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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Nicolas Berdiaeff : «Vérité et mensonge du communisme. Pour servir à la compréhension de la religion communiste», Esprit, n° 1, 1932, p. 104-128.

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        I/

        Le communisme, jusqu'à présent, a été envisagé plutôt d'un point de vue sentimental et émotionnel que d'un point de vue intellectuel : atmosphère psychologique éminemment défavorable à la compréhension de son idéologie. Parmi l'émigration russe, le communisme soulève contre lui la réaction affective et passionnée d'êtres meurtris qui, à la question : qu'est-ce que le communisme ? devront fatalement répondre :
        — Le communisme, c'est ma vie brisée, c'est mon douloureux destin.
        En Europe Occidentale, il faut distinguer deux attitudes : d'une part, effroi de la bourgeoisie, défense de tout le monde capitaliste. Et, de l'autre, l'adhésion, assez superficielle sans doute, et irraisonnée des intellectuels, jusqu'à un certain point des snobs. Mais, dans aucun des camps, on n'a pénétré le sérieux de l'idéologie communiste, la foi communiste elle-même. Un des philosophes russes les plus remarquables du XIXe siècle, Vladimir Solovief, disait : «Pour vaincre le mensonge, du socialisme, il faut avoir saisi la vérité du socialisme.» On pourrait répéter ce propos à l'égard du communisme, qui n'est qu'une forme extrême du socialisme. Sans doute, il y a en lui un mensonge, et un mensonge anti-chrétien, mais il contient aussi une vérité, — des vérités,
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qu'il faudrait dégager et formuler. Toutefois le mensonge est à ce point considérable qu’il finit par tout oblitérer autour de lui.
        Pour le chrétien, le communisme devrait avoir une signification toute particulière : il est le témoignage du devoir non rempli, de la tâche irréalisée du christianisme. La vérité chrétienne a eu le tort de ne s'être jamais manifestée dans la plénitude de la vie ; et les voies obscures de la providence veulent que ce soit aux forces brutales qu'il soit échu de faire éclater la vérité sociale. Voilà où réside le sens spirituel de toute révolution et sa dialectique ténébreuse. Le «bien» chrétien est resté trop souvent conventionnel et déclamatoire, tellement noyé dans l'abstraction, inadapté à la pratique, que la réalisation effective de quelqu'un de ses éléments a généralement abouti à une réaction effroyable contre le christianisme. Le vice et la bassesse des chrétiens, ou plus exactement des faux chrétiens, ont obscurci la lumière éblouissante de la révélation chrétienne. Car le monde chrétien a toujours été frappé de dualisme, il a vécu dans deux rythmes bien distincts : rythme religieux, rythme de l'Église, qui ne porte que sur un nombre restreint des heures de la vie, — et rythme laïque, extra-religieux, qui en absorbe tout le reste. La plus grande partie de la vie chrétienne n'est ni éclairée ni sanctifiée par la lumière du Christ. En particulier, la vie économique, la vie sociale, qui semble ne relever que de sa propre loi. Marx a raison quand il dit que la société capitaliste est une société anarchique où la vie se définit exclusivement comme un jeu d'intérêts particuliers. Rien n'est plus contraire à l'esprit chrétien : aussi l'époque capitaliste coïncide-t-elle avec le déclin du christianisme et l'affaiblissement de sa spiritualité. Au contraire, l'idée du communisme, qui de nos jours proscrit et persécute les religions et les églises, est d'origine religieuse, et même chrétienne. Le communisme n'a pas toujours été athée et matérialiste, il a un passé religieux et tout baigné de spiritualité. Il faut se souvenir que le premier qui en ait tracé les linéaments a été Platon, que le communisme a existé dans le christianisme primitif, basé sur l'Évangile, qu'on le retrouve sous une forme religieuse
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au Moyen Age et à l'époque de la Réforme, que Thomas Morus, l'auteur de l'Utopie, est tout de même honoré comme bienheureux par l'Eglise catholique ; enfin que les tendances communistes et socialistes en France, dans la première moitié du XIXe siècle, ont revêtu, encore que d'une façon vague et diluée, un caractère spirituel et même religieux.
        Le mot de communisme dérive du mot communion ; collectivité, communion réciproque. Une communauté d'êtres unis par un lien spirituel suppose qu'on communie en un être unique, en une source unique, supérieure de vie, en Dieu et en Christ. La communion authentique tend vers Dieu. Les communistes veulent arriver à cette communion par une organisation mécanique et obligatoire de la société[1]. Il n'en reste pas moins que l'idée de communion, c'est-à-dire le communisme au sens le plus profond du mot, est un rêve élevé et éternel de l'humanité.
        Ce rêve, il y a quelque chose de tragique à le reconnaître, le communisme matérialiste est plus apte à le réaliser que le communisme chrétien. Parce que le communisme matérialiste peut user des moyens de la force et de la contrainte, n'ayant pas à tenir compte de la liberté spirituelle de l'homme et de sa nature déchue. Le christianisme au contraire reconnaît cette liberté spirituelle ; et chaque fois qu'il l'a méconnue, chaque fois qu'il a tenté de s'organiser sous le signe de la contrainte, comme au temps de la théocratie médiévale, il s'est déchiré lui-même et son idée a sombré dans l'inefficacité. Le christianisme doit croire à la valeur de la personnalité humaine, et ne peut organiser une société qui diminue ou qui nie cette personnalité. Au contraire, le communisme matérialiste refuse à la personnalité toute valeur et toute signification. La tâche lui en est facilitée d'autant. Lorsque les communistes accusent le christianisme de n'avoir pas su délivrer les hommes du mal et de la souffrance, ils méconnaissent l'élément essentiel du problème, la liberté de l'esprit humain, l'impossibilité par con-
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séquent de lui imposer du dehors une organisation mécanique, l'impossibilité de créer par la contrainte une société parfaite en anéantissant le péché. Il est vrai qu'au péché, reconnu comme fait social, on peut poser des limites, et que la volonté du chrétien doit être tendue vers la transformation de la société dans l'esprit même du Christ. L'argument du christianisme conservateur et bourgeois selon lequel il serait impossible d'améliorer aucune société humaine par suite de l'état de péché, est faux et hypocrite. En fait, l'amélioration de la société humaine n'apparaît pas nécessaire par suite d'une vue optimiste de la nature humaine, d'une sorte de rousseauisme. C'est si l'on jette sur l'humanité un regard pessimiste que l'on sent qu'il est indispensable d'ériger un ordre nouveau qui posera des limites à la manifestation sociale du péché. L'idéologie bourgeoise qui a engendré le capitalisme a eu le tort, précisément, de se montrer trop optimiste, de croire en une espèce d'harmonie naturelle, basée sur le jeu des intérêts privés. Le communisme n'est possible, et peut-être en tant que communisme mondial, que parce qu'il repose, non sur l'infaillibilité de la nature humaine, mais sur l'existence du péché. Le péché lui-même organisera la société, si on ne veut pas l'organiser par la justice et la vérité. Il est donc assez fort pour réaliser l'utopie : car les utopies sont plus réalisables qu'on ne le croit en général. La faute, et la responsabilité du mal qui doit en découler, retomberont exclusivement sur le «bien» qui, nous l'avons vu, ne sait aboutir qu'à la rhétorique et sur les «bons», qui savent juger les autres, mais ont perdu la faculté de se juger eux-mêmes. Le communisme, sous sa forme la plus mauvaise et la plus impie, apparaît comme le terme fatal de l'évolution des sociétés dites «chrétiennes» ; vil incarne ce jugement sévère qu'elles n'ont pas voulu porter sur elles-mêmes, mais qui pèse inévitablement sur elles. Voilà pourquoi il est si malaisé de distinguer ce qu'il apporte de vrai ou de faux.
        L'honneur d'avoir inventé le communisme ne revient pas au peuple russe ; celui-ci l'a reçu d'Occident. Mais il lui a donné incontestablement sa première incarnation vivante.
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        Nous arrivons alors à la question de savoir d'où est issu le communisme, pourquoi il est à ce point contagieux, par quelle vertu il a vaincu idéologiquement au cours de la révolution russe, pourquoi le symbole du communisme remue les masses et suscite l'enthousiasme[2]. Tout ceci est impossible à comprendre si l'on envisage le communisme comme une manifestation exclusivement politique ou éco-nomique, si on ne le soumet à une critique rationnelle que de ces deux seuls points de vue. Le communisme, et en théorie, et en pratique, est aussi une manifestation d'ordre spirituel et religieux. C'est précisément en tant que religion qu'il est redoutable, c'est comme tel qu'il s’oppose au christianisme et entend le supplanter. Il incarne la tentation de la transmutation des pierres en pain et de la réalisation du royaume de ce monde.
        Un système strictement social aurait pu rester neutre sur le terrain religieux ; le communisme, au contraire, pareil en cela aux autres religions, porte avec lui toute une éthique intégrale : il veut résoudre les questions fondamentales que la vie pose ; il a ses dogmes, il répand ses catéchismes, il possède même les embryons du culte ; enfin, c'est aux âmes qu'il s'adresse, pour y soulever l'enthousiasme et le goût du sacrifice. Contrairement à la plupart des partis politiques, il exige de ses membres une adhésion qui engage l'ensemble de leur conception du monde. Dans l'énergie extraordinaire qu'il déploie, nous trouvons quelque chose de cette énergie religieuse primitive ancrée au cœur de l'homme et que les siècles ont développée. Ce sont les énergies religieuses de l'âme qui sont mises par lui au service d'une idéologie athée. Et si, par le moyen de leur propagande anti-religieuse, les communistes réussissaient finalement à extirper tout sentiment religieux, toute foi et tout espnt de sacrifice, ils rendraient en fait impossible leur foi propre, au nom de laquelle ils auraient agi. Ils supprimeraient leur propre existence, et personne ne supporterait plus le martyre au nom de l'idée communiste. L'idée anti-chrétienne ne peut triom-
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pher que grâce à une formation d'âme chrétienne, à une capacité chrétienne à la foi et au sacrifice. Il faut ajouter au surplus, malheureusement, que la période bourgeoise de l'histoire chrétienne a suscité bien moins d’énergie et d'esprit de sacrifice que ne le fait aujourd'hui le communisme. Les figures de héros et de saints reculent à présent dans un passé très lointain : c'est une longue période dénuée d'héroïsme que l'humanité chrétienne vient de traverser, une période de décadence, et qui a préparé les voies au succès du communisme. L'enthousiasme sincère et sans restrictions que lui témoigne lu jeunesse soviétique est un fait incontestable, qu'on ne saurait tenter de dissimuler. Nous en voyons la preuve dans cette énergie qui a enrôlé la jeunesse des «Komsomols» à la réalisation du Plan Quinquennal.
        Le communisme, théoriquement, c'est le marxisme. Le marxisme est l'armature doctrinale du parti communiste. Le marxisme est déjà bien connu de l'Occident. La social-démocratie allemande, qui a des mérites positifs, aujourd'hui surtout, repose également sur le marxisme, mais nous voyons dans son sein peu d'enthousiasme : c'est un parti pratique, modéré, qui n'a aucune ressemblance avec un mouvement religieux, qui est absolument dépourvu de fanatisme. Nous touchons ici à l'extrême complexité du problème.
        Le communisme russe n'est si difficile à comprendre que parce qu'il est à la fois une manifestation mondiale internationale et une manifestation nationale russe. La doctrine rationalisée de Marx s'est réfractée en traversant les couches irrationnelles de la pensée russe, et elle s'y est déformée. Phénomène qui se répète, jusqu'à un certain point, dans toute grande révolution. Une révolution comporte en effet des forces élémentaires irrationnelles, issues des parties les plus obscures et les plus inconscientes de la vie des peuples. Et, en même temps, elle se pose à elle-même des buts rationnels de vie, elle se place sous le signe d'une doctrine rationaliste, empruntant le caractère occasionnel d'une théorie de combat. La Révolution française, inspirée par la phi-
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losophie éclairée et rationaliste du XVIIIe siècle, contenait-elle aussi des forces ténébreuses et démoniaques. La révolution communiste russe s'est préoccupée des problèmes de la rationalisation de la vie jusqu'au point d'éliminer d'elle-même toute irrationalité et tout mystère. Et pourtant ce sont des courants irrationnels qui continuent d'agir en son fonds. Les éléments scientifiques et objectifs du marxisme la mènent bien moins que ces éléments mythiques et religieux. Cette combinaison du rationnel et de l'irrationnel a accrédité la légende suivant laquelle il faudrait distinguer en Russie entre bolchevisme et communisme : le premier étant une manifestation nationale purement russe, un débordement autochtone de la révolution, tumultueux et anarchiste du reste, — tandis que le second apparaîtrait comme un apport de l'étranger, faisant peser sur cette révolution populaire les chaînes d'une organisation rationnelle. Opposition conventionnelle, définie seulement par la terminologie, et qui couvre le dédoublement profond inhérent à tout mouvement révolutionnaire. Ici, l'élément rationnel a été pris au marxisme. Ceci nous amène à poser cette question : qu'est-ce qui, dans le marxisme, est susceptible de soulever les masses en un mouvement vaste et fort ?

        II/

        Le marxisme a pour fondement la théorie du matérialisme économique ou historique, suivant laquelle un processus historique et social se définit par l'économie, par le développement des forces productrices matérielles, par les formes de la production et de l'échange. L'économie est la base de toute la vie, sa réalité première et essentielle ; tout le reste, toute «l'idéologie», la vie spirituelle, les croyances religieuses, la philosophie, la morale, l'art, la culture en laquelle l'homme voit la fleur de l'existence, ne sont que des parties «surajoutées à l'édifice», des épiphénomènes, le reflet trompeur et illusoire des réalités. Marx n'est pas le premier à avoir accordé cette prépondérance à l'économique, à avoir cru à la victoire de l'humanité organisée, socialement sur les forces élémentaires de la nature : les
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historiens et les utopistes socialistes l'avaient proclamé avant lui, en particulier Saint-Simon, sur bien des points son précurseur. Mais c'est Marx qui a prêté à cette théorie son caractère de métaphysique économique. Et il a lié cette métaphysique — ou plutôt cette ontologie, puisqu'elle veut connaître des réalités, de l'essence même de l'être — à la lutte de classes qui lui est apparue comme une «découverte» géniale, comme une «révélation». Sans doute, la notion en avait-elle été effleurée déjà par une science historique timide : mais c'est à Marx qu'il appartient d'avoir enseigné le messianisme du prolétariat. Réduite à elle seule, la théorie du matérialisme économique n'avait rien qui dût enflammer les cerveaux : conception triste en soi que celle de la vie humaine déterminée exclusivement par des facteurs économiques, — et plutôt faite pour enlever tout courage. Mais Marx ne s'est nullement borné à énoncer cette vérité sans joie. Il est pessimiste en ce qui concerne le passé, qu'il peint sous de sombres couleurs, mais il est optimiste quant à l'avenir qui lui apparaît sous un jour riant. Marx et Engels ont cru que l'on passait d'un bond du royaume de la nécessité à celui de la liberté. Dans le passé, nécessité, déterminisme économique. Dans l'avenir, au contraire, liberté, victoire de la raison sur l'irrationnel, sur les forces élémentaires de la nature et de la société. L'homme social demeurera le maître absolu de l'univers. Marx croit en la dialectique qu'il a héritée de Hegel. II croît que le processus dialectique conduit au bien à travers le mal, au sens à travers le non-sens, par l'irrationnel au triomphe de la raison. La dialectique hégélienne est liée au panlogisme : c'est le Logos, l'Idée qui triomphe en elle. Le processus du monde est dialectique chez Hegel, parce qu'il est un processus logique, une auto-révélation du concept (Begriff). La dialectique des parties n'est possible qu’en tant qu'elle est plongée dans la logique de l'entier.
        Comment dès lors créer une dialectique de la matière, puisque la matière ignore le Logos et la victoire de l'esprit ? Marx l'a voulu pourtant ; il a affirmé hardiment la dialectique matérialiste par laquelle le processus économique, à travers la lutte des forces adverses, doit conduire à l'empire
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de la raison, à la victoire sur la nécessité. Une telle certitude a de quoi surprendre ; le contraire paraîtrait plus évident, et le processus matériel élémentaire étant par lui-même irrationnel, ne semble pas devoir garantir le triomphe de la raison. Cependant, Marx ne conçoit pas la société communiste parfaite de l'avenir autrement que comme l'incarnation de la raison et de la justice, d'où toute spoliation sera bannie, où la vie sera définitivement rationalisée, et où par conséquent le panlogisme l'aura emporté. Cette foi en la victoire de l'ordre et de l'organisation coexiste chez Marx à un sens profond de la lutte que livrent les impulsions démoniaques, les forces antinomiques de l'histoire, comparables aux forces antinomiques que le grand mystique-théosopLe Boehme dénonçait dans la vie cosmique. Son esprit concilie l'existence du démoniaque et de l'irrationnel avec le triomphe futur de la logique, une vue sombre du passé avec une vue éblouissante de l'avenir. Cet avenir, il est inéluctable, l'empire de la liberté est lui-même déterminé : la dialectique du processus matériel doit conduire au royaume de Dieu sur la terre — quoique sans Dieu, — à la liberté, à la justice, à la puissance. La théorie du matérialisme économique par elle-même serait restée à l'état d'hypothèse scientifique, sans prise sur les masses. L'enthousiasme pourtant que partout elle a suscité, c'est la foi messianique de Marx qui, en vérité, le soulève. Foi messianique qui trouve son expression suprême dans l'idée de la vocation messianique du prolétariat : ici, le marxisme n'a plus rien de commun avec la science ; il est dévotion, croyance «en les choses invisibles». Le «prolétariat» de Marx, et la société socialiste parfaite, relèvent du domaine de la foi, ne sont qu'objets de foi. Nous nous heurtons à une idée d'ordre exclusivement religieux.
        Selon Marx, à la base de l'histoire, il n'y a pas seulement l'économie, le développement des forces de production matérielle, — il y a la lutte de classes. Toute la violence du marxisme est braquée sur cette idée : c'est le côté subjectif de sa doctrine, auquel sont liés ses jugements de valeur. La notion même de classe chez Marx est, à n'en
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pas douter, un jugement de valeur. La différence entre «prolétariat» et «bourgeoisie» se trouve coïncider avec la différence entre «bien» et «mal». Consciemment, Marx reste un immoraliste, mais sa conception de la lutte de classes est entièrement pénétrée de morale. Morale toute négative. Le bien et la justice n'existent pas, mais seulement le mal et l'injustice. Et le mal et l’injustice suscitent l'indignation et la haine. Selon Marx, le péché originel, déposé à la base des sociétés humaine, c'est l’exploitation de l’homme par l'homme, qui revêt la forme de l'exploitation d'une classe par une autre classe. Marx entend donner un sens purement économique à la nation d'«exploitation», jointe par lui à la théorie de la plus value qui dépossède les travailleurs au profit de la classe exploitrice. L'exploitation ici ne saurait être d'ordre strictement économique, elle est aussi un fait éthique. En dénonçant un cas d'exploitation, on engage une valeur morale. Sans doute le bien et le mal étant inintelligibles pour l'immoraliste, l'exploitation de l'homme par l'homme suscite l'indignation et la réprobation en tant qu'injustice. Le marxisme est la forme extrême d'une conception déterministe du monde, méprisant toutes les valeurs morales. La liberté morale n'existe pas pour lui. Pourtant il contient en son fondement l'idée du péché originel. Un péché originel qui rejaillit sur l'histoire universelle, sur toutes les classes de la société, qui contamine toutes les croyances et toutes les idéologies humaines. Péché d'exploiter son semblable, qui obscurcit toute possibilité de connaître la vérité, et crée des doctrines illusoires, propres précisément à soutenir et à justifier ce péché. La réalité économique ne se reflète dans la conscience de l'homme que d'une façon trompeuse : c'est là l'idée fondamentale de Marx, et par laquelle il est tenu de considérer comme fallacieuses toutes les idées et les croyances qui ont existé jusqu'à ce jour. Idée qui établit un certain rapprochement entre Marx et Freud. L'un et l'autre se donnent à tâche de révéler l'illusion, la duperie, le mensonge de la conscience. Duperie et mensonge qui dissimulent les profonds courants inconscients, — c'est-à-dire, pour Marx, les intérêts de classe, pour Freud, les tendances sexuelles, la libido.
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        Marx ne connaît pas encore l'inconscient, sa psychologie reste rationaliste. Mais dénoncer à chaque pas la fausseté de ce qui est conscient, c'est supposer qu'une autre vérité existe, c'est enregistrer d'avance la victoire de cette vérité sur l'erreur, de la réalité sur la fiction. Maix croit que l'heure historique a sonné où la vérité doit être mise au jour. Et cette vérité, c'est à lui qu'il a appartenu de la découvrir, de trouver la clef de l'universelle connaissance, de pénétrer le secret de la vie des sociétés humaines : la lumière enfin va dissiper les ténèbres où tout le passé est englouti. Cette vérité qui jaillit dans son esprit, c'est la vérité de classe, qui doit être la libératrice de l'humanité. Le relativisme est vaincu, cette vérité prolétarienne n'est plus seulement un reflet de l'économique, c'est une vérité absolue. Le péché d'exploitation, toutes les classes en ont été entachées sous différentes formes, et c'est pourquoi la vérité leur a été cachée. La construction même de la société en classes démontre à elle seule la faiblesse de l'individu, la dépendance où il est vis-à-vis des forces élémentaires de la nature, des forces élémentaires de la société elle-même. Car, la société, fondée sur la lutte de classes, est une société soumise aux forces irrationnelles, et qui n'a pas sa propre maîtrise. Les croyances religieuses ne font que refléter la faiblesse et l'impuissance de l'homme devant les forces de la nature, le faible développement de la production matérielle, la dépendance de l'homme vis-à-vis de l'homme, l'esclavage humain. Or, voilà que se forme la société capitaliste, que Marx tient comme la pire et la plus injuste. L'exploitation par une classe du reste des hommes y atteint son degré le plus fort. Mais, en même temps, cette société développe les forces productrices de l'humanité, elle crée la puissance et elle appelle à la vie une classe neuve, jusqu'à ce jour inconnue dans l'histoire, — la classe prolétarienne.
        Le prolétariat est la seule classe qui soit affranchie du péché originel de l'exploitation. C'est elle qui crée toutes les valeurs et les biens matériels dont vit la société humaine. Elle est exploitée, opprimée, complètement déshéritée, privée des outils de la production, soumise en esclave au capi-
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tal ; mais il y a en elle une force croissante, une puissance collective, qui doit éclater après l'écroulement de la société capitaliste. Le prolétariat est la classe messianique, appelée à être la libératrice de l'humanité, identifiée à toute vérité humaine : elle n'est pas seulement classe elle-même, elle est appelée à régénérer la société (de classe). L'idée messianique du prolétariat est liée à celle de la libération des opprimés, à la réalisation du rêve de justice sociale, au triomphe d'une humanité organisée socialement. En définitive, la victoire du prolétariat est celle du rationalisme social, la défaite des forces irrationnelles du monde. Ce qui est irrationnel, obscur, mystérieux, est banni de la vie. Cette victoire met fin à l'anarchie dont Marx dénonçait l'existence au cœur de la société capitaliste. Le prolétariat est doué de toutes les vertus. Il va sans dire que ce prolétariat de Marx n’est pas la classe ouvrière telle que l'expérience nous la montre ; il représente une idée, un mythe, comparable à ce que fut pour Rousseau le mythe démocratique, encore que tout à fait différent en son contenu. Le prolétariat communiste est en principe opposé à la démocratie formelle. Ce mythe du prolétariat possède une force agissante, dynamique au plus haut point, et explosive. Le «prolétariat», idée-mythe, est la plus haute des valeurs, — le bien, la justice, la puissance salutaire.
        La distinction entre le «prolétariat» et la «bourgeoisie» ne réside pas, elle non plus, dans la constatation empirique d'un fait ; elle est avant tout une appréciation, un jugement. Plus que tout autre élément de la théorie marxiste, la lutte de classes engage exclusivement un jugement de valeur. Marx ne serait jamais parvenu à cette conscience de classes et à l'existence du prolétariat s'il n'avait pas porté en lui l'évaluation de ce qui est élevé et de ce qui est vil, du «bien» et du «mal». Au fond de sa doctrine, comme de toute doctrine révolutionnaire extrême, on respire une survivance du dualisme manichéen, du contraste violent entre l'empire du dieu bon et celui du dieu mauvais. Dualisme qui doit être vaincu par la victoire du prolétariat que Marx, (il est très important de le constater) en même temps qu'il lui prête la vocation messianique, investit effectivement de tous les
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caractères du peuple choisi par Dieu. Karl Marx était un Juif, évadé complètement de la foi de ses pères, mais imprégné néanmoins dans son inconscient de l'espoir messianique d'Israël. L'inconscient est toujours plus fort que le conscient. Pour lui, le prolétariat est un Israël nouveau, libérateur et constructeur de la future cité terrestre. Le communisme prolétarien de Marx est une dissidence du «vieux chiliasme hébreu. Le peuple élu s'est mué en classe élue. On voit qu'une telle idée est essentiellement d'ordre religieux; la science n'y mène par aucun de ses chemins. Elle est vraiment le nœud de la religion communiste. La notion messianique est toujours d'origine judaïque, étrangère à la pensée grecque. Ainsi en est-il de la pensée messianique russe. C'est elle qui fournit à tout mouvement révolutionnaire son élément le plus dynamique. Affaiblie dans les fractions social-démocrates, qui se sont embourgeoisées, elle paraît extraordinairement vivante au sein du communisme : les communistes ont le sentiment que les temps historiques sont révolus, que la catastrophe mondiale est prête, à la suite de laquelle doit s'ouvrir une nouvelle ère pour l'humanité. De là leur énergie surhumaine. La théorie marxiste du Zusammenbruch de la société capitaliste est en vérité la foi dans le Jugement Dernier. Car il y a un élément eschatologique dans tout communisme révolutionnaire: l'idée qu'à l'heure dite, un précipice s'ouvrira qui séparera en deux les temps. C'est ce que l'Allemand Tillich, théoricien du socialisme religieux, définissait sous le nom de Καιρος, l'éruption de l'éternité dans le temps. La terminologie superficielle de la philosophie matérialiste est inapte à exprimer ces dessous profonds du marxisme ; toutefois, ils demeurent dans son inconscient et constituent sa véritable force. C'est en eux que se brise la chaîne du déterminisme, qu'apparaît dans l'évolution une solution de continuité : le pas est franchi, du royaume de la nécessité à celui de ia liberté, l'histoire proprement dite est close, — et la surhistoire commence.
        Deux courants messianiques se sont rencontrés et se sont joints dans la révolution russe : le messianisme du proléta-
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riat et le messianisme du peuple russe. Le peuple russe est identifié au prolétariat avec lequel, pratiquement, il ne peut coïncider. Dans l'âme du peuple russe depuis son passé lointain sommeillait un sentiment profond de sa grande vocation religieuse. Déjà, au XVe siècle, le moine Philotée avait élaboré une théorie de Moscou, troisième Rome : après la chute de l'empire de Byzance, la Russie, selon lui, était restée dans le monde l'unique refuge de la foi orthodoxe, de la pure foi chrétienne que tous les autres peuples avaient trahie. Moscou est la Troisième Rome, la Rome nouvelle et dernière. Conception messianique qui est demeurée celle du peuple russe dans le cours des âges, à travers les métamorphoses, et en particulier au long de la terrible crise que fut au XVIIe siècle le Schisme. Sauvegardée et transformée dans l'aile gauche de ce schisme, elle s'est transmise au XIXe siècle dans les hautes sphères intellectuelles, chez les écrivains et les penseurs. Sous une certaine forme, on la retrouve parmi les révolutionnaires, plus spécialement chez l'anarchiste Bakounine. Le sentiment messianique de Dostoïevski s'exprime dans sa définition du peuple russe comme peuple porteur de Dieu. Quant à l’écrivain Leontiev, ayant perdu la foi dans la vocation relieuse de ses compatriotes, il croit que le peuple russe porte en son sein l'Antéchrist, ce qui revient tout de même a l'investir d'une sorte de messianisme ténébreux. Le bolchevisme est la dernière incarnation du messianisme russe, et une incarnation athée : il croit que la lumière vient d’Orient, que le flambeau de la révolution russe illuminera les ténèbres bourgeoises de l'Occident. Le peuple russe n’a pas réalisé son ancienne idée de la Troisième Rome, et la Russie impériale en est demeurée fort loin. Mais au lieu de la Troisième Rome, elle réalise la Troisième Internationale. Et, dans cette Troisième Internationale, doit se sceller l'union funeste de l'idée messianique proprement russe avec l'idée messianique internationale et prolétarienne. Tout en étant une révolution nationale, la révolution russe soulève les idées prolétariennes internationales. Cette religion communiste, qui n'est pas d'origine russe, se réfracte dans les formes de la pensée religieuse russe. Pensée qui
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consiste avant tout dans l'attente de l'accomplissement du royaume de Dieu sur la terre.

        III/

        Le communisme est une manifestation complexe à laquelle on ne saurait répondre par «oui» ou par «non». Nous avons vu que la vérité et le mensonge sont en lui étroitement mêlés. Si l'on plaçait dans les plateaux de la balance vérité et mensonge, on s'apercevrait que, dans le communisme, les vérités sont nombreuses, et que le mensonge est un. Mais cet unique mensonge est si lourd qu'il remporte sur les vérités.
        Où réside la vérité du communisme ? Elle a, nous l'avons vu, des aspects divers. Avant tout, une vérité négative, la critique de la civilisation bourgeoise et capitaliste, de ses contradictions et de ses malaises. La dénonciation d'une fausse société chrétienne décadente et dégénérée, adaptée aux intérêts de la période capitaliste. Ensuite, une vérité positive qui se manifeste dans l'organisation et l'aménagement de l'économie, dont dépend la vie des individus, et qui ne peut plus être considérée comme le jeu des intérêts et des arbitraires. L'idée d'une économie organisée d'après un plan est une idée heureuse : et la sauvegarde d'une liberté toute fictive dans la vie économique ne peut qu'engendrer de graves injustices, et priver finalement toute une part de l'humanité de la liberté réelle. La vérité du communisme, c'est que la société doit être une société de travailleurs (quoique il se refuse à établir dans le travail une hiérarchie qualitative). Mais les communistes russes qui ont fait placarder dans tous les établissements soviétiques cette inscription : Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger, n'ont pas soupçonné que ces mots appartiennent à l'apôtre Paul. Le communisme dit vrai quand il dit qu'il ne doit pas exister d'exploitation d'homme à homme, et de classe à classe. La suprématie de l'homme sur les forces élémentaires de la nature ne doit pas se muer en une suprématie de l'homme sur l'homme.
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        II est vrai encore que la division de la société en classes, qui n'amène que la lutte, doit mourir, et que les classes doivent être remplacées par des professions. Il est vrai que la structure politique doit représenter les besoins et les intérêts économiques réels. Toute la critique de la démocratie formelle est là. La politique doit servir l'économique. Mais aussi, elle doit être liée à une conception générale du monde : faute de quoi, elle restera sans action. La théorie et la pratique doivent s'unir en un type supérieur de culture et de vie : en aucun cas, l'élite ne doit perdre sa base, s'abstraire de la vie sociale.
        Enfin, l'égoïsme national et l'isolement qui provoquent les inimitiés et les guerres doivent être définitivement vaincus par une organisation supernationale de l'humanité. Le communisme a placé le monde entier en face du problème immense d'une transformation complète de l'ordre social. Le monde entier s'enflamme, a soif de réformes, cherche une vie nouvelle et meilleure. C'est la force du communisme, d'avoir posé le problème dans toute son ampleur, d'avoir fondu en une même notion théorie et pratique, pensée et vouloir. Il rejoint par là la conception théocratique du Moyen Age : il soumet la vie de l'individu au but universel ; il revient à cette notion de servir qui avait complètement disparu de l'époque libéro-bourgeoise déchristianisée. Tout adolescent se sent lui-même constructeur du monde nouveau. Qu'importe que l'édifice ne soit qu'une tour de Babel, du moins il aura rempli la vie du dernier des hommes d'un contenu exaltant. L'économie n'est plus affaire particulière, mais mondiale. L'homme s'affranchit de la vie particulière, il réorganise le monde. Et quoi de plus excitant pour des jeunes gens que de voir à quel point le monde est plastique, et qu'on peut si commodément le modeler ? Le communisme nie l'individu isolé, mais l'homme en tant que collectivité, il le donne pour tout-puissant. Tout être est appelé à la réorganisation collective du monde. Et ce que le passé traîne derrière lui, et qui a tant de force en Occident, histoire, tradition, sont rejetées. La création du monde reprend au premier jour.
        Création neuve à laquelle, chez les peuples occidentaux,
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la liberté même est un obstacle : la liberté croit se sauvegarder en sauvegardant le statu quo contre le changement qui représente une contrainte. Mais le communisme n'envisage pas la liberté comme la possibilité constante du choix, la faculté de se tourner vers une direction quelconque. Elle est au contraire la pleine réalisation d'une énergie dirigée dans un sens donné. Et la liberté du choix apparaît comme affaiblissante, débilitante pour la volonté. Si l'on compare la Russie Soviétique à la France, par exemple, on dira que la première est le pays de la contrainte, la seconde la patrie de la liberté. Et pourtant, c'est justement dans les pays libres qu'il est très difficile de réformer la vie dans un sens social, parce que le principe de la liberté formelle est un principe conservateur. C'est là un des paradoxes de la liberté.
        Une grande force vitale se manifeste dans le communisme russe, force qu'il ne faut pas porter toute entière au compte de ce communisme, qui ne fait que lui fournir ses thèmes et ses symboles. Elle est avant tout la force vitale du peuple russe longtemps comprimée, et qui se donne libre cours.
        Mais le mensonge du communisme est plus grand que sa vérité, il est parvenu à la défigurer. C'est d'abord un mensonge spirituel, et non social. L'esprit même du communisme est la négation de l'esprit, du principe spirituel chez l'homme ; son mensonge est un mensonge athée. Or l'athéisme mène à l'inhumanité ; la négation de Dieu, à la négation de l'homme. Le communisme a franchi la zone moyenne où l'humanisme s'était maintenu. Il rejette Dieu, non pas au nom de l'homme, comme il arrive souvent, mais au nom d'un principe troisième, au nom de la collectivité sociale, de la nouvelle divinité. Et, par suite, il rejette aussi tout ce qu'on appelle le «mythe» chrétien. Point extrême auquel l'humanisme n'était jamais parvenu. Car le mythe chrétien ne comporte pas seulement le mythe de Dieu, mais aussi le mythe de l'homme, le mythe de l'homme-dieu. Mythe double dont on n'avait voulu d'abord écarter que la moitié, le mythe divin — en en sauvegardant la partie humaine. L'homme est la pensée et la création de Dieu, son image et sa ressemblance ; c'est en cela que consistent
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sa dignité et sa valeur absolue. La dialectique humaniste, en rejetant Dieu, conservait en l'homme cette ressemblance divine sur laquelle il fondait sa valeur. C'est ce qui est exprimé avec beaucoup de force et d'acuité dans la philosophie anthropologique de Feuerbach. Il nie Dieu, il change en anthropologie la théologie, mais l'homme possède encore chez lui tous ses caractères divins. L'homme crée Dieu à son modèle. Mais ce n'est que la vérité chrétienne retournée. Le «mythe» chrétien demeure cher Feuerbach sous la forme du mythe anthropologique. Marx, qui est sorti de Feuerbach, a fait siens tous les arguments de son athéisme. Mais il va bien plus loin que lui dans la destruction du mythe théo-andrique. Il n'a plus la foi feuerbachienne en l'homme en tant que divinité. L'anthropocentrisme est remplacé par le sociocentrisme ou le prolétariocentrisme. L'homme n'est plus à l'image et à la ressemblance de Dieu : il est à l'image de la société. Il est le produit total du milieu social, de l'économie de l'époque et de la classe à laquelle il appartient. Il est fonction de société, ou plus exactement fonction de classe. L'homme n'est pas, mais la classe. Et lorsque les classes auront disparu, il n'y aura plus de personnalité humaine. Il n'y aura plus qu'une collectivité sociale, la société communiste. Le communisme est une idolâtrie sociale. Car la négation de Dieu doit conduire à la création des faux dieux. Cette collectivité à laquelle on rend des honneurs divins, prend elle-même la place assignée à Dieu et à l'homme. Le centre de la conscience s'est déplacé. Il n'existe plus de conscience personnelle, de raison personelle, de liberté personnelle, — mais une conscience, une raison et une liberté collectives. Bien instructive à cet égard est l'autobiographie de Léon Trotzki, livre égocentriste sans doute, mais qui nous montre avec un rare talent le destin dramatique d'une personnalité révolutionnaire dans la collectivité de la révolution. Trotzki, après Lénine, a été le principal auteur de la révolution bolcheviste. Il est le révolutionnaire-type. Mais il n'est pas jusqu'au bout un communiste, car il croit encore à la possibilité du jugement individuel, de la critique et de l'initiative individuelles. Surtout il croit au rôle des grands individus, des héros de la
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révolution, — et naturellement il se compte parmi eux. Il ne conçoit pas ce quon peut appeler la mystique de collectivité, — et qui constitue précisément le côté irrespirable du communisme.
        Tous les torts du communisme proviennent de sa négation de Dieu et de l'homme. Tort de la contrainte sanglante par laquelle il espère incarner la vérité sociale ; tort de la tyrannie, insupportable à la dignité humaine ; adoption de n'importe quels moyens pour réaliser un but que l'on considère comme unique et supérieur ; le mal, la haine et la Ia vengeance utilisés pour frayer les voies à l'accomplissement de la fraternité humaine. Il y a dans la doctrine de Marx un élément démoniaque qui en fait une doctrine invinciblement dynamique : il croit que le bien doit être réalisé par le mal, comme la lumière doit être produite par les ténèbres, comme la liberté doit sortir de la nécessité. Et le mal grandir, les ténèbres s'épaissir. C'est ainsi que se poursuil la dialectique de l'évolution de la société. La situation travailleurs doit empirer dans la société capitaliste (Verelendungstheorie) ; ceux-ci deviendront de plus en plus hostiles, |animés de sentiments de vengeance et de brutalité. L'espérance messianique révolutionnaire de Marx est basée sur ce processus. La classe ouvrière, réalité donnée par l'expérience, doit peu à peu se pénétrer de la conscience de cette entité prolétarienne, qui lui prêtera alors le sentiment de l'offense reçue et de la vengeance, de la haine et de l'envie. Il est indispensable en effet de distinguer entre «ouvrier» et «prolétaire». L'ouvrier est un travailleur, son travail est sacré, sa situation pénible doit être améliorée. Il faut à tout prix le libérer de l'esclavage. Mais le prolétaire n'est pas simplement un travailleur, c'est un travailleur imprégné de l'idée du prolétariat messianique, c'est une force en mouvement. Surtout c'est une idée. Et par ce côté, le marxisme, tout en professant son matérialisme naïf, suppose un idéalisme effréné. Il veut soumettre la réalité à l'idée, à une «idée» qui violente et mutile cette réalité. Qu'on se garde de prendre à la lettre la symbolique matérialiste du communisme, fabriquée pour le combat contre la religion et le christianisme. Mais si le communisme détruit le spiritua-
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lisme et l'idéalisme, c'est pour les remplacer par un idéalisme d’un autre ordre : le matérialisme même chez lui devient spiritualité. Spiritualité ténébreuse, sans doute, que cette spiritualité sans Dieu. Mais qu'on attaque les communistes en tant qu'hommes d'idées, et non pas en tant d'hommes dénués d'idées. Ils possèdent en propre une conception extrême, obsédante jusqu'au cauchemar, de l'économie, — une économie qui lèse toutes les autres formes de la vie, qui étouffe la vie elle-même. La presse soviétique lui est presque exclusivement consacrée. Cette économie-là est toute particulière, d'ordre métaphysique ; elle remplace Dieu et la vie spirituelle, met au jour l'être véritable, l'essence absolue des choses. Marx n'a pas inventé cette conception, non plus qu'il n'a inventé le matérialisme. Le matérialisme, il l'a emprunté à la philosophie bourgeoise éclairée du XVIIIe siècle. L'économisme, il l'a pris à la société capitaliste du XIXe. Mais il leur a prêté une couleur métaphysique, et, l'on peut dire, religieuse. Il y a lié ses espoirs messianiques. C'est ainsi que nous voyons de nos jours le Plan Quinquennal, qui s'est donné le but très prosaïque de l'industrialisation de la Russie, et qui, objectivement, n'est pas le socialisme, mais le capitalisme d'état, l'accomplir dans une atmosphère d'effusion religieuse. Certes, le capitalisme bourgeois avait commencé un renversement complet des valeurs : il avait abaissé systématiquement le niveau de la culture, et sacrifié déjà à Mammon. La notion de la toute-puissance de la technicité est une copie de l'Amérique. Mais dans le communisme, cette exaltation de la technique revêt un caractère d'inquiétante finalité, par laquelle on touche à la contradiction fondamentale de la doctrine. D'une part, en effet, le communisme préconise les idées grandioses de reconstruction du monde ; il fait appel à une énergie extrahumaine ; et, de l'autre, il réalise un paradis terrestre gris et fastidieux, une sorte de royaume bureaucratique dans lequel tout sera rationalisé et d'où le mystère et l'infini seront bannis. L'économie apparaît enfin comme le partage dernier de l'homme. Hors d'elle, il n'y plus ni vie, ni être. Les grandes idées de Dieu et de 'homme sont définitivement détruites, et avec elles le con-
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tenu même de la vie humaine s'est dispersé. Rien ne subsiste, encore une fois, que l'économie et la technique.
        Il est impossible, nous le répétons, de comprendre le communisme si l'on ne veut voir en lui qu'un système social. La passion de la propagande anti-religieuse en Russie Soviétique ne se conçoit que si l'on considère le communisme comme une religion, qui entend elle-même remplacer le christianisme. A l'exclusion de toute autre tendance économique eu politique, seule une religion a la prétention de porter en elle la vérité absolue, seule elle vise à dominer complètement les âmes. Prétention que ne peut avoir aucune ; politique, aucun gouvernement. Le communisme persécuta toutes les religions, parce qu'il esi religion lui-même. Se connaissant pour l'unique religion authentique, il ne saurait tolérer près de lui aucune fausse religion. Et il est la religion qui veut se réaliser par la force et par la contrainte, sans tenir compte de la liberté de l'esprit humain. Il est la religion du royaume de ce monde, la négation définitive de l'au-delà, la négation de toute spiritualité. Et c'est à ce moment, comme nous l'avons vu, que son matérialisme lui-même revêt un caractère mystique et spirituel. Le royaume communiste n'est pas du siècle : il est un royaume sacré, «théocratique», chargé de la totalité de la tâche qui incombait à l'Eiglise. Il façonne l'âme humaine, lui communique un dogme obligatoire, exige qu'elle lui rende honneur, non seulement «en césar», mais «en dieu». Ce caractère pseudo-théocratique du gouvernement communiste est très important, parce qu'il en définit la structure. Il est un monisme social poussé à l'extrême, absorbant en une même notion état, société, église. Un tel état ne peut, par conséquent, tolérer près de lui aucune église, si ce n'est temporairement ; et pour des motifs d'opportunité. La vieille théocratie chrétienne avait fait preuve jadis de la même intolérance, profondément incompatible avec la liberté chrétienne, et qui fut la cause de la ruina de cette théocratie. La théocratie communiste est plus logique, sa doctrine n’ayant jamais fait appel à la liberté de l'esprit.
        Le christianisme n'a pas réalisé sa vérité dans la vie sociale : ou il s'est incarné en une symbolique convention-'
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elle dans des théocraties qui ont voulu ignorer la liberté, condition première de toute réalisation véritable, — ou alors à pratiqué le système du dualisme, comme il est arrivé aux temps modernes où la puissance chrétienne s'est affaiblie. Le communisme est apparu alors comme un châtiment, comme le témoignage de l'adultération de la vérité authentique. Nous l'avons vu, il y a dans le communisme un moment eschatologique. Car l'apocalypse ne désigne pas seulement la fin de l'histoire : il existe une apocalypse au sein même de l'histoire. La fin est toujours proche, le temps va s'unir à l'éternité. Le monde où nous vivons n'est jamais complètement fermé. Mais il est des périodes où cette position des temps en face de l'éternité se fait sentir d'une façon plus aiguë. Le moment eschatologique ne représente pas seulement un jugement porté sur l'histoire, mais aussi un jugement dans le cours même de l'histoire. Le communisme est un tel jugement. La vérité, qui n'a pas voulu s'incarner dans la beauté, dans la beauté divine, se réalise par lui dans la laideur. Et ici nous nous trouvons devant un phénomène extrêmement intéressant. Les communistes russes, les premiers dans l'histoire, ont tenté de réaliser dans la vie l'idée communiste. Mais sous quels traits, sous quel aspect moral sont-ils entrés dans la vie ? Sous les traits de la laideur psychiqus et morale, sous l'aspect d'une disgrâce totale. La beauté n'a pas béni leur entrée dans la vie. D'où ils gardent un ressentiment. Ils s'irritent de produire une impression de difformité. Car tout est laideur chez eux : l'expression du mage, les gestes, la structure psychique, les mœurs révolutionnaires soviétiques. II y a en ceci une profonde signification ontologique. Que le communisme recèle une grande vérité sociale, j'en suis convaincu. Mais le fait que cette vérité s'exprime par la laideur signifie qu'elle est étroitement mêlée au mensonge, et que Dieu s'est détourné de sa réalisation. La laideur est toujours le signe d'une altération ontologique. L'être véritable, transfiguré, comblé, est beauté. On ne voit dans la Révolution russe aucun de ces beaux gestes de théâtre qui abondent dans la grande Révolution française, aucune rhétorique sublime : le peuple russe n’est ni théâtral ni rhétoricien. Lénine parlait et écri-
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vait d'une manière fruste et sans agrément, exprimant ainsi la pauvreté et l'ascétisme du nihilisme russe. Il semble que, parmi les révolutionnaires russes, Trotzki soit le seul qui attache un certain prix à un appareil théâtral. Cette monstruosité des communistes russes a son côté efficace, positif : la vérité y sort du mensonge, les symptômes du mensonge y apparaissent sur le chemin de la réalisation de la vérité. Et il n'en faudrait point déduire que les adversaires du communisme relèvent tous de la beauté.

        IV/      

        Que peut-on opposer au communisme, comment lutter contre lui ? Ceux qui l'ont tenté jusqu'à présent l'ont fortifié plus qu'ils ne l'ont affaibli, et ont apporté à ses défenseurs de nouveaux arguments. Ce que le communisme a de si redoutable, c'est cette combinaison de la vérité et du mensonge : il s'agit avant tout de ne pas nier la vérité, de la dégager de l'erreur.
        On ne saurait opposer au communisme une forme de restauration quelconque ou bien l'exemple de la société capitaliste et de la civilisation bourgeoise des XIXe et XXe siècles. Les principes individualistes et libéraux sont usés, vidés de force vitale. Or, quand des principes tout relatifs prétendent revêtir une valeur absolue, ce qu'il faut leur opposer, ce sont des principes authentiquement absolus, et non des principes qui visent indûment à être absolus, alois qu'ils sont, eux aussi, relatifs. Lorsque le temps se dresse en face de l'éternité, on ne peut lui opposer que l'éternité elle-même, non une autre forme du temps, déjà périmée. Ce n'est pas une idée qu'il faut élever en face du communisme, c'est une réalité religieuse. Le marxisme a dénoncé le mensonge des idées élevées. Et, s'il a menti, ce n'est pas qu'en fait les idées régissent l'histoire : le vieil idéalisme humaniste est mort. Il a menti, parce que Dieu existe en tant que réalité motrice, et que c'est à lui qu'appartiennent la force et le mot dernier. Contre le communisme matérialiste intégral, on ne pourrait susciter que le christianisme intégral. Non pas un christianisme rhétoricien, dispersé,
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décadent, — mais un christianisme régénéré, réalisant sa vérité éternelle dans un concept de vie universelle, d'universelle culture, de justice sociale universelle. Tout l'avenir des vérités chrétiennes dépend du fait de savoir si le christianisme, ou, plus exactement, si les chrétiens repousseront l’appui du capitalisme et d'une société injuste ; si l'humanité chrétienne essaiera enfin, de réaliser au nom de Dieu et du Christ, la vérité que les communistes réalisent au nom d'une collectivité athée, au nom du paradis terrestre. Si les classes ouvrières ont été des terrains très préparés à accepter l'impiété et l'athéisme militant, qui est vraiment «l’opium du peuple», les premiers coupables n'en sont pas les agitateurs du socialisme révolutionnaire ; les coupables en sont les chrétiens eux-mêmes, c'est le vieux monde chrétien. Non pas la religion chrétienne, certes, mais ses adeptes qui, le plus souvent, se sont montrés de faux chrétiens. Le bien qui, au lieu de se réaliser dans la vie, se change en une rhétorique conventionnelle et se dissimule derrière le mal réel et l'injustice effective, — ce bien-là ne peut qu'appeler contre lui la révolte, et une révolte légitime. Les chrétiens de l'époque bourgeoise ont créé une équivoque qui a porté le plus grave préjudice à la cause du Christ dans l'âme des opprimés.
        La position du monde chrétien en face du communisme, ce n'est pas seulement la position de celui qui porte en soi la vérité éternelle et absolue, c'est aussi la position du coupable qui n'a pas su réaliser cette vérité, et qui l'a trahie. Les communistes réalisent leur vérité, voilà ce qu'ils peuvent répondre aux chrétiens. Sans doute, la vérité chrétienne était plus difficile à réaliser que la vérité communiste, on exigeait des chrétiens plus, et non moins, que des communistes matérialistes. S'ils ont pourtant accompli moins et plus, on ne saurait en accuser la vérité chrétienne même. La tragédie de l'histoire, c'est que le christianisme authentique ne peut s'emparer de la domination de monde : la puissance appartenait plutôt aux faux chrétiens. Le monde s'éloigne du christianisme.
        Cependant c'est sur le terrain du christianisme qu'on peut résoudre le conflit fatal entre la personnalité et la
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société, conflit que le communisme résoud par l'étouffement définitif de la personnalité. Le conflit aussi, tout aussi troublant, au sein de la culture, entre le principe aristocratique et le principe démocratique, le communisme concluant à l'anéantissement du principe aristocratique. Hors du terrain religieux, ou bien l'aristocratie persécute et exploite la démocratie, ou bien la démocratie vulgarise les âmes, abaisse le niveau de la culture, détruit la noblesse spirituelle. Le christianisme intégral doit embrasser toute la vérité du communisme, et rejeter son erreur. Ou bien le monde assistera à une vaste renaissance chrétienne, non seulement parmi l'élite, mais dans toute l'étendue des masses populaires, ou bien il appartiendra au communisme négateur.
        En sera-t-il ainsi ? Nous l'ignorons, et c'est là le secret de la liberté. Sans doute n'y a-t-il pas lieu de nourrir un grand optimisme. La création d'un type de sainteté nouveau au cœur même du monde est une tâche que !e christianisme a encore à remplir. Quoiqu'il en soit, l'avenir appartient aux masses ouvrières, aux travailleurs : c'est là un fait inéluctable, — et juste. Toute la question est de savoir quel sera l'esprit qui animera demain ces masses, au nom de quel principe elles fonderont la vie nouvelle : sera-ce au nom de Dieu et du Christ, au nom de l'élément spirituel déposé au fond de notre nature ? Ou bien, au contraire, au nom de l'antéchrist, au nom de la matière déifiée, de la collectivité humaine devenue divinité, en laquelle disparaît la forme même de l'homme où l'âme humaine périt ?
        Le peuple russe a posé le problème devant le monde entier.

         Nicolas Berdiaeff.

         (Traduit du russe par Lucienne Julien Cain)



[1] Le sociologue allemand Tennies établit cette distinction féconde entre Gesellschaft et Gemeinschaft ; mais il reste sur le terrain de la sociologie naturaliste.

[2] Ce n'est qu'au premier stade de la révolution que la popularité du communisme peut s'expliquer du fait qu'il flatte les instincts des masses.