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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Guy SERBAT : «L’autre face de N.S.Troubetzkoy (à propos d’un livre récent de P. Sériot), Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, t. XCII (1997). fasc. I, p. 313-321.

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        Le prince Nicolas Sergueievitch Troubetzkoy est bien connu comme le principal initiateur de la phonologie pragoise[1] et, partant, comme un des pères fondateurs de ce structuralisme moderne, où l'on voit d'ordinaire une avancée dans la voie ouverte par Saussure au début de ce siècle. Mais de cet aristocrate russe, qui fuit l'URSS en 1920, pour enseigner à Sofia, puis à Vienne, où il meurt en 1938, on ignore en général quelles furent ses activités d'ethnographe, d'«historiosophe» (comme il se nomme lui-même), de visionnaire et d'écrivain politique.
        Le livre publié en 1996 par Patrick Sériot, professeur à l'Université de Lausanne, permet au public francophone de découvrir, non sans étonnement, cette autre face de Troubetzkoy[2]. Onze textes, traduits du russe, s'y trouvent regroupés. On y voit un homme tourné dès la prime adolescence vers l'ethnographie (il écrit vers 15 ans ses premières études sur le folklore finnois), un pamphlétaire passionné contre l'Occident (appelé monde «romano-germanique»), le prophète d'une théorie politique nouvelle, «l'eurasisme», où se décèlent les traits inquiétants d'une orientation totalitaire certaine.
        Ces écrits ne manqueront pas d'intéresser le public et en particulier celui des grammairiens, pour plusieurs raisons. D'abord, rien ne leur est indifférent de la vie et de l'œuvre des grands linguistes, fût-elle non grammaticale («paralinguistique», comme l'écrit pudiquement P. Sériot en sous-titre). Ensuite, la théorie politique de Troubetzkoy se fonde pour une part non négligeable sur l'analyse de la langue nationale, constituant essentiel de ce qu'il appelle la culture. Par exemple, il décèle dans les mécanismes des langues turkes les traits fondamentaux du psychisme turk[3]. Enfin, le lecteur ne peut manquer de se poser une question cruciale : comment est-il possible que le même homme ait écrit les Grundzüge (Principes de phonologie) d'une part, œuvre de science et de raison, domaine d'une analyse rigoureuse, et d'autre part ces brochures et articles dictés par la passion, non exempts de contradictions, parfois baignés d'une brume romantique à la Schelling, et
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prônant — c'est le plus grave — un modèle politique assez proche au fond de ceux qui triomphaient en Union Soviétique et en Allemagne[4].
        D'où la question légitime : y aurait-il un rapport quelconque entre certaines formes de structuralisme et ce que P. Sériot nomme peut-être par euphémisme «l'air du temps»? disons plus clairement: l'idéologie saillante du XXe siècle, qui est, hélas!, celle du totalitarisme.
        Avant de risquer une hypothèse, nous donnerons un aperçu des vues de Troubetzkoy en ne retenant, brevitatis causa, que trois ou quatre points dans cet ensemble foisonnant mais répétitif.
        D'abord, quels sont les diables pour Troubetzkoy? Les « Romano-Germains» et, semble-t-il, eux seuls. Les porteurs de la prétendue «civilisation» occidentale (il n'a pas trop de guillemets-pincettes pour toucher ces monstres) se caractérisent par un égocentrisme, base spécifique de leur culture, générant «l'esprit de rapine et d'asservissement». C'est du moins en ces mots que R. Jakobson résume la pensée de son ami Troubetzkoy, dans la préface de l'édition italienne de la brochure «L'Europe et l'humanité», 1982. Cette «civilisation», dit Troubetzkoy, représente un «cauchemar» (p. 78)[5], un mal absolu (p. 80). Il importe de «rayer de la surface de la terre, ces prédateurs et leur culture» (p. 81). Les prétendues «idées universelles» que met en avant l'Occident, «civilisation, progrès, humanité», lui servent à «camoufler son chauvinisme» en exerçant «une sorte d'hypnose intellectuelle». Le devoir des peuples non occidentaux est donc de lutter de toutes leurs forces contre ce fléau sous peine de devenir «les esclaves de l'aristocratie romano-germanique» ; ils doivent en premier lieu se débarrasser «du mode de pensée caractéristique de la science européenne» (nous soulignons).
        Devant une violence aussi radicale, il ne suffit pas d'observer chez Troubetzkoy une absence de nuances. Les erreurs et le parti pris sautent aux yeux. Ainsi l'Occident est loin de former un bloc ; surtout dans les années de la première guerre mondiale où le prince russe mûrit sa grande trilogie (dont «l'Europe et l'humanité» constitue le premier volet, le seul publié). L'esprit de «rapine et d'asservissement » était-il moins présent chez Gengis-Khan (cher au cœur de Troubetzkoy)? Hors d'Europe l'histoire regorge d'expéditions conquérantes et d'atrocités. Le diable occidental n'est, hélas, pas seul dans l'enfer terrestre. Au lieu de se laisser aveugler par la passion partisane, l'historien philosophe devrait s'attacher à des questions fondamentales, comme celle-ci : pourquoi l'espèce humaine est-elle la seule parmi les mammifères à pratiquer, par la guerre, le meurtre voulu, et glorifié, de ses propres membres? Depuis l'aube des temps, tout le monde a envahi tout le monde. El l'expansion de l'Occident depuis le XVIe siècle appelle d'autres explications qu'une simple noirceur d'âme qui serait congénitale à l'Ouest. Les partis pris de l'historiosophe Troubetzkoy éveillent un soup-
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çon: sa violence antioccidentale ne traduit-elle pas l'orgueil blessé d'un autre chauvinisme bien réel, celui des «Grands-Russiens»? Car nul ne sait mieux que cet aristocrate élevé dans un milieu de très haute culture, tout ce que le monde moderne doit à la pensée occidentale ; dette bien lourde à supporter!
        Au romano-germanisme, mauvais et pervers dans son essence immuable, Troubetzkoy oppose un autre type de culture. Elle a fleuri justement en Russie, plus exactement dans la Grande-Russie, la Moscovie, avant que Pierre le Grand ne se mette à l'école de l'Occident. Qui ose parler de la «servilité» du moujik à l'égard des agents de l'Etat, et de ceux-ci à l'égard du tsar? La servilité est exclue de la «totalité organique», de «l'ensemble harmonique» de cette société où règne un accord parfait du plus humble paysan jusqu'à Dieu. Oui, Dieu, devant qui le tsar affiche la même soumission, la société communiant toute entière dans l'orthodoxie. Cette culture reposant d'abord sur la religion s'exprime aussi dans la langue et dans les créations artistiques, musique, danse, décoration par exemple.
        Touchant tableau, vraiment, de la Moscovie pré-pétrovienne. Elle a reçu sa forme étatique du joug mongol, mais ce fut un joug bénéfique, à la différence de celui qu'imposent sournoisement et parfois brutalement les idées occidentales.
        Le tsar de Moscou se trouve donc être l'héritier et le continuateur du dernier khan mongol. Mais les Mongols, et, d'une façon générale, tous les peuples que Troubetzkoy appelle «Touraniens», c'est-à-dire Ouralo-Altaïques et Finno-Ougriens, ont laissé d'autres traces. Par suite de métissages, leur sang coule dans les veines de nombreux Grands-Russes. Ceux-ci en deviennent encore plus «orientaux», et se trouvent portés «par l'âme» vers l'Est (tandis que «le corps» seul est attiré vers l'Ouest). Observons que la notion d'Est reste floue: elle englobe non seulement l'Est proprement dit, Oural et steppes sibériennes, mais aussi le Sud-Est (peuples turks), ou le Sud, puisque de Byzance les Grands-Russiens ont assimilé l'orthodoxie (mais sans se soumettre à Byzance, comme l'ont fait les Slaves du Sud, Bulgares, Macédoniens et Serbes).
        Autre point: quand les Orientaux (les Tatars) régnaient à Moscou, le centre de gravité de cet immense empire était quelque part à l'Est du côté de Kazan. Le pouvoir tatar aboli, la Sibérie conquise par les tsars, cet empire reste; son centre de gravité seul s'est déplacé à Moscou. Et son ciment demeure aussi, c'est-à-dire les affinités psychiques et culturelles profondes entre Grands-Russiens et autres peuples de l'Orient russe.
        Conclusion implicite évidente: il est absurde de parler d'un impérialisme grand-russien dans cet «ensemble organique», harmonieux par définition, qu'est le monde « russo-touranien ». Et Troubetzkoy n'a pas de sarcasmes assez énergiques pour flétrir la «vanité» de ces «petits peuples» du Caucase ou de l'Asie Centrale, qui font entendre des notes discordantes et iraient jusqu'au séparatisme au nom de leur prétendue identité nationale. Dissonances graves en terre slave aussi, au Sud et à l'Ouest de la Moscovie. L'Ukraine se voit fustigée aussi vigoureusement que Tchétchènes ou Géorgiens. Quant aux Polonais et aux Tchèques devenus carrément des affidés des Romano-Germaniques, ils ont poussé la perversion jusqu'à contribuer très efficacement à ce que l'Occident appelle l'aube des temps modernes,
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cette «Renaissance» que condamne explicitement Troubetzkoy (Copernic, Jean Hus). Et, d'ailleurs, ils ne sont pas de religion orthodoxe. L'auteur, comme on voit, rejette tout panslavisme, au profit de l'ensemble anthropologique fondé sur ce mélange des Grands-Russiens et des «Touraniens» « ennobli » par la foi orthodoxe, et tourné vers la culture mongole « des steppes», elle-même liée aux cultures de l'Asie profonde[6].
        Mais que recouvre exactement ce mot de «culture» tellement récurrent chez Troubetzkoy? On ne trouvera dans ce livre aucune définition véritable, seulement des affirmations, parfois tautologiques, comme p. 107: «c'est l'ensemble des valeurs culturelles » ; parfois vaguement inquiétantes (p. 175): «l'ensemble des biens culturels supposant une orientation vers un but» (qui définit et contrôle cette orientation?); ou encore (ibid.): « un système d'idées harmonieux et cohérent, à quoi correspond un système d'actions pratiques», comme il convient à cette «personne symphonique» que doit être un peuple donné.
        Un article de 1923, «La Tour de Babel et la confusion des langues» (p. 115-126), ajoute des justifications religieuses assez surprenantes: la multiplicité des cultures et des langues n'est pas un châtiment infligé par Jéhovah, mais au contraire une « loi divine » éternelle. Toute aspiration à une culture universelle est «blasphématoire» et traduit une «arrogance pécheresse». Seules les cultures nationalement limitées peuvent mener l'humanité selon «des voies agréables à Dieu».
        Nous ne nous engagerons pas dans une controverse théologique (d'ailleurs Troubetzkoy lui-même n'engage aucun débat de ce genre, il se borne à affirmer). Mais en restant au plan humain, nous nous interrogerons sur l'assimilation extrême des peuples à des personnes, c'est-à-dire à des entités séparées, autonomes, et — on le croirait souvent à la lecture de Troubetzkoy —, enfermées dans une incommunicabilité qui touche au solipsisme. Il en résulte — l'auteur insiste beaucoup là-dessus — que ces cultures incomparables sont toutes égales. Il exalte cette égalité en prenant pour exemple un «sauvage». N'allez pas croire que ce dernier n'a pas «la tête bien pleine» ; il connaît la faune et la flore, des techniques de chasse raffinées, les us et les coutumes de son groupe, son étiquette, sa littérature orale, ses mythes, etc. Fort bien ; mais ce respect affiché de la culture sous sa forme la plus primitive recèle à l'évidence une pointe contre l'arrogance des Romano-Germaniques, prétendant détenir quelques valeurs universelles. Au reste, on trouvera ce respect peu sincère, en se souvenant de la poigne avec laquelle l'auteur ramenait au giron russo-touranien les «petits peuples» (et quelques autres moins petits) suspects d'aspirer à quelque autonomie au sein de l'empire russe.
        Le premier élément de la culture est donc la religion; puis ces productions inconscientes, en tout cas non délibérées, d'un peuple, qui sont sa langue et ses arts traditionnels. Loin de nous l'idée de nier l'importance de ces composantes. Mais Troubetzkoy la surestime à coup sûr ; par exem-
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ple, le fait que les plus anciens chants russes soient bâtis sur une gamme pentatonique, dite «indochinoise», qui se retrouve en Mongolie et un peu partout en Asie ; ce fait aussi que la danse russe traditionnelle ne se fait pas par couples, que la femme y garde la tête immobile, et autres détails. Quant à son analyse des langues turkes (puisque les Turks sont inclus par lui dans le vaste cadre touranien), elle n'apporte vraiment rien qu'on ne sache déjà, mais s'achève par un glissement des traits de la langue aux traits du caractère national, empreint d'un conformisme pesant. On sait que la « psychologie des peuples» était «dans l'air» des années 20 et 30, concluant par exemple de Lebensgefahr à l'optimisme foncier des Allemands, et de danger de mort au sombre pessimisme des Français ! Au reste, toute extrapolation psychique à part, comment les structures langagières turkes pourraient-elles prédisposer leurs locuteurs à s'entendre spécialement avec les Slaves et non pas avec les Grecs? Ils s'entendent aussi avec les Sémites. Troubetzkoy, fertile en explications ad hoc, fonde la prétendue attirance mentale turco-sémite non sur la ressemblance, mais sur la complémentarité : l'agilité ratiocinante du Sémite complétant la lourdeur terre-à-terre du Turc.
        Cette complémentarité turco-sémite — si elle est vraie — porte atteinte au principe de l'autarcie culturelle cher à Troubetzkoy. L'emprunt, en général, phénomène éternel et universel, se concilie mal avec la «cohérence» des ensembles nationaux «organiques et harmonieux». La réponse de Troubetzkoy est ici encore sommaire et simpliste : par exemple, l'extension des emprunts dans l'empire russo-touranien est due au «profil psychique» très semblable de tous les peuples qui s'y côtoient, des Finno-Ougriens et Samoyèdes aux Turks en passant par les Grands-Russiens (p. 125). On tourne en rond : car l'affirmation inverse conviendrait tout autant, que les emprunts de voisinage génèrent des traits «culturels» qui font croire à un «psychisme» à peu près identique — psychisme élémentaire à vrai dire, si la définition n'en repose que sur quelques arts populaires.
        Un autre obstacle à l'autarcie culturelle est celui de la religion. Troubetzkoy ne l'escamote pas, à la différence du précédent. Mais la solution à laquelle il se tient avec la dernière énergie ne manquera pas de laisser rêveur. Dieu lui-même — celui de Babel — a imposé la loi de la multiplicité des cultures originales et séparées (p. 123); toute tendance à l'universalisme est un «péché». Or le christianisme possède une valeur universelle, puisque le Christ et ses apôtres l'ont affirmé («De toutes les nations faites des disciples», Mat., XXVIII, 19). Il ne porte cependant pas atteinte à la «loi divine» du cloisonnement babélien, car il est fondé sur la révélation et exprime une «vérité absolue» (p. 123-124). Loin d'être un élément étranger aux cultures, «il les stimule toutes»; et par conséquent chaque peuple a le devoir «d'adapter sa culture aux dogmes». Il s'agit, bien sûr, du christianisme orthodoxe, Troubetzkoy vouant aux gémonies ses formes déviantes, catholique et protestantes.
        Que devient alors ce respect absolu des «personnes symphoniques», cette égalité de toutes les cultures, que Troubetzkoy ne cesse de prêcher? Nous sommes en pleine contradiction.
        Au reste, l'auteur ne souffle mot du problème le plus difficile sans doute, celui des rapports avec l'islam. Comment « l'organisme harmonieux » russo-touranien peut-il fonctionner avec «cohérence» quand de nombreux peu-
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ples de cet ensemble, au Caucase ou en Asie, adhèrent à une foi non orthodoxe mais elle aussi à prétention universelle?[7]
        Quand un auteur développe sa philosophie, ses oublis et ses silences ne sont pas moins significatifs que ses affirmations. Or la culture à la Troubetzkoy n'est qu'un moignon de culture, réduite à sa part irrationnelle et folklorique. Nous n'avons pas l'intention de nier l'importance de ce qu'il retient : il est salubre qu'un peuple éprouve du plaisir à pratiquer les danses qui lui plaisent, à chanter selon telle gamme, parce qu'elle seule peut éveiller la douce nostalgie du pays natal, à parler le seul idiome qu'il connaît vraiment bien, pour l'avoir appris dans l'enfance. Tout cela est bel et bon; mais enfin qui amputerait de gaieté de cœur la culture de sa part la plus consciemment élaborée et la plus intellectuelle?
        Troubetzkoy aime citer l'axiome socratique: «Connais-toi toi-même». Il l'interprète non pas comme un précepte adressé aux individus, mais comme une exhortation visant une collectivité, cette « personne symphonique » qu'est la Russie. Qu'elle prenne conscience de sa nature «individuelle» irréductible; qu'elle retrouve ses valeurs propres, celles qui florissaient au XVe siècle, quand — cité à la Hegel — elle formait un «organisme cohérent» où, de Dieu au moujik, tout n'était qu'harmonie.
        En dehors de la Russie pré-pétrovienne si complaisamment idéalisée, où trouver pareil Éden ? Historiens et ethnologues nous le disent : dans ces sociétés traditionnelles qui, telles des colonies d'insectes, perdurent closes et figées (« progrès » est un des mots que Troubetzkoy abomine) ; dans la tribu, dans le clan, l'individu n'existe que comme membre d'un tout; la «personnalité nationale» y interdit la personnalité individuelle. Et le XXe siècle nous a appris à notre honte que ce modèle est devenu aussi celui des états totalitaires modernes, bolchevik ou fascistes. L'individu y est prié, et le plus souvent contraint, d'adhérer à la «culture» dont un Führer ou un «Grand Frère» édictent fermement le contenu irrévocable.
        Après tant de sophismes, tous ses développements sur une inquiétante «cohérence», et au vu des mesures drastiques qu'il préconise contre les fortes têtes (qu'elles soient géorgiennes ou ukrainiennes) on n'est pas surpris de lire l'exposé de vues fascisantes dans l'étude de 1935 sur «L'idée dirigeante de l'état ideocratique» (p. 203-209): on y trouve, au lieu d'une harmonie préétablie, le contrôle par l'État de tous les secteurs, l'effacement des «dernières traces d'individualisation», le choix des dirigeants en fonction de leur dévouement à «l'idée». Bref, c'est la mise en application du «Führerprinzip» de Hitler, ou de la «sélection des cadres» à la soviétique. Troubetzkoy signale d'ailleurs au passage que son système «est dans une certaine mesure socialiste», et que «l'URSS est un peu plus près de cet idéal ideocratique que les autres pays».
        L'idéologie politique de Troubetzkoy appartient donc au courant totali-
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taire qui a tellement marqué le siècle finissant. On ne s'étonnera pas que la culture telle qu'il la définit exclue ce qui devrait en être le socle, l'épisté-mologie, inséparable aux temps modernes de ce doute méthodique qui repose sur l'activité intellectuelle libre de l’individu.
        Troubetzkoy tourne le dos à un autre principe socratique, d'une portée sans doute supérieure à celle du premier : «Ce que je sais, c'est que je ne sais rien.» Cette proclamation de l'ignorance et du doute comme démarche initiale et fondatrice serait, à l'évidence, subversive. Dans la cité de ses rêves, Socrate aurait beaucoup moins de chances de survivre qu'à Athènes.
        «Savoir qu'on ne sait rien» oblige, en effet, à remettre en question les règles d'un état despotique ; à rejeter toute oppression des consciences individuelles. Toute une politique découle de ce principe, elle ne peut être qu'une politique de liberté.
        Il s'ensuit tout naturellement une morale : la différence d'autrui est admise, cela va de soi; l'opinion de l'individu «autrui», la contestation par autrui, doit non seulement être acceptée, mais encouragée. Le respect des autres repose sur l'attitude fondamentale d'humilité, «savoir qu'on ne sait rien».
        Enfin le doute méthodique constitue, faut-il le rappeler, la pierre angulaire de toute démarche scientifique. Il a permis ce que l'on appelle non sans raisons le «miracle grec» aux Ve et IVe siècles a. C. Les «Romano-germaniques» ont eu le grand mérite d'en recueillir et d'en transmettre l'étincelle jusqu'à ces XVe et XVIe siècles, début des «temps modernes», où démarre l'essor prodigieux des sciences.
        Et si l'on voulait aller plus loin encore, on pourrait soutenir que «savoir qu'on ne sait rien » est la seule voie d'accès aux concepts vertigineux d'infini et d'éternité, sans lesquels la métaphysique reste insignifiante ou faussée.
        Cette épistemologie doit-elle être considérée comme une tare pernicieuse de l'Occident, ou comme une valeur universelle? Son extension au monde entier, déplorée par Troubetzkoy, montre assez son caractère pan-humain. Au-delà de tous les particularismes nationaux ou régionaux, le principe socratique a vocation universelle pour une raison simple : ce n'est pas un corpus clos de croyances enfermées dans un credo, comme peut l'être la foi dans tel dogme ou l'obéissance aveugle à l'égard d'un chef, mais une simple méthode pour penser et pour se conduire, dans la cité comme dans la vie privée. Ici, aucune contrainte fondée sur la seule autorité d'un pouvoir ou d'une tradition, aucun enfermement dans les moules d'une société close.
        Le grammairien ne manquera pas de se poser une dernière question — et sans doute la plus importante. Toute cette «historiosophie» débouchant sur un «eurasisme» passionné, se situe aux antipodes d'une démarche, ne disons pas «scientifique», mais seulement rationnelle, ou du moins objective. Troubetzkoy assène et ressasse affirmations et professions de foi sans chercher, le plus souvent, à justifier ses jugements par des exemples. A quoi bon des preuves, quand on est porté par les convictions d'une foi? A l'opposé des Grundzüge qui répondent aux exigences de la méthode scientifique et remettent en question les théories antérieures, «l'historiosophie» ampute la culture de toute épistemologie, pour n'en réunir que les éléments les plus irrationnels, interprétés eux-mêmes d'une façon irrationnelle.
        Comment le même homme peut-il avoir élaboré les Grundzüge et «l'Europe et l'humanité» par exemple? Suffit-il pour rendre compte de cette
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antinomie profonde d'invoquer le dédoublement observable chez plus d'un savant? d'alléguer que Pythagore était capable d'inventer des théorèmes toujours valides, mais professait une nébuleuse numérologie magique, et prescrivait, dit-on, de ne pas avaler l'âme des défunts en consommant des fèves? On invoquera pour ce philosophe, présocratique, les influences orientales de la Mésopotamie ou de l'Egypte, c'est-à-dire d'une certaine idéologie contemporaine.
        Il n'en va guère autrement pour Troubetzkoy, avec cependant une différence notable. Ce n'est pas dans un lointain pays qu'il faut chercher l'origine de la faille, mais en Europe même, dans l'idéologie, ou «l'air du temps» dominant en Europe. Le prince, en effet, baigne entièrement dans un courant européen qu'on peut appeler celui du «structuralisme» — sans méconnaître la diversité de celui-ci. Le mouvement de pensée post-saussurien comporte sans doute de nombreuses facettes, il a connu bien des conflits internes. Mais à voir les choses de haut, il apparaît que certains de ses représentants les plus éminents ont mis une rigueur «scientifique» apparente au service d'une sorte de métaphysique linguistique qui n'a plus rien de scientifique.
        Ils proclament à tort ce postulat que les faits linguistiques ne diffèrent en rien de ceux dont s'occupent les sciences exactes. Allant plus loin que celles-ci — où la conscience de l'infini doit garder de tout triomphalisme dans le style de celui des scholastiques du XIIIe siècle, affirmant que «la science est achevée» — ils prétendent même avoir trouvé la clé ouvrant tous les tiroirs secrets de la langue. C'est un «ensemble où tout se tient» (autre postulat si souvent répété qu'on ne sait plus au juste qui l'a formulé pour la première fois : c'est peut-être l'innocent Meillet, et non pas Brøndal). Avant Chomsky (1969) et son affirmation célèbre qu'il apportait les règles permettant d'engendrer «toutes les phrases grammaticales de toutes les langues» — après quoi il a modifié quatre ou cinq fois ses règles définitives — il suffira de feuilleter Hjelmslev, Brøndal, Jakobson (dans son Beitrag, 1936) et quelques autres (comme Guillaume[8]) pour se convaincre que ces hommes de talent ont eu l'ambition d'atteindre et de proposer l'explication totale[9].
        Hjelmslev, par exemple, considéré comme le «véritable continuateur de Saussure»[10] passe pour le théoricien «le plus vigoureux du structuralisme»[11]. Or, ce qui frappe surtout chez lui, c'est l'apriorisme de ses vues, l'arbitraire des jugements, la volonté de ramener la complexité des langues à une simplicité géométrique. Il édifie d'imposantes constructions perdues dans le brouillard, et vise à atteindre, selon son propre aveu de 1935, le «totalisme»[12]. On veut bien croire que par le mot «totalisme», Hjelmslev
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prenait d'abord position contre l'insupportable émiettement des données chez les néo-grammairiens du XIXe siècle finissant (encore qu'il ne faille pas oublier les discussions théoriques qui ont traversé tout ce siècle). Le terme était pour le moins malheureux, en cette année 1935, quand un autre «totalisme», politique, appelé plus volontiers «totalitarisme», dominait l'Allemagne depuis deux ans, l'Italie et la Russie depuis une quinzaine d'années.
        Quels que soient leurs apports très positifs à la linguistique, comme par exemple la phonologie pragoise, l'aspiration de théoriciens structuralistes à construire un ensemble achevé, complètement cohérent, asservi à des règles fixes — et l'on bousculait au besoin les faits récalcitrants pour les remettre dans le rang — ne nous semble pas tellement différente, au plan idéologique, des conceptions politiques qui ont tellement marqué notre siècle[13].
        A la différence des autres penseurs cités plus haut, Troubetzkoy qui appartient certes pleinement au structuralisme linguistique, est en même temps — et même d'abord, à voir sa bibliographie — un idéologue politique. Qu'il apparaisse comme nettement fascisant rend son cas tout à fait typique des liens profonds, souvent inaperçus, qui peuvent unir au fâcheux «air du temps» tel domaine de la connaissance. Cet alignement, ou ce parallélisme, est un piège intellectuel où tombent nombre d'esprits de qualité; mais la soumission à une tendance forte dans le monde politique n'a rien de nécessaire. A preuve la résistance opposée à l'hégémonie bureaucratique marriste en Union soviétique, résistance que certains linguistes ont payée de leur vie (Polivanov en 1938). La ligne directrice du doute méthodique, parfois difficile à tenir, peut préserver de ces errements. Les sciences exactes elles-mêmes ne constituent que difficilement des îlots de sérénité socratique au milieu des tempêtes de la société. L'isolement paraît beaucoup moins aisé encore pour les «sciences humaines». C'est pour elles qu'il serait peut-être légitime de postuler qu'elles entrent dans «un ensemble (idéologique) où tout se tient» ou du moins risque de se tenir.



[1] Les Grundzüge der Phonologie paraissent en 1939. Traduction française 1949.

[2] Patrick Sériot, 1996, N. S. Troubetzkoy, l'Europe et l'humanité. Essais linguistiques et paralinguistiques, Sprimont (Belgique), P. Mardaga, coll. «Philosophie et Langage», 247 p. (dont 33 p. d'introduction par P. Sériot, une bibliographie des œuvres de Troubetzkoy, un index).

[3] «Turk» renvoie à l'ensemble des langues «turkes», auquel appartiennent l'ouzbek et l'azéri au même titre que le «turc» de Turquie.

[4] Cette proximité ne doit pas faire oublier que Staline a persécuté les eurasistes (par exemple après l'occupation de Prague en 1945) dont l'idéologie pouvait concurrencer le communisme. Troubetzkoy lui-même connut des ennuis avec les nazis à Vienne. Car il refusait la violence et le racisme (voir son article sur le racisme paru en 1935 [p. 193-212 dans le recueil de P. Sériot]).

[5] Nous citons les pages de la traduction de P. Sériot.

[6] Son eurasisme n'empêche pas Troubetzkoy de considérer les Slaves orientaux (Moscou) comme «les descendants authentiques de leurs ancêtres préhistoriques» (les Proto-Slaves), puisque ils éprouvent «une répulsion instinctive» à l'égard des Romano-Germaniques (p. 105).

[7] D'autres textes de Troubetzkoy affirment que musulmans et bouddhistes de l'Eurasie sont des «orthodoxes potentiels» (communication personnelle de P. Sériot). Cf. dans le présent recueil, p. 112: Pugatchev, armé de la bannière de la Vieille Foi qui rejetait les «ignobles Latin et Luthériens», ne trouvait rien de reprehensible à s'allier des Bachkires (musulmans) et d'autres représentants de l'Orient touranien non chrétien.

[8] Par exemple, Guillaume donne ce qu'il appelle la clé du «système du nombre»; puis fort d'une vue toute hypothétique que la langue est «un système de systèmes» comparable à une série de cercles de diamètre différent mais concentriques, il affirme qu'il a ainsi atteint le cœur même de la langue tout entière.

[9] C'est ce que nous avons essayé de montrer en 1981 dans Cas et Fonctions, Paris, PUF (3e partie, p. 97-215).

[10] A. Greimas, préface à la traduction française de Langage de Hjelmslev, 1966, p. 12.

[11] M. Leroy, 1963, Les grands courants de la linguistique moderne, p. 94.

[12] Hjelmslev, 1935, La catégorie des cas, 1er volume.

[13] Dans une autre étude, P. Sériot illustre le «structuralisme ontologique» de Troubetzkoy et de Jakobson. «Troubetzkoy était prédisposé intérieurement à une vision totalisante du monde», écrit Jakobson dans la nécrologie de Troubetzkoy, 1939. (P. Sériot, « L'Origine contradictoire de la notion de système », dans M. Mahmoudian et P. Sériot, 1994, «L'Ecole de Prague: l'apport épistémologique». Cahiers de l'ILSL, n° 5, p. 19-58, notamment p. 48).