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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы



-- Patrick SERIOT : "Faut-il que les langues aient un nom? Le cas du macédonien", in Andrée Tabouret-Keller (éd.) : Le nom des langues. L'enjeu de la nomination des langues, vol. 1, Louvain : Peeters, 1997, p. 167-190.



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«Macedonia defies definition»
(Wilkinson, 1951, p. 1)


Les locuteurs parleraient-ils différemment si leur langue n'avait pas de nom? Pourquoi faut-il donner des noms aux langues? Le nom suffit-il à faire être les choses? Mais quel genre de chose est une langue? A partir du moment où une langue a un nom, elle devient objet homogène, non plus un ensemble dans un diasystème, mais objet de politique linguistique, d'éducation, enjeu de la constitution d'un Etat-nation. Elle devient aussi, et surtout, objet de discours, qu'il est si facile de confondre avec un objet du monde.
La question du nom de la langue macédonienne ne soulèverait pas tant de passions si l'enjeu en était d'ordre strictement linguistique, une onomastique dialectologique. Derrière le nom de la langue se profile en effet un grave problème d'ontologie, ou mode d'être des entités collectives, pris dans une argumentation dont le but est un rapport de domination sur un territoire et de légitimation d'un Etat. Les catégories traditionnelles des discussions sur l'ontologie seront omniprésentes ici : l'opposition entre le continu et le discontinu, entre le tout et les parties, les jugements de ressemblance, d'identité et de différence, de proximité et d'éloignement entre des entités dont la référence toujours instable est figée dans un nom toujours remis en cause. Si dans la querelle glossonymique macédonienne l'être se proclame, se revendique, s'affirme ou se nie, c'est parce que nommer c'est classer, classer c'est distinguer, distinguer c'est faire être.
La question de la langue en Macédoine n'est pas, ou ne devrait pas être, une question de linguistes. Mais, véritable onomatomanie, ou plus exactement onomatomachie c'est une question où, typiquement, des considérations sur la langue ont été et sont encore utilisés par des non linguistes à des fins non linguistiques. C'est pourquoi elle présente un si grand intérêt pour une réflexion
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sur la nature de l'objet langue. Elle révèle en particulier que le problème de la définition d'une langue, la plupart du temps prise comme un pur donné, reste le grand impensé de la linguistique.

I/ Le cadre historique de l'affirmation des identités

L'identité et la légitimité de la Macédoine ont été contestées au 19ème siècle et jusqu'il y a peu par ses proches voisins (Serbie, Bulgarie et Grèce). A l'heure actuelle la dispute entre Grecs et Macédoniens n'est pas terminée, qui porte sur les symboles nationaux, tels que le drapeau, et surtout le nom (du territoire, du peuple et de la langue). Derrière la question de savoir quel groupe ethnique a le droit de s'identifier comme étant «des» Macédoniens se profile le désir de créer un Etat-nation ethniquement pur et homogène.

— La trame des événements
Au tournant du 18e et du 19e siècles, les possessions ottomanes dans les Balkans sont pour les Européens, Russes y compris, une vaste terra incognita. Mais le mouvement romantique suscite un regain d'intérêt pour le monde grec, le philhellénisme coïncide avec la vogue du «Voyage en Orient». Au cours de la première moitié du 19e siècle a lieu un renversement de perspective: l'intérêt archéologique pour les antiquités grecques se mue en une recherche de l'identité ethnique (on disait alors «nationale») des indigènes.
Les conditions de voyage étaient difficiles, grande était l'insécurité. Les voyageurs utilisaient des guides servant de filtre à une réalité ethnographique mouvante et incertaine, les uns montrant ce qu'ils voulaient montrer, les autres voyant ce qu'ils voulaient voir. Au retour on dessinait des cartes ethnographiques. Même si différentes populations étaient mêlées sur un même territoire, les cartes ethnographiques représentaient des espaces homogènes, ayant chacun leur couleur. Le présupposé massivement admis était que la langue est la première marque d'appartenance ethnique, donc nationale. Ainsi, à un nom de langue devait correspondre un nom de nationalité.
A partir du milieu du siècle cet intérêt subit pour les questions de langue ne répondait plus à une seule curiosité scientifique. Le nombre important de légations consulaires des pays européens (et surtout de la Russie) dans la moindre ville de Macédoine témoigne du fait que ce territoire était un enjeu pour les grandes puissances, sentant venir le moment de se partager les restes de l'Empire ottoman dans les Balkans. La Macédoine, région géographique(1) , était à
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prendre
.
Or la Macédoine posait des problèmes particulièrement ardus pour ceux qui croyaient qu'il suffit d'écouter parler les gens pour déterminer leur nationalité.
Au Moyen-Age, dans les différents conflits qui les opposent, ni les Serbes ni les Bulgares ne perçoivent en Macédoine l'existence d'un peuple slave distinct du leur. Les rapports d'identité sont ainsi très tôt marqués d'un paradoxe : Serbes et Bulgares ont une nette conscience de leur différence, mais revendiquent de façon identique les Macédoniens comme étant «leurs», par la langue, les coutumes, le folklore.
La Macédoine est occupée par les Turcs ottomans de 1380 à 1912 sans interruption. De nombreux Turcs s'implantent en Macédoine, où ils se superposent à un fond de population slave, mais aussi grecque, albanaise, valaque, groupes ethniques, religieux, linguistiques, dont les limites respectives ne se recouvrent pas. Il y a confusion constante des critères pour désigner (et différencier) les groupes : Slaves parlant grec, Slaves parlant slave mais l'écrivant avec l'alphabet grec, Turcs christianisés, Bulgares catholiques (ancien bogomiles, écrivant le bulgare en caractères latins), Slaves islamisés, souvent appelés «Turcs» par leurs voisins chrétiens, se partagent le territoire, mais aussi les discours ethnographiques. L'incertitude était grande : les Albanais musulmans «étaient»-ils le même groupe que les Albanais orthodoxes ? En cas de conflit entre Turcs et Chrétiens, où irait leur loyauté? (2)
En 1876 un soulèvement bulgare contre les Turcs est suivi d'une répression brutale : les «bachibouzouks» se livrent à des massacres et dévastent le pays. L'opinion publique des grandes puissances est bouleversée par les «horreurs bulgares». Le sultan ayant refusé d'accorder l'autonomie, la Russie lui déclare la guerre en 1877 et envahit la Bulgarie. La Russie victorieuse impose aux Turcs le Traité de paix préliminaire signé à San Stefano le 3 mars 1878, qui constituait la Bulgarie en principauté autonome. Le sultan accepte la création d'une grande Bulgarie très largement étendue à toute la Macédoine. Trois mois plus tard, au Congrès de Berlin en juin 1878, l'initiative russe est étouffée dans l'œuf par les autres puissances, qui ramènent la Bulgarie à de bien moindres proportions, et rendent la Macédoine aux Ottomans, par crainte de l'expansionnisme russe, qui essaye d'atteindre la Méditerranée en contournant les Détroits.
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De 1878 à 1912 la Macédoine est ainsi sous administration ottomane, alors que la Bulgarie est autonome, puis bientôt indépendante.
Différentes perspectives s'offrent au mouvement indépendantiste macédonien : rattacher la Macédoine à la Serbie, à la Bulgarie, constituer une Macédoine indépendante. Mais la «Question macédonienne» est marquée surtout par les revendications irrédentistes (3) des Serbes, Bulgares et Grecs, qui refusent d'entendre parler d'une Macédoine indépendante, et qui rivalisent d'arguments pour prouver que la Macédoine leur appartient de droit.
En 1912 - 1913 a lieu la première guerre balkanique. Serbie, Grèce et Bulgarie alliées battent la Turquie, qui abandonne la quasi-totalité de ses territoires européens. Mais le partage des dépouilles révèle un désaccord total. L'enjeu est la Macédoine. Frustrés de ne pas l'acquérir, les Bulgares se retournent en juin 1913 contre leurs ex-alliés. En vain : au traité de Bucarest (août 1913) la Serbie conserve la Macédoine intérieure (alors que la Macédoine du Sud va à la Grèce). La Bulgarie ne reçoit «que» la Macédoine du Pirin. Entrée en guerre aux côtés des Puissances centrales en octobre 1915, la Bulgarie prend sa revanche : elle occupe la Macédoine avec l'aide des troupes allemandes. Trois ans plus tard, après la rupture du front d'Orient par les Alliés et l'armistice que la Bulgarie doit aussitôt signer, la Macédoine revient à la Serbie.
De 1918 à 1939 la Macédoine ne bénéficie d'aucun statut particulier au sein du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui ne reconnaît ni le peuple macédonien, ni la langue macédonienne. Les recensements yougoslaves de l'entre-deux-guerres incluent les Macédoniens parmi les locuteurs du serbo-croate : il ne faut surtout pas, en effet, reconnaître leur différence, de peur de fournir des arguments à la Bulgarie (4).
En 1946 la Constitution fédérale yougoslave déclare que les Macédoniens forment une nation distincte, et la Macédoine une république. Les Macédoniens deviennent un «peuple constitutif de la Fédération». La République macédonienne de 1946 n'est pas «ethniquement homogène» : elle inclut une importante minorité de langue albanaise, ainsi que des turcophones. Il subsiste en Macédoine grecque une minorité macédonienne slavophone, aujourd'hui très hellénisée. En 1948 commencent des tensions périodiques entre Sofia et Belgrade sur la question macédonienne : le parti communiste bulgare revendique l'appartenance du peuple macédonien à la nation bulgare. En 1991 la Macédoine proclame son indépendance. Ni la Grèce ni la Bulgarie ne reconnaissent
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l'existence du peuple macédonien et de sa langue, même si la Bulgarie a reconnu l'Etat macédonien (5) .

— Comment peut-on être Macédonien? Les critères de l'identité.

De la fin du 14e siècle à la fin du 19e, la Bulgarie n'existe plus en tant qu'Etat. Mais son identité culturelle est également niée : en 1393 par la volonté du sultan le patriarcat bulgare (Eglise orthodoxe autocéphale) est supprimé. Directement dépendante du patriarche grec de Constantinople, l'Eglise s'hellénise et abandonne le slavon. L'aristocratie est déportée en Anatolie ou se convertit à l'islam. La majorité des paysans demeure toutefois orthodoxe, sauf dans le Sud-Ouest, où se forme une minorités de Bulgares musulmans, les Pomaks, qui existent encore aujourd'hui. Des colons et propriétaires terriens turcs s'implantent dans diverses régions du pays.
A l'issue des guerres russo-turques de la fin du 18e siècle, la victoire russe aboutit au traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774), accordant à la Russie la protection de tous les orthodoxes de l'Empire ottoman, premier pas vers la constitution du grand Empire pan-slave rêvé par Catherine II.
Dès le 19ème siècle les populations des Balkans sont définies en Europe en termes de catégories «nationales» (Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais, Turcs), mais les autorités ottomanes continuent à diviser les populations de l'Empire en unités administratives non territoriales, fondées sur la notion de communauté religieuse (et non linguistique, nationale ou ethnique) : c'est le système des millet (cf. Braude). En Turquie ottomane seuls les peuples qui possèdent leur Eglise reconnue officiellement comme millet peuvent être désignés par leur nom ethnique : c'est le nom qui fait être.
Au début du 19e siècle apparaît en Bulgarie une bourgeoisie autochtone, commerçante et artisanale, des écoles s'ouvrent, avec des livres imprimés en langue bulgare (sur la base des dialectes locaux). Sous la pression populaire on revient à la liturgie en slavon, et, contre la volonté du patriarche grec de Constantinople et après intervention de l'ambassadeur de Russie à Constantinople, le Sultan accorde en 1870 la création d'un Exarchat bulgare indépendant. Le Patriarcat grec «œcuménique» de Constantinople, qui voit dans cette décision l'œuvre d'émissaires étrangers, moscovites, excommunie les évêques bulgares, qu'il considère comme «schismatiques». Il ne reconnaîtra l'Exarchat qu'en 1945.
Ni tout ni partie, l'Eglise bulgare autonome n'est pas encore totalement indépendante, mais l'Exarchat ouvre la voie vers l'autocéphalie, qui sera obtenue
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en 1953, sous le régime communiste. On trouve dans le système de l'Exarchat ce chevauchement des interprétations territoriale et ethnique de la juridiction dans l'Empire ottoman, qui, dans les Balkans, complique tellement le rapport des choses aux noms.
Les communautés orthodoxes avaient le choix entre s'affilier à l'Eglise grecque ou à l'Eglise bulgare. Mais il s'agissait d'une alternative stricte : on ne pouvait donc «être» que Grec ou Bulgare. Le nom crée ainsi des entités discrètes et fige une réalité mouvante et incertaine. On assiste alors à une division entre Bulgares exarchistes et Bulgares patriarchistes (qui constituent une forte minorité). Dans les territoires sous juridiction ottomane (la Macédoine jusqu'en 1912), cette opposition est retraduite en termes officiels par l'opposition entre bugar millet et urum millet (Communauté religieuse bulgare / Communauté religieuse grecque). En revanche, en territoire bulgare autonome, les deux communautés sont considérées comme faisant partie du même groupe ethnique des Bulgares. Ainsi les Bulgares parlant bulgare mais islamisés sont considérés comme musulmans par les Turcs (donc comptés, classés, dans le même groupe que les Turcs), mais comme Bulgares par les Bulgares. Quant aux Bulgares patriarchistes, ils sont considérés comme Grecs slavophones par les Grecs…

II/ La guerre des noms : l'impossible recouvrement du continuum dialectal par le discontinu des dénominations

Le nom est une catégorie discrète, qui s'oppose au continu du réel. Mais le signifié, pour parler en termes saussuriens, est aussi discontinu que le signifiant. Les complications commencent lorsqu'on confond le signifié et le référent.

— Appeler les langues par leur nom

«Il convient de faire abstraction de tous ces pseudo-noms attribués aux Macédoniens pour des raisons d'ordre historique, social et politique maintenant éclaircies. Quels que soient les noms qui leur aient été attribués, les Macédoniens ont été et sont restés des 'Macédoniens. Malgré leur diversité, tous ces noms désignent le même concept.»
(Mojsov, p. 125)

Avant 1870, la situation linguistique en Macédoine se caractérise par la lutte des Slavophones contre l'influence du clergé grec, menée par des intellectuels macédoniens même élevés dans les écoles grecques. Ainsi, Konstantin Miladinov écrit une poésie fondée sur le folklore oral macédonien. En 1861 il publie à Zagreb un recueil de chants épiques et lyriques folkloriques macédoniens, que le Croate Strosmayer le persuade de retranscrire de l'alphabet
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grec à l'alphabet cyrillique (6). On observe à cette époque des tentatives diverses pour écrire la «langue du peuple», mais avec des résultats divers, allant de la simple transcription d'un dialecte local à une langue mélangée d'éléments bulgares orientaux ou archaïques de slavon d'Eglise. Il s'agit la plupart du temps de recueils de chants fokloriques. Mais Bulgares et Serbes revendiquent précisément la poésie populaire macédonienne comme la leur.
Dans cette situation bloquée, les divers camps vont faire assaut de déclarations péremptoires. On peut distinguer cinq types d'argumentation (7) (dont les protagonistes ne sont pas nécessairement des nationaux de la cause en question : il y a beaucoup de Russes bulgarophiles, par exemple).

a) l'argumentation bulgare : les Macédoniens parlent bulgare.

«La population qui vit en Macédoine parle le plus pur bulgare». (Verković, 1867, p. 5, cité par Mojsov, p. 110)
«La science moderne a définitivement admis que les Slaves de Macédoine sont des Bulgares et que leur langue est un dialecte bulgare». (Derjavine, 1918, p. 68)

Tout point de vue n'est pas si extrême, on trouve des affirmations plus nuancées dans chaque camp :

«Au point de vue philologique, la langue des Slaves de Macédoine se rapproche par ses traits caractéristiques plutôt du bulgare que du serbe, quoiqu'elle représente un groupe de dialectes locaux qui diffèrent quelque peu les uns des autres et qui, en général, forment quelque chose de moyen entre le dialecte serbe ekavien et le bulgare oriental proprement dit. C'est pour cela que j'ai classé les Slaves de Macédoine parmi les Bulgares». (Niederle, 1909, p. 152-153, cité par Derjavine, 1918, p. 133)

b) l'argumentation serbe : les Macédoniens parlent serbe, ou un «dialecte indifférencié».

La thèse que la langue des Macédoniens est un dialecte serbe est soutenue par le livre de Jastrebov, consul de Russie à Skopje : Chants et coutumes des Serbes de Turquie (Saint Pétersbourg), 1886, qui affirme que les chansons et coutumes de Macédoine sont purement serbes et proclame serbe la population slave de Macédoine en se fondant sur sa langue et son ethnographie. Cette thèse
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est également à la base de tous les travaux du linguiste serbe A. Belic´ (1876-1960).
Le point de vue du géographe serbe J. Cvijić (1865-1927) est plus nuancé : les Slaves de Macédoine sont «neutres au point de vue national». Cette indifférence ontologique leur permettrait d'acquérir facilement la nationalité serbe ou bulgare en fonction de l'Etat dans lequel ils seraient incorporés. Cette position de Cvijić, qui a d'ailleurs beaucoup évolué, mérite d'être relevée, car dans le discours des autres «propagandes nationales» on a souvent l'impression qu'une population qui n'a pas de conscience nationale définie n'existe pas (8).

c) Le plus étonnant sans doute est l'argumentation grecque, tendant à démontrer que le macédonien est du grec.

Edward Stanford est un philologue et géographe anglais. Dans le commentaire de la carte de Macédoine qu'il publie à Londres en 1877 (An Ethnological map of European Turquey and Greece, with introductory remarks of distribution of races in the Illyrian Peninsula and statistical tables of populations), il «observe» que la langue des Macédoniens est un dialecte grec. La source grecque anonyme dont la carte est le reflet indique que le grec est largement compris par tous les peuples des Balkans, que les Valaques sont de nationalité grecque, et que la grande majorité des Slaves sont en réalité des Grecs bulgarophones, c'est à dire des nationaux grecs, qui, pour une raison ou une autre, se sont mis à parler slave, tout en «gardant une conscience nationale purement grecque». (Mojsov, p. 111; Wilkinson, p. 71). En particulier, les cartes ethnographiques sous influence grecque à la fin du 19e s. considèrent tous les Slaves patriarchistes comme des Grecs.
Quant au linguiste grec Tsoulkas, proche de Stanford, il entreprit de prouver que la langue macédonienne était en fait d'origine grecque, attendu que plusieurs mots macédoniens et grecs ont la même étymologie (ex : žito / sitos pour le blé, etc. ). (cité, malheureusement sans indication de source, par Mojsov, p. 111. Cf. plus loin, l'argumentation grecque actuelle).

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d) L'argumentation «macédoniste» : le macédonien n'est pas une partie du bulgare ou du serbe, mais une totalité de même rang.

«Dans la Macédoine telle que nous la concevons, il existe deux, ou plus précisément trois dialectes slaves modernes : le bulgare, le serbe et le dialecte macédonien proprement dit, qui comprend de nombreux sous-dialectes et parlers, tout à fait caractéristiques.» (Draganov : Izvestija…, 1887, n° 11-12, p. 601, cité par Mojsov, p. 113)

Pour les «macédonistes» la mise en cause du nom de «bulgare» est d'autant plus véhémente qu'elle ne semble pas aller de soi. En 1903 un historien macédonien écrit :

«En Macédoine, le nom de bulgare n'est nullement une dénomination nationale, et c'est pourquoi aucun Macédonien n'a le droit d'y recourir pour exploiter les intérêts macédoniens. Rien ne peut justifier que les Bulgares l'invoquent pour s'immiscer dans nos propres affaires. Si mon père, mon grand-père et mon arrière-grand-père se disaient Bulgares par ignorance, cela ne signifie pas que je me trouve, moi aussi, dans cette même ignorance à propos de ma nationalité». (Misirkov, 1903, cité par Mojsov, p. 123, dans l'édition de 1946, p. 106-107)

e) La position neutre : les linguistes ne font pas de politique.

Deux sous-ensembles se dessinent :

e-1 : la question de l'appartenance du macédonien au bulgare ou au serbe a un sens, mais n'a rien à voir avec l'appartenance nationale des populations.

Le linguiste Vatroslav Oblak publie à Vienne en 1896 un livre dans lequel il s'insurge contre le rôle que les politiciens voudraient imposer aux philologues et aux linguistes pour servir leur propre propagande nationale à l'égard de l'appartenance nationale des Macédoniens :

«Du point de vue philologique, la question est ainsi posée : en vertu de leurs principales caractéristiques, les divers dialectes macédoniens sont-ils en relation étroite avec les dialectes du groupe dialectal bulgare ou serbo-croate? Si les Macédoniens ont le sentiment d'être Bulgares ou Serbes, c'est à eux qu'il revient de résoudre le problème, et ce n'est pas un sujet d'étude pour la philologie slave». (Oblak, 1896, p. 3)

Le linguiste croate Vatroslav Jagic´ (1838-1923) commente le recueil pro-serbe du consul russe Jastrebov, dont il a déjà été question, dans sa revue Archives, t. XIII, 1890. Il fait remarquer qu'au point de vue de la langue les chants figurant dans le recueil de Jastrebov peuvent être considérés tantôt comme serbes, tantôt comme bulgares (macédono-bulgares), mais qu'en même temps il y en a qui peuvent être considérés comme étant rédigés dans un dialecte de transition entre le serbe et le bulgare, ou plutôt dans un dialecte mixte bulgaro-serbe, caractérisé par une prédominance de traits serbes au point de vue
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lexicologique et phonétique, et en même temps par des formes de construction qui dénotent ses liens avec le bulgare. Jagic´ est sceptique : même de bons textes provenant d'un aussi grand nombre d'endroits que possible ne pourraient résoudre la question de savoir à qui appartient la Macédoine, ou plutôt à qui elle devrait appartenir; car «un philologue sensé ne saurait même y penser». D'après lui, cependant, sur la base de matériaux certains, un philologue serait au moins en état de se faire une juste idée des rapports de parenté et autres entre Macédoniens et Serbes d'une part, en entre Macédoniens et Bulgares de l'autre, ce qui permettrait à la philologie de contribuer tout au moins à la solution. Il note :

«On ne peut vraiment croire que la haute politique fondera ses décisions sur les données de notre science, qui n'est pas, malheureusement, d'une autorité suffisante pour calmer les passions humaines. Il serait toutefois bien désirable que les études linguistiques dans la péninsule balkanique soient poussées si loin qu'on ne puisse au moins plus se servir comme moyen d'agitation de la langue parlée dans certains endroits. Tout cela ne veut pas dire que le sort d'un pays doit reposer sur une base philologique. Nous voulons bien ne pas intervenir dans les questions politiques, mais nous demandons aussi de ne pas faire violence à notre science, et de ne pas exiger d'elle de servir à des buts de propagande». (cité par Derjavine, 1918, p. 97-98)

e-2 : la question n'a aucun sens même au niveau purement linguistique, car on est en présence d'un continuum, et que chaque fait dialectal a une répartition propre.

Le même Jagic´, dans un travail ultérieur visant à démontrer l'unité de tous les dialectes yougo-slaves (ce qui incluait, à l'époque, le domaine bulgare), constate que certains phénomènes linguistiques se suivent régulièrement et consécutivement sur tout le territoire slave du sud, d'un bout à l'autre. Il présente ses conclusions dans l'image d'une chaîne dont les divers chaînons représenteraient les divers dialectes; l'endroit où ces chaînons se croisent entre eux, formant la fin d'un groupe de phénomènes et en même temps le commencement d'un autre est appelé par Jagić du terme de Übergangsdialekte : dialecte de transition (Jagić, 1895, p. 47). Cette terminologie elle-même a toute son importance : un «dialecte de transition» chez Jagić n'est pas la même chose qu'un «dialecte mélangé» chez Belić : dans un mélange il y a l'idée d'impureté, d'indécision entre deux blocs eux-mêmes censés être homogènes.
Enfin A. Meillet, dont l'autorité fut grande parmi les décideurs du Traité de Versailles, a également une opinion d'une extrême prudence :

Bien des discussions qui se sont élevées sur les limites de telle ou telle langue sont vaines. On en aperçoit la vanité quand on sait que les «dialectes» n'ont pas de limites définies, et qu'il n'y a de limites exactes que de chaque fait linguistique en particulier. […] Si les politiciens ont réclamé les parlers de Macédoine pour un tel ou tel groupe, les linguistes désintéressés ne peuvent que réserver leur opinion. En réalité, ces parlers n'appartiennent en propre ni à l'un ni à l'autre des deux groupes qui se les disputent. Et, même si les données linguistiques avaient une netteté qu'elles n'ont pas, la ressemblance
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particulière avec l'autre groupe n'aurait rien de décisif. Il est puéril de faire intervenir la linguistique dans des questions de frontières de cet ordre. C'est la politique qui décidera de l'avenir linguistique de la Macédoine. (Meillet, 1928, p. 131-133)
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— La preuve par le témoignage

Une des spécificités de la polémique sur le nom de la langue en Macédoine avant 1912 est la confiance sans bornes accordée aux témoignages des voyageurs à l'appui de la thèse à défendre. Dans la guerre des noms, témoignage vaut preuve.
Le philologue russe Viktor I. Grigorovič effectue un voyage chez les Slaves des Balkans en 1844, pour étudier les particularités des dialectes de Macédoine. Il est le premier à faire connaître au monde l'existence de deux groupes dialectaux du bulgare, oriental et occidental (ce dernier étant caractérisé par des traces d'anciennes voyelles nasales). Mais il conclut à l'unicité de l'ensemble dialectal bulgare :

«En général, les Bulgares connaissent le turc ou le grec, et cette circonstance empêche de remarquer, dès le premier entretien, quelle est leur langue naturelle. Et ce n'est que dans leur vie domestique, en présence des femmes, qui sont, comme on sait, très soumises, qu'il m'a été permis d'apprécier la richesse de leur langue et des formes employées. Surtout en Macédoine, les Bulgares ne cherchent pas dans leurs entretiens au dehors à faire un choix de mots et quelquefois ils emploient un langage qui est un mélange des trois langues. Mais dès que, dans sa famille, le Bulgare se sent à l'aise, sa langue devient plus claire, plus pure, et atteint la précision classique». (Grigorovich, 1848, p. 163, cité dans Derjavine, 1918, p. 93)

Le témoignage a d'autant de force qu'il est le fait de non nationaux :

«Le mémoire de la Société macédo-roumaine de Bucarest, soumis à la conférence de la paix à Paris (et publié dans «La Roumanie» du 27 février 1919) confirme derechef qu'il n'y a pas de Serbes en Macédoine. Nous en citons le passage suivant :
'Le vilayet de Monastir (Bitola) dans lequel, soit dit en passant, l'élément serbe n'existe même pas'». (cité par Ivanoff, 1919, p. 275)


—  La représentation graphique de la langue : écrire l'oralité

L'absence totale de notation écrite des parlers locaux fut longtemps un obstacle à une vision d'ensemble de la situation. Le problème de savoir si les dialectes macédoniens étaient du serbe ou du bulgare était encore compliqué par
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l'introduction de la langue écrite normative, serbe ou bulgare dans les écoles macédoniennes. Lorsque les premiers dialectologues, professionnels ou amateurs, partirent «sur le terrain», ils eurent à faire des choix sur la graphie à employer. Les subtiles notations de Gilliéron n'existaient pas encore, les graphèmes des langues écrites étaient en nombre limité, ce qui masquait la réalité des phonèmes. Un des points fondamentaux de désaccord entre les positions serbe et bulgare a été précisément la notation graphique de l'oral. Il en va ainsi de deux phonèmes litigieux, qui n'existent ni en serbe ni en bulgare : les vélaires molles ќ et ѓ. Ces phonèmes peuvent être retranscrits à la façon serbe ћ et ђ, ou au contraire en graphie bulgare щ et жд. Cette divergence de notation peut à elle seule créer des regroupements et déplacer une frontière dialectale de plusieurs centaines de kilomètres.


— Le dessous des cartes : représenter l'indiscernable.

Les divergences irréconciliables d'opinion concernant l'ethnographie de la Macédoine depuis le début du 19e s. étaient redoublées par les conflits de critères pour construire les cartes (langue, religion, mode de vie, etc.). Mais même sur les cartes uniquement linguistiques, les subdivisions pouvaient être multipliées à l'infini, ou au contraire regroupées au point de faire disparaître des types de parlers dans l'indiscernable.
Les matériaux des recensements officiels n'étaient pas fiables, parce que chaque recensement, chaque comptage était fait avec des critères linguistiques différents, même si l'unique critère consistait à demander aux gens quelle langue ils parlaient. La façon même de poser la question, l'autorité qui la posait influaient sur la réponse.

C'est dans les cartes ethnographiques du géographe serbe Jovan Cvijic´ que la confiance absolue dans le déterminisme ethnique en même temps que la labilité de ses limites apparaît de la façon la plus manifeste. La seconde moitié du 19e siècle est marquée par un changement d'attitude en Europe sur le rapport entre nation et territoire : les annexions se font sur un fondement nationaliste, mais sans demander le consentement des habitants. Les habitants d'une province sont attribués à une nationalité en fonction de la langue qu'ils parlent. C'est ce critère qui a été le plus souvent retenu à la Conférence de la paix à Paris en 1919. Même si ce critère a quelque validité, il reste le problème des limites territoriales des langues et de leur cartographie. Dans le cas de dialectes non normalisés, il y eut avant 1919 une pléthore d'interprétations conflictuelles des limites des langues et de leur distribution, reflétant la plupart du temps la nationalité ou les sympathies
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des auteurs des cartes. Le cas de J. Cvijic´ (10) montre combien une carte linguistique peut changer en fonction des ambitions de l'Etat qui la commandite. Une source passionnante pour comparer les différentes représentations spatiales de la distribution des langues et des ethnies en Macédoine est le livre de H. Wilkinson : Maps and Politics (1951), qui compare plus de deux cent cartes ethno-linguistiques de la Macédoine, du début du 19ème siècle à la fin de la seconde guerre mondiale. La première carte ethnographique de la Macédoine dessinée par Cvijic´ paraît en 1906 et ne fait aucune distinction entre Serbes et Bulgares, les classant simplement comme Slaves, différenciés des Grecs et des Albanais. En 1909 il présente les «Macédo-Slaves», ce qui fit grande impression dans le monde occidental, où l'on considérait en général que les Slaves de Macédoine étaient des bulgarophones. L'intérêt politique d'identifier cette région comme «macédo-slave» plutôt que bulgare est de ne donner aux habitants aucune nationalité particulière, laissant place libre aux revendications territoriales serbes. Lors des guerres balkaniques (1912-1913) la Serbie étend son territoire vers le Sud, et la carte de Cvijic´ de 1913 fait passer la frontière entre les Serbes et les «Macédo-Slaves» beaucoup plus au Sud. Enfin sa carte de 1918 note une extension maximale des Serbes au détriment des Bulgares, dans son livre sur la géographie humaine des Balkans, qui fut salué partout en Occident, et qui eut une grande influence sur les décisions prises à Versailles. (Les Macédo-Slaves n'étaient pas considérés comme une nationalité, et n'eurent donc aucun droit de minorité à la Conférence de la paix).

— Droit naturel ou naturalisme? La preuve par le nom

Nombreux étaient ceux qui, à la fin du 19e siècle, pensaient que les «langues» étaient des ensembles clos et homogènes, et qu'il revenait à la linguistique (ou à la philologie) d'en tracer scientifiquement les limites, sans que les principaux intéressés aient voix au chapitre. Il s'agit d'une approche à la fois positiviste : les faits parlent d'eux-même, et naturaliste, instaurant un lien nécessaire entre le parler et l'être : les populations de l'autre côté de la frontière parlent la même langue que nous, donc ils sont à nous. En revanche, en conservant le même présupposé que la langue est la manifestation naturelle de la nation, si «les» Macédoniens parlent une langue distincte, ils sont une nation distincte, avec toutes les conséquences juridiques qui s'ensuivent, et tout particulièrement la souveraineté territoriale (selon le «principe des nationalités»). Le raisonnement, notons-le, peut être utilisé dans l'autre sens avec autant d'efficacité : le territoire macédonien est bulgare (preuve par l'histoire), donc les
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habitants sont des Bulgares, donc ils parlent le bulgare (et ils doivent être réunis à la Bulgarie en un seul Etat).
Sur ce raisonnement naturaliste reposait l'idéologie du «droit naturel», cf. cette réflexion du slaviste tchèque Niederle :

«Si l'on pouvait placer la question du sort futur de la Macédoine sur le terrain du droit naturel, toute la Macédoine devrait être attribuée à la Bulgarie, à l'exception de quelques petites régions limitrophes, purement grecques, qui devraient revenir à la Grèce». (cité par Derjavine, 1918, p. 134)

Voici également un extrait d'une lettre de S. Verković, Serbe (bulgarophile…) de Bosnie, paru à Saint Pétersbourg dans le journal Reč' (n°139 du 24 mai 1912) :

«On voit par les journaux que les Serbes présentent des prétentions tout à fait exagérées sur des légendes historiques qui ne sont que du domaine de la fantaisie et de la fable. Dans le cas donné, ce n'est pas du passé qu'il faut s'inspirer, mais du présent, en cherchant à donner à chaque peuple les frontières naturelles déterminées par sa langue. En vertu de ce droit naturel et intangible, non seulement les sandjaks de Skopje, de Niš et de Vidin ne sont pas serbes, mais il y a dans la principauté serbe elle-même environ 200000 hommes qui parlent la même langue que les habitants des trois sandjaks précités, c'est à dire le bulgare pur, et qui, par conséquent, appartiennent à la branche bulgare et non à la serbe». (cité par Derjavine, 1918, p. 95)

On voit combien le discours naturaliste fonctionne grâce à un ensemble massif de présupposés, jamais explicités. L'un d'eux est que la continuité du nom prouve la continuité (substantielle, ontologique) de la chose. Si tel pays, tel Etat avait tel nom au 9e s., et qu'un Etat a le même nom au 20e siècle, il y a consubstantialité et identité entre les référents (Bulgare pour les Bulgares, Macédoine pour les Grecs). Ainsi, certains protagonistes de la querelle semblent avoir une confiance absolue dans la transparence des mots par rapport aux choses, dans la mesure où elle conforte leur position.

«L'histoire religieuse et politique des Bulgares a créé au cours de quatre siècles, du 9ème au 13ème siècle, dans les limites de la Mésie, de la Thrace et de la Macédoine une nation slave qui s'appelait bulgare et dont le territoire était dénommé pays bulgare, Bulgarie. […] Au lieu de serbiser les Bulgares, les colons serbes installés en Macédoine comme immigrés, soldats, administrateurs, etc., se fondaient dans la masse du peuple au milieu duquel ils demeuraient. En effet, on ne s'explique pas autrement pourquoi le roi Vlkaschine (Vukaschine), le prince Marco, Constantin, fils de Dejan et le despote Jean Ouglesch, serbes et maîtres de différents territoires macédoniens après la mort du roi Etienne Douschan, se sont intitulés rois et princes bulgares; et pourquoi les soldats macédoniens de Vlkaschine et d'Ouglesch qui prirent part à la bataille de Tchermen contre les Turcs sont appelés Bulgares par les historiens». (Ischirkoff, 1915, p. 7)

Un autre énoncé latent de ce discours est la métaphore du corps : la nation est un être vivant. Le Tchèque Vladimir Sis (Mazedonien, Zurich, 1918) peut ainsi s'interroger :

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«Qu'adviendrait-il si les puisssances européennes détachent la Macédoine entière ou seulement une partie d'elle, du corps national bulgare? La plaie saignante ne se cicatricera jamais». (cité dans Ivanoff, 1919, p. 275)

Enfin, si la langue, la nation et leurs rapports sont de nature objective, attendant d'être étudiés, constatés, il est bien évident que l'avis subjectif des populations concernées n'a strictement aucune validité. Pour Draganov (Izvestija…, 1887, n°9, p. 440) :

«Il n'est pas superflu de mentionner que pour résoudre les questions dialectales et ethnologiques, il n'y a pas lieu d'accorder une importance particulière aux sentiments et aspirations dont témoigne à l'heure actuelle telle ou telle partie de la population macédonienne, en faveur des Serbes ou des Bulgares.»

L'idéologie nationaliste réifie les nations, les identités, les langues et les cultures, les projette dans le passé et les traite comme des essences immuables, éternelles et naturelles. Or la position naturaliste est sourde au signifiant et au problème de la métaphore et de la métonymie. De nombreux témoins (mais peut-on encore leur faire confiance?) rapportent que des ethnonymes ont pu devenir des socionymes. Ainsi le mot «bulgare» a pu désigner tout paysan pauvre et fruste, quelle que soit sa «nationalité», le mot «valaque» a pu désigner tout berger pratiquant la transhumance dans les montagnes. Si un nom peut désigner un mode de vie, peut-il encore servir de preuve d'appartenance à une essence nationale immuable?
Même l'auto-désignation ne suffit pas à conforter la thèse naturaliste du rapport d'identité entre langue et nation. Il arrive que des gens nomment leur parler «bulgare» mais se déclarent comme étant Grecs de nationalité (Lunt, 1984, p. 93). Le changement de nom est révélateur d'un changement de perception : selon Lunt (ib., p. 94), aux Etats-Unis de nombreux immigrants de l'ancienne génération se considèrent comme bulgares, alors que la jeune génération s'identifie plus souvent comme macédoniennne. Si le nom change, permet-il encore d'atteindre le référent?
La perception subjective du nom de la langue fait également problème : si plusieurs membres d'une même famille donnent différentes appellations pour la langue parlée dans leur famille, ce n'est plus un problème de linguistes, mais de sociologues, qui concerne l'étude des jugements de valeur sur les langues (questions de prestige, d'attitude politique, etc.). Il faut aussi tenir compte de la géographie extrêmement fragmentée des régions macédoniennes. Demander aux gens le nom de leur langue ne servait pas à grand chose, car les «gens» bien souvent n'avaient aucune idée du nom qu'on pouvait bien donner à leur «langue», ne connaissant en général que le nom de leur dialecte, assimilé à celui de leur
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région (11). Enfin, que faire des très nombreux cas de bilinguisme, ou de diglossie fonctionnelle? A quelle classe rapporter ces derniers cas? Quant à la variation, elle concerne non seulement l'espace, mais aussi le temps : une population peut oublier sa langue, tout en ayant une forte conscience d'elle-même. Comment classer les Slaves hellénisés, les Turcs christianisés, ou au contraire les Bulgares islamisés?

— Que faire des faits? le choix des critères du discernable

Les faits sont connus, répertoriés. En bulgare normatif il y a un article défini post-posé, avec ses trois genres, dans la plupart des dialectes macédoniens il y a trois articles (-ov, -on, -ot, désignant l'objet proche, l'objet moyen et l'objet éloigné), ayant chacun ses trois genres (12) .
A partir de là, deux interprétations radicalement opposées sont possibles, ayant toutes deux trait au vieux problème ontologique de la similitude (identité) et de la différence.
Pour J. Ivanoff (dans un livre présentant les revendications bulgares au congrès de la Paix en 1919) l'article macédonien fait que les Macédoniens sont plus bulgares que les Bulgares eux-mêmes :

«Au sein de la famille des langues slaves soeurs, le bulgare moderne, parlé aujourd'hui par les populations des territoires précités [= la Bulgarie et la Macédoine, P.S.], est le signe distinctif le plus saillant de la nationalité bulgare et de son individualité. Seul parmi les autres langues slaves, le nouveau bulgare se présente comme une langue moderne et analytique, à l'instar des langues romanes et de l'anglais moderne. Ce fait rend très facile le tracé de la ligne-frontière entre les langues et les nationalités serbe et bulgare. Le serbe est une langue rigoureusement synthétique, avec une déclinaison comprenant 7 cas tant au singulier qu'au pluriel, avec des infinitifs, une langue possédant la quantité dans son système de voyelles, etc. Le bulgare, par contre, est juste le contraire. Il ne se sert généralement que d'un seul cas, rarement de 2, il n'a pas de quantité, pas d'infinitif; les degrés de comparaison et le futur se forment différemment. Les systèmes des voyelles et des consonnes sont différents dans les deux langues, etc. Mais ce qui les différencie surtout, c'est l'emploi de l'article défini en bulgare et son absence complète en serbe. Aussi, c'est avec raison qu'un savant croate a dit : 'Les limites de la langue bulgare sont
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fixées par l'emploi de l'article bulgare'. L'étranger le moins familiarisé avec les langues sud-slaves reconnaît aussitôt le bulgare à ses noms accompagnés de l'article. Ce sont précisément les dialectes macédoniens qui offrent des formes à article très nuancées, par l'effet de l'emploi de 3 articles différents». (Ivanoff, 1919, p. 16-17)

Au contraire (mais dans un tout autre contexte, il est vrai), la même constation sur l'article en macédonien peut servir à l'argumentation opposée, et être vue comme preuve de la différence entre macédonien et bulgare :

«Le macédonien est plus proche, certes, du bulgare que du serbo-croate, mais il est distinct des deux : il a perdu les déclinaisons slaves comme le bulgare, mais il diffère de ce dernier sur trois points au moins : l'article défini présente trois formes référant au proche, au lointain et à l'intermédiaire; il n'a pas de marque spéciale pour le masculin singulier suffixé à un adjectif précédant un nom complément; il existe un passé composé fait d'un auxiliaire ‘avoir’ et d'un participe passé qui rappelle la forme correspondante du néo-grec, relique de l'infinitif aoriste classique». (Hagège, 1992, p. 188)

Certes, si l'on décide que la présence d'un article post-posé est une marque suffisante (et pas seulement nécessaire) pour qu'un dialecte soit bulgare, alors «le» macédonien est «du » bulgare. Les linguistes bulgares déclarent, sur la base de ces faits, que tout dialecte qui possède ces traits est ipso facto bulgare. D'une part cela exclut le vieux-slave, qui est toujours appelé en Bulgarie «vieux-bulgare», les changements survenus en douze siècles étant censés «ne pas avoir altéré l'essence même de la langue». Mais il y a plus : si l'on prend l'article post-posé comme seul critère, alors il faut inclure le roumain et l'albanais (mais exclure le grec et le serbe) de ce qui apparaît comme le fascinant problème de la «Sprachbund balkanique» («hypothèse Sanfeld / Troubetzkoy») (13). Là encore, le choix du critère fait varier les frontières de l'identité de plusieurs centaines de kilomètres. Là encore, les critères d'identification relèvent d'une décision, et non d'une constatation.

III/ La partie ou le tout?

Peut-on imaginer l'existence d'une langue sans nom? Sans aucun doute, et cela n'empêcherait nullement les locuteurs de l'utiliser. C'est souvent le cas pour
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les dialectes non normés : les gens qui parlaient des dialectes «franco-provençaux», terme inventé par un linguiste italien, Ascoli, ignoraient tout du nom de leur dialecte, qu'ils appelaient «le patois». Mais il importe de ne pas confondre un diasystème dialectal et une langue normée (14) , elle-même à différencier de la langue standard.
Sur le territoire de l'actuelle Macédoine, la langue officielle fut entre 1912 et 1918 le bulgare, entre 1918 et avril 1941 le serbo-croate, entre 1941 et 1944 le bulgare à nouveau. Cela n'a rien changé au fait que les dialectes locaux n'étaient ni l'un ni l'autre. Entre 1912 et 1945 les Macédoniens firent partie d'Etats qui imposaient une langue nationale unique. Les Macédoniens du Vardar passent alternativement des mains des Serbes à celles des Bulgares, ils reçoivent donc un enseignement alternativement en serbe et en bulgare. Ils devaient même adapter leur nom de famille, une même personne s'appelant alternativement Dimiskov ou Dimiskovic´ en fonction de la langue officielle de l'Etat dont faisait territorialement partie la Macédoine (cf. Garde, 1992, p. 139).
Dans ce cas précis, la limite entre le donné (le continuum dialectal) et le construit (la langue normée) est floue, étant elle-même objet de négociation, de réinterprétation constante, de réappropriation symbolique. Cela n'a aucun sens, en effet, de comparer «les» dialectes macédoniens et «les » dialectes bulgares, puisqu'ils forment un continuum. C'est la frontière d'Etat qui fait dire qu'on a un dialecte bulgare ou un dialecte macédonien, tout comme la frontière d'Etat entre les Pays-Bas et l'Allemagne est la seule base pour trancher dans un continuum dialectal (cf. Trudgill, 1992, p. 215). En revanche on peut comparer le macédonien normé (makedonski literaturen jazik) avec le bulgare normé (balgarski knižoven ezik), qui forment chacun un code homogène et unique.
Il arrive que des parlers très «proches» soient ressentis et voulus comme étant des langues différentes par leurs locuteurs (tchèque et slovaque), parfois au contraire c'est un pouvoir politique qui impose une différenciation qui n'est pas souhaitée par les locuteurs (moldave et roumain). Dans d'autres cas, des parlers relativement différents pour empêcher une intercompréhension spontanée sont considérés par leurs locuteurs comme appartenant à la même langue (en Allemagne, en Italie).
C'est ce qu'avait compris un fin connaisseur des problèmes de frontières, le géographe J. Ancel (1882-1943), qui s'interrogeait ainsi : «Y a-t-il des limites linguistiques?» (1930, p. 90).
J. Ancel oppose le nom de la totalité construite à ses parties données. Il y a ainsi, pour lui, d'un côté, la langue commune, langue de civilisation, langue civilisatrice, langue nationale, langue administrative, langue littéraire. Ces termes ne sont point synonymes, mais ils s'opposent tous, comme culture s'oppose à nature, aux parlers locaux, dialectes, idiomes vulgaires. A la même époque Meillet (1918, 1928) fait une partition similaire entre langue de civilisation, langue écrite, langue de culture, langue principale du pays, langue dominante,
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langue universellement acceptée d'une part, et les parlers, dialectes, parlers populaires, parlers locaux, le parler des paysans, les parlers ruraux sans culture, les parlers vulgaires, la langue populaire, de l'autre.
Si, en Europe occidentale, on peut parler de langue standard à propos d'usages qui se sont forgés par une très lente maturation au cours des siècles, il en va différemment en Europe centrale et balkanique, où une langue normée, ou normative (književni jezik en serbo-croate, spisovný jazyk en tchèque, knižoven ezik en bulgare, literaturen jazik en macédonien, toutes expressions fort maladroitement traduites par «langue littéraire» en français) a souvent été voulue, pensée, imaginée, projetée par un groupe restreint de faiseurs de langue, parfois par un individu seul. La création du serbo-croate normé est ainsi le résultat d'un accord historique entre des représentants du mouvement illyrien (c'est-à-dire croate, mais, semble-t-il contre l'avis de L. Gaj) avec les Serbes V. Karadzˇic´ et Danicˇic´, qui ont décidé d'une norme commune (sanctionnée par l'accord de Vienne en 1850, signé par des écrivains serbes et croates, cf. Garde, 1992, p. 45).
La langue normée introduit une discontinuité nette dans le continuum dialectal. Mais cette discontinuité est artefactuelle : c'est tel groupe dialectal qui est choisi comme base de la langue normée (ainsi pour le bulgare : les dialectes orientaux, pour le macédonien : les dialectes centraux).
La langue normée est un objet construit, à l'issue d'une opération métalinguistique de séparation entre le correct et l'incorrect. Ainsi, la décision de créer une langue normée officielle macédonienne date très exactement de 1943, quand Tito et ses partisans décident de transformer la Yougoslavie en une fédération de nations. La base de cette langue macédonienne normée était le dialecte central, où l'influence serbe et bulgare se faisait le moins sentir (il s'agissait d'une solution médiane, de compromis). L'existence officielle de la nation macédonienne est proclamée en août 1944, date à laquelle «le macédonien» — dérivé du dialecte slave parlé aux environs de Prilep, à 70 km au sud de Skopje — devient la langue officielle de la république nouvellement créée. L'opération de normalisation peut être suivie à la trace : en 1945 on adopte une orthographe proche du serbe et éloignée du bulgare, qui n'empêche pas que la syntaxe analytique soit fort proche du bulgare, en 1946 paraît la première grammaire scolaire macédonienne.
La création d'une langue normée peut être considérée comme artefactuelle, mais non «artificielle». Le vieux-slave lui-même peut être considéré comme artefactuel, qui fut créé par un petit groupe de lettrés (Cyrille et Méthode). Il faut tenir compte également du rôle non négligeable que joue le dialecte personnel du créateur de langue, tel Blazˇe Koneski, poète, écrivain et érudit macédonien, même si la standardisation fut l'œuvre d'une commission spéciale nommée pour cette tâche en 1944 (cf. Birnbaum, 1980, p. 172). Mais si le macédonien était totalement artificiel, il n'aurait pas été adopté si facilement par la population. Le
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volontarisme linguistique et la situation politique sont deux forces apparemment égales. Ainsi, il est maintenant admis que le slovaque est une langue distincte du tchèque (donc un tout autonome), alors que le kachoube (non moins différent du polonais que le slovaque ne l'est du tchèque) est maintenant considéré comme un dialecte du polonais, c'est -à-dire une partie de la totalité.
Après 1946, le macédonien normé est «reconnu» par les linguistes étrangers très rapidement : en France (Vaillant, 1946), en Bulgarie (Lekov, 1946), en URSS (Bernštejn, 1948), en Tchécoslovaquie (Frinta, 1949), en Angleterre (De Bray, 1951).
A partir de 1991, lorsque la République de Macédoine devient indépendante, la situation de la langue normée paraît stabilisée, même si les albanophones reprochent à la Constitution de ne pas leur concéder un statut de «peuple» égal au peuple macédonien et de considérer le macédonien comme la seule langue officielle.

— Une langue sans nom : la position bulgare et grecque à l'heure actuelle

Il reste à examiner le dernier bastion de résistance au nom de la langue macédonienne après 1945.
Entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la rupture entre Tito et Moscou, la Bulgarie reconnaît l'existence de la langue macédonienne. Des enseignants yougoslaves sont envoyés dans la Macédoine du Pirin en Bulgarie. Dimitrov avait le projet d'une fédération slave du sud, où la Bulgarie serait une 7ème république de la Yougoslavie. Mais Staline n'avait pas intérêt à ce qu'il existe un Etat trop puissant dans les Balkans. Il y a bientôt rupture avec Tito. Après 1948, les enseignants yougoslaves sont expulsés de Bulgarie comme agents titistes. Les Macédoniens disparaissent des statistiques des recensements bulgares.
La position officielle des linguistes bulgares est que la langue écrite officielle macédonienne est une création artificielle, sans aucun fondement dans la réalité linguistique. C'est une «forme écrite régionale de bulgare» (pismeno-regionalna forma, in Georgiev, 1978; sur cet article, cf. Lunt, 1984, p. 87-88).
En Grèce, on désigne le macédonien comme «l'idiome de Skopje», considéré comme un dialecte bulgare déformé et appauvri. La Grèce, qui revendique une sorte de «copyright» sur le nom de macédonien, proteste contre l'utilisation d'un ethnonyme et d'un glossonyme qui «a été, est, et sera toujours grec». Les Macédoniens de la République de Macédoine sont donc appelés en Grèce les «Skopiens». Quant aux macédophones du Nord de la Grèce, le gouvernement grec nie leur existence, affirmant qu'il n'existe qu'un petit groupe de «Grecs slavophones», ou de «bilingues», qui parlent grec et un dialecte slave local, mais qui ont «une conscience nationale grecque» (Kofos, 1964, p. 226).
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Enfin, le terme makedonika désigne le dialecte grec parlé en Macédoine grecque (Trudgill, 1992, p. 228).
Mention spéciale doit être faite des «serments de langue», marque extrême de l'hellénisation forcée des slavophones de Grèce. Dans certains cas, un serment collectif public a été imposé aux habitants de villages slavophones, stipulant qu'ils juraient de ne plus jamais parler slave, mais grec, même chez eux. Ces événements se sont déroulés durant l'été 1959, ils sont rapportés par Pribisˇević (1982, p. 245), qui cite des journaux grecs de l'époque. Le serment disait ceci :

«Devant Dieu et les hommes, en tant que fidèles descendants des anciens Grecs, nous jurons qu'à l'avenir nous n'utiliserons plus, nulle part et jamais, le dialecte slave».

En 1953 la «Nouvelle encyclopédie grecque» aborde le problème du dialecte macédonien :

«L'un des principaux arguments brandis par la propagande slave a été le dialecte macédonien qui est parlé par une partie de la population. Mais ce dialecte est une langue qui résulte d'un mélange de mots bulgares, serbes, grecs, albanais, turcs et latins. Les mot slaves y sont les plus nombreux, cela s'entend. Le linguiste et géographe anglais Stanford a constaté dans l'une de ses œuvres publiées en 1877 que le langage parlé en Macédoine présente une certaine analogie avec la langue grecque, et la comparaison qu'il établit avec les us et coutumes de ceux qui la parlent, avec leurs chansons populaires, leur spécificité et leur caractère propre, démontre qu'il est pour une grande part d'origine grecque». (Neoteron engiklopedikon lexikon, Athinae : Illiu, 1953, t. XII, p. 813, cité dans Mojsov, p. 111)

Dans le quotidien Efimeris ton Valkanion du 11 mai 1950 un article intitulé «Le dialecte slavo-macédonien» se propose d'expliquer pourquoi et comment la langue macédonienne est parvenue à supplanter la langue grecque en Macédoine égéenne, où cette dernière était en usage depuis des siècles :

«Après l'occupation de la Macédoine par les Turcs, les Macédoniens étaient restés fidèles à l'idéal panhellénique, sauvegardant leur langue et leur religion, et essayant généralement d'aller vivre dans les grandes villes. Mais les Turcs ne tardèrent pas à terroriser et persécuter les Grecs, surtout en raison de leur langue. Les Macédoniens furent bientôt contraints d'adopter la langue des Slaves pour communiquer entre eux.
L'autre raison qui contraignit les Grecs à apprendre la langue des Slaves venait de la mentalité de ces derniers, de leur paresse et de leur incapacité à apprendre le grec. Aussi, pour que les échanges commerciaux puissent se développer, il était inévitable que la langue du peuple mentalement arriéré se répandît et s'imposât.
En résumé, contraints d'apprendre la langue de leurs voisins slaves, les Grecs de Macédoine dotèrent les mots slaves de suffixes grecs et c'est ainsi que se créa le dialecte slavo-macédonien, comme l'a reconnu l'historien russe Nikolaj Durnovo en ces termes :
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'Le dialecte slavo-macédonien n'a aucune parenté avec le serbe et le bulgare. C'est un dialecte qui a été imposé aux Grecs vivant en Macédoine par les Turcs, d'une part, et par le voisinage des tribus slaves de l'autre'». (cité dans Mojsov, p. 111)

Enfin, la position macédonienne la plus répandue est que le macédonien non seulement existe, mais encore qu'il est aussi ancien que les lettres slaves elles-mêmes : bien que la langue macédonienne n'ait été reconnue qu'en 1944, elle a une histoire millénaire, et remonte au vieux-slave créé par les apôtres slaves Cyrille et Méthode au 9ème siècle, et donc les textes, comme les écrits de l'école d'Ohrid (fin du 9ème s. - 11ème s.) peuvent être considérés, et donc appelés, du vieux-macédonien.

Conclusion

Pour terminer l'histoire de cette controverse digne de la scolastique, il faut rappeler une autre controverse, celle qui a opposé E. Renan et D.-F. Strauss à l'issue de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse. Strauss soutenait une position naturaliste : l'Alsace-Lorraine parlait un dialecte germanique, donc elle revenait de plein droit à l'Allemagne. Renan prônait une position contractualiste, qui mérite d'être citée :

L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. […] Si des doutes s'élèvent sur ses frontières [= celles d'une nation, P.S.], consultez les populations disputées. (Qu'est-ce qu'une nation?, Renan, [1876] 1992, p. 56)
L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. […] Au-dessus de la langue, de la race, des frontières naturelles, de la géographie, nous plaçons le consentement des populations, quels que soient leur langue, leur race, leur culte. («Préface aux Discours et conférences», Renan, [1876] 1992, p. 57)

C'est une position semblable qu'adopte le géographe J.Ancel en 1919, polémiquant contre l'approche naturaliste du lien entre langue et nation :

En fait, ni la couleur des cheveux ni la lace de l'artcle ne sont suffisantes pour déterminer la découpure d'un pays. […] Il faut se décider à éliminer ces insuffisants critères. (Ancel, 1919, p. 24)

La polémique entre Renan et Strauss fournit l'archétype de l'opposition entre une approche subjective et une approche «objective», ou plus exactement naturaliste du nom des entités collectives, et de l'incompréhension réciproque entre les deux attitudes. A ceci près que, dans le cas de la Macédoine, il y n'eut guère de Renan, mais beaucoup de Strauss.
Au moment où la guerre des noms couve à nouveau sur la frontière gréco-macédonienne, ne peut-on affirmer au moins que la position de Meillet est la
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seule raisonnable : ce n'est pas à la linguistique de conforter ou de récuser les frontières identitatires. Le nom des langues n'est pas un problème de linguistes.


Notes

(1) Elle n'a jamais constitué une entité étatique spécifique avant 1991. [retour texte]

(2) Dans l'Empire ottoman les musulmans avaient un statut social supérieur aux chrétiens. On trouve des traces de cet ancien prestige en Macédoine en 1946, quand les habitants d'un village albanophone furent prié par les nouvelle autorités de Skopje de dire de quelle «nationalité» devait être l'école de leur village. Ils répondirent «turque», et un enseignant turcophone leur fut envoyé. Mais il repartit en disant que personne dans le village ne comprenait un traître mot de turc, et qu'il fallait envoyer un albanophone. Mais lorsque ce dernier arriva au village, il lui fut rétorqué par les anciens qu'ils ne voulaient pas que leurs enfants soient éduqués en albanais, ils voulaient qu'ils apprennent le turc. (Cette anecdote est rapportée par Lunt, 1984, p. 99, qui n'a pas pu en établir la source exacte). [retour texte]

(3) En français le mot irrédentisme est attesté dans le dictionnaire Larousse dès 1890, il désigne alors uniquement le mouvement nationaliste italien réclamant le rattachement des territoires italophones sous administration, ou occupation étrangère. En 1923 M. Barrès l'emploie pour désigner les prétentions allemandes sur les territoires français germanophones. C'est de cette époque que date son sens général. [retour texte]

(4) Cf. Tesnière, 1928, p. 423, et Wilkinson, 1951, p. 255, Sur la carte du recensement serbe de 1921 les slavophones de Macédoine sont comptés comme parlant le «serbo-croate», terme recouvrant alors tout parler slave méridional autre que le slovène. [retour texte]

(5)La Grèce a reconnu l'Etat macédonien sous réserve qu'il ait pour nom «L'ex-République yougoslave de Macédoine». [retour texte]

(6) L'alphabet grec était à cette époque couramment utilisé en Macédoine pour transcrire les dialectes slaves locaux. Ainsi en 1852 Kirjak Drazilovec de Voden (Edessa) publie à Salonique en alphabet grec une traduction de l'évangile en dialecte macédonien (De Bray, p. 245). [retour texte]

(7) La place manque pour évoquer l'argumentation roumaine, qui, partant du fait que les 200 000 Koutso-Valaques de Macédoine parlaient un dialecte proche du roumain, visait à justifier la création d'écoles roumaines en Macédoine. Sur ce point, cf. Mojsov, p. 90-91. [retour texte]

(8) On peut rapporter la position proche du Français Edmond Bouchié de Belle, grand spécialiste des questions macédoniennes, qui ajoute cependant la nécessité d'attribuer un nom à tout ce qui existe : «Les Macédoniens n'auraient pas de caractère ethnique propre, que la dispute dont ils sont l'objet leur en donnerait un, au moins provisoirement. L'on ne saurait, en effet, prendre sur le champ parti dans la querelle, mais comme un fait, au moins, est indéniable, c'est que ces gens-là existent, il faut bien leur attribuer un nom» (Bouchié de Belle, 1922, p. 42). [retour texte]

(9) Les passages sur la question macédonienne se sont particulièrement étoffés entre l'édition de 1918 et celle de 1928 de Les langues dans l'Europe nouvelle. [retour texte]

(10) Jovan Cvijić fut élève du géographe français Vidal de la Blache, il fit des cours en Sorbonne. Son autorité fut très grande chez les vainqueurs de la Première guerre mondiale. [retour texte]

(11) Cf. Durnovo, 1900, p. 5; cf. également Bouchié de Belle, 1922, p. 44 : «Le peuple en question se distingue nettement des trois autres par le fait qu'il n'a ni conscience ni vie nationales. Demandez ce qu'il est à un paysan des environs d'Ostrovo ou de Monastir. Il vous répondra neuf fois sur dix : ‘Makedon’. Mais cette déclaration n'a nullement le caractère d'une profession de foi patriotique. L'interrogé l'a fait aussi bonnement qu'il dirait : ‘Je m'appelle Dimitri’. Il constate qu'il est habitant de Macédoine, et c'est tout». [retour texte]

(12) En fait, même ces «faits» ne se laissent pas si facilement appréhender. En 1922 encore, Bouchié de Belle affirmait, en citant (sans indication d'édition) un ouvrage du grand helléniste Victor Bérard (La Turquie et l'hellénisme contemporains), que «1) le macédonien, comme le serbe, ne comporte pas d'articles; 2) le substantif macédonien se décline comme le substantif serbe; le substantif bulgare ne se décline pas» (Bouchié de Belle, 1922, p. 43). [retour texte]

(13) La notion de Sprachbund, ou «union de langue» a été proposée pour la première fois en 1923 par N.S. Troubetzkoy, dans son article «La Tour de Babel et la confusion des langues», puis développée par le même auteur dans la Proposition 22 du Congrès de La Haye en 1928. Il s'agit d'un ensemble de langues qui présentent des ressemblances non pas héritées génétiquement, mais acquises par convergence et contact. Les langues balkaniques (grec moderne, albanais, bulgare, roumain et … macédonien) présentent d'importantes similitudes de structure (absence d'infinitif, présence d'un article dans certaines d'entre elles, par exemple), alors qu'elles appartiennent à des familles différentes. Cf. également Sanfeld, 1930. [retour texte]

(14) Sur ce point, à propos de l'ex-Yougoslavie, cf. P. Garde, 1996. [retour texte]


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