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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Aleksandar Belic´ * : «Le caractère de l'évolution du serbo-croate de ses origines jusqu'à nos jours», Le monde slave, tome 2, N° 4 (avril), 1925, p. 25-45.

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        Nous croyons utile de faire précéder l'intéressante étude de M. Belić de quelques explications qui en faciliteront l'intelligence à ceux des lecteurs du Monde Slave qui ne sont pas des linguistes professionnels.
        Les slavistes admettent l’existence, purement hypothétique, d'une langue slave commune qui, à une époque relativement récente, se serait divisée en trois dialectes, eux aussi hypothétiques : le slave-occidental commun qui devait se différencier en polonais, tchèque, slovaque, sorabe et polabe; le slave oriental commun, d'où devaient sortir les divers dialectes russes ; et le slave méridional communt qui devait se partager en deux groupes, le groupe slave sud-oriental avec le bulgare et le vieux slave[1], le groupe slave sud-occidental, avec les trois dialectes štokavien, čakavien et kajkavien desquels sont sortis les langues littéraires serbo-croate et slovène.
        La langue serbo-croate actuelle se divise toujours, en effet, en trois dialectes : le štokavien, qui est à la base de la langue littéraire des Serbes et des Croates, et qui occupe la plus grande partie de leur domaine continental; le čakavien, qui est le parler des îles de l'Adriatique, du Primorje (littoral) croate et de l’Istrie, et le kajkavien, qui est parlé en Croatie au nord de la Kupa et occupe, en gros, les trois joupanies de l'ancienne Croatie civile (les joupanies de Zagreb, Varaždin et Belovar). On peut aussi appeler ce dernier dialecte kajkavien croate pour le distinguer du slovène que l’on peut désigner du nom de kajkavien slovène et qui comprend tous les parlers slovènes[2]. Ces trois groupes de dialectes sont ainsi
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nommés d'après la forme de l’interrogatif qui répond au français quoi (što dans le premier, ča dans le second, kaj dans le troisième).
        Dans le štokavien lui-même, on distingue trois sous-groupes dits ekavien, jekavien[3] et ikavien, suivant qu'en certains cas la lettre e se prononce e, je et ije ou i. Ainsi, on prononce mléko «lait» à Belgrade, mlijeko à Sarajevo, mliko en Dalmatie. Le type ikavien est considéré comme un patois. La langue littéraire est ekavienne ou jekavienne, suivant quelle est employée à l’est ou à l’ouest du domaine serbo-croate.
        L'intérêt de l’étude que le distingué professeur de l’Université de Belgrade a bien voulu remettre au Monde Slave est de démontrer combien, au fond, sont impropres les désignations de Serbes, Croates ou Slovènes pour l’indication de différences linguistiques. Il y a des Croates qui parlent kajkavien, ďautres čakavien et d'autres štokavien, tandis que les Serbes et les Slovènes ne parlent qu'une fraction des dialectes štokavien et kajkavien.
        Les travaux de M. Belić sur les dialectes serbo-croates et slovènes confirment, bien que d'un point de vue différent, les résultats de ceux de M. Cvijić. Ils prouvent, eux aussi, que «dans l'ensemble de la Yougoslavie, les mouvements métanastasiques ont revivifié les rameaux épars d'une même nation ; ils ont fondu les types locaux qui s'étaient formés au hasard des régions ou qui restaient d'époques anciennes ; ils ont troublé l'identification des groupes religieux avec les variétés ethniques régionales ; ils ont préparé la fusion linguistique et littéraire, préface de la fusion politique, et contribué ainsi à former le sentiment national populaire qui devait réaliser cette fusion»[4].

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        L'histoire de toutes les langues dans la période de leurs débuts est incertaine, et quelquefois ce ne sont que quelques traits linguistiques qui nous permettent de concevoir leur vie dans les siècles reculés.
        Nous sommes à présent, après tant de travaux dialectologiques, habitués à faire toutes les réserves possibles quand nous parlons des dialectes, de l'évolution d'une langue considérée dans ses for mes parlées, parce qu'on nie quelquefois l'existence même des dia lectes. Seuls existent, dit-on souvent, des traits linguistiques qui se propagent différemment sur un territoire linguistique. Ces traits,
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ce sont les isoglosses[5] qui se croisent sur ses domaines, ne permettant pas qu'il en reste un seul coin intact ou isolé.
        Il est à vrai dire difficile de combattre ces idées sur le développement des traits linguistiques, mais cela ne signifie pas qu'il faille rejeter le nom même de dialecte, pas plus qu'il ne faut prendre dans sa totalité la conception ancienne des dialectes, parties entièrement différentes dans lesquelles une langue se divise ou qui représentent les époques variées, presque indépendantes, de son évolution.
        La science dans son développement ne rejette ordinairement pas tout ce que le passé. lui a livré ; mais elle s'efforce de préciser ce qui, dans cet héritage, est vraiment capable d'être conservé, sans rien perdre de sa valeur formelle, et ce qui ne l'est pas.
        Dans le sentiment de ceux qui parlaient du «dialecte», il y avait une conception juste. Il est indéniable qu'il y a sur le territoire de toutes les langues des groupements linguistiques qui possèdent plus de traits communs que les autres ; que dans un groupement d'habitants ou dans une contrée d'un pays, il y a une direction semblable du développement de quelques traits linguistiques qui se perd aussitôt qu'on passe leurs frontières. Mais il est vrai aussi qu'il n'y a pas un seul point, sur un territoire linguistique oontinu, qui soit tellement isolé des autres que toute une masse de traits linguistiques ne le lie aux autres points. De cette constatation, il résulte que nous comprenons le nom de dialecte dans le sens d'une abstraction qu'afin de faciliter son exposé, ou de faire mieux comprendre le sort d'une langue répandue sur un vaste territoire, le savant fait de la langue d'un groupement d'habitants liés par des traits linguistiques semblables plus étroitement entre eux qu'avec les autres individus.
        Mais, d'autre part, quoique choisie dans un but pédagogique et méthodologique, cette dénomination possède un sens plus profond qu'il ne le semble à première vue. Dans la définition des différents dialectes et dans leur délimitation artificielle, on ne doit pas considérer un croisement fortuit ou accidentel de quelques isoglosses qui leur donnent un caractère commun, mais des faits qui sont des résultats de beaucoup de facteurs historiques, sociologiques, culturels et linguistiques ayant agi dans une même direction. De cette manière, quoique les dialectes soient des abstrac-
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tions scientifiques, leur valeur n'est ni passagère, ni relative s'ils sont bien établis. Ils représentent, il est vrai, les cadres d'images linguistiques qui peuvent changer au cours du temps ; mais pour un temps donné où ces images linguistiques restent sans grands changements, ils ont aussi un caractère plus ou moins stable.
        Je pense que l'histoire mouvementée de la langue serbo-croate, sur une durée de 10 à 15 siècles, nous donnera non seulement une idée des facteurs qui ont exercé des influences importantes sur ses traits linguistiques, mais aussi une belle illustration de la formation et de la vie d'une langue en général.

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        La question du groupement des langues slaves est de nouveau à l’ordre du jour. Non pas que nous disposions maintenant de matériaux capables de donner des résultats nouveaux ou d'apporter des changements importants, mais en raison des suspicions de quelques érudits sceptiques ou qui espèrent apporter quelques améliorations à des hypothèses plus ou moins acceptées dans la science. Cela m'autorise à me tenir aux idées anciennes approuvées par tous. Or, les ancêtres des langues slaves du sud, en s'éloignant du territoire du slave commun, ont établi hors de la péninsule balkanique une communauté linguistique qui a donné à toutes les langues slaves du sud postérieures quelques traits semblables : le même procédé de changement des groupes consonantiques er + cons., or + cons., etc., en rě, ra, etc. ; comparez russe bereg, «bord» au serbe breg, russe gorod «ville», au serbe grad ; la perte de la palatalisation des consonnes devant les voyelles molles ; la même évolution des formes de la déclinaison et de la conjugaison ; la même direction de l'évolution des faits syntaxiques (la formation du futur, etc.) et enfin le développement tout semblable de la formation des noms (cf. des désinences de diminutifs, etc.) et du vocabulaire (comparez le fait que pour la compréhension réciproque des Serbo-Croates, des Bulgares et des Slovènes, c'est le vocabulaire qui fait le moins de difficulté).
        En étudiant l'époque postérieure du slave du sud, on constate deux groupements de parlers, formés de même, avant l'arrivée dans la Péninsule Balkanique : le slave du sud oriental et le slave du sud occidental, embrassant, le premier deux langues con-
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nues postérieurement sous le nom de vieux slave et de bulgare, et le second toute la totalité des dialectes qui se sont appelés dans la suite le serbo-croate et le slovène.
        Pratiquement, le trait qui divise le slave commun du sud en deux groupes, c'est le changement des consonnes ť et ď du slave commun issues de tj et dj en št, žd [svěťa : svěšta, meďa : mežda), dans le groupe oriental ; tandis que dans le groupe occidental ces consonnes restent sans changement.
        Comme toujours, cela ne prouve pas qu'il y avait une scission entre deux fractions du slave commun du sud sur un territoire continu, mais on doit supposer que, à un moment donné, il y avait eu une scission entre les habitants de ce territoire du fait que les représentants de la fraction orientale sont allés plus loin dans la direction de l'Est, et que les autres ont pu rester à leur placoe ancienne ou bien qu'ils ont reculé eux-mêmes plus à l'Ouest. Il me semble qu'on pourrait identifier les premiers avec les Slaves libres de la partie inférieure du Danube et les autres avec les Slaves qui se sont trouvés au VIe siècle et après sous le joug avare. Mais ces identifications ne sont pas toujours sûres, et je ne veux par elles que souligner la place de deux fractions, orientale et occidentale, dans le domaine au nord de la Save et du Danube serbo-croates. Bien naturellement, on peut déterminer des traits linguistiques qui unissent le bulgare et le vieux slave, d'une part, et une partie du serbo-croate, de l'autre (par exemple le changement de šč <skj en št) : ce sont vraisemblablement là des isoglosses qui n'ont compris qu'une partie du territoire du slave commun du sud, des traits dialectologiques qui sont entrés postérieurement dans les différents dialectes de l'un et l'autre groupe.
        En laissant de côté le groupe oriental, nous nous contenterons de suivre le développement du groupe occidental.

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        Si on veut reconstruire un développement linguistique, il faut se servir de termes pris dans son vocabulaire. Il faut mettre au lieu des dénominations «serbo-croate» et «slovène» les termes dialectologiques : kajkavien, cˇakavien et sˇtokavien, embrassant tous les dialectes slovènes et serbo-croates, sans exception. Eh bien, dans le passé, quels sont les facteurs qui ont amené à la création des langues contemporaines, le slovène et le serbo-croate ? La réponse à cette question ne peut pas être toute simple, et elle nous
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conduit de nouveau aux temps anciens où la partie occidentale du slave commun du sud se trouvait encore hors de la Péninsule Balkanique.
        Il me semble établi avec assez de probabilité (v. Revue des Études Slaves, t.1, pp. 20-27) que c'est à cette époque et sur ce territoire que se sont formées les trois nuances dialectologiques qu'on nomme d'après trois pronoms (kaj = ča = čĭto > sˇto «quoi»), le kajkavien, le dialecte le plus occidental, le cˇakavien, qui se trouvait au milieu, et le sˇtokavien, tenant l'aile droite. Ce ne sont, à vrai dire, que trois isoglosses, mais des isoglosses assez caractéristiques pour se maintenir plusieurs siècles et pouvoir donner sur la Péninsule Balkanique naissance à trois dialectes portant les mêmes noms et comprenant 1° le kajkavien avec deux sous-dialectes : kajkavien slovène (devenu postérieurement la langue Slovène), kajkavien croate (devenu postérieurement le dialecte kajkavien du serbo-croate), 2° le cˇakavien, et 3° le sˇtokavien.
        Mais les trois nuances dialectales de ce territoire ancien n'étaient pas également éloignées l'une de l'autre ; les nuances kajkavienne et cˇakavienne montraient une tendance à se rapprocher de plus en plus et à former un seul groupe dialectal, tandis que le sˇtokavien prenait une autre direction dans son évolution. Ces tendances se manifestèrent par le changement des consonnes ť et ď du slave commun en des consonnes tout à fait molles dans les deux premières nuances, kajkavienne et čakavienne, et en des consonnes surtout fricatives dans la nuance štokavienne. Ce changement dans les deux premiers dialectes a abouti postérieurement, après l'arrivée dans la Péninsule Balkanique, à ť mou et à j (issu de ď mou) du čakavien et du kajkavien.
        D'autres traits assez nombreux ont lié comme des isoglosses les différentes parties de ces trois dialectes dans une mesure très inégale. Par exemple, en kajkavien et en cˇakavien occidental, au lieu de la préposition iz (et du préfixe iz — ), on ne trouve que z : z grada «de la ville», au lieu de iz grada ; en štokavien et en čakavien oriental, on a à l'instrumental féminin singulier la désinence — ov, par exemple žena «femme», instrumental ženov, «par la femme», au lieu de ženu du cakavien occidental.
        Après ces changements linguistiques, c'est-à-dire après l'apparition des premiers dialectes de la partie occidentale du slave commun du sud, les tribus slaves qui les parlaient se sont disloquées en plusieurs fractions en peuplant la Péninsule Balkanique.
        La position géographique de l'habitat des nouveaux venus
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réglait tout autrement l'évolution postérieure des trois nuances indiquées ci-dessus. La nuance kajkavienne slovène, qui se trouvait fortement éloignée non seulement des nuances cˇakavienne et sˇtokavienne, mais aussi du kajkavien croate, maintenait encore quelque temps ť et j et changeait après, dans la plus grande partie de ses dialectes, en comprenant aussi une fraction du kajkavien croate, la consonne ť en č. Quelques autres traits encore de son système phonétique kajkavien se sont transformés également dans ses deux dialectes (ŭ et ĭ > ĭ, ę passait à e, ǫ à o, y > i, etc…) ; mais de bonne heure les dialectes kajkaviens slovènes ont développé un grand nombre de changements phonétiques si importants qu'ils se sont éloignés même du dialecte kajkavien croate, en rompant tous les liens antérieurs avec le čakavien et naturellement aussi avec le štokavien. Dès ce moment[6] commence une nouvelle époque de développement du čakavien et du štokavien, et il ne me reste avant d'exposer celle-ci qu'à définir la position linguistique du kajkavien croate, parce que le kajkavien slovène, comme nous l'avons vu, se développant sans contact avec les autres dialectes, a pris une direction spéciale qui l'a conduit jusqu'à l'établissement d'un dialecte indépendant, se transformant au fur et à mesure pour finir par donner la langue slovène.
        On sait que dans la science slave la question de la position linguistique du kajkavien croate est encore ouverte, et que les slavistes les plus éminents sont divisés en deux partis : les uns y voient un dialecte serbo-croate et les autres le proclament un dialecte slovène. Mais cette question est trop complexe et trop délicate pour qu'on puisse la trancher d'un coup.
        D'abord, qu'est-ce que le dialecte kajkavien d'aujourd'hui ? Si on l'embrasse dans sa totalité, on verra bientôt que la vie ne se prête pas à être encadrée dans nos cases de classification. Le kajkavien croate a aujourd'hui trois nuances : l'une à l'est, l'autre au sud-ouest, et la troisième au nord-ouest. Les deux premières, en accusant pleinement le caractère d'un bon dialecte kajkavien, ont, celle de l'est đ et č au lieu de j et č du slovène, celle du sud-ouest j et ć au lieu de j et č, et seule celle du nord-ouest connaît j et č, comme le slovène (par exemple svěťa «cierge» et međa «frontière» du slave commun donnent dans la première sveéa et meďa) dans la seconde sveća et meja, et dans la troisième sveča et meja.
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De ce fait il résulte, avec évidence, que dans la structure très ancienne du kajkavien croate sont entrés du côté de l'est les dialectes sˇtokaviens et du côté du sud les dialectes cˇakaviens. Mais, il ne faut pas supposer que ces traits dialectaux des autres dialectes soient récents ; au contraire, ils font partie du kajkavien croate dès le commencement.
        De cette manière, le vrai kajkavien croate, ayant le même caractère général dans toute son étendue, a assimilé les traits des trois nuances fondamentales de notre langue, en les changeant dans le même esprit linguistique qui est le plus proche du slovène ; niais à l'époque actuelle il doit être séparé du slovène, en ce qu'il montre plus de conservatisme que lui dans beaucoup de particularités et qu'il tend à se développer indépendamment. Tout cela a facilité pour ceux des Croates qui parlent le kajkavien l'adoption comme langue de civilisation de la langue serbo-croate littéraire, reposant sur d'autres dialectes serbo-croates.

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        Comme je l'ai déjà dit, la position géographique des nouveaux habitats des représentants des deux autres nuances, cˇakavienne et stokavienne, dans la Péninsule Balkanique, a déterminé le changement total des rapports anciens entre eux et a donné une nouvelle base au développement de notre langue. De même que la séparation du kajkavien slovène, à l'extrémité occidentale, dans les montagnes des Alpes Juliennes, a donné naissance à la langue slovène, la position nouvelle du cakavien et du sˇtokavien a amené des rapports tellement étroits entre eux, qu'on peut parler de leur vie linguistique commune.
        Cette nouvelle communauté de l'évolution linguistique de ces deux dialectes a marqué le commencement du serbo-croate sur le nouveau territoire et a déterminé quels dialectes entreraient entièrement dans son histoire. C'est le cˇakavien dans la totalité de ses traits et de ses parlers et le sˇtokavien dans la même mesure.
        De cette manière, tous les traits qui se sont transformés en sˇtokavien dès le VIIe siècle jusqu'à la fin du XIVe siècle ont les mêmes équivalents en cˇakavien. Par exemple ŭ et ĭ > et ĭ, après le XIIIe siècle a (e) dans l'un et l'autre dĭnĭ «jour» sŭnŭ «sommeil» donnent dĭn et sŭn qui aboutissent à dan et san ; ǫ et ę > u et e aux X-XVi siècles dans tous les deux : dǫb «chêne»
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devient dub ; pęti sę «monter», peti se) > u (o) vk «le loup» donne vuk) dès les XVIIIe-XIVe siècles dans tous les deux ; la déclinaison évolue de la même manière, en étendant les désinences molles au détriment des désinences dures ; le système de la conjugaison est le même dans tous les deux, avec — m pour la première personne, — š pour la seconde, etc. Le duel se perd également dans tous les deux, en influençant par ses vestiges davantage les dialectes stokaviens que les čakaviens.
        Si on jette un coup d'œil sur une carte dialectologique du domaine cˇakavien-sˇtokavien, on constate aisément les faits suivants : que les traits linguistiques qui se sont développés du VIIe au XIVe siècles dans la plus grande partie des dialectes štokaviens ont laissé hors de leur sphère d'influence davantage de parlers štokaviens que de parlers čakaviens. Cela montre avec évidence que c'est la position géographique qui l'a emporté sur d'autres facteurs dans la propagation des traits linguistiques nouveaux. Mais ce n'est pas encore tout ce qu'on peut constater.
        On voit bien que le coin montagneux du Sud-Est et que les parties les plus éloignées à l'Est, à l'Ouest et au Sud ont la moindre quantité de traits nouveaux. Cela prouve que la propagation des traits nouveaux s'accomplissait du centre du territoire linguistique dans la direction du sud-ouest de façon plus intense que dans la direction opposée. De ce fait découle la constatation déjà faite que les dialectes cˇakaviens ont été soumis au nivellement dans une mesure plus grande que certains dialectes sˇtokaviens, bien qu'en fait ce mouvement de nivellement partît du centre sˇtokavien.
        Mais, d'autre part, par quels moyens peut-on éclaircir le fait que les traits linguistiques ne se sont propagés de l'Est au Sud- Ouest que jusqu'au XVe siècle ? Pourquoi cette direction condi tionnée par la position géographique change-t-elle après le XIVesiècle, quoique la position géographique ne change pas ?
        C'est que les conditions politiques s'ajoutaient à la position géographique pour favoriser l'établissement de l’uniité linguistique du čakavien et du štokavien. Sur le littoral adriatique se trouvaient des villes florissantes, d'origine gréco-romane, Dubrovnik (Raguse), Split (Spalato), Šibeník (Sebenico), Zadar (Zara), etc., qui étaient au pouvoir des Croates ou des Serbes, et qui constituaient par leur civilisation et leurs richesses, et principalement par la mer ouverte au commerce, des centres d'attraction pour les
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Slaves de l’intérieur. La direction des traits linguistiques indique le sens du courant de la colonisation qui fut orienté du VIIe au XIVe siècles de l'intérieur vers la mer. Il est vrai que l'ancien État serbe, appelé la Raška (Rascie), s'étendait également dans la direction de l'Est et du Sud-Est, où se trouvait l'autre centre de civilisation de la Péninsule Balkanique : Byzance ; mais son action colonisatrice ne dura que deux ou trois siècles, tandis que le courant du Sud-Ouest fut d'une durée de sept siècles.

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        Le tableau des relations linguistiques entre le cˇakavien et le sˇtokavien, que nous venons d'esquisser, change totalement après le XIVe siècle. Dans les dialectes cˇakaviens restés intacts après cette époque, ne se répandent plus les nouvelles particularités, ni phonétiques, ni morphologiques, du sˇtokavien. La disparition de h effectuée en štokavien du XVIe au XVIIIe siècles ne trouve pas place dans le čakavien, la nouvelle accentuation štokavienne, qui évolue au commencement du XVe siècle, reste limitée à quelques dialectes štokaviens ; la nouvelle yodisation (cvěće < cvětje < cvětĭje, etc.) fortement répandue dans presque tous les dialectes štokaviens (surgie au XVIe siècle et évoluant jusqu'au XVIIIe siècle), ne trouve aucun écho dans le čakavien, etc.
        Ce nouveau caractère de la direction des traits linguistiques s'explique par la poussée formidable des Turcs dans la Péninsule Balkanique, depuis la deuxième moitié du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVe siècle. Pendant ce temps, tous les pays slaves des Balkans furent conquis par les armées des Turcs et occupés peu à peu par leurs autorités. Toute la population qui le pouvait fuyait devant les envahisseurs. Les habitants du Sud reculaient vers le Nord où il y avait encore des contrées inoccupées par l'armée turque. Après l'invasion de la Serbie (1389-1459), ce fut le tour de la Bosnie (1469), de l'Herzégovine (1482) et du Monténégro. La population de ces pays fuyait au Nord-Ouest ou au Nord, cherchant très souvent de nouveaux domiciles en Slovénie, en Hongrie, et même plus loin encore, en Autriche et en Moravie. Tout ce qui se trouvait sur le littoral dalmate fut également occupé par les Turcs, exception faite du territoire de la République de Venise, qui, de même que Raguse, fut épargnée par les Turcs, pour des raisons économiques et financières.
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Au XVIe siècle, l'Autriche établit, autour des pays serbo-croates envahis, une zone militaire qui allait de la mer Adriatique en Croatie, et comprenait la Croatie, la Slavonie, la Syrmie et le Banat inférieur ; elle représentait un campement perpétuel sur la frontière méridionale de l'Empire, ayant la charge d'assurer la sécurité de l'État d'Autriche contre les incursions hostiles des Turcs. Or cette longue et étroite contrée, encadrant du côté occidental et septentrional la population serbo-croate, et reculant et avançant pendant un siècle et demi, attirait fortement la population d'au-delà de la frontière. Ceux qui ne voulaient pas se soumettre se dirigeaient vers ces confins militaires (Vojna Granica) où ils bénéficiaient de beaucoup de privilèges. D'autre part, les Turcs, avançant au nord et à l'ouest, transportaient de vive force de nouveaux colons de l'intérieur des pays serbo-croates, et leur donnaient à cultiver les régions restées désertes.
        De cette manière, il est évident qu'il y a plusieurs causes au mouvement de la population vers le nord et l'ouest. La population sˇtokavienne de l'est et du sud inondait les contrées qui se trouvaient sur cette route et leur donnait un caractère ethnologique et linguistique nouveau.
        C'est de cette sorte que le courant des traits linguistiques fut détourné de sa direction antérieure : il se dirigea désormais du sud au nord et à l'ouest, au lieu de se diriger, comme jusqu'à la fin du XIVe siècle, du nord ou de l'est au sud ou au sud-ouest.
        Cela a donné des résultats inattendus dans la répartition même des deux dialectes serbo-croates fondamentaux : le cakavien et le sˇtokavien. Le cˇakavien disparut en Bosnie, en Croatie (sauf le Primorje, littoral croate) et dans presque toute la Dalmatic, sauf les îles et quelques points sur le bord de la mer ; ses restes furent assimilés par les différents dialectes du sˇtokavien.
        Le cˇakavien, qui subsistait encore sur la périphérie méridionale du territoire linguistique serbo-croate, ne connaissait plus cette vie commune antérieure avec le dialecte sˇtokavien. II y avait encore des relations entre les dialectes locaux, mais il n'y avait plus ces grands flots niveleurs de nouveaux processus linguistiques qui se répandaient auparavant avec tant de force.
        On comprend maintenant pourquoi, dans le cˇakavien d'aujourd'hui, on peut constater les traits linguistiques de trois époques :
        1° De l'époque antérieure à l'arrivée des Serbo-Croates dans leurs habitats définitifs de la Péninsule Balkanique (par exemple ď > j, etc.) ;
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        2° De l'époque de la vie commune avec le sˇtokavien (VIIe-XIVe siècles) ;
        3° De l'époque postérieure au XIVe siècle, où le cˇakavien, resté sur son territoire fortement diminué, sur la périphérie méridionale du serbo-croate, a modifié ses traits anciens de façon indépendante du sˇtokavien, ou a gardé, ce qui est le plus souvent le cas, son héritage linguistique des époques antérieures.

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        L'histoire du sˇtokavien, qui nous reste encore à décrire, s'est déroulée dans des circonstances semblables, mais sur un territoire en une certaine mesure différent et avec un autre entourage ethnique à l'Est. Mais les facteurs, géographique et historique. y eurent aussi une influence très forte sur la formation des dialectes nouveaux et sur la propagation des traits linguistiques.
        Si on explore les dialectes les plus avancés au sud-est, on constate avant tout que, dans une large zone du macédonien les sons remplaçant tj = ť, dj = ď du slave commun, sont les deux sons štokaviens ď et ć ou leurs nuances ‘g et k’. Je ne veux pas entrer spécialement dans le problème du macédonien, mais je veux souligner les traits généraux qu'il convient d'y relever :
        1° II y a deux courants qui s'y croisent : le premier continuant le vieux slave, avec št et žd et leurs réflexes phonétiques, s'avançant du sud et du sud-ouest au nord et nord-est, et l'autre courant continuant l’ancien štokavien avec ć et ď qui se répand dans une large zone de l'ouest à l'est en commençant au Drim dans toute sa longueur en Macédoine et en se dirigeant, vers le Vardar qu'il dépasse ;
        2° Je dis l’ancien štokavien, parce que ce dialecte n'accuse aucun autre trait ancien de l'évolution du štokavien que ć et ď, et à cause de cela j'exclue la possibilité d'expliquer ses traits par un mélange du štokavien postérieur au IXe siècle et des parlers vieux-slaves, parce que dans ce cas il y aurait d'autres traits de l'évolution štokavienne plus récente.
        3° Cette direction des traits linguistiques dits sˇtokaviens anciens, et le fait de leur emploi ici me prouvent qu'il faut chercher leurs représentants ou les porteurs de ces traits dans les anciens et très nombreux colons serbo-croates du VIe siècle, qui se trouvaient autrefois en Épire, en Thessalie, en Albanie méridionale, et qui descendaient jusqu'en Morée.
        Voici ce qu'en dit M. Niederle : «C'est sans doute une ancienne agglomération serbe que Serblia, Serbia (aujourd'hui Serfidzˇe)
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sur la Bystrica, aux confins nord de la Thessalie ; il y avait là, au IXe siècle, un thème serbe particulier avec un évêque. Ce sont aussi certainement d'anciennes agglomérations serbes demeurées après des campagnes dans l'extrême sud, que les villages de Grèce et d'Épire portant les noms de Serbou, Serbohia, Serbianica. Serebiani, Serbiana, Serbota, etc.» (Manuel de l'Antiquité slave, p. 97). «On trouve d'ailleurs aussi, dit-il dans le même ouvrage (p. 94), jusqu'en Macédoine, au sud du lac Prespa, et jusqu'en Grèce, près de Mycène et d'Athènes, des villages appelés Churvati, Harbati, souvenirs évidents des expéditions des VIe et VIIe siècles.»
        Les masses slaves étaient à une certaine époque si nombreuses dans ces contrées que leur pression pesait lourdement sur la population grecque. «La domination des Slaves en Grèce, d'après la relation... du patriarche Nicolas III, dit également M. Niederle, aurait duré 218 années avant la victoire grecque de Patras (805-807) et cela avec une rigueur telle que pas un Romain ne pouvait y paraître. Ce n'est qu'à la lin du VIIIe siècle que la situation se modifia tout d'abord par l'expédition victorieuse de Salonique (783) ; et puis, en 847-849, par la prise de presque toute la Morée sous Michel III et enfin, en 940, par la soumission des deux dernières tribus libres des Milingues et des Iézérites» (p. 109).
        Je pense qu'il est superflu de poser la question de la langue de ces colons, parce qu'il est évident qu'elle a dû être, dans une mesure tout à fait suffisante pour notre hypothèse, l’ancien serbe, ce qui n'exclut aucunement le fait que dans d'autres tribus qui s'appelaient slaves (cf. Sklabenohori, Sklabous, Skliabi, etc.), elle était le vieux-slave.
        Cette population serbe qui s'est maintenue au IXe siècle et après dans ces régions n'a pas pu disparaître tout d'un coup. Comme toujours, sous la pression des ennemis, en l'espèce des Grecs, au IXe siècle et après, ils cherchèrent de nouveaux domiciles en se dirigeant vers le Nord et en peuplant la Macédoine occidentale, qui contenait déjà un bon nombre de Slaves.
        Cela nous explique pourquoi ces Serbes n'ont pas apporté d'autres traits anciens que ď et ć ; parce qu'au moment où ils envahirent la Grèce et les pays limitrophes (au VIe et au VIe siècles), il n'existait pas d'autres traits spécifiques dans leur parler štokavien.
        De cette façon ils ont pu apporter les deux nasales ǫ et ę, les deux semi-voyelles ŭ et ĭ, etc.
        Ainsi s'explique qu'ils aient pu former avec le macédonien con-
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tinuant le vieux-slave un dialecte unique, avec des nuances différentes, mais avec beaucoup de particularités communes.
        Je n'ai expliqué la nature du dialecte macédonien que d'après une de ses caractéristiques ; on pourrait continuer cette démonstration en montrant les traits d'une importance secondaire dont il est sûr qu ils sont dus au serbe, et ceux dont il est sûr qu'ils sont dus au vieux-slave. Mais pour moi, en ce moment, il suffît de constater que la couche la plus ancienne du sˇtokavien se trouve dans ces éléments du macédonien. Pour cette raison, j'appelle le macédonien occidental, où la couleur linguistique ancienne sˇtokavienne est assez forte, štokavien ancien.
        Cela n'exclut aucunement que ce dialecte possède des traits évolués dans sa vie commune avec le macédonien vieux-slave, et de source vieux-slave et vice-versa ; ni qu'il ait d'autres traits qui le mettent dans des rapports nouveaux avec les autres dialectes au contact desquels il a dû se trouver dès son arrivée dans l'habitat nouveau de Macédoine.
        Formé en Macédoine, ce dialecte, dans toutes ses nuances, s'est étendu, avec les autres, vers le Nord et le Nord-Est en se fondant d'un côté dans les dialectes serbes, et de l'autre dans les dialectes bulgares, mais en y laissant toutefois quelques traits de sa structure phonétique et morphologique.
        Le deuxième groupe du sˇtokavien, qui se trouve à l'extrême Est, c'est le ëlokavien moyen. Il occupe la partie orientale de la Serbie
 d'avant 1912, puis la partie orientale de la Vieille-Serbie, et enfin 
une petite partie de la Bulgarie occidentale qui s'étend le long 
de la frontière serbo-bulgare. Il y a eu un problème scientifique qui a été assez longtemps litigieux, celui de l'attribution de ces dialectes au serbe ou au bulgare, et il y a tout un groupe de savants qui ont voulu voir dans leur structure un dialecte de transition ou mixte, serbo-bulgare.
        Je ne puis rien découvrir qui puisse justifier cette hypothèse. Je pense que ce dialecte, dans sa totalité, a possédé les traits sˇtokaviens jusqu'à la fin du XIIIe siècle ou jusqu'au milieu du XIVe (il a ď et ć ou leurs réflexes directs, ǫ passe à u, ę passe à e, ě > e, ŭ et ĭ > ĭ , vĭ, > u, etc.) et après ce temps, c'est-à-dire après le XIIIe siècle, il n'y a que des traits isolés des autres dialectes štokaviens qui se répandent aussi sur son territoire. Cela nous montre que ce dialecte s'est trouvé dans une unité étroite avec les autres dialectes štokaviens jusqu'à cette époque, et qu'ensuite il s’est dirigé si loin vers l'Est qu'il a perdu les liens étroits antérieurs
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qui caractérisaient sa vie commune avec les autres dialectes sˇtokaviens ; mais, tout de même, il a conservé tous les traits phonétiques et morphologiques qui caractérisent la fin du XIIIe ou le milieu du XIVe siècle dans l'histoire de la langue serbo-croate. Pour cette raison je l'appelle štokavien moyen.
        Tout ce qui se trouve dans ce groupe de dialectes ne représente pas toujours les mêmes particularités locales ; et pour moi il est sûr que la partie du Nord-Est (le dialecte du Timok) est la plus ancienne ; celle de la Morava du Sud est la plus récente (et, des trois nuances, c'est elle la seule qui ait continué assez longtemps à maintenir des relations très intimes avec le štokavien nouveau de l'Ouest) ; et la troisième (embrassant le dialecte de Tetovo, Kratovo et Kriva Palanka) occupe une position intermédiaire.
        Pour la plus grande partie de ces dialectes, on peut constater l'assimilation de représentants d'autres dialectes et notamment du sˇtokavien ancien. D'autre part les migrations toutes nouvelles du sud au nord ont donné une répartition de ces dialectes locaux très curieuse, attestant éloquemment par elle-même le caractère tout récent de la disposition géographique actuelle de ces parlers.
        Ces dialectes, ainsi que le sˇtokavien ancien, ont des particularités spéciales reçues de dialectes qui se trouvaient dans leur voisinage ou auxquels il se sont superposés. C'est, dans la plupart de ces dialectes, le développement d'un article postposé (cf. en roumain, Romanul = Romanus ille), en serbe et en bulgare žena ta = femina illa, et la perte de la déclinaison se propageant de plus en plus dans les dialectes slaves de la Serbie orientale, de la Macédoine et de la Bulgarie. Donnant une caractéristique spécifique à toutes les langues de la moitié orientale de la Péninsule Balkanique (au roumain, au bulgare, à l'albanais et au grec), ces particularités n'ôtent aucunement à ces deux dialectes leurs traits serbes štokaviens qui leur attribuent la place indiquée dans l'évolution de la langue serbo-croate.

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        Le reste du dialecte sˇtokavien qui s'étend à l'ouest du sˇtokavien moyen et qui représente la partie la plus grande du territoire sˇtokavien surpassant en nombre les représentants du cˇakavien et tous les représentants de tous les autres dialectes sˇtokaviens pris ensemble, je le nomme štokavien nouveau. Il est vrai que tous les
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parlers compris dans ses frontières n'accusent pas le même caractère quant à la durée de l'évolution de leurs traits ; mais pris dans leur ensemble ils montrent la même direction de leur évolution. Comme toujours, les traits nouveaux ont une extension différente, mais on peut dire que tous ces dialectes vont évoluer ensemble jusqu'au commencement du XVe siècle ( > u, l à la fin de la syllabe > o, égalisation du datif pluriel avec l'instrumental pluriel : par exemple, vk «loup» donne vuk, pisal, «écrit» donne pisao, ženama ou ženam ou ženami, également datif et instrumental pluriels, etc.).
        Il est vrai que quelques particularités phonétiques les ont différemment nuancés : à l'est eˇ (le yat) > e, c'est la nuance ékavienne ; à l'ouest ě > i, c'est la nuance ikavienne ; au sud ě > je ou ije, c'est la nuance jekavienne ; par exemple vêk = vîk = vijek «siècle» mais cette triple couleur phonétique n'a pas empêché les autres particularités indiquées de se propager sur tout leur territoire.
        Après le XVe siècle, une partie du dialecte jekavien qui se trouvait en Herzégovine orientale et s'étendait jusqu'à la mer (en Dal-matie orientale) a changé ses traits phonétiques, surtout les systèmes de l'accent et de la déclinaison. Ces traits se sont étendus aussi sur une partie du dialecte ikavien (de l'ouest). Ces changements ont coïncidé avec le mouvement de la population vers le nord, dont nous avons parlé en esquissant les relations du sˇtokavien et du cˇakavien. Les représentants de ce courant, en se transportant dans de nouveaux milieux, ont amené avec eux ces traits nouveaux et de cette manière les systèmes nouveaux de l'accentuation et la de déclinaison se sont propagés très loin au nord et à l'ouest. Et ce mouvement a embrassé également une partie des trois nuances du sˇtokavien nouveau. La forme de la répartition de ces traits répond naturellement aux courants d'émigration issus des contrées où ces traits se formaient.
        Or, on peut constater quatre étapes dans l'histoire de ces dialectes : 1° la formation des trois nuances : ékavien (à l'Est), jekavien (au Sud), et ikavien (à l'Ouest). Cela n'empêche pas la formation des traits caractéristiques du štokavien nouveau, et leur expansion sur tout le territoire ;
        3° La formation de la nouvelle accentuation et de la nouvelle déclinaison a embrassé également des parties des trois nuances. Cela nous donne la possibilité de discerner d'une façon générale
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deux nuances secondaires très proches dans chacune des trois nuances principales :
        a) l’ékavien archaïque
                —         récent
        b) Le jékavien archaïque 
                —       récent
        c) l'ikavien archaïque
                —         récent.
        4° Enfin dans les limites de ces trois nuances récentes on voit un courant encore plus nouveau qui les modifie légèrement en formant une nuance moderne unique, s'écartant un peu des autres nuances dialectales.
        Si l'on veut embrasser d'un coup d'œil toute cette évolution, on peut dire que du XIIIe au XVe siècle se forme le dialecte sˇtokavien nouveau. Cette évolution commune ne trouble aucunement le changement du ě en trois nuances : ékavienne (à l'Est), jékavienne (au Sud) et ikavienne (à l'Ouest). Le štokavien nouveau dans ces trois nuances reste plus ou moins intact dans les parties excentriques : au sud-est (jêkavien archaïque), à l'est (ékavien archaïque) et à l'ouest (ikavien archaïque en Slavonie ou possavien et en Bosnie) ; dans la zone centrale du sud au nord, et au sud-ouest, il va plus loin dans son évolution en changeant l'accentuation et les formes de la déclinaison (dialecte récent : ékavien, jêkavien et ikavien). Cette évolution s'accomplit au XVe siècle et après et coïncide avec les grandes migrations entre le XVe et la fin du XVIIe siècle. La dernière modification du štokavien nouveau s'est effectuée aux XVIIe et XVIIIe siècles (yodisation nouvelle, achèvement de l'évolution de la déclinaison) et s'est répandue inégalement même dans la zone centrale, en ne s'étendant pas toujours jusqu'à ses parlers les plus septentrionaux. Cela s'explique par le fait que les migrations issues du centre de cette zone (Herzégovine; ont été à cette époque de moindre importance ; elles ne se sont pas étendues en grandes masses comme dans les siècles précédents. D'autre part les dialectes produits par une émigration antérieure à ce dernier mouvement (par exemple, le jůkavien récent en Croatie ou en Bosnie, Slavonie, etc.) sont naturellement restés, au moins partiellement, hors de cette nouvelle modification dialectologique.

         * * *

        Le dialecte que Vuk Karadzˇic´ a posé comme base du serbo-croate littéraire est le sˇtokavien moderne dans ses trois nuances.
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C'est le dialecte qui a la moindre quantité d'archaïsmes et qui présente les traits les plus avancés dans l'évolution dialectale. On comprend maintenant pourquoi plusieurs hommes de lettres et hommes d'état ne furent pas satisfaits de la réforme de Vuk. Les uns estimaient qu'elle vulgarisait la langue littéraire en prenant pour sa base la phase la plus récente de la langue du peuple, et les autres craignaient que par une telle réforme elle ne se séparât de la langue des contrées plus archaïques. Mais la base de la réforme de Karadzˇic´ était excellente, comme l'a prouvé l'évolution brillante du serbo-croate au cours du XIXe siècle.

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        On voit, d'après tout ce que je viens de dire, que j'ai pris pour critérium de l'évolution du serbo-croate les traits linguistiques les plus avancés, se reflétant dans le sˇtokavien nouveau de la nuance la plus moderne. Il est évident que tous les dialectes d'une langue ont toujours le même âge ; et si j'établis entre les dialectes des différences d'après l'âge, je veux indiquer seulement à quel degré d'évolution est resté chacun de ces dialectes sur l'échelle commune des changements linguistiques accomplis dans le sˇtokavien moderne. Il est évident que chacun des dialectes a réalisé différemment son évolution et que le trait linguistique resté de la vie commune des différentes époques ne donne pas encore l'idée de la totalité de leurs changements et de leurs particularités ; mais il était très important de les classer tous d'après un principe en rangeant autour de son application les autres traits linguistiques locaux et partiels.
        Or, toute l'évolution du serbo-croate, examinée sous ce rapport donne le tableau suivant :
        1° Pour établir les particularités fondamentales du serbo-croate et du slovène il faut poser la communauté linguistique ancienne (du kajkavien, du cˇakavien et du sˇtokavien) ;
        2° Au début de l'évolution de cette vie commune la nuance cˇakavienne était plus proche du kajkavien que du sˇtokavien ;
        3° Après l'arrivée sur la Péninsule Balkanique, le kajkavien Slovène évolue séparément non seulement du cˇakavien, mais aussi, après quelque temps, du kajkavien croate ;
        4° Le cˇakavien et le sˇtokavien vivent du VIe au XVe siècle d'une vie commune ;
        5° Après ce temps une grande partie du cˇakavien, sur le continent, est exterminée au profit du sˇtokavien, de telle sorte qu'il ne sub-
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siste qu’une zone étroite de parlers cˇakaviens à la périphérie sud-ouest ;
        6° Le courant dialectal change. Il va du sud au nord. Les liens du sˇtokavien avec le cˇakavien faiblissent et le cˇakavien demeure avec ses traits jusqu'au XVe siècle, acquérant ensuite des particularités locales ;
        7° Le sˇtokavien s'étend considérablement. Une fraction avancée trop au sud et sud-est (en Epire, Thessalie et Morée), remplit la Macédoine, du côté du Drim, en descendant vers le Vardar et Salonique. C'est le macédonien occidental ou sˇtokavien ancien ;
        8° Une autre fraction du sˇtokavien s'avance très loin vers l'est, après avoir fait groupe avec les autres dialectes sˇtokaviens, jusqu'à la fin du XIIIe siècle ou jusqu'au milieu du XIVe siècle ; je la nomme sˇtokavien moyen ;
        9° Le reste du sˇtokavien, à l'ouest du sˇtokavien moyen, que je nomme sˇtokavien nouveau, montre les mêmes traits dans tous ses dialectes, jusqu'au commencement du XVe siècle: après ce temps vient un bouleversement total du nouveau sˇtokavien, qui a, dans la période du XIIIe au XVe siècle, pris encore trois nuances : ékavienne, jékavienne et ikavienne ;
        10° Les résultats combinés des migrations au nord et à l'ouest et de l'évolution des traits linguistiques donnent au sˇtokavien nouveau deux types dans chacune des trois nuances : un type plus récent et un type archaïque, répartis d'après leur position géographique : le type archaïque se trouve ou à l'est (dialecte archaïque ékavien, Kossovo-résavien), ou au sud-est (dialecte archaïque jékavien de la Zéta) ou à l'ouest (ikavien archaïque de Bosnie) ou au nord-ouest (ikavien archaïque possavien). Le type récent se trouve au centre et s'étend au nord-est et au sud-ouest (dialecte récent ikavien ou dalmate, dialecte récent jékavien ou herzégovien, et dialecte récent ékavien ou choumadien et de Voïvodine) ;
        11° Même dans cette zone centrale récente on distingue un groupe plus restreint de dialectes modernes, qui comprennent le jékavien moderne ou herzégovinien, l'ékavien moderne de Serbie, et dans une certaine mesure le dialecte ikavien dalmate. Ce groupe de dialectes a servi de base à la langue littéraire serbo-croate contemporaine.

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        Ce tableau historique esquissé ci-devant nous paraît instructif.
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        Il nous donne la possibilité de déterminer les facteurs principaux qui ont influencé l'histoire de notre langue et l'ont orientée dans la direction que nous avons indiquée.
        Au VIe siècle, notre langue va à l'extrême est jusqu'à la Morée, attirée par Byzance, et à la mer Adriatique, attirée par la civilisation romaine ; postérieurement ses vagues s'étendent moins loin. A la fin du XIIIe siècle, elles embrassent à l'extrême est le sˇtokavien moyen et jusqu'à la fin du XIVe siècle elles comprennent encore à l'ouest le cˇakavien presque dans sa totalité, c'est-à-dire jusqu'à la mer. Au commencement du XVe siècle, ses flots horizontaux deviennent encore plus courts, en n'embrassant que le sˇtokavien nouveau. A partir du commencement du XVe siècle ces flots vont du centre au nord, nord-est et nord-ouest, en changeant totalement leur direction antérieure et en restant jusqu'aux temps modernes dans le même état.
        Si c'est la position géographique et les conditions de civilisation qui ont déterminé les flots horizontaux de l'évolution linguis tique du serbo-croate de la première époque, c'est l'émigration de masses de peuple, après le XIVe siècle qui déterminait les flots perpendiculaires de la deuxième époque. On voit bien que les fac teurs historiques intérieurs du temps de l'indépendance de notre pays n'ont pas empêché l'évolution naturelle de notre langue. Mais, au contraire, les facteurs historiques extérieurs, la domina tion des Turcs, ont fortement agi (après le XIVe siècle) sur son déve loppement. Ils ont dirigé vigoureusement le mouvement des traits linguistiques dans une autre direction (dans la direction perpendi culaire à la ligne horizontale de ce mouvement avant leur apparition), en superposant les dialectes nouveaux aux autres et en nivelant fortement de cette manière les différences qui s'étaient déjà formées entre nos dialectes.
        C'est de cette façon que se reflète l'histoire de notre peuple dans l'histoire de notre langue. Et c'est encore une fois de plus que la langue se fait le meilleur appareil enregistreur des mouvements politiques et sociaux d'un peuple.



* Professeur à l’Université de Belgrade.

[1] Le vieux slave, langue morte, est le dialecte parlé vers le Xe siècle dans la région de Salonique et dans lequel Cyrille et Méthode ont traduit pour la première fois en slave les Évangiles.

[2] L'évolution du kajkavien slovène a, on le sait, abouti à la formation d'une langue littéraire slovène, distincte du serbo-croate.

[3] Prononcer iekavien.

[4] J. Cvijić, Des migrations dans les pays Yougoslaves. (Revue des Études Slaves, t. III, 1925, fasc. 3 et 4).

[5] Les lignes qui marquent la même particularité ou la limite d'extension d'un mot ou d'une forme sont les isoglosses. Les dialectes résultent de la diversité des faisceaux d'isoglosses.

[6] Sans doute vers le VIIe siècle.