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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Frédéric Baudry : «De la science du langage et de son état actuel», Revue Archéologique, Nouvelle Série, Vol. 9 (Janvier à Juin 1864), pp. 13-37

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        La méthode comparative est un des plus précieux legs que nous ait transmis le XVIIIe siècle. Son application rigoureuse, qui est l’œuvre de notre temps, a ramené l’intérêt sur des sujets épuisés, et ouvert des champs nouveaux à l’activité des esprits.
       Comme tout ce qui tient à l’humanité, les sciences ont eu d’humbles commencements : la géométrie et la botanique sont nées, ainsi que l’indique leur nom, de l’arpentage des terres et de la recherche du fourrage; l’astronomie, des observations du paysan et du marin qui cherchaient à prévoir le retour des saisons. De même la grammaire a surgi en Occident de la nécessité où les Grecs se virent d’enseigner leur langue aux Romains, et en Orient de la sollicitude des brahmanes pour maintenir purs les textes des Védas.
       Ces simples germes attendaient pour s’épanouir le rayon d’une curiosité supérieure, car il n’y a de science digne de ce nom que du jour où l’objet est étudié pour lui-même et sans souci d’application immédiate. L’intelligence prit cet essor à partir d’Aristote, mais elle se renferma d’abord dans l’étude de l’objet isolé, le décomposant par l’analyse et le recomposant par la synthèse, sans songer à ses rapports avec le reste du monde. Cependant rien n’est isolé dans la nature; la création est un ensemble où tout se tient. On ne comprend donc qu’à demi l’objet qu’on ne connaît qu’en lui-même; on ne saurait lui assigner sa vraie place par rapport au tout, et même les détails échappent souvent s’ils ne sont étudiés que sur un seul point.
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        Car jamais le particulier ne réalise complètement les types, et la généralisation qui est au fond de la méthode comparative peut seule espérer d’atteindre jusque-là. C’est ainsi qu’en histoire naturelle les organes rudimentaires restent une énigme indéchiffrable tant que l’on considère un seul groupe d’animaux ou de plantes. Pour en éclaircir le mystère, il est indispensable de comparer entre eux des groupes plus ou moins éloignés, où ce qui n’était que rudiment chez l’un soit surpris en plein développement chez l’autre. De tels résultats parlent aux yeux, et c’est pourquoi le procédé comparatif a commencé par les sciences naturelles. Assurément le rapprochement philosophique est de tous les temps, et dès Aristote on en trouve les traces les plus manifestes. Mais l’application systématique de ce procédé et sa réduction en méthode constituée ne datent pas de si loin. Il paraît difficile de leur assigner une époque plus reculée que les leçons de Vicq d’Azyr sur l’anatomie comparée, en 1773 ; avec lui commence la grande école des Cuvier et des Geoffroy Saint-Hilaire, qui a dû son éclat à la comparaison à la fois rigoureuse et hardie des organes entre eux.
       Si nous avons pris pour exemple les sciences naturelles, c’est que la linguistique en est une. Le progrès le plus réel peut-être qu’elle doive à l’esprit, philosophique de notre temps est dans cette assimilation. Condamnée à la stérilité tant qu’on a considéré la parole comme le produit de l’usage et du caprice, elle est devenue féconde du jour où l’on s’est avisé de la régularité organique des langues, et où l’on s’est aperçu que le langage se développe suivant des lois observables, aussi précises que les lois physiologiques, et dérivées comme elles de la nature des choses et non de l’arbitraire humain.
       La période d’incubation de la linguistique remonte en Europe jusqu’au Cratyle de Platon, et elle y débuta par la question métaphysique de l’origine du langage. Vient-il de la nature ou de la convention ? tel était le problème que se posait le philosophe et qu’il ne résolut pas, car c’est à peine si on commence aujourd’hui à pénétrer ce mystère. Aristote rentra dans des limites plus modestes : ses travaux sur la logique l’amenèrent accessoirement à tenter une analyse des parties du discours, qu’il ne poussa pas loin; l’achèvement.de ce travail fut l’œuvre collective des philologues alexandrins et des professeurs de langue grecque qui s’établirent à Rome lorsque leur patrie conquise subjugua intellectuellement ses rudes vainqueurs. Les Romains s’en mêlèrent aussi. L’érudit Varron écrivit sur la langue latine un traité étymologique dont une partie est parvenue
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jusqu’à nous. Jules César lui-même fut un grammairien distingué ; il participait à toutes les activités de son temps. Au milieu de sa guerre des Gaules, il dicta sous la tente un traité grammatical de analogia qui fut dédié à Cicéron. Il y inventait un mot qui subsiste encore aujourd’hui : c’est le nom d'ablatif pour désigner le sixième cas latin qui, n’existant pas en grec, n’avait pas été nommé dans cette langue.
       On connaît les grammairiens de l’époque impériale : Quintilien au Ier siècle de notre ère; au IIe Apollonius Dyscole ; au IVe Donatus, de qui la grammaire, «le Donat», eut cours pendant tout le moyen âge: au VIe, sous Justinien, Priscien, dont l’ouvrage a joui jusqu’à nos jours de l’autorité principale en ces matières. Leur œuvre a été surtout le classement des parties du discours et la constitution.de la syntaxe. Il a fallu des siècles d’analyse pour distinguer les verbes, les noms, les adjectifs, articles, pronoms, adverbes, prépositions et conjonctions, les cas, les nombres, les genres, les degrés, les personnes, et pour indiquer nettement le jeu de toutes ces parties dans l’ensemble de la phrase. Ce travail, accompli par les grammairiens grecs pour ses parties essentielles, a été tellement élucidé par les modernes et surtout par l’école française, qu’on aurait peine à concevoir aujourd’hui un progrès possible pour cette partie de la science.
       La grammaire classique aboutissait à la logique et à la critique littéraire, mais sans pénétrer dans l’intérieur des mots. Elle avait fait l’architecture du langage, elle n’en avait pas tenté la chimie ; elle avait décrit l’agencement de la phrase, mais elle ignorait de quelles combinaisons intimes les mots sont le résultat. Des rêveries mystiques du Cratyle aux étymologies puériles de Varron, et de là aux pédantesques niaiseries de Ménage, aucun pas efficace n’avait été fait, parce qu’on ne sortait pas de l’arbitraire et qu’on ne se traçait aucune méthode précise d’investigation. Nul mot n’était analysé correctement ; les rapprochements étaient livrés au hasard des consonances et au caprice de l’oreille. D’ailleurs toutes les langues sont loin de se prêter à l’analyse, et le hasard n’avait mis sous la main des grammairiens classiques aucune de celles où la décomposition s’opère comme d’elle-même et au premier abord.
       Faute d’avoir analysé les mots, les anciens n’auraient jamais réussi dans la comparaison des langues. Il ne leur vint même pas à l’esprit de l’essayer ni de se poser la question de la diversité du langage, et de sa réduction possible à l’unité. Il semble qu’ils aient à peine tenu compte de cette diversité, et qu’en pleine civilisation ils aient gardé
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l’idée qui domine chez les peuples barbares, que ceux qui parlent des langues étrangères n’ont aucun idiome régulier, qu’ils ne font que balbutier des paroles absurdes et doivent à peine parvenir à s’entendre entre eux. C’est sous l’empire de ce singulier point de vue que les Indiens appelaient leurs voisins Mlecchas, «bredouilleurs», mot qui, passant dans les idiomes germaniques, est devenu Welsch, dont les Germains se servirent pour désigner les Celtes et les Romains, tandis qu’eux-mêmes se nommèrent Deutsch, «ceux qui parlent clairement.» Le βάρβαρος des Grecs, analogue au balbus des Latins, a de même le sens de bègue. Les Slaves vont plus loin encore : ils appellent leurs voisins allemands niemiec, «les muets.»
       Par là s’explique un fait qui peut sembler étrange : les Grecs et les Romains, en rapport avec tant de peuples, non seulement ne soupçonnèrent pas l’affinité de leur langage avec celui des Perses, des Germains, etc., mais ils n’eurent même jamais l’idée d’étudier théoriquement un seul idiome étranger. La linguistique, dit M. Max Müller[1], ne date vraiment que du jour où le christianisme remplaça le nom de barbares par celui de frères. C’est la Pentecôte qui délia les langues et proclama leur égalité. Le christianisme favorisa encore sans le savoir la linguistique, en faisant entrer en scène un idiome de formation toute différente du grec et du latin, l’hébreu, qui fut regardé comme la langue mère, de laquelle on s’efforça de faire dériver les autres.
       Bien que nulle part la Bible ne décide expressément si le premier homme parlait hébreu, et que la tradition de Babel sur la confusion des langues augmente encore l’incertitude à cet égard, aucun des pères de l’Église et des docteurs qui les suivirent ne douta qu’Adam ne se fût servi de l’hébreu pour nommer les animaux dans le paradis terrestre. Lorsqu’au xvie siècle les études philologiques se réveillèrent de leur long sommeil, on travailla avec ardeur sur cette donnée. Quelques excentriques s’écartaient seuls de l’idée reçue. Par exemple Goropius Becanus établissait sérieusement qu’Adam avait parlé hollandais. D’autres soutenaient les prétentions du basque et du bas-breton. Un certain André Kempe déclarait que Dieu avait parié sué-
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       dois, et qu’Adam lui avait répondu en danois, tandis que le serpent parlait français à la femme. Mais ces plaisanteries, qui seraient des plus froides si elles n'avaient été prises au sérieux par leurs auteurs, ne détournaient pas le courant des esprits, qui faisait de l’origine hébraïque du langage une espèce de dogme. Ouvrages sur ouvrages furent entassés pour prouver que de là sortaient le grec, le latin et les autres langues. Le signal fut donné par un Français, car la France tenait alors le sceptre de l’érudition. Guillaume Postel mit au jour, en 1538, les premiers essais de grammaire comparative à ce point de vue. Estienne Guichard publia, en 1606, son Harmonie étymologique. Pour remonter du grec à l’hébreu, il conseillait de lire le premier de droite à gauche, comme le second. Ce beau procédé n’est pas tout à fait oublié : en dépit des progrès de la science, des préjugés religieux ont porté quelques entêtés à essayer de le renouveler de nos jours, afin de maintenir la théorie de l’hébraïsme.
       Le grand Leibniz sortit enfin de cette ornière et se prononça nettement contre le préjugé régnant, ne trouvant pas plus de raison à prendre l’hébreu pour la langue originaire qu’à la voir dans le hollandais, comme Goropius. Il posa en ces termes les bases de la méthode applicable aux études linguistiques :

«Cette élude, déclarait-il, ne doit pas être menée par d’autres principes que celle des sciences exactes. Pourquoi commencer par l’inconnu au lieu du connu ? Il tombe sous le sens qu’on doit débuter par les langues modernes qui sont à notre portée, afin de les comparer les unes aux autres et de découvrir leurs différences et leurs affinités, et de s’attaquer ensuite à celles qui les ont précédées dans le passé, pour montrer leur filiation et leur origine, et remonter ensuite pas à pas jusqu’aux plus anciennes, dont l’analyse nous conduira aux seules conclusions acceptables.»[2]

        Ces conseils étaient trop prudents pour être suivis à la lettre, et un philosophe linguiste en renom au siècle dernier, Court de Gébelin, fut loin d’en faire son profit. Au lieu d’étudier patiemment la réalité, il se lança du premier coup à la recherche des origines, sans autres auxiliaires qu’une érudition confuse et une imagination sans bornes. Le point de vue n’était plus le même qu’aux temps précédents : au respect de l’orthodoxie avait succédé la liberté philosophique; mais rien n’était changé dans l’arbitraire de la méthode. On s’étonnerait qu’un homme ait pu se jeter audacieusement dans les
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déductions a priori avec un si mince bagage de faits et d’observations, si l’on ne songeait que l’esprit est toujours pressé de bâtir des théories avec les matériaux qu’il a amassés, si insuffisants qu’ils soient. De cette façon les sciences avancent peut-être aussi vite qu’avec des méthodes plus sages, mais dont la discrétion même engourdirait les intelligences, et ne leur communiquerait pas ce feu sacré sans lequel il n’y a pas de travail efficace. D’ailleurs tout n’est pas à mépriser dans le Monde primitif de Court de Gébelin. L’ensemble de son œuvre est chimérique, mais en plus d’un détail il a pressenti les résultats futurs de la philologie comparée. C’est un de ces précurseurs qui ne laissent pas de monument, mais qui contribuent à l’impulsion de la science.
       Si l’influence de Leibniz ne suscita pas de linguiste méthodique, elle eut plus de succès dans une autre direction. Résolu à faire entrer la science dans les voies exactes de l’observation, il avait provoqué de toutes ses forces à la collection des faits, c'est-à-dire des vocabulaires et des spécimens de toutes les langues possibles. Il s’adressait aux voyageurs, aux missionnaires; il demanda à Pierre le Grand, en 1713, de recueillir des dictionnaires de toutes les langues de son empire, et de faire traduire en chacune d’elles les dix commandements, l’oraison dominicale et autres parties du catéchisme, «ut omnis lingua laudet Dominum, et afin aussi, disait-il, que par la comparaison des langues on puisse découvrir l’origine des nations qui, sortant de la Scythie, qui.est sujette à Votre Majesté, ont envahi les pays occidentaux.»
       Pierre le Grand n’avait ni assez de loisir, ni assez de littérature pour répondre à cet appel. Soixante-douze ans plus tard seulement la grande Catherine songea à réaliser le rêve de Leibniz. Elle chargea de ce travail le professeur Pallas et s’y amusa elle-même. Le résultat fut un gros livre, Glossarium comparativum linguarum totius orbis, contenant des mots tirés de cent soixante et onze langues d’Asie, cinquante-cinq d’Europe, trente d’Afrique et vingt-trois d’Amérique, en tout deux cents soixante-dix-neuf. Il en sortit quelques rapprochements curieux. Catherine elle-même en constatait le piquant dans une lettre :  

«Ce qui veut dire ciel dans une langue, veut dire nuage, brouillard, voûte, dans les autres; le mot Dieu dans certains dialectes signifie bon, très-haut; dans d’autres, soleil ou feu.»  

        Mais l’utilité de ces comparaisons était en définitive fort mince, et ne menait à aucune conclusion rigoureuse. On peut en dire autant de deux volumineux ouvrages inspirés par le même esprit, et qui ont eu dans leur temps une grande réputation; nous voulons parler du
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Catalogo du jésuite espagnol Hervas (1800) et du Mithridates d’Adelung (1806); ce sont deux résumés des langues connues du globe, contenant sur chacune d'elles une notice ethnographique, quelques maigres notions grammaticales, et pour spécimen une traduction du Pater noster; conception à tous égards défectueuse, car, outre que les renseignements grammaticaux y sont pleins d'erreurs et tellement incomplets qu’on n'en peut tirer presque aucun profit, le choix de l'oraison dominicale pour spécimen commun des langues n'a rien d’heureux au point de vue philologique. Cette sublime prière, parfaitement claire pour des Européens, est beaucoup trop abstraite pour les idiomes sauvages où l’on prétend la faire passer; la plupart manquent de mots pour la rendre; et elle a le tort de ne représenter qu’un thème composé tant bien que mal par les missionnaires, au lieu de la pensée et de l’expression originales des naturels. De là vient que, malgré leur incontestable érudition, et tout en tenant compte de l’impulsion qu’ils ont pu donner aux études, le Catalogo d’Hervas et le Mithridates d’Adelung ne sont pas restés dans l’usage de la science. Ils en marquent pour ainsi dire une période critique, où les molécules étaient réunies, mais flottaient encore sans cohésion, attendant, pour se cristalliser régulièrement, une occasion, une étincelle électrique. L'étincelle éclata au moment voulu : ce fut la découverte du sanscrit.
       Pour renouveler de fond en comble la linguistique, le sanscrit offrait d'abord une langue parfaitement nette en ses formes. Des idiomes assez clairs pourtant, le turc par exemple, étaient depuis longtemps entre les mains des savants. On n'avait pu en tirer parti, parce que le turc n’est comparable qu’à de pauvres patois d'Asie, inconnus, sans littérature, sans rôle suivi dans la grande histoire. Mis en face de nos langues classiques, il ne les éclaire d'aucune lumière directe, tandis que le sanscrit, leur frère aîné, révèle du premier coup tous leurs secrets. Le rapprochement immédiat, qui était resté stérile entre le grec et l’allemand, l’ancien perse, les langues slaves, même entre le grec et le latin, devint fécond par son intermédiaire.
        En même temps qu’une langue vraiment comparative, la découverte du sanscrit apportait une méthode d’analyse grammaticale nouvelle. L’Inde présente le phénomène, unique au monde, d'une littérature antique dont la tradition n'a pas été rompue, et qui est parvenue jusqu’à nous presque entière. Le nombre des ouvrages sanscrits actuellement existants ne monte guère à moins de dix mille. Dans cette énorme quantité, le premier rang appartient sans contredit
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aux Védas, comme au monument le plus ancien de la race indo-européenne, et à l’écho le plus fidèle de ses souvenirs primitifs. Mais en dehors des Védas, si l’on demandait ce qu’il y a de plus important et de plus original dans la littérature sanscrite, nous répondrions sans hésiter : la grammaire !
       Rien ne serait plus intéressant à suivre que l’histoire de la grammaire dans l’Inde. Les antiques Aryas en furent toujours préoccupés ; dès le temps du Rig-Véda ils invoquaient Sarasvatî, déesse du langage ; mais ils commencèrent à la considérer scientifiquement lorsqu’ils songèrent à conserver intacts les hymnes védiques. Ces chants sacrés, héritage des ancêtres transmis par la tradition orale, étaient l’objet d’une immense vénération. On attribuait à leur récitation des effets miraculeux qu’aurait détruits une seule faute commise en prononçant ces précieuses paroles. Dans cette croyance il y avait plus qu’une simple superstition ; il faut y tenir compte aussi d’une oreille délicate. On se représenterait à tort comme de grossiers paysans les ancêtres de notre race, qui vécurent dans les forêts et les pâturages montagneux du plateau central asiatique. Ces chefs de famille ou, comme disent les Védas, ces «maîtres de maison,» qui composèrent les hymnes et qui les transmirent, étaient des gardiens scrupuleux de la pureté des mœurs et du langage. Les soins domestiques, qui rabaissent l’esprit, étaient l’apanage des femmes et des serviteurs ; les maîtres se réservaient le commandement des travaux, la guerre et les sacrifices, et quelques-uns ajoutaient à ces hautes occupations la composition des chants qui plaisaient aux dieux et aux hommes. Ces inventeurs de poésies, et leurs familles, qui en gardèrent le souvenir comme une possession sacrée, attachaient certainement autant d’importance à la distinction du langage qu’à celle des actes qui les élevait au-dessus de la foule. La divisions des castes résulta plus tard de ces tendances aristocratiques. Au sein d’une seule et même race on vit s’élever des barrières infranchissables entre les Brahmanes prêtres et savants, les Kshattriyas seigneurs et guerriers, et les Vâiçyas composant la foule du peuple qui travaillait de son corps et de ses mains. Un pareil souci de bien dire se manifesta en Arabie dans des circonstances analogues ; les nobles cavaliers arabes, poètes à leurs heures et gardiens jaloux de leurs traditions héréditaires, devinrent, sous la tente, puristes comme des académiciens. Seulement ce qui, chez cette race délicate et sensitive, tourna aux élégances recherchées des Séances de Hariri, chez la race plus lourde mais plus solidement douée des Aryas se transforma de bonne heure en science véritable.
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Chose merveilleuse! la grammaire fut conçue et inventée par les Indiens sans le secours de l’écriture; car leur alphabet, qui n'est qu'une corruption de l'alphabet phénicien et leur vint évidemment de l'Occident, ne paraît pas être entré en usage avant l'époque du Bouddha, vers le vie siècle avant Jésus-Christ. Les écoles brahmaniques eurent horreur de cette innovation. Aujourd’hui même, écrire et lire les Védas passe encore à leurs yeux pour une impiété[3]. On doit les savoir par cœur et les avoir appris de la bouche d'un maître spirituel. Ces prodiges de mémoires n'étaient possibles qu'avec une vie abstraite et consacrée à une idée unique ; la méditation exclusive des textes en était la condition nécessaire. Les travaux grammaticaux des brahmanes en portent l’empreinte par leur profondeur et leur subtilité. Malgré l'absence de l’écriture, ils décomposèrent les mots en syllabes et les syllabes en consonnes et en voyelles : pour fixer la juste prononciation des hymnes, ils surent discerner les plus petites variations de son que le voisinage d'une lettre fait subir à une autre. Ils les notèrent, et de cette scrupuleuse observation de l’influence des lettres les unes sur les autres, entre les mots différents et entre les parties constituantes du même mot, est née la phonétique et la théorie de la permutation des lettres, qui est une des bases fondamentales de la philologie comparée.
        Ils définirent aussi les parties du discours. Le plus ancien traité indien que l’on connaisse sur ce sujet[4] dit fort clairement : 

«Le nom, le verbe, la préposition et la particule sont nommés par les grammairiens les quatre classes de mots. Le verbe exprime l'action, la préposition la définit, le nom marque un être, les particules sont explétives.»

        Mais de ce côté ils ne poussèrent pas loin l’analyse, et n'arrivèrent pas jusqu’à la syntaxe. Cette conquête était réservée aux Grecs, tant à cause de la souplesse de leur esprit, que de la riche variété de tours de leur langue, la première où la phrase se soit articulée et soit devenue dialectique. La phrase sanscrite, dans la langue vivante, telle qu'on la voit dans le Rig-Véda, était d’une extrême simplicité ; quand la langue, morte pour l'usage ordinaire, fut devenue un instrument de scolastique entre les mains des brahmanes, ils en firent une espèce d'algèbre
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monotone, d’où toute phraséologie disparut par la prétérition du verbe. On comprend qu’une syntaxe si pauvre ait peu attiré leur attention.
       Une autre cause contribua encore à développer le sens grammatical des Indiens. La langue des Védas vieillit de bonne heure et cessa bientôt d’être accessible au vulgaire. Les brahmanes, qui tenaient à garder la tradition du sens exact, créèrent, à côté de la doctrine de prononciation, une doctrine d’interprétation et d’étymologie (nirukta) des mots védiques. Le même procédé y fut appliqué, et les étymologistes décomposèrent ces mots précieux en racines, affixes et flexions. Ils distinguèrent les mots simples d’avec les composés, et résumèrent leur pénétrante analyse en un vers, énigmatique à force de brièveté, qu’on ne peut traduire qu’en le développant :

Tin krit taddhita catushtayasamâsâh çabdamayam.[5]
«Les verbes avec leurs flexions, les noms dérivés au moyen des suffixes primaires et secondaires, et les quatre espèces de composés, voilà ce qui constitue les mots.»

        Depuis bientôt cinquante ans que la philologie comparée existe en Occident, elle n’a pas fait autre chose que d’appliquer cet aphorisme, et de décomposer les mots suivant la méthode qu’il exprime sous cette forme algébrique.
       Les travaux sur les Védas avaient fixé la grammaire: il s’agissait de la compléter et de la généraliser : ce fut l’œuvre de Pânini. Cet écrivain, de qui la date précise n’a pu encore être fixée, mais qui existait certainement avant l’ère chrétienne, est resté dans l’Inde l’oracle de la science, et les travaux postérieurs n’ont fait que commenter son ouvrage. Les grandes grammaires anglaises qui ont révélé le sanscrit à l’Europe ont suivi ses doctrines, et de là une bonne partie en a passé dans le courant de la philologie actuelle, que Pânini anime encore du fond de son antiquité.
       Les premiers Européens qui aient connu le sanscrit furent les missionnaires jésuites, à commencer par le P. Roberto Nobili, qui alla dans l’Inde en 1606 et y fit composer, par un de ses convertis, le fameux Ezour-Védam, que Voltaire prit pour une antiquité antérieure de quatre siècles à Alexandre le Grand. En 1740 le P. Pons, dans une lettre célèbre au P. Duhalde[6], donna des notions pré-
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cises sur la langue sacrée de l’lnde :

«La grammaire des brahmanes, disait-il, peut être mise au rang des plus belles sciences. Jamais l’analyse et la synthèse ne furent plus heureusement employées que dans les ouvrages grammaticaux de la langue sanscrite. Les auteurs y ont réduit, par l'analyse, la plus riche langue du monde à un petit nombre d’éléments primitifs qu’on peut regarder comme le caput mortuum de la langue. Un simple écolier, qui ne saurait rien que la grammaire, pourrait, en opérant selon les règles sur une racine, en tirer plusieurs milliers de mots vraiment sanscrits.» 

        La première grammaire sanscrite fut publiée à Rome, en 1790, par un religieux allemand, le Fr. Paulin de Saint-Barthélemy (Philippe Wesdin), de l’ordre des Carmes. Mais il allait trop peu au fond des choses pour exercer quelque influence, Adelung, qui n’a connu le sanscrit que par ce livre, n’en a tiré aucun parti.
       L’événement décisif fut la conquête de l’Inde par les Anglais, et la bonne fortune qu’eurent les vainqueurs de compter dans leurs rangs un grand philologue comme sir William Jones. Il fonda la Société asiatique de Calcutta en 1784, et le sanscrit fit ainsi son entrée dans la linguistique, dont il a été depuis lors le centre et le pivot. Les Anglais ayant à leur tête William Jones, Colebrooke et Wilson, furent les initiateurs. Un officier nommé Alexandre Hamilton, membre de la Société asiatique de Calcutta, s’étant trouvé prisonnier à Paris en 1802, introduisit cette étude chez nous. Il fit deux élèves ; l’un français, M. de Chézy, qui eut l’honneur d’ouvrir au Collège de France, en 1815, le premier cours de sanscrit professé sur le continent européen ; l’autre allemand, Frédéric de Schlegel, qui publia dès 1808 son Essai sur le langage et la sagesse des Indiens. Dans les sciences en voie de constitution, les événements se succèdent coup sur coup ; le livre de Schlegel en fut encore un. Laissons-le apprécier par M. Max Müller :   

«Cet ouvrage, dit-il, a fondé la science du langage. Publié deux ans seulement après le premier volume du Mithridates d’Adelung, il en est à la distance qui sépare le système de Copernic de celui de Ptolémée. Schlegel n’était pas un bien grand érudit. Beaucoup de choses qu’il avançait se sont trouvées fausses, et rien ne serait plus aisé, en disséquant son Essai, que de le tourner en ridicule d’un bout à l’autre. Mais Schlegel avait du génie, et quand il s’agit de créer une science nouvelle, l’imagination du poète vaut mieux que l’exactitude du scholar. Il fallait certainement une dose de vision poétique pour embrasser d’un seul coup d’œil les langues de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, de l’Italie et de la Germanie, et les river ensemble par le simple nom d’lndo-germa-
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niques[7]. Ce fut l’œuvre de Schlegel, et dans l’histoire de l’esprit humain on l’a nommée, avec raison, la découverte d’un nouveau monde.»

        Chézy eut aussi ses élèves. En 1812, M. Bopp vint à Paris s’inspirer de ses conseils, et il y séjourna cinq ans. Plus tard, du cours de Chézy sortit Eugène Burnouf.
       Nous n’essayerons pas d’énumérer les titres de Burnouf, ses admirables études sur le sanscrit, sur le pâli, sur le zend. C’est presque un lieu commun que de le louer aujourd’hui, et la France regrette en lui son grand linguiste. Les travaux de M. Bopp sont moins connus du public français. On peut les résumer par ce seul mot, qu’il a fondé la grammaire comparative. Dès 1816 il publia sa conjugaison comparée des verbes en sanscrit, en grec, en latin, en persan et en allemand. La première édition de sa Vergleichende Grammatik date de 1833, et il vient d’achever la seconde. C’est de lui qu’est issue la grande école linguistique des Allemands, qui compte aujourd’hui deux générations d’érudits formant toute une pléiade. Parmi les principaux, citerons-nous M. Lassen, qui a pris pour sa part l’histoire archéologique de l’Inde; M. Pott, étymologiste habile, quelquefois aventureux; M. Benfey, le profond linguiste, l’éditeur incomparable du Sama-Véda;M. Max Müller, également fort sur la linguistique et sur la mythologie; aux qualités d’un indianiste consommé il joint une imagination poétique qui colore ses œuvres et en double l’intérêt, mais qui l’entraîne quelquefois un peu en dehors des conclusions rigoureuses de l’observation. Comme M. Max Müller, MM. Aufrecht et Goldstücker sont établis en Angleterre pour y soutenir les hautes études sanscrites, dont les Anglais laissent un peu tomber le niveau. A Berlin, où heureusement M. Bopp règne encore, la nouvelle génération est représentée par M. Albrecht Weber, un indianiste infatigable qui publie, traduit, fait des cours, des dissertations et porte sur toutes les branches de la science sa féconde activité, et par M. Kuhn, le créateur et le chef de la nouvelle école de mythologie comparative. MM. Bœthlingk et Roth, établis en Russie, y ont entrepris la publication d’un grand dictionnaire sanscrit qui mettra entre les mains des adeptes un instrument nécessaire aux études. Enfin n’oublions pas l’habile vulgarisateur de la linguistique nouvelle, M. Schleicher, connu depuis dix ans en France par la tra-
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duction de son volume sur Les langues de l'Europe moderne, ouvrage plein de documents utiles, que gâtent un peu, s’il faut l’avouer, des formules hégéliennes dont l’opportunité ne se fait pas sentir à cette place. C’était sans doute une ardeur de jeunesse, et M. Schleicher s’en est débarrassé dans son Compendium de grammaire comparative, excellent résumé qui est devenu le manuel indispensable de cette science.
       Les élèves d’Eugène Burnouf ne fourniraient pas une liste si riche; ils existent cependant, et le feu sacré n’est pas éteint chez nous. Sans tenter une énumération qui risquerait d’être trop longue ou s’exposerait à des omissions désobligeantes, nous citerons seulement le plus éminent d’entre eux, M. Adolphe Régnier, qui est au premier rang parmi les philologues européens. Nous ne parlons ici que des linguistes purs, laissant de côté ceux pour qui la connaissance des langues est un moyen d’arriver aux littératures. A ce dernier point de vue, la France possède une école d’orientalistes égaux aux plus forts de l’Europe, et qui n’a jamais ôté plus brillante qu’aujourd’hui. Quant à la grammaire comparative, on ne saurait méconnaître que la direction du mouvement vient de l’Allemagne. Les rangs des savants y sont plus pressés; le public s’y intéresse davantage à cet ordre de travaux, et, ce qui est un signe de leur popularité, ils commencent à pénétrer dans les programmes des études universitaires, d’où ils ont été repoussés chez nous après un honorable essai, digne d’un meilleur sort. Espérons que la tentative n’était pas mûre et qu’elle sera reprise.
       Nous n’avons parlé que des sanscritistes allemands, et cette vue exclusive nous a fait passer sous silence des hommes tels que Guillaume de Humboldt et Jacob Grimm. L’oubli serait impardonnable. G. de Humboldt, digne frère d’Alexandre, a été le linguiste philosophe. Sans se fixer sur une langue unique, il a cherché dans les idiomes les plus divers, depuis le basque jusqu’au kavi[8], les lois générales qui président à l’évolution du langage. Il tint longtemps le sceptre de la science. Aujourd’hui qu’un espace déjà long écoulé depuis sa mort (en 1835) permet de juger ses doctrines, on reste frappé du nombre de vérités dont il peut revendiquer l’initiative. Un seul défaut affaiblit le mérite si grand de ses écrits : c’est une certaine teinte de mysticisme ou simplement d’obscurité métaphysique, qui lui fait prendre quelquefois des aperçus vagues pour des choses précises et des métaphores pour des raisons.
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Jacob Grimm possédait davantage ces qualités de naturaliste qui sont indispensables aux grands linguistes. Enfermé uniquement dans l’étude des langues et des antiquités germaniques, il en a fait son domaine et il y a régné sans partage. Cependant ses travaux témoignent qu’il connaissait la grammaire sanscrite et qu’il en avait reçu l’impulsion décisive. Sa célèbre Deutsche Grammatik n’est que l’analyse, telle que Pânini la pratiquait, appliquée à l’ensemble des dialectes germaniques comparés entre eux et suivis dans leur histoire.

         II/

        Est-il un plaisir plus grand que celui du naturaliste parcourant les campagnes et se donnant le spectacle varié de la création? Sa jouissance est plus vive, peut-être, que celle de l’artiste, car non content de goûter la nature sous le seul aspect de la beauté dans l’ensemble, il analyse et comprend les détails, il en saisit l’enchaînement et leur assigne leur place dans le grand système. Sous la diversité il sent l’unité; il devine les métamorphoses qui, avec un seul organe, feuille ou vertèbre, ont réalisé la variété la plus riche; il démêle l’ordre, la série progressive, où le vulgaire n’aperçoit que confusion et chaos.
       Le même plaisir est réservé au philologue quand les manifestations du langage humain passent devant lui. Sous le cliquetis des sons il perçoit les lois, ces lois admirables qui font du langage comme un règne de plus au sein de la nature. Pour lui les mots sont le produit régulier de l’esprit et des organes physiques; ils ont une croissance et une histoire, et subissent des transformations comparables à celles qu’on observe avec tant de curiosité dans les plantes et les animaux, et dont les Candolle et les Geoffroy Saint-Hilaire ont été les profonds interprètes.
       Sans nous flatter de faire partager à nos lecteurs tout le plaisir que ce spectacle nous cause, nous essayerons de faire une excursion dans cette botanique du langage, en tâchant de la rendre aussi rapide qu’elle peut l’être sans cesser d’être claire.
       La parole est le reflet de la pensée et, en dernière analyse, la grammaire idéale se confond avec la logique. Comme le jugement, la phrase ramenée à ses parties essentielles compte un sujet, un verbe et un attribut. La pensée a pour objet le monde entier, y compris elle-même: c’est sur ce fond qu’elle travaille, imposant ses lois aux choses qui comparaissent devant elle, les décomposant, les recom-
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posant et saisissant entre elles certains rapports. Les mots correspondent à ces objets par les racines, et à ces formes de la pensée par les formes grammaticales, qui comprennent les parties du discours et les nuances dont elles sont susceptibles, genre, nombre, degrés, personnes, temps, activité, passivité, etc. A mesure que la pensée se complique, la phrase la suit dans sa complexité. Les propositions s’enchaînent, se subordonnent les unes aux autres, les secondaires se groupent autour de la principale. Toutes ces nuances ont des noms dans la logique ; la grammaire les reflète, elle a ses phrases principales et ses incidentes. En un mot, la pensée a dans la parole son calque et son miroir parfait.
       La distinction capitale entre les langues au point de vue philosophique est dans la façon dont elles réalisent les formes de la pensée par les formes grammaticales. Chacune d’elles a ses procédés particuliers, ses idiotismes en rapport avec l’état de l’intelligence chez le peuple qui la parle. «Tout ce qui constitue le génie de la langue, a dit Abel Rémusat, serait aussi bien nommé le génie de la nation.» Parmi les idiomes connus, le sanscrit donne l’idée à la fois la plus riche et la plus claire des formes grammaticales et de la manière dont elles se sont constituées. C’est en le prenant pour base que nous essayerons d’en esquisser un aperçu.
       Le langage n’exprimant jamais le fond sans la forme, ce n’est qu'en décomposant les mots sanscrits et en les dégageant de leurs éléments formels qu’on pénètre jusqu’aux racines, qui contiennent l’idée pure, privée de toute espèce d’accessoires. Les racines, prises en elles-mêmes, ne sont pas des mots, mais des abstractions qui n’ont qu’un sens vague et indéterminé : gâ, aller, dhâ, poser, vac, parler, div, luire, ad, manger, han, tuer, etc. Le seul caractère invariable qu’on leur puisse attribuer est le monosyllabisme. Les grammairiens indiens en ont compté environ deux mille, mais la science moderne, en les décomposant encore et en ramenant à des types communs celles qui n’en sont que des variétés, en a réduit considérablement la quantité; à peine en reconnaît-elle cinq cents, qui représentent un bien moindre nombre d’idées; car les synonymes y abondent, sans qu’on puisse les distinguer les uns des autres par aucune nuance de signification. C’est par vingtaines que se compteraient les racines qui veulent dire «aller, briller, crier, etc.» De sorte qu’en définitive les racines pures traduisent seulement quelques idées vagues; la combinaison fait le reste et cela suffit au langage, comme l’alphabet à l’écriture et la gamme à la musique.
       Pour passer des racines aux mots, les ancêtres de la race indo-eu-
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ropéenne ont usé d’un moyen qui se laisse saisir clairement dans le sanscrit. Ils ont adjoint à la racine des syllabes secondaires représentant des idées de localité, «ici, là, là-bas,» par rapport à celui qui parlait. L’analyse révèle partout la présence de ces petites particules démonstratives, quelquefois isolées, souvent accumulées autour d’un même radical ; car la tendance à les ajouter était si forte qu’on en accolait une nouvelle à mesure qu’on oubliait la présence de l’ancienne incorporée au mot.[9] On compte ainsi deux espèces de racines, les prédicatives ou verbales, exprimant les idées de fond, et les démonstratives, qui sont ces particules formatrices des mots. Les racines prédicatives ont aussi leur part dans les mots accessoires, mais le rôle prépondérant y est joué par les particules démonstratives; ces dernières sont nommées encore racines pronominales, parce que c’est d’elles que sont tirés les pronoms : moi veut dire ici, toi là, lui là-bas. Le fond est toujours l’adverbe de lieu. C’est par la relation des objets dans l’espace que l’esprit a commencé à s’élever au-dessus de la pure sensation et à entrer dans le monde supérieur des rapports et des lois qui constituent le domaine de la raison.
       Le sens primitif des racines prédicatives est purement verbal. Les noms sont tirés des verbes par l’intermédiaire des participes, qui ne sont que des adjectifs dont la dérivation verbale n’est pas encore effacée. La distinction entre les adjectifs et les substantifs n’est pas plus prononcée, et aujourd’hui encore on voit les premiers passer à l’état des seconds, en français et en anglais aussi bien qu’en sanscrit[10]. Il n’est pas un nom dont l’étymologie, menée jusqu’aux origines, n’aboutisse à un adjectif et celui-ci à un participe. Prenons un seul exemple. Le français cheval, latin caballus,      grec καβάλλος; celtique capall, s’explique par le sanscrit capala «rapide,» composé de la racine cap «broyer la terre sous les pieds, courir,» et du suffixe ala, lequel n’est, selon M. Benfey[11], qu’une corruption phonétique du participe présent. Cheval veut donc dire «l’animal courant»[12]. M. Pictet, dans sa curieuse Paléontologie linguistique, a montré que telle est l’origine des noms d’animaux et de plantes, disons en bloc
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de tous les substantifs désignant des objets concrets. Quant aux noms abstraits, qui s’appliquent à des actions ou à des qualités, ils sont également issus des participes qui marquent la chose se faisant ou la chose faite. Ces observations confirment ce que la théorie faisait prévoir, car le substantif exprime une substance déterminée ; mais la substance étant par elle-même inexprimable, on ne peut la désigner que par ses attributs, et c’est pourquoi les substantifs ne sont que des adjectifs avec l’être sous-entendu.
       L’idée verbale étant partout, la diversité des flexions distingue seule les noms des verbes. Déclinaison et conjugaison, ces deux mécanismes s’exercent par des particules démonstratives. La déclinaison y ajoute des prépositions auxquelles les démonstratifs ont également servi d’origine; la conjugaison un augment, encore démonstratif, un redoublement de la racine et des auxiliaires agglutinés. L’une et l’autre ont recours aussi aux renflements et aux affaiblissements de son pour renforcer ou atténuer l’idée. Cette modification, qui atteint surtout les voyelles, est d’un usage fréquent et régulier en sanscrit, et, suivant M. Bopp, elle donne la clef des changements de voyelles, en apparence inexplicables, que subissent les mots fléchis dans les autres langues de la famille.
       Un phénomène commun au sanscrit avec la plupart des langues à l’état barbare est sa richesse en verbes dérivés. Ce qui, dans nos idiomes analytiques, s’exprime par deux verbes dont l’un gouverne l’autre[13], dans les anciens idiomes synthétiques s’exprimait par de nombreuses formes dérivées, dont le passif au grec et celui du latin peuvent donner des exemples. Le sanscrit comptait plusieurs formes de ce genre, des verbes intensifs, causatifs, désidératifs, etc., dont les débris se sont conservés dans les langues classiques, où l’on s’en rend compte par la comparaison.
       C’est aussi un signe des langues synthétiques auquel le sanscrit ne manque pas, que la fréquence des mots composés. Parmi les langues vivantes de l’Europe occidentale, il n’y a plus guère que l’allemand qui ait conservé ce privilège. Les autres se sont décidées exclusivement pour le procédé analytique, et quand elles ont besoin de recourir à la composition pour éviter la périphrase, elles sont obligées de s’adresser à une langue morte, telle que le grec. C’est un des cas, heureusement rares, où le langage moderne est inférieur à l’antiquité sans compensation.
       La position de l’accent tonique en grec et en latin a été une
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énigme, jusqu’à ce que l’étude du sanscrit védique en ait révélé les lois. Il résulte des recherches de MM. Benfey et Benloew que, dans l’ancien sanscrit, l’accent principal de chaque mot était indépendant de la quantité et du nombre des syllabes, et qu’il se posait sur ce qu’on a nommé le dernier déterminant, c’est-à-dire, le mot étant envisagé comme un composé, sur le dernier venu de ses éléments, par exemple, dans les imparfaits et les aoristes, sur l’augment. On en comprend la cause psychologique : il s’agissait d’insister par la prononciation sur la dernière modification subie par un mot déjà connu et accepté dans ses autres syllabes. Cet accent élevé et les secondaires qui le précédaient et le suivaient, joints à la quantité, faisaient du langage une espèce de musique, où la quantité donnait la valeur de temps, et l’accent la position sur l’échelle diatonique. Il n’y a rien là qui doive surprendre : plus les hommes sont barbares et adonnés à la vie de l’instinct, plus leur langage est chantant.
       Les destinées de l’accent, dans ses voyages à travers les langues indo-européennes, sont un des sujets les plus intéressants qui puissent attirer l’attention du philologue. Dans les idiomes germaniques il a conservé sa portée intellectuelle; seulement, à l’opposé du sanscrit, au lieu du dernier déterminant, c’est le déterminé, c’est-à-dire la racine principale qu’il affecte, signe d’une langue faite et maîtresse de ses éléments; le dernier venu ne l’étonne plus, mais elle a gardé assez de conscience de sa structure pour marquer par un coup de la voix le point central, l’idée principale de ses mots. Dans le grec et le latin la lutte s’établit entre l’accent et la quantité, et tous deux finirent par se fondre dans les langues néolatines. Cependant l’accent est loin d’y perdre son importance, et il continue d’y mériter le nom d’âme des mots, qui lui a été donné par un grammairien ancien. Dans le passage du latin au français, la persistance de l’accent tonique est le principe qui éclaire la plupart des difficultés.[14]
       
L’idée que nous essayons de donner du sanscrit doit être étendue à toutes les langues de la famille, vues à leur moment synthétique. C’est ainsi, seulement avec moins de régularité, que sont construits le zend, le grec, le latin, les anciens idiomes celtiques, germaniques et slaves. Ces analogies ont été trop souvent démontrées, pour que nous insistions. Nous renverrons à l’admirable grammaire comparative de M. Bopp, où sont établies les permutations phonétiques régulières, qui font apparaître toutes ces langues comme les dialectes
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d’un même idiome. Il entre plutôt dans notre sujet de rechercher les procédés divergents du langage que ces variations sur un thème unique.
       Ces divergences de procédé, les langues indo-européennes en offrent toutes les premières un exemple, lorsqu’elles passent à l'état moderne, que l’on a justement nommé analytique. Suétone raconte qu’Auguste, afin de donner plus de précision et de clarté à ses paroles, avait coutume de marquer expressément par des prépositions le régime indirect des verbes. Par exemple, il ne disait pas dare alicui, mais dare ad aliquem. C’est le commencement des langues modernes. Elles sont nées d’un besoin de clarté supérieure auquel la déclinaison ne répondait plus. La pensée humaine s’était enrichie, compliquée, et les cas ne suffisaient plus à en marquer les nuances. On employa dès lors les prépositions pour indiquer les rapports d’une façon plus précise ; et les cas n’ayant plus d’utilité, on commença par les brouiller, et on finit par les laisser tomber tout à fait. Il en fut de même dans la conjugaison. L’usage d’habere comme auxiliaire indiquant une certaine nuance des temps passés, apparaît déjà dans la meilleure latinité[15]. Quant à l’auxiliaire être, il était appliqué dans l’origine à plusieurs temps du passif, et l’emploi n’eut qu’à s’en généraliser.
       La seule force des choses aurait donc suffi, sans accidents extérieurs, pour faire passer les langues européennes de la synthèse à l’analyse. Mais l’événement fut précipité par la dissolution de l’empire et l’invasion des barbares. Les langues, comme le reste, en reçurent une grande secousse. Les liens traditionnels et surtout littéraires, si puissants pour en empêcher les métamorphoses, furent violemment rompus, et ce que M. Max Müller appelle la corruption dialectale s’opéra brusquement. Sans insister sur cette histoire, si bien faite par M. Littré, nous avons seulement voulu opposer au caractère synthétique des langues anciennes l’esprit analytique des nouvelles. A cet égard, tous les idiomes de l’Europe, le grec, le slave, les langues germaniques aussi bien que latines, ont suivi la même voie. Ce sont les effets d’une même cause générale, la complexité de la pensée ne trouvant plus son expression dans la roideur de la synthèse, et obligée de recourir aux nuances et aux finesses que l’analyse pouvait mettre à sa disposition.
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        C’est l’anglais qui s’est le plus profondément imprégné de l’esprit analytique. Il a perdu sa déclinaison, ses adjectifs sont devenus invariables, et la flexion personnelle a presque entièrement disparu de ses verbes, où, en effet, la présence des pronoms la rend inutile. En français la tradition a été plus forte, et, malgré les pronoms, la flexion a subsisté en s’affaiblissant.
       Dans cet état de choses on s’est quelquefois demandé quel avenir attend les langues de l’Europe; des esprits pessimistes ont cru voir le terme de leur progrès vers l’analyse, dans les phrases abrégées et en quelque sorte algébriques de la télégraphie. Ces prophéties chagrines nous semblent hasardées Qui peut savoir si l’analyse est l’état définitif, et si, dans l’avenir, quelque réaction des instincts poétiques ne changera pas le cours des choses? En tout cas, avec l’instruction grammaticale croissante, les variations du langage seront désormais fort entravées. L’imprimerie qui, ailleurs, a brisé le joug des idées traditionnelles, agit ici comme un puissant instrument de conservation. Si pourtant une ère de barbarie profonde nous attendait au bout de notre civilisation, alors on peut prévoir que, la pensée s’appauvrissant, le langage par cela même retournerait à l’état synthétique. Ce que la théorie fait supposer ici est déjà confirmé par l’observation. Dans le far-west américain, au fond de ces solitudes où le pionnier retourne insensiblement à l’état sauvage, on surprend des expressions telles que celle-ci : he kind o’felt something hard in his boots (il lui sembla sentir quelque chose de dur dans ses bottes). He kind o'felt est visiblement une expression abrégée pour he felt a kind of feeling (il sentit une espèce de sensation). On voit se former là un verbe composé to kind-o’feeL, I kind-o'feel, etc. Supposez une sauvagerie complète et prolongée, et l’anglais, dans la bouche des Yankees dégénérés, redeviendrait ainsi une langue synthétique, dont les pareilles existent dans les parties non civilisées du monde.
       Le turc est un de ces idiomes synthétiques, parfaits en leur genre et d’une construction tout à fait intelligible. M. Max Müller a cité cette déclaration enthousiaste d’un orientaliste, «qu’on pourrait prendre la langue turque pour le résultat des délibérations de quelque société savante.» Mais, ajoute-t-il, «aucune société savante n’était capable de s’élever aussi haut à cet égard que l’esprit humain livré à lui-même dans les steppes de la Tartarie et guidé seulement par ses lois innées et par sa force instinctive.» Ce qui fait l’admiration du linguiste, c’est non-seulement la régularité du turc, mais encore sa parfaite transparence, et ses mots, dont on peut étudier l’intérieur
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comme si l’on voyait les abeilles bâtir leurs cellules à travers une ruche de verre.
       Le principe fondamental des idiomes turcs est la roideur et l’invariabilité des racines. Monosyllabiques comme celles du sanscrit, leur voyelle est immuable et ne subit aucune modification pour renforcer ou pour affaiblir le son et le sens. Mais elle agit sur les affixes et harmonise avec elle-même, suivant une certaine loi, toutes les voyelles du mot[16]. La déclinaison et la conjugaison sont conformes aux procédés que l’analyse a fait découvrir au fond du sanscrit, et elles les réalisent même avec plus de clarté et moins d'altération phonétique. Pour désigner les cas, les nombres, les temps, les personnes et les voix, les racines nues s'adjoignent des particules suffixes parfaitement distinctes et qui se détachent en certaines occasions. On compte une cinquantaine de formes dérivées pour chaque verbe ; il y a des passifs, des négatifs, des réflectifs, des réciproques, etc., qui se combinent entre eux à l’infini. C’est ainsi qu’on se sert d’un seul mot[17] pour exprimer cette idée : «Ne pas pouvoir forcer à s’aimer réciproquement!»
       Cet état synthétique du langage a été fort admiré. On l’a proclamé organique et savant par opposition à l’état analytique, où l’on a voulu voir une déchéance et une corruption ; mais cette appréciation n’est juste qu’autant qu’on distingue entre le fond et la forme. Quant au fond, la synthèse, œuvre des barbares, est manifestement moins propre que l’analyse à traduire la pensée; elle résulte directement de la pauvreté des idées et de leur fréquente répétition : l’agglutination est produite par le rapprochement perpétuel des mêmes mots. Mais si au lieu de l’expression on regarde la structure des mots et la régularité des formes, le jugement changera avec le point de vue. Plus les peuples sont barbares, plus leur langage est régulier. On dirait que l’instinct construit les mots et que la réflexion les gâte. C’est la civilisation qui détruit la belle harmonie du langage et qui fait violence à la parole en la forçant à exprimer des choses abstraites et compliquées, tandis que la barbarie, n’exprimant que des choses simples, laissait pour ainsi dire toute sa fleur à la cristallisation des mots. «L’homme naturel, a dit Charles Nodier, a seul le don de faire
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les langues. L’homme de la civilisation n’est capable que de les corrompre[18]
       Dans les langues d’Afrique, par exemple dans le Wolof, parlé au Sénégal[19], les choses se passent avec plus de transparence encore qu’en turc. Les racines verbales, invariables en elles-mêmes, sont conjuguées au moyen d’affixes pronominaux et d’auxiliaires où l’on retrouve les particules démonstratives, «voilà, ici, etc.» Les verbes dérivés sont innombrables. La déclinaison se fait par des préfixes; mais l’usage des particules démonstratives est si universel, qu’on ne saurait prononcer un substantif sans qu’il en soit suivi. On ne dirait jamais «la maison», mais «la maison-ci, la maison-là, la maison là-bas.» Ces démonstratifs font corps avec le substantif et lui créent une terminaison. En turc on a vu tout à l’heure la voyelle radicale se subordonner toutes les autres; ici c’est la consonne radicale qui agit sur celle des démonstratifs[20]. On dirait que la voyelle seule appartient au suffixe et que la consonne n’est que le redoublement de celle du radical ou d’une similaire.
       Si le langage est un fidèle miroir de l’esprit des peuples, celui des sauvages de l’Amérique sera sans doute fort rudimentaire, car leur état de nomades chasseurs est au plus bas de l’échelle. En effet, la plupart des langues américaines, construites suivant la méthode d’agglutination et de synthèse, se distinguent par un caractère particulier, signe de l’extrême pauvreté des idées et de leur très fréquente répétition. Le verbe se coupe en deux et reçoit en son sein les régimes et leurs accessoires plus ou moins mutilés, de telle façon que la phrase entière devient comme un seul mot. C’est pourquoi on a nommé ces idiomes incorporants ou holophrastiques[21]. Pour achever de les caractériser, ajoutons l’extrême mobilité de leur vocabulaire. Le P. Gabriel Sagard, qui visita les Hurons en 1626,
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raconte qu'il trouvait un dialecte dans chaque village, et que jamais deux familles ne parlaient exactement le même. La langue, d'ailleurs, changeait tous les jours, et celle des anciens temps ne ressemblait plus à celle du temps présent. On a remarqué le même phénomène dans l'Amérique centrale. Dans une tribu des environs de Palenqué, les missionnaires ne pouvaient plus, en 1833, se servir d'un vocabulaire composé avec beaucoup de soin dix ans auparavant. Des jeunes gens quittant le wigwam de leur père pour s'établir dans une vallée voisine, ne tardent pas à n’être plus compris de leurs parents. Le même fait a été observé de près dans l'Afrique du Sud par le voyageur Robert Moffat.   

«La pureté et l’harmonie du langage, dit-il, sont maintenues par les assemblées, les fêtes et les cérémonies, par les chansons et les fréquents rapports des naturels entre eux. Pour les habitants isolés du désert il n’en est pas de même. Souvent tous ceux qui peuvent porter un fardeau s'absentent pour plusieurs semaines, en laissant les enfants à la garde de deux ou trois vieillards. Ces enfants, livrés à eux-mêmes et dont une partie commençait à peine à parler, s’habituent à un langage à eux. Les mieux parlants se mettent à la portée des moins précoces, et ainsi de cette nouvelle Babel sort un dialecte de mots bâtards ; et dans le cours d'une seule génération le caractère tout entier de la langue est changé.»

        Beaucoup de faits de cette sorte, étudiés avec soin, éclaireraient sans doute d’un jour nouveau les origines du langage. Pourtant ce n'est pas de ce côté que la plupart des savants ont cherché la lumière. Ils se sont plutôt adressés aux idiomes dits monosyllabiques de l’extrême Orient. Le Chinois surtout leur a paru l’état même du langage à son commencement. Le Chinois, a-t-on dit, n'a pas de grammaire ; les mots y sont restés à l’état de racines et les formes grammaticales sont supplées par la simple disposition de la phrase. Point de distinction entre le nom, l’adjectif et le verbe ; point de déclinaison ni de conjugaison. Jin exprimant l’idée d'homme et ta celle de grandeur, ta jin signifie «un grand homme» et jin ta «l'homme est grand.»
        Ce serait pourtant une formule trop absolue que de caractériser exclusivement cette langue par le monosyllabisme et l'absence des formes grammaticales. Déjà le premier point a été contesté par le grand sinologue Abel Rémusat. Il a montré que le Chinois était plein de mots composés ; et M. Bazin, dans sa Grammaire mandarine, nous apprend que, dans la langue parlée, les composés sont parvenus à un degré supérieur de fusion par l'unité de l'accent tonique, qui les assimile presque aux polysyllabes ordinaires. Ce qui reste en
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propre au Chinois, c’est qu’aucune des syllabes ainsi agglutinées ne subit d’altération phonétique. Chacune d’elles persiste avec sa forme originelle. La cause de ce phénomène est attribuée, par M. Abel Rémusat, à l’influence de l’écriture, qui se constitue de signes idéographiques dégénérés peignant, non le son, mais l’idée fondamentale des monosyllabes qu’ils représentent.

«Supposez, dit-il, qu’il y eût eu dans la langue parlée quelque tendance à confondre le radical tchang (chanter) avec le signe du prétérit liao, et à faire de ces deux mots par contraction tchangliao, tchangyao, tchannyao ou tout autre composé, le pinceau du lettré serait toujours venu désunir ce que la prononciation du paysan aurait rapproché, en écrivant séparément tchang liao.»

        Cet exemple prouve en même temps contre l’absence absolue des formes grammaticales qu’on a voulu attribuer à la langue chinoise. La disposition des mots n’en peut tenir lieu que dans les cas les plus simples, et ce moyen fait défaut dès que la pensée se complique. Nul arrangement de phrase n’a jamais suffi à exprimer les temps du verbe ni même un simple pluriel. Il faut bien, pour exprimer ces choses, recourir à des particules auxiliaires, comme liao avec tchang et beaucoup d'autres. Le Chinois n’est donc pas si loin des autres langues que les apparences le feraient croire; et même ce qu’on appelle «le style des anciens livres,» qu’un habile sinologue comme M. Bazin doute avoir jamais correspondu tout à fait à une langue parlée, ce style concis jusqu’à l’énigme contient quelques-uns des composés et des particules qui ont partout donné naissance aux formes grammaticales. Seulement ils y sont en plus petit nombre qu’ailleurs et la soudure ne s’en est pas opérée, soit qu’il convienne d’en attribuer la cause uniquement à l’écriture, ou qu’on doive faire la part du génie chinois, antipathique à la synthèse, et disposé à percevoir les idées et les choses par groupes isolés et sans rapport entre eux.
       Si le Chinois est à un pôle du langage, l’autre est occupé par les idiomes sémitiques, où la fusion des racines et des affixes a été si complète qu’on a fait de vains efforts pour les décomposer, et que ces mots, rebelles à l’analyse, sont une pierre d’achoppement pour l’explication philosophique. Les racines de l’hébreu et de l’arabe se présentent à l’état de dissyllabes composés de trois consonnes fixes que séparent entre elles deux voyelles variables. Comme l'écriture primitive ne tenait compte que des consonnes, on a donné à ces singuliers radicaux le nom de trilitères. Plusieurs formes grammaticales dans la déclinaison (ou dans ce qui en tient lieu), et dans la conjugaison, s’expliquent par une simple agglutination d’affixes
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comme dans les langues turques et tartares. Mais un fait particulier à ces idiomes est celui de la flexion opérée au moyen des variations des voyelles radicales. La famille indo-européenne nous a déjà offert certaines modifications d’un genre analogue. Mais elles se résolvaient, suivant l’opinion la plus accréditée, en un système de gradation parallèle de la voix et du sens. Peut-être cette théorie suffirait- elle pour rendre compte de ce qu’on appelle en hébreu «la construction.» Un mot est «construit» lorsqu’il est rapproché d’un autre de manière à former un composé. Alors l’affaiblissement des voyelles de l’un est causé sans doute par l’accentuation supérieure de l’autre[22]. Mais la variation des voyelles s’applique à toutes les nuances verbales[23]; et il faut bien l’avouer, ce procédé attend encore une explication satisfaisante, car celles qu’on a tentées jusqu’ici sont sujettes à bien des difficultés.

         (La suite prochainement.)



[1] Dans ses Lectures on the science of language ; cet ouvrage a obtenu, en 1862, le grand prix Volney à l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Il en va paraître incessamment une traduction française par MM. Georges Harris, professeur au lycée d’Orléans, et Georges Perrot, ancien élève de l’École française d’Athènes. Dans le cours du présent travail nous avons fait beaucoup d’emprunts à ce livre remarquable ; mais en plusieurs endroits nous n’avons pu nous dispenser de nous en écarter et même de le combattre.

[2] Dissertation sur les origines des peuples, tirées surtout du caractère de leurs langues, 1710.

[3] Les prêtres égyptiens avaient une opinion toute pareille de l’écriture, et Platon s’en est fait l’écho dans le Phèdre. Voy. la traduction de ce dialogue dans le Platon de M. Cousin, t. VI, p. 120.

[4] Prâtiçâkhya du Rig-Véda, publié et traduit par M. Adolphe Regnier, dans Journal Asiatique, 1857 et 1858. Ch. xii, cl. 5 et 8.

[5] Prâtiçâkhya du Yajur Véda, I, 27.

[6] Lettres édifiantes t. XIV, p. 65, édit, de 1783.

[7] Ce nom d’Indo-germanique, qui voulait désigner les deux extrémités de la race, n'a plus de raison d’être depuis que M. Pictet a démontré le rapport des idiomes celtiques avec le sanscrit. On l’a remplacé par le mot Indo-européen, dénomination plus juste dans son élasticité.

[8] Ancienne langue de Java.

[9] Par exemple carana (pied) vient de car (marcher) + an + a, deux démonstratifs de même sens et montrant l’organe qui marche.

[10] Citerons-nous «un bon de la banque, un brillant, un volant, la vue, la chaussée

[11] Kurze Sanskrit-Grammatik, § 406.

[12] De même l’or est «le brillant, l’enflammé (aurum, d'urêre, sanscrit ush, brûler; comparez le latin aurora avec le sanscrit ushas, «l’aurore»; le vin est le breuvage «agréable» (sanscrit vêna, épithète ordinaire de l’ambroisie).

[13] Je veux aller, je fais travailler, etc.

[14] Voy. L’Essai sur le rôle de l'accent latin dans la langue française, par M. Gaston Paris. Cet excellent travail épuise la question.

[15] On le trouve dans César, copias quas habebat paratas, «les troupes qu’il avait préparées;» dans Cicéron, domitas habere libidines, «avoir dompté ses passions.»

[16] Ainsi le suffixe mak, qui fait les infinitifs des verbes à radicaux en a, devient mek pour les radicaux en e. Ach, «couvre,» fait achmak «couvrir,» et sev, «aime,» fait sevmek.

[17] Sevishdirememek.

[18] Notions élémentaires de linguistique, p. 218. Cet ouvrage, tout à fait dépassé aujourd’hui, contient de jolies pages. Mais Nodier était trop peu au courant de la science, même pour son temps.

[19] Voy. la curieuse grammaire woloffe publiée récemment par M. l’abbé Boilat.

[20] Boure-bi, fees-wi, dome-dhyi, «la maison, le cheval, l’enfant ici:» boure-bâ, fees-wâ, dome-dliyâ, «la maison, le cheval, l’enfant là-bas.»

[21] Par exemple, en mexicain, de niqua «je mange», et naca «viande,» on fait la phrase ni-naca-qua. En chilien, avec in «je mange» (radical i, plus», terminaison de la lre personne), duan «je souhaite,» cio «avec», ta «non,» ri «lui», en rejetant le verbe principal au commencement et sa flexion à la fin, on construit la phrase ou plutôt le singulier mot que voici : iduanclotarin (i-duan-clo-ta-ri-n) «je ne désire pas manger avec lui.»

[22] Dâbâr «parole,» debar-i «ma parole;» phâqad «il visita,» phâqed-ha «elle visita;» phaqôd «visiter,» bi-pheqôd «en visitant», etc.

[23] Ainsi le radical trilitère k-t-l, exprimant l’idée de meurtre, fait au prétérit kâtul «il a tué, «au participe présent kôtél «tuant,» au participe passé kâtûl «tué,» à l’impératif ketôl «tue», au passif kutlal «il a été tué.» L’arabe dit de même katala «il tua», kutila «il fut tué;» il forme aussi par une méthode analogue certains pluriels tels que lohiân «les barbes,» singulier lahiat; uwâmid «les colonnes,» singulier amad; warod «les roses», singulier wardé.