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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы



-- Patrick SERIOT : «La théorie des deux sciences dans la linguistique russe et soviétique», in Cram D., Linn A., Nowak E. (ed.) : History of Linguistics 1996. Vol. 1: Traditions on Linguistics Worlwide. Selected Papers from the 7th International Conference on the History of the Language Sciences (Oxford, 12-17 September 1996), Amsterdam : J. Benjamins, p. 301-312, 1999.


«Ja — russkij filolog» (Jakobson)
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        Il est peu probable qu'il vienne à l'idée de quiconque de parler de «tradition» à propos de physique nucléaire ou de biologie moléculaire. La notion de «tradition» est en effet généralement présentée dans les dictionnaires et encyclopédies comme associée aux dogmes religieux, au folklore, mais, semble-t-il, jamais à la science. Cette lacune est d'autant plus curieuse qu'il ne manque pas d'exemples d'utilisation de ce mot en histoire de la linguistique pour parler de «tradition linguistique» chinoise, arabe, hindoue, parfois même «occidentale».
        Quelle particularité distingue alors la linguistique des autres sciences au point qu'on peut la penser si étroitement associée à son ancrage culturel?
        Qu'est-ce qu'une «tradition» en linguistique? Qu'est-ce qu'une «tradition scientifique»? Y a-t-il rien de plus paradoxal que la réunion de ces deux termes?
        Le mot «tradition» employé seul, tout comme l'adjectif «traditionnel» a un sens nettement axiologique, qui l'oppose à la notion de «modernité». Le même mot accompagné d'un adjectif peut désigner de façon neutre, non axiologique, un courant philosophique (la tradition platonicienne, la tradition des Encyclopédistes), une sensibilité (la tradition romantique), une certaine approche du monde (la tradition économiste, la tradition atomiste), et être alors l'équivalent de théorie, enseignement, école, courant. En anthropologie culturelle la «tradition» désigne l'appartenance à un ensemble culturel (la tradition mélanésienne), mais on trouve aussi le terme accolé à des adjectifs renvoyant à des réalités plus proches des nôtres : la tradition intellectuelle occidentale, ou tout simplement la tradition nationale. Lorsque l'adjectif renvoie à une religion, l'axiologie est déjà sous-jacente, avec des objets dont les frontières sont plus nettement dessinées, et dont l'évolution semble figée par un corps de doctrine : la tradition chrétienne, musulmane, bouddhiste. Cette nuance de figement s'étend dès lors à tout courant de pensée hostile par principe à tout changement, à toute notion d'évolution (la tradition
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slavophile, byzantine
, une tradition millénaire). On parle ainsi de la tradition classique, mais l'expression «la tradition moderne» aurait-elle un sens?
        On s'aperçoit vite, cependant, qu'il est malaisé, voire impossible, de faire un tri sûr entre les deux acceptions, neutre et axiologique, du mot «tradition».
        Dans l'historiographie de la linguistique, les usages du terme tradition sont nombreux et, me semble-t-il, n'échappent guère à cette polyvalence. Ainsi, la «tradition pré-saussurienne» renvoie à un ensemble qui se définit par sa clôture temporelle et sa colloration péjorative (une science dépassée, obsolète), la «tradition néo-grammairienne» est également, en règle générale, une désignation péjorative (qui, de nos jours, revendiquerait cette tradition comme sienne?). Mais le pluriel et le singulier offrent parfois d'étonnants moyens de différencier les acceptions : si «la tradition grammaticale» semble un terme nettement péjoratif, «les traditions grammaticales» renvoient à un simple inventaire de la diversité des approches. Mais qu'en est-il de l'expression «la tradition structuraliste», «la tradition pragoise»?
        Après que le travail de M. Foucault l'eut systématiquement mis en pièces (1969, p. 31-33), on peut s'étonner que ce terme de tradition ait encore droit de cité en histoire de la linguistique, du moins dans une acception non théorisée, faisant appel à l'évidence. Or, lorsque Foucault pourfendait les objets incertains de «l'histoire des idées», il ne songeait sans doute même pas qu'on pût manier sans précaution la notion de tradition pour désigner des ensembles culturels séparés les uns des autres, des façons culturellement déterminées de travailler l'objet de la linguistique(1). Ainsi G. Mounin (1972, p. 149) fait appel, sans en donner de définition, à une «tradition profonde de la pensée russe», tout comme J.-C. Milner oppose «notre tradition» à celle des linguistes russes (1982, p. 334).
        Semblable interprétation culturaliste des modes de faire en linguistique n'aurait, après tout, rien de si choquant si ce n'était cette absence totale de définition des objets qu'on manipule, cet appel feutré à l'évidence, à l'intuition. Est-il donc si certain qu'il existe une «tradition occidentale» en linguistique, à laquelle n'appartiendrait pas la «tradition russe», ou la «pensée russe»? Ces objets sont-ils homogènes au point de pouvoir être opposés l'un à l'autre? mais comment savoir si deux «traditions», deux «pensées» (les «pensées nationales», d'ailleurs, sont-elles des objets dénombrables?) sont des objets du monde différents, ou des variantes d'un seul et même objet? L'emploi non théorisé du terme de tradition soulève à lui tout seul nombre de questions : est-on contraint
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par le cadre de pensée à l'intérieur duquel on s'exprime en tant que linguiste? Peut-on innover dans une tradition, peut-on y inventer ou découvrir quelque chose? Mais alors comment déterminer si cette invention s'inscrit dans la tradition ou si elle s'en écarte? Y a-t-il des passages d'une tradition à l'autre, ou bien les limites en sont-elles hermétiquement closes? Grands sont les risques d'aporie.
        La linguistique russe et soviétique, vue à partir de l'Europe occidentale, permet de jeter quelque lumière sur ce problème.
        L'Encyclopédie philosophique universelle publiée à Paris (P.U.F.) en 1989 oppose trois ensembles : la philosophie occidentale / les pensées asiatiques (Inde, Chine, Japon) / la conceptualisation des sociétés traditionnelles. Aucune place à part n'est attribuée à la Russie, qui se trouve «par défaut», pourrait-on dire, dans l'ensemble «philosophie occidentale», sans que cette appartenance fasse l'objet d'une justification. N.S. Troubetzkoy est ainsi à chercher parmi les penseurs «occidentaux». Or ce classement serait rigoureusement irrecevable en Russie à l'heure actuelle, tout comme à l'époque de l'URSS ou parmi les émigrés tels que Troubetzkoy lui-même.

        On peut partir d'une constatation empirique : plus encore que de «tradition», la notion de spécificité épistémologique locale, nationale, est fortement ancrée en Russie-URSS à certaines époques dans le domaine des sciences humaines, et tout particulièrement en linguistique.
Les diatribes anti-occidentales en URSS à l'époque de Staline et Ždanov sont bien connues et, d'un point de vue épistémologique, ne présentent pas un grand intérêt, si ce n'est d'illustrer une «théorie des deux sciences» (science bourgeoise et science prolétarienne), dont l'origine remonte aux travaux de A.Bogdanov (cf. D.Lecourt, 1977). On en donnera ici quelques illustrations, parmi tant d'autres :

«La linguistique soviétique est une théorie scientifique diamétralement opposée aux positions idéalistes et réactionnaires de la linguistique bourgeoise(2)» . (Naučnaja sessija…, 1950, p. 75).

        Or on assiste à un glissement rapide du couple science bourgeoise / science prolétarienne à un autre : science étrangère / science soviétique. Ainsi, même un représentant de ce qui fut une idéologie refusant toute réalité à la notion de «culture nationale», le marrisme, écrit en 1949, pendant la période zˇdanovienne :

«Notre linguistique nationale s'est développée dans des conditions historiques concrètes, dans un milieu de classe et dans des circonstances nationales déterminées.» (Meščaninov, 1949, p. 3)

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        On doit rappeler néanmoins que même plus tard, à l'époque de la «détente» officielle, un spécialiste de l'histoire de la linguistique comme F.M. Berezin parle en 1979 de la linguistique soviétique comme d'une «branche particulière et à part entière de la science mondiale du langage» (Berezin-Golovin, 1979, p. 399). Plus récemment encore, un linguiste de grand talent et de renommée mondiale comme Ju. Maslov déclarait en 1987 (mais y croyait-il?) qu'

«on doit souligner les particularités fondamentales de la science soviétique du langage, qui l'opposent aux courants de la linguistique étrangère contemporaine, méthodologiquement insatisfaisants, ecclectiques, idéalistes et souvent ouvertement réactionnaires.» (Maslov, 1987, p. 263)

Par contraste, la linguistique soviétique, selon lui, se caractérise par le fait qu'elle envisage la langue dans son lien avec la société, «c'est-à-dire avec l'histoire concrète du peuple» (ib.).

        Il n'est pas utile d'accumuler les citations. La thèse que je voudrais défendre ici est que, par delà des déclarations qui semblent reposer sur une opposition politique, idéologique ou nationale, se cache en réalité un paradigme beaucoup plus ancien, qui remonte à la réception russe du romantisme allemand. Pour ce faire on s'attachera essentiellement, pour cette démonstration, à l'attitude, dans les années 1920-1930, de deux grands linguistes considérés comme fils spirituels de F. de Saussure : R. Jakobson et N. Troubetzkoy, à l'égard de la linguistique «occidentale». La méthode consiste à relever tout ce qui est une comparaison explicite entre «science occidentale» et «science russe» et à classer les critères.
        En 1929 R. Jakobson publie un article étonnant dans la revue germanophone pragoise Slavische Rundschau : «Über die heutige vorausetzungen der russische Slavistik», dans lequel il fait une opposition terme à terme entre la «science occidentale» et la «science russe», cette dernière comprenant aussi bien la science en URSS que dans l'émigration (p. 52). Après avoir présenté la spécificité de l'objet de la russistique dans la «science russe» :

«Un autre trait de la russistique a également sa tradition [?] : c'est la conception de la Russie comme une totalité structurale. [?] Pour l'avant-garde de la pensée scientifique russe a toujours été déterminante la tendance à embrasser tout le monde russe d'un seul regard et à considérer les manifestations spatiales et temporelles particulières de ce monde du pont de vue de cette totalité. De façon de plus en plus nette apparaît dans la conscience l'uniformité historique et l'indissolubilité, la spécificité et l'originalité de ce monde.» (Jakobson, 1929, p. 53);

        il dresse un tableau épistémologique de la spécificité de cette «science russe», en relation d'«hostilité» à la «science occidentale», en opposant le holisme de l'une à l'atomisme et au positivisme de l'autre, en tant que composantes intrinsèques :

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«La pensée théorique russe est depuis toujours caractérisée par certaines tendances spécifiques. Certes, il n'existe pas de méthodologie scientifique russe monopolistique, qu'on pourrait opposer à la méthodologie qui domine sans restriction en Occident; bien sûr, il y a des leimotivs qui caractérisent non pas le lieu de développement mais l'époque, et qui sont internationaux; cependant, malgré le caractère international d'un courant, il faut toujours tenir compte du milieu local favorable ou défavorable.
On pourrait caractériser le milieu russe comme hostile au positivisme; il suffit de rappeler que la floraison du positivisme en Russie a été qualitativement très moyenne alors que les lignes latérales d'opposition concomitantes de l'évolution des sciences, principalement dans le domaine de la philosophie russe, ont donné des fruits merveilleux (Danilevskij, Dostoevskij, Fedorov, Leont'ev, Solov'ev). L'aversion pour le positivisme est caractéristique de toutes les manifestations vitales de la pensée russe, au même degré pour Dostoevskij que pour le marxisme russe. Pour la conception spirituelle russe il est typique que le «dans quel but?» (Wozu?) domine sur le «pourquoi?» (Warum?). Vinogradov a raison quand il souligne la coloration téléologique de la pensée russe dans la personne de ses principaux représentants. Comme avec un fil rouge la Naturphilosophie russe est traversée par une tendance antidarwinienne; […] il suffit de rappeler l'argumentation de Danilevskij, Straxov, Berg, qui s'est cristallisée aujourd'hui dans la théorie de la nomogénèse, harmonieuse et de part en part traversée par l'idée d'orientation vers un but. La catégorie de la causalité mécanique est étrangère à la science russe. […]
Une plus ou moins forte dose de principes essentiellement incompatibles a constamment été mêlée à la position téléologique traditionnelle et au structuralisme de la science russe. Néanmoins ces tendances méthodologiques dans la science russe actuelles sont déjà épurées des rajouts éclectiques et ressortent avec force. Elles apparaissent aujourd'hui également dans la science occidentale, en elle se reflète l'esprit du temps. Dans la science occidentale de la seconde moitié du XXème siècle ces aspirations étaient devenues des harmoniques à peine audibles, c'étaient des tentatives épisodiques d'opposition réprimées par la doctrine dominante. De l'autre côté se façonne ce monde d'idées formant un tout, à partir duquel s'est formé la science structuraliste russe, en une vision scientifique du monde totalisante, qui s'oppose de façon hostile au premier.» (Jakobson, 1929, p. 55-56)

        Jakobson au tournant des années 20 et 30, à ce moment-clé de l'histoire des sciences humaines en Europe, introduit ainsi un facteur géographico-national dans une opposition de paradigmes, en traduisant les termes d'une opposition temporelle en opposition spatiale. Pour lui, le rapport du holisme à l'atomisme est non seulement vu comme une succession, mais encore et surtout comme une différence de traditions nationales, dont l'une est meilleure que l'autre, car elle appartient à un monde qui a su secréter une science nouvelle, d'avant-garde, supérieure. Il s'agit d'une variante de la théorie romantique des peuples qui viennent à leur tour occuper une position dominante dans le sens de l'histoire. On y verra certes une pensée de l'universel, mais qui se réalise au nom
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de la spécificité de la pensée russe, une science où la synthèse domine sur l'analyse. En cela réside la source du grand malentendu qui domine la réception du structuralisme pragois en Occident, et qui en fait une pure et simple continuation de la pensée saussurienne.
        C'est cette présentation continuiste, reposant sur la notion d'influence, qu'on trouve ainsi chez M. Ivic, pourtant proche de Jakobson, à propose de Troubetzkoy :

«The formation of Trubetzkoy's phonological ideas was fundamentally inspired by the illuminating statements formulated in Cours de linguistique générale. [?] Trubetzkoy studied with careful attention and enthusiasm the theories of Baudouin de Courtenay and De Saussure.» (Ivic, 1970, p. 135)

        La lecture attentive de la correspondance de Troubetzkoy et Jakobson donne pourtant un tout autre tableau. En fait, en 1932, Troubetzkoy n'avait lu le Cours qu'une seule fois dans sa vie. Le 17 mai 1932 il écrit à Jakobson :

«Pour chercher de l'inspiration, j'ai relu De Saussure, et il faut dire qu'à la seconde lecture il m'a fait une bien moindre impression. En fait, on y trouve fort peu de choses valables, l'essentiel n'est qu'un tas de vieilleries. Et ce qui est valable est terriblement abstrait, il y a peu de concret. On comprend la direction que prend l'activité de ses élèves. Il pérorent à n'en plus finir sur la notion de système, alors qu'aucun d'entre eux (à l'exception du Système du verbe russe de Karcevskij) n'a été capable de décrire le système d'une langue vivante, ne serait-ce que du français.» (Jakobson, 1985, p. 241)

        En mai 1934, de retour de Paris, il exprime à Jakobson ses idées sur le déterminisme culturel des idées scientifiques :

«En plus d'une antipathie personnelle à votre égard, il y a le fait que les Français éprouvent une certaine répulsion envers les formes de la culture eurasio-danubienne dans lesquelles s'exprime la phonologie actuelle.» (Jakobson, 1985, p. 300)

        Troubetzkoy fait une typologie des cultures, à l'intérieur de laquelle la civilisation occidentale est vue comme analytique, alors que le monde culturel russo-byzantin est synthétique :

«La civilisation européenne moderne se distingue par la grande autonomie de ses aspects et branches individuels. La religion, l'éthique, le droit, la science, la philosophie et l'art, tous ces domaines tendent à être entièrement indépendants l'un de l'autre. Chacune de ces parties a une existence séparée et évolue sans lien avec les autres composantes de la même civilisation. Il y a ainsi des choses telles que l'art pur, la science pure, la philosophie pure, toutes indépendantes les unes des autres. Le droit, l'éthique et la religion, sans lien non plus, sont sans conteste indépendantes de l'art, de la philosophie et de la science. Ce détachement des composantes individuelles de la culture par rapport à leur contexte global est profondément enraciné dans la nature de la civilisation européenne moderne. […]
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Cette particularité n'est caractéristique que de la civilisation européenne moderne des cinq derniers siècles. Toutes les autres grandes civilisations du monde ont été et sont constituées très différemment, à condition de ne pas avoir été influencées par la culture européenne. Chacune d'elles est un tout unifié, un système harmonieux dans lequel toutes les composantes se soutiennent et se modifient l'une l'autre, dans lequel elles sont entrelacées et mutuellement dépendantes. […] A Byzance la philosophie et la religion étaient inséparablement liées l'une à l'autre. […] Les sciences naturelles, la géographie et l'astronomie étaient incorporées dans le système général de la philosophie, et mis scrupuleusement en harmonie avec l'esprit et le dogme de la religion. […] Tous les champs de la connaissance, les sciences naturelles comme les sciences humaines étaient considérés non seulement comme des moyens d'élargir son horizon mental, mais aussi comme une instruction morale dans l'esprit de la religion et de la philosophie religieuse qui lui était associée. Ainsi, toutes les branches du savoir et de la pensée formaient une unité homogène, un système harmonieux.» (Troubetzkoy, 1973, p. 8-9)

        A Prague, à la même époque, V. Mathesius aussi parle de «science nationale», de «science tchèque». Mais il le fait toujours au sens de «science en Tchécoslovaquie», pour regretter qu'il y ait trop peu d'investissements scientifiques, trop peu de publications en tchèque. Il ne parle jamais en termes d'ethno-psychologie.

        Ce que Jakobson et Troubetzkoy pensaient être une science neuve, et géographiquement différente, est peut-être une avancée épistémologique, mais s'appuie profondément sur l'épistémè de la Naturphilosophie allemande du premier tiers du XIXème siècle, qui promeut la synthèse et l'organicisme aux dépens de l'analyse et du mécanicisme. Rappelons que Goethe, passionné de biologie, tenté par cette forme de pensée, approuvait un objectif consistant à ce que

«toute dissociation soit supprimée, ce qui est séparé ne soit plus considéré comme tel, mais que la totalité soit embrassée dans l'unité d'une même origine et d'un même concept÷. (Goethe, 1973, p. 80, cité dans Gusdorf, 1993, p. 415)

        Un exemple particulièrement éclairant de ce que Jakobson et Troubetzkoy pensaient être une science nouvelle (et russe) est la théorie des correspondances, par laquelle, rejoints en cela par le géographe P.N. Savickij (cf. Savickij, 1929), ils tentaient de faire coïncider les isoglosses avec les isothermes et autres isolignes culturelles et naturelles (cf. Jakobson, 1931; Troubetzkoy, 1921).
        Au tournant des années 20 et des années 30, ils cherchent à déchiffrer les signes que présentent la nature et la culture. Ils cherchent, par delà le visible, la structure cachée du réel. La théorie des correspondances, typique du romantisme allemand, remonte, à travers Paracelse et Jakob Böhme, aux recherches de l'Antiquité tardive sur la correspondance entre macro- et microcosme. Pourtant, tout en se trouvant dans la lignée de cette «tradition»
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(qui n'est pas propre à la Russie, mais bien à la «science romano-germanique»), Jakobson et Troubetzkoy abandonnent le grand Tout de la Naturphilosophie pour une pluralité de petites totalités que sont «les cultures», hermétiques les unes aux autres et incommensurables. Ils inventent des totalités au pluriel, reproduisant à petite échelle ce que les Naturphilosopher avaient fait pour l'univers en sa totalité. On abandonne ainsi l'idée d'unité cachée de l'univers : l'univers n'est plus qu'une abstraction, les limites réelles sont celles des différentes «personnes symphoniques»(3) que sont les peuples. Par leur refus d'une culture universelle, assimilée à la civilisation occidentale, Jakobson et Troubetzkoy au tournant des années 20 et 30 mettent en avant la notion de «types historico-culturels fermés», à l'intérieur desquels les manières de faire la science sont culturellement déterminées, formant ainsi des totalités qu'ils affirment être «structurales».
        Ils s'inscrivent pourtant dans un courant de pensée très moderne, consistant à trouver le même sous la diversité, l'unité par-delà l'hétérogène. L'avènement de la phonologie s'inscrit dans ce mouvement complexe qu'il importe à l'historien des sciences de replacer dans une vision globale de l'histoire de la culture.

        J'ai voulu esquiser ici l'explication d'un certain nombre d'idées et de thèmes en apparence incompréhensibles chez des linguistes russes aussi honorablement connus en Occident que Jakobson et Troubetzkoy sur la théorie des deux sciences, par rapport à un fond idéologique, philosophique, épistémologique et culturel propre à la Russie et à l'URSS.
        On a vu que le thème des «traditions nationales en linguistique» n'était pas à chercher dans les déclarations, mais dans le travail effectif. Une lecture attentive des textes permet de ne pas partir d'un conception a-prioriste des écoles, de courants ou des paradigmes, de ne pas masquer la complexité ou la diversité. De même, prendre au sérieux ce qui est écrit permet de ne pas opérer de choix, de tri a priori entre ce qui relève d'une discipline scientifique à proprement parler et ce qui pourrait être considéré comme fantaisie de savant. Mais, paradoxalement, les revendications de différence de la part des «Russes de Prague» nous font toucher du doigt le thème de la comparaison entre courants, infiniment plus fertile que celui de la quête de la tradition.
        Il reste bien des thèmes à parcourir, en particulier la question de savoir si l'argumentation sur la théorie des deux sciences dans la linguistique russe et soviétique est un cas particulier de la science russe, ou au contraire le domaine où cette théorie a le plus d'emprise. Cette intervention n'est que l'esquisse d'un travail plus important actuellement en préparation. Elle voulait attirer l'attention
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sur une thématique peu connue en Occident, qui court depuis plus de deux siècles dans la réflexion sur la langue en Russie.

NOTES



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