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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

- Le paradoxe du sujet. Les propositions impersonnelles dans les langues slaves et romanes, Cahiers de l'ILSL, 12, Univ. de Lausanne, (Patrick Sériot et Alain Berrendonnner éds.), 339 p. ISBN 1019-9446.

Présentation

«Il va encore pleuvoir, le con!» (Coluche)

Le thème de la «construction impersonnelle» est vaste. Il a déjà fait couler beaucoup d'encre, parce qu’il touche à plusieurs problèmes fondamentaux de linguistique générale : structure de la proposition ; histoire de ses conceptions grammaticales ; statut syntaxique du sujet ; rapports entre la logique et la langue ; contenu de la notion de « personne » en grammaire ; mérites comparés des modèles de constituants immédiats et des modèles de dépendance ; etc. Ces questions ont rassemblé lors d’un colloque à Lausanne des linguistes de plusieurs pays, d'Europe occidentale, centrale et orientale. L’enjeu de la rencontre était de comparer les approches du problème à partir des matériaux fournis par les langues slaves et romanes. Il ne s’agissait pas seulement de présenter une description des constructions impersonnelles dans telle ou telle langue, mais bien plutôt de s’attaquer aux problèmes théoriques de fond posés par leur existence, et notamment d’examiner quel modèle de structure de la proposition semble le plus apte à en rendre compte. Le colloque est venu continuer la déjà longue tradition des «Karolakiades», qui se déroulent depuis une quinzaine d'années dans différents pays d'Europe à l'initiative de Stanislas Karolak, professeur de linguistique romane à l'Université pédagogique de Cracovie, en signe d'hommage et d'amitié.
Dans le but de faciliter au lecteur la recherche d’information, nous pouvons, pensons-nous, classer en quatre grands groupes les contributions présentées ci-après dans l’ordre alphabétique.

1. Recherches de généralisations

Une première série d’articles aborde de front le problème de la modélisation grammaticale des structures impersonnelles. Leurs auteurs s’efforcent, chacun à partir d’un sous-ensemble particulier de données empiriques, de dégager des hypothèses qu’ils estiment être les plus généralisantes pour une grammaire de la proposition, et d’arrêter les options théoriques qui leur paraissent les plus opératoires en la matière.
M. Maillard & E. Almeida, après avoir réévalué les indices empiriques de « servitude subjectale » observables en français et en portugais, proposent une architecture de grammaire qui engendre les constructions de P personnelles et impersonnelles à partir d’un nodus verbal, en faisant intervenir successivement un modèle de dépendance, puis un modèle de constituants.
N. La Fauci, de son côté, centre son attention sur les différences d’« auxiliaires » c’è / il y a qui opposent le français et l’italien, et propose, dans le cadre de la « grammaire relationnelle » fondée par Perlmutter, des principes réguliers qui permettent de les expliquer.
A. Berrendonner, à partir du cas des passifs impersonnels en français, essaie de décrire la correspondance non biunivoque qui s’établit entre places d’actants sémantiques et types d’arguments syntaxiques, et suggère de traiter les changements de diathèse comme des faits de dérivation analogues aux opérations de dérivation morphologique.
On peut ranger dans le même groupe la contribution de G. Gross, qui attire l’attention sur le fait qu’un modèle visant à décrire les conversions possibles entre structures de P ne doit pas considérer seulement les places d’arguments valencielles, mais doit aussi prendre en compte les circonstants, qui peuvent être à la source de sujets superficiels.
Enfin, les contributions convergentes de S. Karolak, T. Muryn & B. Wydro illustrent, en l’appliquant chacune à des faits particuliers (énoncés a-thématiques, préfixes modaux du type il se peut, il est possible, phrases en il y a), une position théorique commune, qui présente trois caractéristiques saillantes : (i) elle attribue aux régularités du niveau sémantique un rôle déterminant dans la structuration des énoncés ; (ii) elle pose en principe que tout énoncé, par nécessité logique, a une structure binaire sujet + prédicat ; (iii) elle s’appuie sur une conception de la vérité comme accord entre la réalité et le discours d’un locuteur universel idéalement objectif.

2. Mises en ordre et tentatives classificatoires

On peut rassembler dans un deuxième groupe des articles qui reflètent une approche typologique des structures impersonnelles, ou qui rendent compte d’une entreprise de classification de ces structures.
Entre dans cette catégorie l’étude historique de R. Amacker, qui retrace les analyses de l’impersonnel produites par les grammairiens latins après Varron, et montre qu’elles reposent sur divers rapprochements classificatoires opérés parmi les variétés observables. Une partie de l’article de M. Maillard & E. Almeida, essentiellement consacrée à Apollonios Dyscole, recoupe les mêmes faits.
J. Fontaine porte son attention sur les rapports entre la notion de personnel et celle de possessif, dans les propositions infinitives en russe, «à une place syntaxiquement marquée mais sémantiquement aléatoire»
Un peu en marge de la notion d'impersonnalité, A. Kreisberg est au cœur de la syntaxe, avec un essai de classification sémantique de structures sémantiques en polonais et en italien. Son argument est que la prédication causative, dont l'agent est l'argument premier, est reléguée aux présuppositions de l'état prédiqué et ne peut être repérée, en tant qu'élément périphérique, qu'à certaines conditions.
L. Gebert, estimant inadéquates les descriptions existantes des propositions infinitives russes avec un nom au datif, recherche une valence sémantique sousjacente à la structure de surface. Elle aussi établit un rapport étroit entre la modalité des propositions infinitives et la notion de possession.
D. Tocanac explore les possibilités de la grammaire de dépendance et de la théorie de la valence de Tesnière pour mettre en évidence la structure actantielle de différentes constructions impersonnelles en serbo-croate et les fonctions qui en découlent.
D. Weiss s'interroge sur les critères hétérogènes qui permettent de mettre en évidence la fonction «sujet» dans les différentes langues. Pour ce faire il étudie une construction russe (u + NPgén), et en tire la conclusion que le russe occupe une position intermédiaire entre «subject prominent languages» et «topic prominent languages», et que le marquage du thème s'y fait avec des moyens considérés comme typiques du sujet grammatical.
3. Études diachroniques
Trois contributions se distinguent par leur perspective diachronique, et traitent des processus évolutifs spécifiques auxquels sont sujettes les constructions impersonnelles.
A. Rousseau suit leur devenir à la trace de l’indo-européen jusqu’aux langues indo-européennes attestées. Il tente de reconstituer les configurations casuelles qu’elles ont successivement incarnées, et les processus analogiques de régularisation ou de réanalyse auxquels elles ont vraisemblablement donné lieu à plusieurs reprises.
M.-J. Béguelin, sur la base de faits empruntés à l’histoire du français, décrit quant à elle deux sortes de processus diachroniques : l’un qui produit des structures impersonnelles à partir de P personnelles ; l’autre qui « fige » les énoncés impersonnels en opérateurs lexicaux. Et elle inventorie les principaux facteurs responsables de ces changements.
On trouvera en outre chez M. Maillard & E. Almeida des aperçus sur la genèse des tours impersonnels dans les langues romanes, et en particulier sur le développement diachronique des indices personnels il, ça.
4. Analyse des méta-discours sur l’impersonnel
Enfin, un dernier groupe se compose de contributions centrées sur des questions d'histoire et d'épistémologie portant sur le problème de l'impersonnalité. Elles sont souvent en rapport avec l'activité linguistique en Europe orientale.
P. Sériot s'interroge sur les raisons d'une étonnante coïncidence rapprochant des grammairiens slavophiles en Russie et des logiciens allemands, qui, à la même époque et en pure ignorance réciproque, remettaient en cause le schéma aristotélicien Sujet / Prédicat, les grammairiens au nom de la libération de la logique, les logiciens au nom de l'affranchissement de la grammaire. Il tente d'en tirer des conclusions sur la place d'une métaphysique cachée dans les discussions autour des modèles syntaxiques.
F. Giusti-Fici voit dans l'œuvre du linguiste russo-ukrainien A. Potebnja, continuateur de la pensée humboldtienne en Russie, une réflexion sur les constructions impersonnelles comme manifestations de la pensée non orientée sur l'agent, qui se réalisent dans l'impossibilité d'avoir un actant sujet en dépendance grammaticale du prédicat.
E. Velmezova montre à quel point la notion de «stades d'évolution» de la langue est liée, dans la pensée marriste, à l'évolutionnisme en anthropologie. Elle en étudie la transformation en notion typologique à travers les avatars de la description des constructions impersonnelles dans la linguistique soviétique.
I. Vilkou prend pour corpus un texte roumain de E. Coseriu pour mettre en évidence les procédés de masquage d'un sujet omniprésent : le sujet de l'énonciation. Etudiant les rapports étonnants entre sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé, elle en propose une typologie à partir du schéma de «came» d'A. Culioli.
E. Kokochkina explore le passage de la théorie logiciste à une vision «psychologiste» de la structure de la proposition dans les discussions de la fin du XIXe siècle en Russie. Présentant l'enjeu de la présence massive du thème des propotions impersonnelles dans ces discussions, elle en montre l'importance dans le travail d'élaboration de notions comme parties du discours / membres de la proposition et le renversement des centres d'intérêt de certains linguistes russes de la morphologie à la syntaxe.

Eléments de réflexion

Les contributions réunies dans ce volume, par leur juxtaposition et leurs complémentarités, donnent une bonne vision d’ensemble des réflexions linguistiques sur l’impersonnel, et de leur état d’avancement. Ce qui, dans ce panorama, ne peut manquer de frapper le lecteur, c’est la récurrence, dans l’histoire de la grammaire depuis l’Antiquité aussi bien que dans les analyses contemporaines, de quelques thèses, tendances de raisonnement ou attitudes théoriques invariantes. Un peu comme s’il n’y avait, au problème que pose l’existence des constructions impersonnelles, qu’un nombre limité de solutions, entre lesquelles « tourne » et retourne la réflexion linguistique. En guise de bilan, nous nous contenterons de relever trois de ces thèmes récurrents, parmi les plus manifestes.

1. La tentation réductionniste

Des grammairiens de l'Antiquité jusqu’à la linguistique contemporaine, en passant par la tradition grammaticale scolaire, on observe une première tendance constante, qui est de chercher à ramener d’une façon ou d’une autre les constructions impersonnelles à la structure binaire du jugement catégorique. À l’origine de ces normalisations, il y a le présupposé que la structure [sujet + prédicat] est, pour les propositions, non seulement le schéma prototypique dominant, mais le modèle général, voire la seule forme possible, par nécessité logique (cf. la formulation explicite de cette thèse chez B. Wydro). Un tel principe une fois admis, lorsqu’on rencontre des propositions qui, comme les P impersonnelles, sont dépourvues de sujet, il ne reste pas trente-six solutions : on doit soutenir que l’absence de sujet n’y est qu’apparente, et développer une procédure quelconque permettant de reconstituer le terme manquant.
Les techniques employées pour y parvenir sont diverses. Les plus anciennes tiennent du bricolage paraphrastique. On peut ainsi recycler dans le rôle de sujet un argument au datif présent par ailleurs dans la structure (ce qui revient à sauvegarder une pseudo-régularité logico-sémantique aux dépens des régularités plus concrètes de la morpho-syntaxe casuelle). Le même procédé, appliqué à la grammaire française, conduit à analyser comme « sujet réel » ou « sujet sémantique » un régime postposé au verbe impersonnel. On peut aussi, plus simplement, réinvestir d’une valeur référentielle les marques de 3e personne portées par les verbes unipersonnels, et y voir des sujets anaphoriques ou déictiques, en dépit de leur « invariabilité », et donc de leur absence de valeur oppositive (paraphrases du genre il tonne = Zeus tonne ou melei moï = to philosophein melei moï). Une autre méthode consiste à user de procédures transformationnelles pour rétablir à un niveau « profond » quelconque (structure syntaxique abstraite ou représentation sémantique) le sujet qui manque dans la forme de surface. Enfin, s’il apparaît que le signifié d’énoncé lui-même ne se laisse pas diviser en un couple sujet + prédicat, mais se réduit à un rhème isolé, on peut faire appel au contexte non verbal, à la situation de discours, pour fournir le thème qui manque et rétablir la complétude indispensable. Le prix à payer n’est cependant pas négligeable : incorporer sur un pied d’égalité dans la même structure de proposition un signifié explicite d’une part, et un préconstruit implicite ou un fait de situation d’autre part, c’est abolir la frontière entre le sémantique et le communicationnel, et entre le verbal et le non verbal. À terme, c’est la distinction entre ordre de la langue et réalités extra-linguistiques qui risque de faire les frais du sauvetage. À considérer l’histoire de la tendance réductionniste, on a d’ailleurs un peu l’impression d’une « fuite vers les profondeurs » : poser un modèle de complétude a priori, et s’obliger à le retrouver dans les énoncés impersonnels conduit, semble-t-il, à rechercher cette complétude en vain à des niveaux de structure de plus en plus profonds, jusqu’à devoir quitter le plan de la langue pour celui de la pensée ou des connaissances partagées.

2. Le recours

Seconde tendance récurrente : ceux qui proposent une alternative à la solution réductionniste s’orientent pratiquement toujours dans la même direction. L’antidote naturel au binarisme aristotélicien, on va régulièrement le chercher dans les grammaires de dépendance, que ce soit celle de L. Tesnière ou une « grammaire de cas » abstraits fondée sur un principe analogue. On comprend bien pourquoi. Le modèle traditionnel du jugement catégorique isole et privilégie dans le contenu des énoncés un argument, le sujet, qui s’oppose seul à tout le reste. Tandis que le modèle sémantique de Tesnière recourt au concept de relation, qui se caractérise par deux propriétés formelles : une relation peut comporter un nombre variable de termes (non seulement un, mais aussi bien zéro ou plusieurs) ; et tous ses termes sont sur le même plan, sans qu’il soit postulé de hiérarchie entre eux. Ce formalisme permet donc de rendre compte aisément de constructions verbales avalentes, ou dépourvues d’argument sujet, sans avoir à se lancer dans la quête d’un terme manquant. En fait, mutatis mutandis, les grammaires de dépendance sont, dans le domaine de la sémantique linguistique, un instrument de généralisation identique à ce que fut dans la logique du XIXe siècle la notion de fonction propositionnelle introduite par Frege. D’un modèle de la proposition qui ne prévoit qu’un cas particulier prototypique (1-aire), elles font passer à un modèle capable de rendre compte aussi de tous les autres cas (n-aire).
Le recours à ce modèle a cependant une conséquence : il oblige à distinguer la structure proprement sémantico-logique de la proposition (considérée dans sa fonction représentationnelle, en tant que nom d’un état de choses), qui comprend n termes placés strictement sur le même plan, et d’autre part l’articulation pragmatique en support + apport d’information qui s’y superpose, et qui est induite, elle, par la dynamique de la communication. On doit, en somme, dissocier radicalement deux notions que le binarisme aristotélicien identifie volontiers : celle d’actant sujet (prime actant) d’une part, celle de thème d’autre part.

3. Pluralisme et stratifications

Enfin, troisième lieu de convergence, toutes les voix, qu’elles soient de tendance réductionniste ou non, semblent s’accorder sur au moins un point : la nécessité pour modéliser les constructions impersonnelles de jouer sur la distinction entre plusieurs niveaux d’analyse, et le constat que chacun de ces niveaux présente un mode d’organisation différent, dans lequel sont à l’œuvre des régularités structurales sui generis, irréductibles les unes aux autres.
Ce « principe de stratification » apparaît indispensable lorsque l’on constate, par exemple, que le syntagme sujet n’a pas tout à fait les propriétés syntaxiques attendues d’« un complément comme les autres ». Cela peut inciter à articuler l’un sur l’autre un modèle de dépendance du type Tesnière et un modèle de constituants binaire, qui apparaissent tous les deux appropriés, mais à des niveaux d’abstraction syntaxique différents [Cf. Maillard & Almeida]. Une autre façon de traiter le problème consiste à distinguer entre structure casuelle abstraite et syntaxe de surface à la manière des « grammaires relationnelles » [La Fauci], ou à faire intervenir un principe de dérivation morpho-syntaxique quelconque [Berrendonner]. On peut aussi jouer, tout simplement, de la distinction entre structures syntaxique et sémantique, ce qui suffit pour décrire les situations d’anisomorphisme où l’une des deux présente une incomplétude et pas l’autre [Karolak].
De toutes ces propositions, il semble donc se dégager une certaine unanimité en faveur d’une solution « stratifiée ». Pour résoudre le problème des constructions impersonnelles, et plus généralement parvenir à une grammaire adéquate de la fonction sujet, la voie communément adoptée aujourd’hui consiste à faire intervenir alternativement plusieurs formats structuraux, les uns binaires, les autres non, qui sont tous opératoires et porteurs de généralisations à un niveau ou à un autre. Si des divergences parfois importantes opposent les modèles en présence, elles portent plutôt sur la façon de définir les niveaux où opèrent chacune de ces structures, et de se situer vis à vis de la distinction entre sujet (syntaxique), place d’actant n° 1 (sémantique) et thème (pragmatique-communicationnel). Ce qui, en dernier ressort, vient de ce que le grammairien privilégie souvent l’un de ces niveaux, et le prend pour schéma directeur de ses analyses.
Il appartient au lecteur de juger, à partir de ces contributions portant sur les langues slaves et romanes, si leurs auteurs, issus des différentes composantes culturelles de l'Europe, tiennent des discours grammaticaux conmvergents ou divergents.



Alain Berrendonner (Université de Fribourg)
Patrick Sériot (Université de Lausanne)



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