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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Patrick Sériot (Université de Lausanne) : «Des éléments systémiques qui sautent les barrières des systèmes», in Patrick Sériot et Françoise Gadet (éds.) : Jakobson entre l'Est et l'Ouest, 1915-1939, Cahiers de l'ILSL, n° 9, 1997, p. 213-236.

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Au tournant des années vingt et trente, en pleine tourmente de la crise économique, Jakobson a en tête un projet qui l'occupe intensivement pendant environ trois ans : prouver, grâce à la phonologie, l'existence ontologique de l'Eurasie, autrement dit l'URSS, en tant qu'unité territoriale totale, organique, naturelle. Il s'agit de la théorie des «unions phonologiques de langues», cas particulier de la notion élaborée dès 1923 par Troubetzkoy (cf. infra, 3.1) d'«union de langues» (jazykovoj sojuz, Sprachbund). Cet épisode de l'histoire de la phonologie est mal connu, c'est à en expliciter les fondements épistémologiques, philosophiques et idéologiques que je vais m'attacher ici.

La thèse qui sera soutenue ici est triple :

— la théorie des unions phonologiques de langues est très différente des autres travaux de linguistique aréale de l'époque, malgré les apparences;

— elle n'est pas structuraliste ;

— elle n'est compréhensible et ne trouve sa cohérence que sur le fond de la théorie eurasiste[1], révélant ainsi, dans ce cas particulier, un lien inextricable entre science et idéologie.

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La perspective est donc une «archéologie» du travail de Jakobson sur les unions phonologiques, une mise en contexte sur le fond du climat intellectuel de la période des années 1920-30.

1. Bref état actuel de la question

Dans la linguistique en France, la notion d'union de langues est un thème peu fréquemment étudié. La notion (sous le nom de Sprachbund, union de langues, alliance de langues ou association de langues[2]) est absente dans le Dictionnaire de la linguistique de G. Mounin (1974), dans le Lexique de la terminologie linguistique de J. Marouzeau (1951), et dans le Dictionnaire de linguistique de J. Dubois (1973). Le Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage d'O. Ducrot et J.-M. Schaeffer (1995) mentionne en quelques lignes la notion d'«association linguistique» à l'article «géolinguistique», sous-chapitre «mélange de langues» (p. 118-119), en renvoyant aux appendices III et IV de la traduction française des Principes de phonologie de Troubetzkoy (sans voir pourtant que dans ces deux textes cette notion s'oppose fondamentalement à toute idée de mélange ou d'hybridation).

En Grande-Bretagne, le récent Encyclopedic Dictionary of Language and Languages de David Crystal (1992) présente, à l'article «areal linguistics» la notion de «linguistic area», avec l'exemple des langues d'Europe occidentale qui possèdent des voyelles d'avant arrondies (français sœur, all. müde). Le seul commentaire de la carte qui est donné tient en deux lignes : «This feature cannot be explained on historical grounds». Notons que cet ouvrage ne précise pas si ce trait particulier des voyelles est d'ordre phonétique ou phonologique.

En revanche en Italie, pays de la Néo-linguistique[3], le Dizionario di linguistica de G. R. Cardona (1988) présente en de nombreuses entrées
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(«lega linguistica», «linguistica areale», «area linguistica») le problème des unions de langues, même si, comme tant d'autres, il date de 1928 et non de 1923 l'apparition du terme chez Troubetzkoy.

Certes, en Occident la littérature concernant les langues en contact est énorme, mais elle s'exprime rarement sous la forme des unions de langues, encore moins d'unions phonologiques de langues.

Le thème des unions de langue est, en revanche, extrêmement présent dans la recherche linguistique en URSS. Mais le travail de Jakobson y est soit ignoré, soit récusé par le fait qu'il s'agit d'une «union de langues à un seul caractère» (odnopriznakovyj), ou «extensive», ce qui est insuffisant pour prouver l'existence d'une union de langues véritable (qui doit être «intensive», c'est-à-dire porter sur plusieurs caractères, appartenant à des niveaux différents d'analyse)[4].

Enfin, dans la Russie d'après la perestrojka, la théorie de Jakobson, associée au nom de Troubetzkoy, revue à la lumière du grand renouveau idéologique, où la quête identitaire passe par une remise à l'honneur de tout ce qui concerne la théorie eurasiste, jouit d'une popularité considérable, mais plus dans une optique culturaliste que strictement linguistique.

2. L'union phonologique de langues chez Jakobson

Les travaux de Jakobson traitant de l'Eurasie sous la forme d'une union phonologique sont les suivants, ils totalisent une centaine de pages :

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- «Remarques sur l'évolution phonologique du russe comparée à celle des autres langues slaves», TCLP-II, (1929) ;

- K xarakteristike evrazijskogo jazykovogo sojuza (1931) [Pour une caractérisation de l'union eurasienne de langues] ;

- «Über die phonologischen Sprachbünde», TCLP-IV (1931) ;

- «Principes de phonologie historique», TCLP-IV(1931) ;

- «Les unions phonologiques de langues» Le Monde Slave, 1 (1931) ;

- «O fonologičeskix jazykovyx sojuzax», in Evrazija v svete jazykoznanija, Prague, 1931 [Sur les unions phonologiques de langues] ;

enfin, un texte plus tardif :

- «Sur la théorie des affinités phonologiques entre les langues», Actes du 4e Congrès international de linguistes (Copenhague, 1936), (publié en 1938)[5].

L'ouvrage fondamental est une brochure de 59 pages : K xarakteristike…, publié en russe en 1931 aux Editions eurasiennes à Clamart, dans la banlieue parisienne. Jakobson n'a jamais dessiné de carte du territoire dont il donne une définition phonologique, ni même, semble-t-il, entrepris de le faire. J'ai pris pour principe de prendre au sérieux toute allusion, tout nom qui est donné dans ce texte, et de travailler pas à pas à en donner une représentation graphique, à partir d'une étude qu'on pourrait qualifier de «philologique», sans jamais chercher, à cette étape, à établir une «vérité» qui serait extérieure au texte. Le but est, au cours d'une lecture minutieuse, de répertorier et de cartographier chaque indication géolinguistique (chaque fait linguistique associé à un lieu) que fournit le texte.

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Trois points fondamentaux sont sélectionnés par Jakobson : la corrélation de mouillure[6], la polytonie[7] et la continuité territoriale. Il peut ainsi délimiter des zones plus ou moins concentriques :

1) toutes les langues qui possèdent une corrélation phonologique de mouillure ; il s'agit, selon Jakobson, de toutes les langues parlées en Eurasie[8], à l'exception des langues de l'Extrême-Orient soviétique (Dal’nij Vos­tok)[9], à quoi s'ajoutent des «débordements» à l'Ouest (polonais, letton, lituanien), et à l'est (japonais).

2) les langues à polytonie. Le tracé inclut tout le pourtour de la Baltique (les langues scandinaves, mais le phénomène disparaît en norvégien du Nord-Ouest, il ne touche pas l'islandais), des dialectes danois[10], le kachoube septentrional (c'est-à-dire la partie des dialectes kachoubes parlés sur le littoral de la Baltique), les langues du groupe balte plus l'estonien mais sans le finnois. De l'autre côté, d'une façon que Jakobson déclare symétrique (on reviendra sur ce point), il y a les langues de l'Asie du Sud-Est.

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3) Une bande (ou zone) qui entoure totalement ce domaine : celle des langues qui n'ont ni polytonie ni corrélation de mouillure ;

4) enfin, une bande encore plus périphérique, où l'on retrouve, par exemple, la polytonie : la zone des langues bantoues en Afrique centrale.

Les cartes qui suivent donnent les contours d'aires phonologiques pertinentes pour la délimitation de l'union phonologique de langues eurasiennes[11]. La dernière carte présente la synthèse de ces zones, et fait apparaître l'essence, la spécificité singulière des langues de l'Eurasie : elles ont un trait positif, la corrélation de mouillure, et un trait négatif, l'absence de polytonie; enfin, elles forment un territoire d'un seul tenant[12].

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3. Analyse épistémologique

Une fois ce travail de représentation graphique achevé, on peut commencer à en étudier les fondements. Il faut se demander pourquoi il était si important pour Jakobson d'avoir une vision globale des rapports phonologiques entre les langues du monde, entre les unions phonologiques de langues, de chercher des liens naturels dans les phénomènes de contact entre les systèmes phonologiques.

L'argument principal de Jakobson est qu'il existe des traits phonologiques — c'est-à-dire intra-systémiques — qui transcendent les limites des systèmes. Ces traits phonologiques font «tache d'huile»[13] (une métaphore régulièrement employée par Jakobson dans l'ensemble de ces textes).

L'étude de la répartition géographique des faits phonologiques fait ressortir que plusieurs de ces faits dépassent d'ordinaire les limites d'une langue et tendent à réunir plusieurs langues contiguës, indépendamment de leurs rapports génétiques ou de l'absence de ces rapports. (Jakobson, 1938 [1971, p. 244])

3.1. L'«union de langues» sur le fond des théories concurrentes

La linguistique aréale, qui s'occupe des contacts entre les langues et de leur répartition spatiale, remonte à l'époque du premier ébranlement de la vision strictement génétique du comparativisme (modèle de l'arbre généalogique de Schleicher, 1863). Les premiers coups portés à ce modèle génétique apparaissent avec la théorie des ondes de J. Schmidt (1872), qui introduit la notion de continuum entre les langues, perçues auparavant comme des organismes vivants, donc impénétrables les uns aux autres, puis avec les premiers travaux qui prennent en compte des faits d'hybridation (H. Hübschmann et la découverte des liens de l'arménien avec les langues caucasiennes voisines, 1897, H. Schuchardt et les «situations frontalières» que sont les parlers slavo-italiens et slavo-germaniques, 1885, J. Baudouin de Courtenay avec l'idée que toutes les langues sont nécessairement mélagées, 1901).

La notion d'«union de langues» proprement dite est employée pour la première fois par N.S. Troubetzkoy en 1923 (et non en 1928 au Congrès de La Haye, comme on le trouve écrit dans la plupart des manuels de lin-guis-tique), dans un essai théologique sur la diversité des cultures : «La
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Tour de Babel et la confusion des langues», qui met en avant les thèmes du continuum et du voisinage :

Il arrive souvent que des langues géographiquement voisines se regroupent indépendamment de leur origine. Plusieurs langues d'un même domaine géographique et historico-culturel peuvent manifester des traits de similitude, quand bien même cette ressemblance provient d'un voisinage prolongé et d'un développement parallèle, et non d'une origine commune. Pour de tels groupements de langues formés sur une base non génétique, nous proposons le terme d'union de langues. Les unions de langues n'existent pas seulement entre différentes langues, mais également entre familles : dans ce cas plusieurs familles de langues, non apparentées entre elles, mais répandues sur une zone géographique et historico-culturelle commune, sont unies par toute une série de traits communs et forment une union de familles de langues. (Troubetzkoy, 1923, [in Sériot, 1996, p. 121])

C'est dans la «proposition 16» du Congrès de La Haye (1928) que Trou-betz-koy en donne une définition adaptée à un public de linguistes occidentaux. Les mots-clés sont similitude et ressemblance. Il n'est question ni de mélange ni d'hybridation[14], la question de la phonologie n'est pas abordée :

Nous appelons unions de langues (Sprachbünde) les groupes constitués de langues qui manifestent une grande similitude dans les relations syntaxiques, une ressemblance dans les principes de construction morphologique et qui possèdent une grande quantité de termes de culture communs, tout en ne manifestant pas de correspondances phoniques systématiques, aucune correspondance dans l'enveloppe phonétique de leurs éléments morphologiques et qui ne possèdent pas de mots élémentaires communs. (Troubetzkoy, 1928, p. 18)

On voit que Jakobson, dans ses travaux du tournant des années vingt et trente, apporte une correction très importante à la définition qu'avait donnée Troubetzkoy d'une union de langues, en ce qu'il retient des critères exclusivement phonologiques, c'est-à-dire intra-systémiques[15], pour mettre en évidence l'union eurasienne de langues. Troubetzkoy n'aborde la question de l'union eurasienne de langues que par le biais de l'extension de
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la déclinaison, dans une lettre à Jakobson, donnée en appendice à la brochure K xarakteristike…, [1971, p. 196]. Ce critère de la déclinaison est fortement critiqué par Skalička (1934) comme étant peu clair. Néanmoins le problème de l'extension géographique des traits phonologiques sera repris par Troubetzkoy en 1931 et 1936, cf. infra.

3.2. La symétrie : un concept géographique ou géométrique?

A l'opposé de S. Karcevskij, qui appuie nombre de ses raisonnements sur le concept d'asymétrie, Jakobson et Troubetzkoy sont fascinés par la symétrie. Pour tous les deux, un objet existe si — ou parce que — il a une structure symétrique. Mais si pour Troubetzkoy il s'agit d'une symétrie abstraite (pour lui tous les systèmes vocaliques sont symétriques, cf. Jakobson, 1985, p. 117), chez Jakobson il s'agit d'une symétrie dans l'espace, sur un territoire réel. Le schéma suivant entend représenter cette disposition spatiale que Jakobson estime marquée par la symétrie et l'opposition centre / périphérie, en faisant apparaître la «nature centrale» des langues eurasiennes et la «nature périphérique» des langues telles que celles d'Europe occidentale, qui n'ont que des caractères négatifs : elles n'ont ni corrélation de mouillure, ni polytonie.


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Si le raisonnement de Jakobson a toutes les apparences d'une étude de géographie linguistique, il repose en réalité sur une vision de l'espace selon une perception géométrique. Pour lui la symétrie est le fait que les bords, ou «périphéries», se ressemblent. Le centre est fait d'une masse compacte et continue, marquée par une catégorie positive : la mouillure, et une caractéristique néga-tive : l'absence de polytonie. Des deux côtés de cet ensemble, il y a symétrie : on y trouve des langues uniquement polytoniques. Enfin, tout autour, il y a une grande bande, ou zone, de langues qui n'ont ni polytonie, ni corrélation de mouillure. D'autre part, il s'agit bien d'un centre, au sens purement géométrique, et non d'un noyau, qui serait une concentration maximale de traits positifs s'affaiblissant au fur et à mesure qu'on passe vers la périphérie.

Dans la dialectologie de Gilliéron ou des néo-linguistes italiens, l'opposition centre / périphérie occupe une place de choix. Pour eux, le terme de centre est utilisé pour chaque région dans laquelle une innovation linguistique se produit. Mais, puisque les change-ments linguistiques n'ont aucune raison de se produire tous au même endroit, il n'existe aucune région qui soit centrale eu égard à tous ses traits linguistiques. Les notions de «centre» et de «périphérie», qui ne concernent jamais qu'un seul trait, doivent donc être considérées comme relatives (sur cette discussion, cf. Ivic, 1970, p. 95).

Il en va tout autrement dans les travaux de géographie linguistique de Jakobson, pour qui cette opposition est absolue : il y a des langues qui sont en soi centrales ou périphériques :

Une langue peut en même temps faire partie de différentes affinités phonologiques qui ne se recouvrent pas, de même qu'un parler peut avoir des particularités le reliant à des dialectes divers. Tandis que le noyau[16] de l'association[17] mentionnée[18] ne contient que des langues monotoniques (dépourvues de polytonie), ses deux périphéries : celle de l'est (le japonais, le dialecte doungane du chinois) et celle de l'ouest (parlers lithuaniens et lettes; esthonien) appartiennent à deux vastes associations de langues polytoniques (c'est-à-dire de langues capables de distinguer les significations de mots au moyen de deux intonations opposées. (Jakobson, 1938 [1971, p. 243])

La polytonie, sous tous ses aspects, est résolument étrangère aux langues de l'Eurasie. L'Eurasie est symétriquement entourée des deux côtés par des
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unions de langues polytoniques : l'union baltique au Nord-Ouest, l'union pacifique au Sud-Est. Voilà un nouvel exemple de la structure symétrique des bords occidental et oriental du continent, sur laquelle P. Savickij a attiré l'attention. (Jakobson, 1931 : K xarakt…, [1971, p. 159])

Il y a ainsi des phénomènes intrinsèquement, par nature, périphériques :

Le domaine montagneux qui borde au Sud-Est la plaine qui s'étend de la Baltique au Caucase est occupé principalement par les langues du groupe montagnard, ou Nord-caucasique. La particularité phonologique des langues d'Eurasie y est présente : les différences de timbres de consonnes jouent dans ces langues un rôle essentiel. Mais, phénomène typiquement périphérique !, ces différences sont en partie modifiées, en partie renforcées. (Jakobson, 1931 : K xarakt… [1971, p. 180])

Mais cette symétrie géométrique est elle-même curieuse, en ce qu'elle prend ses aises avec toute isométrie : l'union baltique recouvre une surface beaucoup plus petite que l'union pacifique, il y a, tout au plus, une homomorphie approximative. De plus, aucune indication n'est donnée sur ce qui pourrait constituer l'essentiel d'une réflexion sur la symétrie : on ne sait rien de la situation de son axe, ni même s'il y en a un… Il semble bien que la représentation géométrique de l'espace qu'on trouve chez Jakobson dans les années 1920-1930 remonte au géographe Carl Ritter (1779-1859) et, de là, à la métaphysique platonicienne (Le Timée) et pythagoricienne de l'ordre et de l'harmonie du monde. Chercher dans la symétrie un principe de preuve ontologique de la réalité profonde et intrinsèque des objets qu'on découvre revient ainsi à savoir donner du sens aux rapports géométriques, donner du sens à ce qui est caché.

En fait, l'argument fondamental de Jakobson est que la répartition spat­iale des traits phonologiques n'est pas aléatoire :

Nous avons fait remarquer que l'association des langues mouillantes se combine aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est avec une association de langues polytoniques. Il est peu probable que cette symétrie des deux frontières d'une même association soit due au simple hasard. (Jakobson, 1936, [1971, p. 246])

et qu'elle correspond à d'autres phénomènes, non linguistiques[19] :
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La phonologie et la géographie physique accusent l'existence d'une remarquable symétrie dans la nature des frontières de l'Eurasie. (1931 : Les unions phonologiques…, p. 375)

Si les faits précèdent l'investigation, s'ils sont là pour être découverts, la méthode d'investigation de Jakobson est ainsi une pédagogie du regard, supposée faire voir cette chose aveuglante, qu'il existe des objets naturellement centraux et d'autres naturellement périphériques, et qu'en plus ce rapport du centre et de la périphérie est symétrique. Il y a même un au-delà de la périphérie : cet espèce de non-être des langues qui ne connaissent ni la corrélation de mouillure, ni la polytonie, définition strictement négative de ce que sont la plupart des langues d'Europe.

3.3. Les affinités : le même et l'autre

Qu'est-ce qu'une affinité entre les langues? Le terme «affinité» est un terme clé, dont la profonde ambivalence doit attirer notre attention. Originairement, ce terme appartient à la biologie. Il désigne la faculté que possèdent des espèces différentes de présenter des copulations pouvant conduire à des fécondations et à des hybrides viables. On parle ainsi d'affinités sexuelles, ou physiologiques.

Ce terme a été utilisé pour la première fois en linguistique, semble-t-il, par Sir William Jones en 1784 dans son célèbre exposé de Calcutta. Il y parlait des «affinités» (affinities) du sanskrit avec le grec et le latin au sens de «ressemblances». Mais ce mot a en fait deux sens. Au 19ème siècle, affinité recouvre la simple idée de ressemblance, qui, à cette époque, ne peut s'expliquer que par une origine commune, c'est-à-dire par une parenté. C'est encore au sens de ressemblance explicable par la parenté que Saussure l'utilise dans le CLG (p. 14). Or Jakobson emploie ce terme dans un sens technique différent. En effet, il oppose affinité (en russe srodstvo) à parenté (en russe rodstvo). Ainsi, tout ce qui est ressemblance n'est pas forcément dû à une parenté génétique[20]. Plus tard, dans un article de 1958 («Typological Studies…»), il classe les rapprochements entre les langues en trois types, en fonction de l'objet visé, de la méthode employée, et de la présence des coordonnées spatio-temporelles (1958, [1971, p. 524]) :
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méthode

objet

facteur

génétique

parentés

temps

aréale

affinités

espace

typologique

isomorphismes

(ni temps ni espace)

 

Pour Jakobson les affinités sont des ressemblances indépendantes de la parenté génétique, elles ne relèvent pas non plus de la typologie. Elles sont non pas héritées, mais acquises, par contact spatial, convergence ou développement parallèle. Une affinité n'est donc pas un état, c'est quelque chose qui se produit, un processus dynamique.

3.4. Substantialisation des éléments relationnels

Le texte le plus connu de Troubetzkoy est sans nul doute le chapitre introductif des Principes de phonologie, qui distingue phonologie et phonétique sur la base de l'opposition saussurienne langue et parole. La filiation saussurienne ici fait sens, et l'on va rarement chercher plus avant. Or l'attitude de Troubetzkoy envers les rapports de la phonologie à l'espace géographique devrait attirer notre attention sur un univers épistémologique fort différent de celui des références saussuriennes.

Dans son article de 1931 «Phonologie et géographie linguistique», Troubetzkoy oppose en dialectologie le continu des variations phonétiques au discontinu des différences phonologiques. Pourtant l'argumentation glisse spontanément d'un niveau à l'autre. Ainsi, à propos des «différences phonologiques d'inventaire», il indique que le dialecte grand-russe septentrional possède «quatre phonèmes vocaliques inaccentués (ou réduits) a˘, i˘, o˘, u˘ », alors que le dialecte grand-russe méridional n'a que les «trois phonèmes vocaliques inaccentués a˘, i˘, u˘ , et ne connaît pas un inaccentué» (p. 343). Or, dans le domaine dialectal russe, on attendrait, en suivant ses propres principes, qu'il parle de possibilité de réalisation phonétique de phonèmes vocaliques en position inaccentuée, et non de «phonèmes inaccentués». De même, il est étonnant qu'on trouve chez cet adversaire du psychologisme qu'était Troubetzkoydes formulations telles que celles-ci, sans d'ailleurs qu'il soit précisé si «a» est un son ou un pho-nème :

Au blanc-russe oriental proprement dit confinent des dialectes blanc-russes où a avant une syllabe ayant un á accentué est réalisé comme une voyelle neutre ǝ qui n'est objectivement identique ni à i˘ ni à a˘, mais qui est senti
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par la conscience linguistique
[21] non pas comme un phonème indépendant, mais comme une variante phonétique combinatoire du phonème . (p. 346)

Là où la voyelle de la première syllabe de vda est sentie comme identique[22] à la voyelle de la première syllabe de bla, on est devant une phonologie du blanc-russe oriental, là où ce n'est pas le cas, on est devant une phonologie du blanc-russe occidental. (p. 347)

En fait il semble que dès que les problèmes de voisinage géographique sont abordés, la notion de phonème devient flottante et se substantialise, au point d'être une sorte de chose qui peut être présente ou absente en tant que telle dans «les» dialectes :

Les questions auxquelles le dialectologue doit répondre sont : «Dans le dialecte X tel phonème se présente-t-il ?» et «dans quelles positions phonologiques tel phonème est-il employé dans le dialecte X ?» (p. 348)

Mais il y a plus. Non seulement la propriété des «caractéristiques struc­turales» des phonèmes à transgresser les frontières des systèmes n'est pas limitée au cadre d'un ensemble dialectal :

En opposition avec l'étude des différences étymologiques, l'étude des différences phonologiques peut être poursuivie en dehors des limites d'une langue, et même en dehors des limites d'une famille de langues. De plus, tout ce qui a été dit ci-dessus sur la cartographie des différences phonologiques reste valable quand il s'agit de l'étude de plusieurs langues.
Qu'un tel empiètement de la phonologie dialectale sur les limites des diverses langues (sans égard à la parenté linguistique) puisse être utile, cela ne fait aucun doute. Certains phénomènes phonologiques se répartissent géographiquement de telle sorte qu'ils apparaissent dans plusieurs langues non apparentées, mais géographiquement voisines, ou à l'inverse manquent dans des domaines géographiques plus grands occupés par différentes langues. (p. 349)

mais encore il n'y a même pas coïncidence entre l'aire des phonèmes (élé­ments intra-systémiques) et les systèmes eux-mêmes :

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 Les limites d'extension des phénomènes phonologiques ne coïncident pas toujours exactement avec les limites des langues, de telle sorte que ces limites d'extension ne peuvent être établies que par une recherche de phonologie dialectale. (p. 349)

On pourrait objecter que cet article de 1931 est très antérieur aux Principes, et serait ainsi une ébauche, un projet abandonné plus tard. Or il n'en est rien, puisque le texte de 1936, paru en 1939, «Réflexions sur le problème indo-européen», reprend, sans la nommer, cette problématique de l'union phonologique de langues, en étudiant les rapports géographiques des «traits structuraux» :

La «théorie des ondes» proposée autrefois par Johannes Schmidt peut être appliquée non seulement aux dialectes d'une même langue[23] et à des groupes de langues apparentées, mais également à des langues voisines non apparentées. Des langues voisines, même non apparentées, se «contaminent réciproquement», en quelque sorte, et, en fin de compte, acquièrent une série de caractéristiques communes dans leur structure phonique et grammaticale. Le nombre de ces traits communs dépend de la durée du contact géographique entre ces langues. Tout cela est applicable aux familles de langues. Dans la majorité des cas une famille de langues présente des caractéristiques dont certaines la rapprochent d'une famille voisine, et d'autres d'une autre famille, également voisine. Ainsi, les familles de langues forment de véritables chaînes. Par exemple, les langues finno-ougriennes et les langues samoyèdes, qui leur sont étroitement liées, présentent un ensem-ble de particularités structurales qui sont également propres aux langues «altaïques» (des groupes turk, mongol et mandchou-toungouze). (p. 221-222)

La métaphore des maillons de chaîne chez Troubetzkoy renvoie ainsi à celle de la tache d'huile chez Jakobson : les éléments intra-systémiques débordent les frontières des systèmes.

Conclusion

La thèse que j'ai voulu soutenir ici est que l'émergence du structuralisme européen de l'entre-deux-guerres s'apparente à un accouchement dans la dou-leur. On peut y distinguer différentes lignées, différentes lignes de force. Il est fort regrettable que la plupart des manuels d'histoire de la linguistique présentent Jakobson et Troubetzkoy comme des fils spirituels de la
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pensée saussurienne[24]. En effet la notion de totalité, employée sans cesse par Jakobson et Troubetzkoy, totalité de faits qui demandent à être extraits du réel, et qui ensuite s'empilent le uns sur les autres pour constituer un ensemble dont la réalité ontologique est supposée sauter aux yeux, me semble fondamentalement différente de celle de système chez Saussure, qui, au contraire, fabrique, construit méticuleusement son objet à partir d'un certain point de vue. C'est en cela que ni un phonème ni la syn-taxe ne sont redevables de questions d'ontologie, pour la raison que ce sont des modèles construits. Le point de vue est ce qui permet de sélectionner dans le continuum du réel un certain nombre de traits discrets qui sont pertinents en fonction de l'objectif visé par la théorie. Au contraire, dans l'empirisme des Pragois, du moins chez Jakobson et Troubetzkoy, les faits sont déjà là, dans le réel. Si l'on utilise l'opposition althussérienne entre objet réel et objet de connaissance, opposition qui, à mon avis n'a rien perdu de sa pertinence, on doit remarquer que la dif-férence entre les faits qui attendent d'être extraits du réel et le point de vue qu'on a sur eux n'est jamais théorisée chez Jakobson et Troubetzkoy.

C'est donc cette attitude empiriste (qui n'empêche pas l'extrême sophistication des méthodes utilisées pour mettre au jour les objets) qui rend possible chez les tenants de la théorie du Sprachbund l'idée que les éléments systémiques puissent faire «tache d'huile» par delà les limites des systèmes : une union de langues ne faisant pas, elle-même, système, les phonèmes chez Troubetzkoy et, dans les années 30, les traits distinctifs chez Jakobson, sont encore, dans les textes qui traitent de la répartition spatiale des «traits structuraux», des éléments de substance et non de stricte relation. Ils ressortissent à une vision holistique de l'accumulation et de la globalité, et non à une vision systémique de la structure, où tout changement local modifie l'ensemble. Pour Jakobson et Troubetzkoy, une union de langue n'est pas une structure, mais bien une totalité.

 

© Patrick Sériot

 

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Annexe

Annexe : 6e «thèse de 29» sur la géographie linguistique. On notera que l'objet des paragraphes a) et b) est différent de celui des paragraphes c) et d) : connexions entre isoglosses d'un côté, correspondance entre faits linguistiques et faits anthropogéographiques de l'autre. D'après N.P. Savickij (1991, p. 197), ces deux derniers paragraphes ont été rédigés par son père, le géographe P.N. Savickij. L’attribution de cette 6e thèse est notée par un point d’interrogation par S. Rudy dans sa bibliographie de Jakobson (1990, p. 12).

PRINCIPES DE LA GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE, LEUR APPLI­CATION ET LEUR RAPPORT A LA GÉOGRAPHIE ETHNO­GRA­PHI­QUE EN TERRITOIRE SLAVE

a) Déterminer les limites spatiales [ou temporelles] des différents faits de langue particuliers est un procédé de travail nécessaire de la géographie linguistique [ou de l'histoire de la langue], mais on ne doit pas faire de ce procédé de travail le but même, se suffisant à lui-même, de la théorie.

On ne doit pas concevoir l'extension territoriale des faits linguis­tiques comme une anarchie d'isoglosses particulières autonomes. La comparaison des isoglosses entre elles montre qu'on peut relier plusieurs d'entre elles en faisceaux et déterminer ainsi le foyer ou centre d'expansion d'un groupe d'innovations linguistiques ainsi que les zones périphériques de cette expansion.

L'étude d'isoglosses qui se recouvrent montre quels faits linguistiques ont nécessairement entre eux des connexions régulières.

En dernier lieu, la comparaison des isoglosses est la condition du problème capital de la géographie linguistique, à savoir la détermination scientifique des aires linguistiques ou division de la langue en zones selon les principes de division les plus féconds.

b) Lorsqu'on se borne aux faits faisant partie du système linguistique, on peut constater que les isoglosses isolées sont pour ainsi dire des fic­tions, car des faits extérieurement identiques, lorsqu'ils appartiennent à deux sys­tèmes différents, peuvent être fonctionnellement différents (par ex.: un i identique en apparence a dans les divers dialectes ukrainiens une valeur phonologique variée; là où les consonnes s'amollissent de­vant i < o, i et ï sont des variantes d'un seul et même phonème, là où elles ne s'amollissent pas, ce sont deux phonèmes).

Il est impossible d'interpréter linguistiquement des isoglosses iso­lées, car on ne saurait comprendre un fait linguistique en lui-même, non plus que sa genèse et sa propagation sans tenir compte du système.

c) De même que, dans l'histoire de la langue, on admet la confrontation avec des faits d'évolution hétérogènes, de même aussi l'expansion territoriale des faits linguistiques peut être utilement confrontée avec d'autres isolignes géographiques, et ce surtout avec des isolignes anthropogéographiques (limites de faits ressortissant à la géographie économique et politique, limites d'expansion de faits ressortissant à la culture matérielle et spirituelle), mais aussi avec des isolignes de géographie physique (isolignes du sol et de la flore, isolignes climatiques, faits géomorphologiques).

Ce faisant, on ne doit pas négliger les conditions particulières de telle ou telle unité géographique; c'est ainsi par exemple que la confrontation de la géographie linguistique avec la géomorphologie, très féconde dans les conditions qui sont celles de l'Europe, a dans le monde slave oriental une importance notablement moindre que la confrontation des isoglosses avec les isolignes climatiques. La confrontation des isoglosses avec d'autres isolignes anthropogéographiques est possible au double point de vue et synchronique et diachronique (données de la géographie historique, de l'archéologie, etc.), mais l'un et l'autre points de vue ne doivent pas être confondus.

La confrontation de systèmes hétérogènes ne saurait être féconde que lorsqu'on envisage les systèmes comparés comme étant équipollents; si l'on insérait entre eux la catégorie de la causalité mécanique et que l'on déduisît les faits de l'un des systèmes de faits de l'autre système, on déformerait le groupement synthétique des systèmes en cause et l'on substituerait à une synthèse scientifique un jugement unilatéral.

d) En dressant la carte des faits linguistiques ou ethnographiques, il faut tenir compte de ce que l'expansion des faits considérés ne recouvre pas la parenté génétique d'ordre linguistique ou ethnique, et qu'elle occupe souvent un territoire plus étendu.

 



[1] Rappelons brièvement que l'«eurasisme» est un mouvement idéologique et politique de l'émigration russe des années 1920-1930, fondé à Sofia en 1921 par un petit groupe de quatre intellectuels russes émigrés : le linguiste N. S. Troubetzkoy, le géographe P.N. Savickij, le critique d'art P.P. Suvčinskij et le théologien G.V. Florovskij. L'idée fondamentale de ce mouvement était que l'Empire russe, devenu l'URSS, correspondait à une totalité naturelle, qui n'était ni l'Europe ni l'Asie, mais un continent à soi tout seul, un «monde à part», et que ce continent particulier, cette unité, avait pour caractéristique de posséder un certain nombre d'éléments qui l'unifiaient. Il s'agissait d'une accumulation de traits ethniques, économiques, anthropologiques, humains, géographiques, culturels, linguistiques, etc. Sur l'eurasisme, cf. Böss (1961),  Sériot (1993).

[2] Notons qu'en 1930, dans son célèbre ouvrage La linguistique balkanique, Kr. Sanfeld utilise le terme d'«unité linguistique» à propos des langues balkaniques.

[3] La Néo-linguistique, également appelée linguistique aréale, ou spatiale, s’est formée en Italie dans les années 1920 à 1940. Ses plus éminents représentants sont Matteo Bartoli (1873-1946), Giulio Bertoni (1878-1942), et Vitto-re Pisani (1899-1975). Elèves de G. Ascoli, les néo-linguistes ont élabo-é une pratique de géo-linguistique proche de celle de J. Gulliéron, mais avec des con-notations idéalistes dues à l’influence de B. Croce. Dans leur pratique, ils ont montré qu’il est impossible de trouver deux isoglosses en par-faite coïncidence, et qu’il n’existe donc pas de discontinuité stricte entre les dialectes. Une langue est pour eux un «système d’isoglosses». Ils envisagent ainsi la géographie linguistique comme l’étude de la diffusion des phénomènes linguistiques, à partir d’un centre et, par voie d’irradiation, vers une périphérie, n’importe quel lieu pouvant être centre.

     Les néo-linguistes se sont, dans les années 1930-40, intéressés au phénomène des unions de langues (lega linguistica), qu’ils expliquaient, à la différen-ce de Jakobson, par la théorie du substrat.

[4] L'opposition «intensive / extensive» se trouve chez Neroznak 1978, 1990, et, ici même, Schaller; cf. une critique identique chez Edel'man, 1978, p. 112. Le problème de l'insuffisance du critère unique est d'ailleurs également relevé par A. Meillet (1931), qui, dans son compte-rendu de la brochure de Jakobson (1931), dé-plore que ce dernier ne consacre aucune attention au problème des affinités morphologiques entre les langues étudiées. Une tentative pour trouver d'autres traits caractéristiques de l'union phonologique de langues eurasiennes a été faite par V. Skalička (1934) dans un article succint, mais sans déboucher sur un inventaire convaincant ni systématique.

[5] L'ensemble de ces textes de Jakobson s'inscrit dans la perspective du projet d'atlas phonologique général du monde, projet qu'il partageait à cette époque avec Troubetzkoy. Ce projet n'a pu se réaliser à cause des difficultés financières dues à la crise économique de 1929, mais dans les années 30 il ne s'est pas non plus concrétisé. Les raisons de cet échec ne doivent pas être tout à fait contingentes, et sont à étudier de près.

[6] La «mouillure des consonnes» peut s'observer dans certains types de pro­nonciation du français, où l'initiale de tire  diffère de celle de tare en ce que l'occlusion dentale est accompagnée d'un relèvement de la langue vers l'avant, par anticipation de la voyelle d'avant [i]. Ces deux [t] sont ici en distribution complémentaire, ce sont des variante combinatoires. En russe, en revanche, ces mêmes deux [t] peuvent se trouver devant n'importe quelle voyelle, leur opposition est donc pertinente phonologiquement.

[7] La polytonie est une corrélation mélodique à valeur phonologique, opposant deux voyelles par ailleurs identiques. Le suédois, le serbo-croate, le grec ancien sont des langues polytoniques.

[8] On ne tentera pas ici, faute de place, une réfutation des faits eux-mêmes, tels qu'ils sont présentés par Jakobson. Disons seulement, à titre d'exemple, que l'harmonie vocalique dans les langues turkes d'Eurasie, opposée par Jakobson à celle du turc de Turquie, est un exemple fort discutable d'«opposition de timbre», et que l'assimilation pure et simple de la polytonie des langues scandinaves à celle des langues sino-tibétaines est sujette à caution : s'agit-il du même phénomène au point de vue phonologique ?

[9] Il est difficile de donner  le tracé exact de la limite des langues paléo-sibériennes comme le tchoukche ou le youkagir. Mais ce n'est pas essentiel pour Jakobson, toute son attention, comme chez la plupart des eurasistes, est concentrée sur la vision globale de l'ensemble et sur la limite entre l'Europe et l'Eurasie.

[10] Il est difficile de représenter sur une carte une indication aussi indéterminée que «certains dialectes danois». Jakobson ne précise pas ses critères topo-gra-phiques. Les objets qu'il manipule sont parfois présentés comme des objets d'évidence.

[11] Elles ont été réalisées par L. Wenker, à l'aide de la méthode TEGEO élaborée par mon collègue le géographe G. Nicolas de l'Université de Lausanne. Je les remercie de leur aide.

[12] C'est pour cela que l'exception irlandaise est rejetée par Jakobson : en gaé­lique irlandais il y a à la fois corrélation de mouillure et absence de polytonie, mais la solution de continuité territoriale ôte toute possibilité à l'irlandais de revendiquer son appartenance à l'union phonologique de langues eurasiennes. En revanche, ce phénomène de l'irlandais est noté par Meillet  (1931) dans son compte-rendu de la brochure de Jakobson K xarakteristike… comme étant un contre-argument de poids.

[13] Jakobson, 1938 [1971, p. 236].

[14] Troubetzkoy cite l'exemple du bulgare, qui fait partie de l'union de langues balkaniques, sans toutefois perdre son appartenance à la famille slave.

[15] Il est à cet égard extrêment curieux que L. Tesnière, dans un article de 1939 paru dans les Travaux du Cercle linguistique de Prague, vol. 8, affirme : «je ne sache pas que les phonologues aient jamais pris position dans la question si controversée du mélange des langues» (Tesnière, 1939, p. 83).

[16] Jakobson utilise ici le mot noyau au sens de centre géométrique.

[17] Jakobson utilise en français le mot «association de langues» pour traduire ja­zy­kovoj sojuz.

[18] Il s'agit de l'association — ou union — de langues eurasiennes.

[19] Sur la théorie des correspondances, cf. Sériot, 1993, p. 100.

[20] Jakobson s'oppose ici sans le nommer à Meillet qui, dans «Convergence des développements linguistiques» (1918), posait que les ressemblances, ou concordances, ne peuvent apparaître qu'à l'intérieur d'une même famille génétique de langues.

[21] (souligné par moi, P.S.)

[22] (souligné par moi, P.S.)

[23] Ici Troubetzkoy s'oppose également, sans le nommer, à Meillet. Cf. note 18.

[24] La non-filiation est suggérée, cependant, par T. de Mauro dans ses «Notes», publiées en appendice au CLG de Saussure, ainsi que par F. Gadet (1995).