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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Aleš HAMAN : compte-rendu : «Patrick SERIOT, Structure et totalité. Paris, PUF, 1999. 353 pages», in Revue de littérature comparée, n°4, 200, p. 556-559.

 

Dans son livre sur les fondateurs de l’École linguistique de Prague, l’auteur s’est assigné une tâche ambitieuse : rechercher les sources des idées de deux personnalités d'origine russe, N. S. Troubetzkoy et R. O. Jakobson, qui ont joué un rôle prépondérant dans ce groupe. Plusieurs questions se posent. Quelle a été la place du structuralisme linguistique de Prague dans le développement des connaissances scientifiques en général ? L'École de Prague a-t-elle rompu avec les théories linguistiques précédentes ? Peut-on parler de systèmes de connaissances liées à certains complexes géographiques (épistémés) dans les cultures nationales ou y a-t-il une universalité de la science ?
        Examinant la théorie de Kuhn, l'auteur défend la conception selon laquelle, dans les sciences humaines, il n’y a pas de rejet absolu des paradigmes antérieurs, mais des modifications, des reformulations, des transformations, de sorte que le passage d'un paradigme à un autre n'est jamais nettement tranché. C’est pourquoi il voit dans l’épistémologie comparative la méthode appropriée pour l’examen des problèmes en question. Il propose une révision de la conception évolutionniste occidentale qui conduit de Saussure à Lévi-Strauss et à Barthes en passant par les écoles de Prague et Copenhague.
        Les changements survenus dans les théories scientifiques - que l'auteur nomme « doxa » - sont liés à l’atmosphère intellectuelle de l’épique où ils se produisent. Comme exemple de « doxa », il cite le problème de l’identité, problème vécu par des entités collectives entre les deux guerres mondiales. Ce problème prend son origine dans la crise des valeurs de la civilisation et la recherche de formes neuves d'organisation sociale. Exilés, les savants russes ont éprouvé le besoin de définir leur identité face au monde occidental où ils se sont installés. C’est ainsi qu’ils ont introduit dans leur pensée la notion de « totalité culturelle » (terme qui reste un peu ambigu dans le contexte des idéologies totalitaires telles que les conçoit l'Europe occidentale).
L’auteur prend pour point de départ de ses recherches le mouvement « eurasiste ». Envisageant de façon systématique les pensées fondamentales qui sont à la base de ce mouvement, il explique le rôle que celles-ci ont joué dans la genèse de la théorie structuraliste, en linguistique comme en géographie.
        Le mouvement eurasiste repose sur deux, voire trois types de réflexion : géopolitique (P. Savickij), historique et culturelle (Troubetzkoy), linguistique (Jakobson). II est fondé sur la conception d’une différence entre la Russie et l’Europe occidentale, l'Occident étant considéré par les eurasistes comme le domaine de la culture romano-germanique marquée par le style bourgeois décadent L’auteur constate ici une parenté avec le point de vue religieux qui oppose l’orthodoxie au catholicisme occidental, et décèle une résistance conservatrice à la modernité des Lumières. Un des traits symptomatiques de la conscience eurasiste consiste dans l’idée d’une solidarité créant la communauté des diverses totalités culturelles. Les eurasistes refusent l’idée d’une universalité humaine, à laquelle ils opposent la conception d’un ensemble composé de cultures variées. Cet ensemble est constitué pour eux par le territoire de l'Eurasie, qu’ils identifient approximativement au territoire de l’Empire russe (voire de l’URSS), et dont la frontière est d’ailleurs plus nettement délimitée par rapport à l’Occident que par rapport à l'Orient.
        À la conception positiviste du progrès, mais aussi à l’idée saussurienne de l'évolution arbitraire, ils opposent une logique de l'évolution inhérente à l’ensemble culturel donné. C'est ici qu'on peut trouver les origines de la conception structuraliste de l’évolution immanente des structures, ainsi que de la conception des séries de formes sociales attachées à la culture (religion, art, politique, langue, etc.).
        L’auteur étudie des parallèles entre les prémisses épistémologiques de l’eurasisme et les apports des fondateurs de l’École de Prague à la pensée linguistique. Il mentionne, par exemple, l’attitude critique des eurasistes, qui remplacent le concept généalogique de familles en langues (Sprachfamilie) par le concept d'union des langues (Sprachbund), envers le positivisme des néogrammairiens ainsi qu'envers les théories génétiques des langues.
        À cette occasion, P. Sériot s'intéresse aux phénomènes d'affinité (vocable ambigu : similarité/parenté) et de convergence. Dans la théorie structuraliste naissante, le terme « lieu de développement », qu’on peut comprendre comme « ensemble énergétique géographiquement délimité », occupe une position centrale. Cet ensemble possède une logique interne d’évolution et tend à l’équilibre. Selon une autre conception, il s’agit d’un ensemble de langues que ne rapprochent ni les contacts, ni la parenté, mais seulement la contiguïté. C’est là qu’on voit naître la conception de la structure.
        Le chapitre suivant de l'ouvrage est consacré aux problèmes de la synthèse des sciences et de ce qu’on appelle la « personnologie ». Les eurasistes définissent la personne comme une « subjectivité collective » (ce terme apparaît aussi dans la sociologie de Durkheim). Cette subjectivité collective se reflète dans la langue, conçue comme manifestation de type culturel, révélant des traits spécifiques déjà au niveau phonologique (voir certaines éludes de Jakobson sur l'union des langues eurasiennes).
        C’est dans la Naturphilosophie romantique allemande et son idée de la totalité organique que l'auteur voit la source de la conception synthétique de la science qui mène au structuralisme. Il forge une hypothèse audacieuse selon laquelle, chez les Russes de Prague, la conception de la structure s’inspirerait de deux paradigmes : celui hérité de la philosophie allemande, et celui des « complexes immatériels » (pense-t-il à l’apport phénoménologique ?).
        La possibilité de relations trans-systémiques d’éléments phonologiques conduit à se poser la question de la nature de la structure. L’auteur montre que, pour Troubetzkoy et Jakobson, la structure est immanente à l'objet étudié ; elle est conçue comme la substance qui détermine le caractère de son type. À cette conception ontologique, P. Sériot oppose la conception épistémologique conceptualiste selon laquelle les structures sont des modèles dépendant du point de vue du chercheur. C’est ici qu'apparaît la différence entre Saussure et les structuralistes russes. Pour les Russes, la structure est un ordre caché de l’objet, fondé sur l'équilibre de ses éléments ; le changement diachronique de la structure n’est pas arbitraire, mais résulte d'une évolution téléologique qui repose sur la tendance à contrebalancer les déséquilibres. Pour Saussure, la structure est un modèle synchronique dont les changements sont arbitraires ; les actualisations du système (langue) dans la « parole » sont en effet innombrables.
        Pour conclure, l’auteur constate que dans la pensée des structuralistes russes de Prague, le terme de système désigne « un ensemble labile de sens », tournant autour des notions de synthèse, de totalité, de structure, d’essence, de nature. Cette conclusion semble néanmoins un peu restrictive si l’on veut l’appliquer à toute l’activité de l’École de Prague. Jakobson utilise le terme de « structure » pour la première fois en 1927. Les sources de la pensée structuraliste ne se limitent d'ailleurs pas aux seules idées eurasistes qui n’en représentent qu'une des composantes. À côté de la phénoménologie, déjà mentionnée, il faut prendre en considération le fait que Jakobson a participé également au développement des théories formalistes russes, etc.
        L’auteur veut montrer que chez les Russes de Prague, la conception de la structure en linguistique résultait de la négation du paradigme des néogrammairiens, négation fondée sur la théorie organiciste de la langue, dont les traces se trouvent également chez les eurasistes. Cela signifie que la « négation structuraliste » ne se manifeste pas comme une rupture brutale, mais comme un processus de transformation dans lequel la notion de totalité joue un rôle prépondérant. Cette notion constitue toutefois un obstacle à l’élaboration des conceptions ontologiques de la structure.
À notre avis, on peut difficilement réduire la complexité des concepts théoriques du Cercle linguistique de Prague à une opposition à la modernité individualiste des Lumières et au positivisme atomisant. Il ne faut pas non plus oublier l’apport de l'école de Prague au développement d’autres disciplines des sciences humaines : esthétique, folklore, théorie de la littérature
        L'ouvrage de P. Sériot illustre brillamment l’une des tendances qui sont entrées dans la formation du structuralisme de Prague. Il montre la complexité des voies qui aboutissent au changement des paradigmes dans les sciences humaines. C’est une contribution importante à une meilleures connaissance de la généalogie d’une des tendances structuralistes qui ont profondément influencé la pensée scientifique du XXe siècle.
Aleš HAMAN