge ses nombreux points d'interrogation et ses formules indécises relatives à ces écrits, connus de lui que par des fragments de lettres publiés par Jakobson (ex. p. 102: «Le mot relativisme, de coloration einsteinienne sous la plume de Troubetzkoy, s'opposant à l'absolutisme [des Néogrammairiens ?] n'est pas plus facile à lire»). II est vrai que les textes paralinguistiques étaient destinés au départ au public russe, mais l'histoire des idées et l'épistémologie ont vite rendu indispensable leur acceè à tous les publics.
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        Pour les linguistes français, comme l'indique Patrick Sériot, traducteur et préfacier de ce recueil, «c'est un apport indispenable à la compréhension non seulement de la genèse du structuralisme pragois, mais encore de la linguistique européenne des années 1920-1930», car« il fournit aussi une masse d'informations permettant de décrypter des allusions et des références difficilement compréhensibles des textes proprement linguistiques de Troubetzkoy» (4e de couverture). Pour le public plus large, il représente un aspect original de la pensée russe peu connue des Occidentaux, que la Russie elle-même, dans sa période actuelle de chaos, semble un peu redécouvrir.
        Le livre inclut 11 textes originaux de Troubetzkoy, précédés de deux préfaces, celle de Sériot «N. T., linguiste ou philosophe des totalités organiques?», et celle de Jakobson à l'édition italienne. Seul le dernier texte, le fameux «Réflexions sur le probléme indo-européen» est purement linguistique, le troisième «Le sommet et la base de la culture russe», et le quatrième, «La Tour de Babel et la confusion des langues», ne le sont que partiellememnt, tandis que les autres sont anthropologiques, philosophiques, culturologiques, «historiosophiques , «ethnosophiques» et géopolitiques. Une bibliographie complète des œuvres de Troubetzkoy ainsi qu'un index des notions, des noms propres et des peuples cloturent cet ouvrage.
        Si la préface de Jakobson joue pleinement son rôle de présentation éclairante des pages qui suivent, il conviendrait de considérer le texte de Sériot plutôt comme une postface car sa vision, intéressante et bien documentée certes, mais critique, et son jugement souvent sévère des textes paralinguistiques de l'auteur peuvent empêcher une autre lecture de ces écrits.
        De façon frappante, le style de ces divers textes, linguistiques ou non, est identique : y prédomine une vision ample des faits, étayée par une connaissance impressionnante des peuples, cultures et langues planétaires, et singulièrement du continent eurasien, associée à une clarté dépassionnée, rigoureuse et conséquente. La signature de l'auteur est évidente, et l'unité des deux Troubetzkoy transparaît.
        A une époque clé de la pensée européenne de ce siècle, à savoir les années 20 et 30, Troubetzkoy est l'initiateur de l'idéologie «eurasiste », à laquelle adhéreront Jakobson et nombre de brillants intellectuels russes issus de l'émigration. L'eurasisme se définit par le nationalisme propre à la nation eurasienne multi-ethnique, qui s'étend sur l'immense territoire situé à l'est de l'Europe et au nord de l'Asie, et constituée de plusieurs peuples que l'histoire et la géographie ont particulièrement réunis. La civilisation, ou plutôt la «personne collective» (N. T. est en effet le «philosophe de la personologie, écrit Sériot) qui recouvre ce territoire se distingue non seulement des autres civilisations du globe, bien que des liens puissent être tissés, mais se trouve être particulièrement incompatible avec celle de l'Europe occidentale, nommée «romano- germanique». Les deux grands ensembles en question connaissent une discontinuité flagrante : ce sont des «mondes séparés» (p. 206). En revanche, le «philosophe de l'harmonie organique», pour reprendre encore la formule de Sériot (ces deux termes sont de fait tres récurrents chez N. T.), voit comme un subtil continuum les diverses entités qui composent I'Eurasie. Une telle conception conduit N. T. au relativisme intégral : «I1 n'y a pas de cultures "supérieures" ou "inférieures", il n'y a que des cultures et des peuples qui se ressemblent plus ou moins» (p. 80); il n'y a pas non plus de progrès, d'«échelle d'évolution», une
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culture primitive, de «sauvages» au bas de l'échelle, et la culture romano-germanique en haut (p. 56), cette idée reposant sur des préjugés égocentriques; enfin, il n'y a pas d'universalisme: «Les Romano-germains ont toujours été si naïvement persuadés qu'ils étaient les seuls à être des humains, qu'il se sont dénommés eux-mêmes "l'humanité", leur culture la "civilisation universelle", enfin leur chauvinisme le "cosmopolitisme"» (p. 52). Une telle conception le conduit aussi vers celle d'un modèle d'Etat «idéocratique», «régime dans lequel la couche dirigeante est sélectionnée en fonction de son dévouement à une seule idée dirigeante commune» (p. 203), à savoir une «vive conscience de la communauté de traditions culturelles et historiques, de la continuité du lieu de développement, et par-dessus tout l'absence d'inégalité nationale» (p. 207). Il s'agit d'un système démotique gouverné par la «personnalité symphonique» du peuple, le libéralisme et la démocratie, sont perçus comme n'ayant pas de «convictions en propre» (p. 203) et, qui plus est, incapables de se débarrasser de 1'«impérialisme colonial» (p. 208). Cette idéologie, ou cette utopie, loin de représenter un dogme ad hoc, germe de racines russes et occidentales (fin du XIXe, début du XXe), bien mises en valeur par Sériot, et émane d'autre part de vastes et minutieuses recherches ethnologiques de l'auteur à travers les immensités russes (Troubetzkoy était en effet un Wunderkind, ayant publié son premier article scientifique à l'âge de 15 ans dans la plus prestigeuse revue ethnologique de Russie); elle est aussi le fruit d'une pensée de l'exil, de la confrontation à l'Occident, et du recul pris vis-à-vis de son pays. L'analyse de Sériot tendant à démontrer que cette idéologie alimenterait une quelconque «nouvelle droite» nous semble sévère et injuste. Car, si l'on s'en tient aux faits, 1) N. T. rejette avec virulence les autres idéocraties que constituent le fascisme et le nazisme. Il en sera la victime directement par une perquisition de la Gestapo à son domicile de Vienne et indirectement par la destruction de son manuscrit «Préhistoire des langues slaves» dans un bombardement allemand à Rostov en 1942. Par ailleurs il combat, en linguistique, les orientations de l'Indogermanistik, les «théories nazies cherchant à prouver que les ancêtres des Germains avaient leur habitat primitif (Urheimat) sur le territoire de l'Allemagne actuelle et que leur langue était I'ancêtre (Ursprache) des Allemands actuels», Sériot l'écrit lui-même en note c,p. 229. 2) N. T. considère l'autre idéocratie qu'est le bolchevisme comme très insuffisante mais comme première étape tout de même vers celle qu'il prône, ce qui est très remarquable de la part d'un prince aristocrate, d'une famille aussi ancienne que celle des Romanov. 3) Troubetzkoy instaure le «primat de la parenté spirituelle et culturelle, de la communauté de destin sur la parenté biologique» (p. 207), rejetant le «nationalisme zoologique» (p. 208), donc les liens de sang chers à certaines droites. 4) Il se démarque aussi du mouvemen pan-slave, considérant que «L'élément touranien dans la culture russe», titre d'un des textes présentés, à savoir l'élément ouralo-altaïque, est autrement important que l'élément slave, et que le pan-slavisme constitue l'exemple même du faux nationalisme. 5) Ses pages «Sur le racisme», contenant des réflexions sur l'antisémitisme, sont non seulement honnêtes, mais justes : notamment son parallèle entre deux mille ans d'émigration juive et quelques décennies d'émigration russe, et ses observations sur l'infiltration de l'anti-sémitisme allemand dans I'intelligentsia russe. 6) Son anti-occidentalisme (les «Romano-Germains» sont vus comme des «prédateurs internationaux» (p. 78), enfin, n'est pas primaire, ou
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a priori, mais ressenti de l'intérieur et mûrement analysé. Il s'apparente plus à celui d'ethnologues à gauche sur l'échiquier politique, tels que Robert Jaulin, qui perçoivent notre civilisation comme mortifère, ethnocidaire, pour bon nombre d'autres, qu'à celui d'une droite crispée sur ses valeurs.
        Ceci étant, comme toute idéologie, l'eurasisme est réfutable. Mais ce qui est intéressant, c'est que cette idéologie, toute contestable soit-elle, constitue à nos yeux un soubassement permettant à Troubetzkoy d'accéder à d'autres modes de classifications des langues (et des cultures) jusqu'alors sous la domination du modèle généalogique, et d'être l'inventeur de la linguistique aréale. Un parallèle frappant est celui d'Isaac Newton: les conceptions alchimistes, théologiques et métaphysiques du physicien, loin de constituer un handicap, lui ont permis de dépasser la conception mécaniste d'inspiration cartésinne et d'accéder à d'autres modes de pensée (cf. la thèse d'épistémologie de M. Maglo sur la question). Tant il est vrai que les découvertes prennent souvent des chemins détournés. Ce n'est pas un hasard si N. T. a fait sienne la Wellentheorie (selon laquelle les innovations dialectales se répandent comme des ondes) de Johannes Schmidt, père du diffusionnisme, qui critiquait la méthode comparative du modèle arborescent : il était aussi le fondateur de «l'école de Vienne» en anthropologie et parlait également du «cercle culturel mongolo-touranien», qu'il opposait aux Indo-Germains (comme le rappelle Sériot en note c de la page 151). Ce n'est pas un hasard non plus si Jakobson a adopté l'eurasisme et la Sprachbund, «union de langues». Ce concept est proposé pour la première fois dans «La Tour de Babel et la confusion des langues» (9 ans avant sa présentation au 1er Congrès international des linguistes), et la conception aréale de l'histoire des langues et «Le sommet et la base de la culture russe». Ce mode d'apparentement de type sériel, qui voit les langues se grouper en «maillons de chaîne», ou encore en portions d'«arc-en-ciel», est une approche qui a été extrêmement porteuse. Elle ne fait pas obstacle, en effet, aux concepts de structure et de système : en témoignent, parmi d'autres, Bertil Malmberg qui a analysé dans ce cadre le phénomene d'affaiblissement d'un système linguistique, que ce soit à la périphérie, géographique ou sociale, ou par rencontre avec un autre systeme, dans le cas du bilinguisme (Linguistique aréale et recherches comparatives, Mémoires de la SLP, nouvelle série, t. 1, Paris, Klincksieck, 1990, p. 16), Georges Mounin pour qui la «vieille tradition de l'impenétrabilite réciproque des grammaires» est à dépasser (Sur la mort des langues, La Linguistique, 28/2, 1992, p. 152), ou encore Claude Hagège qui opère couramment en termes de linguistique aréale. Mais elle a permis aussi de mettre en évidence, parmi de multiples faits, la curieuse unité du domaine balkanique, ou encore, en Extrême-Orient, l'existence d'une vaste chaîne de langues (cf. André Haudricourt, Comment reconstruire le chinois archaïque, Word, 10, 351, 1954), ou, dans une moindre mesure, les affinités linguistiques en Méditerranée d'André Martinet (Bollettino dell' Atlante linguistico Mediterraneo, 8-9, 1966-1967). Elle fournit, ce qui est non négligeable, de solides arguments contre ceux qui, comme le genéalogiste Meritt Ruhlen, tentent de reconstruire une proto-langue mondiale. De nombreux autres points linguistiques auraient pu encore être mis en valeur ici, tels que la téléologie, ou les oppositions continu/discontinu, synchronie/diachronie, hybridation/convergence, tant ce livre est riche en implications. Sans parler de ceux, non linguistiques, singulièrement musicologiques (la présence de la gamme pentatonique, dite aussi indochinoise, dans la musique
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eurasienne), ou politique (l'influence du système étatique tatare sur la création de l'Etat russe, ce en quoi N. T. rejoint Fernand Baudel pour qui la Mongolie a joué en Russie un rôle civilisateur comparable à celui de l'Espagne musulmane pour l'Espagne chrétienne). Même si l'on ne souscrit pas à certaines conclusions de Sériot, il faut saluer ce travail de traduction anondamment annoté et commenté de textes de Troubetzkoy toujours d'actualité.