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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Michel Bréal : «Les commencements  du verbe», Mémoires de la Société de linguistique de Paris, IX, 1900, repris ici dans Essai de sémantique, P, 1904, p. 332-359.

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        La conjugaison indo-européenne, avec ses formes primitives et ses formes dérivées, avec ses personnes et ses nombres, ses temps, ses modes et ses voix, offre un aspect non moins imposant, non moins compassé que le parc de Versailles. Pour ceux qui ne pensent pas, comme Frédéric Schlegel, et comme à certains jours paraissait le penser Ernest Renan, que toutes les formes grammaticales sont nées le même jour, la question se pose : D'où vient cette construction si vaste et si bien ordonnée? Quelle en a été l'idée première? Comment des hommes, apparemment sans culture, ont-ils pu élever un tel monument?
        En constatant que la conjugaison existait déjà complète, avec toute sa variété de désinences et de formes, au temps des chants homériques, on peut être tenté de s'étonner. Mais la surprise ne fera qu'augmenter si l'on observe que la conjugaison est de beaucoup plus ancienne. Nous la retrouvons identiquement la même chez les Indous, chez les Perses. On la reconnaît, plus ou moins fidèlement conservée,
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chez les Italiotes, chez les Celtes, les Germains et les Slaves. Depuis les plus anciens temps que nous puissions atteindre, sous le rapport de la forme, elle n'a guère fait que perdre ; ce que les temps plus modernes ont pu y ajouter est peu en comparaison du fond primitif. Il y a donc là un problème : la formation de la conjugaison est un mystère qui sollicite la curiosité, autant que ces antiques palais de l'Asie dont la science cherche à connaître l'histoire.
        Si étrange que cela puisse paraître, personne jusqu'à présent n'a songé à expliquer la genèse de la conjugaison. Sans doute, on a longuement disserté sur les désinences, sur leur nature et sur leur origine, on les a disséquées, on en a donné l'étymologie ; mais, dans cette riche architecture, quelles sont les parties fondamentales, quelles sont les parties ajoutées postérieurement, et, en quelque sorte, par esprit d'imitation et par docilité à un modèle tracé, comment faut-il se représenter le premier dessin : aucun linguiste, aucun philosophe curieux des procédés de l'esprit humain n'a encore eu l'idée de se le demander.
        Je voudrais faire entrer la chronologie — une chronologie, il est vrai, purement relative — dans un ordre de faits où, jusqu'à présent, elle a manqué. Si difficile que soit cette entreprise, je crois qu'elle s'impose à une linguistique digne de ce nom. Depuis environ trente ans, on a cherché à jeter le discrédit sur les questions d'origine : on les a déclarées insolubles. Mais le jour où la linguistique laisserait rayer ces questions de son programme, elle me ferait l'effet d'une science découronnée. Ni Guil-
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laume de Humboldt, ni Bopp, ni Schleicher n'y auraient jamais consenti. Si la première génération de linguistes, à qui rien ne semblait inaccessible, a été remplacée par une génération plus prudente, suivie elle-même d'une génération disposée à s'interdire les grands problèmes, nous ne nous résignons point à une diminution qui dépouillerait ces études de leur principal attrait, et presque de leur raison d'être.
        Que dirait-on de l'historien d'une institution politique ou religieuse — la féodalité, la papauté — qui s'interdirait d'avoir une opinion sur les commencements? Faute d'une idée conductrice, toute la suite de son récit serait condamnée à la confusion, — vice plus impardonnable que l'erreur.
        Voyons donc quelle a pu être l'idée première de cet agencement qu'on appelle la conjugaison : essayons de comprendre par où le verbe a commencé.

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        Je rappellerai d'abord que le langage n'a pas été créé, comme le supposaient les philosophes du siècle dernier, pour formuler des jugements. Il n'est pas davantage, comme le prétendait l'école de Herder, l'œuvre spontanée d'une imagination poétique et descriptive. Le langage a été, avant tout et par-dessus tout, un nécessaire instrument de communication entre les hommes. Personne ne l'a mieux dit que le grand poète romain :

         Vtilitas expressit nomina rerum.

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             Ce que le traducteur français de Lucrèce[1] a rendu par :

         L'impérieux besoin créa les noms des choses.

        Non seulement le besoin créa les noms des choses, il produisit aussi tout l'appareil grammatical. Il a produit, en particulier, la conjugaison.
        Demandons-nous ce qui, dans le verbe, en dehors de l'acte pur et simple, était le plus nécessaire à énoncer, ce qui était, de la façon la plus urgente, réclamé par l'usage quotidien de la vie, et nous aurons chance de connaître (avec la vraisemblance que comporte une telle matière) les commencements de la conjugaison.
        Nous allons donc examiner, à ce point de vue, les éléments constitutifs du verbe. Mais, auparavant, une observation doit être faite.
        Le langage n'est pas et n'a jamais pu être la notation complète de ce qui se passe dans notre pensée. Certaines modalités fort importantes n'ont trouvé dans cet ensemble de signes aucun signe qui les représente. Comme tous les arts, comme toutes les reproductions de la réalité, le langage a été obligé à des retranchements et à des sacrifices. J'en donnerai un seul exemple. L'interrogation, cette moitié du dialogue, cette attitude expectante de la pensée, n'a trouvé dans la conjugaison aucune flexion qui lui soit propre. Il a fallu qu'après des siècles, la ponctuation, — auxiliaire tardive et discrète, — vînt lui assurer une place à côté.
        Parmi les exposants réellement présents dans le
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verbe, tâchons de reconnaître quel est le plus ancien.
        Sont-ce les personnes?
        Je ne le crois pas. La désinence personnelle a dû longtemps être inutile, car la personne s'indique assez par le geste. Pour tous ceux qui sont incomplètement maîtres d'une langue, il y a là un superflu qu'ils négligent. C'est à une époque relativement récente, quand une tradition a commencé de s'établir, quand des textes un peu suivis, des formules d'un rituel ou d'un droit primitif ont commencé d'être confiées à la mémoire, c'est alors seulement que l'utilité des désinences personnelles a dû être sentie. La jeunesse relative de ces désinences ressort assez clairement de ce fait, qu'on dégage encore sans peine les deux personnes (ma « moi », ta « il ») qui ont fourni deux de ces flexions. C'est là un critérium qui ne trompe pas. Je crois, par exemple, les désinences de la déclinaison plus anciennes que celles du verbe.
        Dirons-nous que le verbe est essentiellement caractérisé par les temps ?
        On l'a pensé quelquefois et c'est même pour cela qu'en allemand on l'appelle : Zeitwort. Mais, si importante que soit devenue dans la suite des âges cette particularité, je ne crois pas qu'elle soit fondamentale, ni qu'elle ait existé dès l'origine. Nous n'avons qu'à jeter les yeux sur la famille sémitique (nous y reviendrons plus loin), pour constater que le verbe peut exister, peut même recevoir de grands développements, sans que l'idée de temps y soit marquée. L'imperfection des langues sémitiques à cet égard a été souvent signalée. En hébreu, par
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exemple, la forme improprement appelée futur sert pour marquer le passé dans les narrations, et, d'autre part, la forme appelée prétérit peut, à volonté, servir de futur. On sait combien l'interprétation des textes prophétiques en a souffert d'embarras. Cette difficulté vient de ce que la notion du temps, d'abord absente, fut attribuée après coup, et d'une façon plus ou moins boiteuse, à une conjugaison qui n'avait pas été faite pour la recevoir.
        Ce qui est vrai pour les langues sémitiques, nous croyons qu'on peut le dire également des langues indo-européennes. Examinons les ressources de ces langues pour exprimer l’idée de temps.
        Nous voyons d'abord que le futur, qui nous paraît aujourd'hui chose si naturelle et si nécessaire, n'avait pas d'expression qui lui fût propre. En grec, elixi signifie à volonté « je vais » et « j'irai ». En allemand : ich komme a les deux sens. Ceux de nos idiomes qui sentirent la nécessité d'une forme spéciale pour le futur eurent recours à un verbe auxiliaire, lequel s'unit au verbe principal d'une façon plus ou moins intime : adjonction qui, comme toutes les combinaisons du même genre, suppose un âge déjà assez avancé de la langue, puisque l'auxiliaire a dû se dépouiller de son sens propre.
        La conjugaison primitive avait-elle des formes pour marquer une action passée ? — Pas davantage. Il est vrai qu'au premier coup d'œil il semble que les prétérits ne manquent point, et que nos langues en soient plutôt encombrées. Mais cette apparente
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abondance ne doit pas faire illusion. Tous ces prétérits étaient des variantes du présent. Nous le montrerons dans quelques instants. Une raison plus mûre, une intelligence plus avancée fit servir à des emplois nouveaux les matériaux transmis par un âge antérieur. Il semble même que cette entrée de l'idée temporelle dans la conjugaison ne remonte pas très haut. Dans l'épopée homérique, on voit la langue qui en est encore aux tâtonnements. De même, chez les Latins, nous surprenons les balbutiements d'une époque qui ne fait pas encore en parlant la différence du passé et du présent. Sur l'un des plus anciens monuments romains, où sont énumérés les titres de l'un des Scipions, il est dit : Samniom cepit, subigit omnem Loucanam, opsidesque abdoucit. Ce mélange des formes est d'une langue non encore rompue à la distinction des temps.
        Ici vient se poser la question qui revient si souvent en linguistique : ce qui n'est pas exprimé, devons-nous croire que l'intelligence ne le concevait pas? Délicat problème, auquel il faut se garder de faire une réponse uniforme et absolue. Une idée peut se présenter à l'esprit sans obtenir aussitôt sa représentation parlée. Le langage ne ressemble pas à ces plaques photographiques si parfaites qu'elles reçoivent et qu'elles gardent pour toujours les impressions instantanées. Il y faut de longues séances, une pose prolongée, surtout si l'idée à représenter vient un peu tard demander sa place dans un système déjà quelque peu ordonné.
        C'est, je crois, le cas pour l'idée de temps. La notion claire du temps fait défaut aux populations restées à un état peu avancé de culture. Les voya-
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geurs nous apprennent qu'au-dessous d'un certain degré de civilisation, il n'y a ni passé ni avenir. Chez les peuples sauvages, la vie du moment occupe toute l'intelligence : ou si, à quelques têtes mieux organisées, une idée de cet ordre vient de loin en loin s'offrir, c'est d'une façon trop fugitive et trop vague pour que la langue en ait reçu l'empreinte[2].
        Si nous cherchions les commencements du langage à un degré inférieur de l'échelle des êtres (et c'est ainsi qu'il faudrait faire si l'on voulait en saisir les premiers rudiments), nous verrions que l'animal peut bien avoir l'idée d'actes qui se succèdent et s'enchaînent, mais qu'il ne s'ensuit nullement qu'il ait l'idée du présent, de l'avenir ou du passé. Il y a pour lui des faits qui flottent en l'air, ou plutôt les faits eux-mêmes sont contenus dans certains êtres, inclus dans certains objets. Des animaux l'on peut vraiment dire qu'ils connaissent la phrase sans connaître le mot : leur pensée ne parvient pas à se dégager d'une synthèse confuse.
        Ne soyons donc pas étonnés si la conjugaison primitive n'avait pas plus de prétérit que de futur. Peut-on dire au moins qu'elle avait un présent? — En aucune façon, et même à l'heure actuelle, nos langues ne possèdent pas de forme pour marquer l'action présente. Ce que nous appelons présent, c'est l'absence de toute détermination de temps, comme quand nous disons : La Seine passe à Paris.
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La terre tourne autour du soleil. Bien mal acquis ne profite pas.
        Cette sorte de présent, c'est le verbe pris en lui-même : il n'y faut pas chercher autre chose.
        Une conjugaison qui n'a ni futur, ni passé, ni présent — cela peut dérouter à première vue nos habitudes. Mais où serait sans cela l'expérience du genre humain? Où serait l'effet des années et des siècles? Ceux qui feuillettent un atlas de géographie historique ne s'étonnent pas, en tournant les pages, de voir se transformer, à huit ou dix siècles de distance, la carte d'un même pays, des espaces inoccupés se remplir, des provinces se dessiner, des divisions politiques ou administratives s'établir. Il ne saurait en être autrement pour ce fidèle dépositaire qu'est pour l'humanité le langage. Il ne serait pas moins contraire à une saine méthode de transporter dans la conjugaison primitive, des parfaits, des aoristes et des futurs, qu'il ne serait raisonnable de supposer en Gaule, au temps d'Ambiorix, des divisions militaires, des préfectures et des cours d'appel.       

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        L'idée de la personne et l'idée du temps étant éliminées, où devrons-nous chercher cet élément mobile qui a fourni les premiers linéaments de la conjugaison? Car cet élément doit être mobile : sinon, nous aurions bien une certaine espèce de mot, mais nous n'aurions pas ce qu'est essentiellement la conjugaison, savoir: un ensemble de formes à la fois semblables et différentes, qui, par le sens comme par l'aspect extérieur, s'opposent et se correspondent — bref, un appareil grammatical.
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Oublions pour un instant tous les systèmes, et voyons ce qui, dans les rapports d'homme à homme, en une société aussi élémentaire qu'on voudra, demandait d'abord à être nettement dénommé et fixé par le langage.
        En posant le problème de cette façon, nous ne pouvons guère hésiter. Partout où le concert de deux activités est requis, le besoin se fait sentir de marquer par des signes certains, d'une part le commandement, de l'autre l'exécution. En toutes les langues où il existe une conjugaison, quoique pauvre et limitée qu'on la suppose, on trouvera une forme pour commander, une autre pour annoncer que la chose commandée est faite. Le télégraphe aérien, celui des sémaphores, celui des bateaux en mer, malgré la simplicité de leur outillage, possèdent nécessairement ces deux signes.
        On voit déjà où nous en voulons venir. Ce qu'il y a de plus essentiel dans le verbe, ce sont les modes, non pas ces modes déjà à moitié littéraires (subjonctif, optatif) dont nous entretiennent les grammaires, et dont nous dirons tout à l'heure la provenance, mais des modes franchement tranchés, qui, en réalité, se réduisent à deux : commandement — accomplissement.
        Accourez. Nous accourons.
        Préparez vos armes. Les armes sont prêtes.
        Aime-moi. Je t'aime.
        Dieux, protégez-nous ! Les dieux nous protègent.
        Ces deux formes, dont l'une peut marquer à tour de rôle un ordre, un avertissement, un souhait, une prière, et dont l'autre exprime un fait, un état, une
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action, un sentiment, sont les deux pôles autour desquels gravite la conjugaison. Tout le reste est venu s'ajouter par-dessus.
        On voit déjà combien sont incomplètes et éloignées de la réalité concrète les définitions communément données du verbe. Combien, par exemple, est pauvre et vide cette définition qui se trouve dans nos livres : « Le verbe est un mot qui exprime une action ou un état! » Décrire le verbe de cette façon, c'est lui retrancher précisément ce qui en fait la physionomie originale. Que devient dès lors cette partie mobile par laquelle il a commencé d'exister et sans laquelle il ne serait rien de plus qu'un substantif?[3]
        Ce sont encore les Grecs qui se sont le plus approchés de la vérité, car ils n'oublient pas, parmi les différentes propriétés du verbe, de mentionner celle-ci : qu'il exprime les dispositions ou diathèses de l'âme. « Le verbe, disent-ils, est une partie du discours dépourvue de cas, ayant des formes spéciales pour marquer le temps, la voix active, passive ou neutre, les personnes, en même temps qu'il montre les dispositions de l'âme.[4] »
        Je dirai, à mon tour, que le caractère particulier du verbe est de pouvoir, à l'énonciation d'un fait, mêler un élément qui révèle notre propre état d'âme. Quoique déjà bien dépouillées des flexions qui constituaient l'ancienne conjugaison, nos langues mo-
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dernes en ont cependant retenu assez pour faire apercevoir ce caractère. Dites toujours la vérité. Puissiez-vous avoir pitié! Vienne le jour de la délivrance ! Aie bon courage! Fasse le ciel! — C'est ce qu'ailleurs j'ai appelé l'élément subjectif du langage.
        Il est vrai que, quand nous commandons : Attention! ou : Debout! ou : Aux armes! cet élément subjectif se trouve aussi. Mais la différence est qu'alors il réside uniquement dans le ton de la voix, dans l'air du visage, dans l'attitude du corps, c'est-à dire dans un accompagnement plus ou moins mimique, au lieu que le verbe a cette singularité unique de lui donner place dans sa propre contexture.

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        Voyons maintenant d'où vient cette variété de modes (optatif, subjonctif, etc.) qui nous est bien connue par les langues classiques, et qui a encore sa répercussion très sensible dans nos langues d'aujourd'hui. Il semblerait que deux modes, l'un pour le commandement, l'autre pour l'exécution, fussent suffisants. Pourquoi un optatif? pourquoi un subjonctif?
        Aucune question n'a été le prétexte de plus de subtilités. À lire les explications qui sont proposées, on croirait que le langage est l'œuvre de purs psychologues. On nous dit, par exemple, que « le subjonctif représente la conception intellectuelle, au lieu que l'optatif marque la conception avec une tendance à la réalisation ». Ou bien encore que « l'optatif est le mode de l’irréel, le mode de ce qui
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n'est pas (der Nichtwirklichkeit)», — idée étrange qui prête à ces âges lointains une force d'invention digne des créateurs de l'algèbre. A elle seule, cette définition aurait dû éveiller le doute chez tout homme de bon sens. Je passe sous silence les explications les plus récentes, qui présentent le même caractère d'invraisemblance. Déjà, au commencement du siècle, le célèbre Gottfried Hermann, non moins subtil, avait trouvé que l'optatif marque les choses quæ revera fieri possunt, le subjonctif celles quæ fieri posse cogitantur![5]
        Laissons ces abstractions et venons à quelque chose de réel. Pour le dire en termes clairs, l'impératif, le subjonctif et l'optatif sont tous les trois des modes de commandement. Une si riche synonymie n'a rien que de conforme à ce que nous savons des anciens âges. De même que pour désigner les phénomènes de la nature, les langues anciennes offrent une profusion de termes à peu près équivalents, dont le nombre a l'air d'aller croissant à mesure qu'on plonge plus loin dans le passé, de même, pour faire comprendre sur un verbe la volonté de celui qui parle. C'étaient comme des tonalités différentes de la même pensée.[6]
        Il y eut sans doute dès l'origine une certaine gradation entre ces modes. L'époque où nous transporte notre étude, tout en étant une époque primitive par rapport à nous, ne doit cependant pas —
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comme on l'avait admis parfois un peu naïvement — être prise pour les débuts de l'humanité. Il suffit de se rappeler que nous traitons ici — non des premiers jours de l'espèce humaine, non du premier éveil de la raison — mais des commencements d'une certaine famille de langues. D'innombrables tentatives suivies d'avortement, d'innombrables parlers sans lendemain, comme on en voit se succéder, à peu d'années de distance, chez les peuples sauvages, avaient sans doute précédé ce dernier et définitif essai. Dès cette époque existaient des relations régulières de parenté, un état patriarcal de civilisation, des idées de religion et de droit. Rien n'empêche donc de supposer une certaine hiérarchie et comme une échelle dans le genre impératif. Partout où existe le nom de « maître », on doit supposer qu'il y avait aussi des sujets et des serviteurs. Le mot, pâli « maître » est l'un des plus uniformément répandus dans notre famille de langues. L'égalité est le but ou le rêve des civilisations avancées : elle a sa place à la fin des sociétés, non au commencement.
        Il ne faut pas oublier, en outre, une cause qui a dû de bonne heure multiplier et diversifier les précatifs de toute espèce. Je veux parler des croyances religieuses.
        Quand l'homme s'adresse à la divinité, rarement il lui rend un culte désintéressé : s'il l'invoque, c'est pour réclamer sa protection, c'est pour s'assurer ses bienfaits. En lisant, à ce point de vue, le Rig-Véda, on constate que les modes employés le plus souvent sont l'impératif, l'optatif, l'injonctif. En son dialogue avec le ciel, l'homme n'a jamais
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fini de demander. D'ailleurs, les choses, depuis ce temps, n'ont pas beaucoup changé. Ouvrez un paroissien, vous verrez que l'impératif y fourmille.
        On peut dire d'une façon générale que la religion fut le ciment qui, plus que tout le reste, consolida la matière flottante du langage. Tout le monde connaît le pouvoir que des populations ignorantes et superstitieuses attribuent à la parole. Par la prière, par des formules, l'homme se rend les dieux favorables et s'assujettit les forces de la nature. Le rituel imprime un caractère de sainteté non seulement aux mots, mais aux formes grammaticales, particulièrement à celles qui prient, qui invitent et qui commandent.
        L'abondance des modes du commandement ne fut point perdue pour les âges plus récents. La forme la plus énergique — l'impératif — a généralement gardé sa valeur première. Encore aujourd'hui, après trente et quarante siècles, et presque dans la même forme, l'impératif remplit l'office auquel il était d'abord destiné. Mais l'optatif et le subjonctif, sans perdre complètement leur signification initiale, furent utilisés pour les besoins de la syntaxe. C'est d'une idée de commandement qu'il faut partir, si l'on veut mettre de l'ordre et de la clarté dans ce chapitre de la syntaxe.
        Si détourné que paraisse l'emploi de ces anciennes formes de commandement, il n'est cependant jamais bien difficile de refaire, en sens contraire, par la pensée, la route qu'a parcourue le langage. Pourquoi, par exemple, le subjonctif est-il le mode du doute et de la délibération? Quo me vertam? Quid faceret? — C'est qu'à un esprit qui délibère,  qui
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hésite, les différentes résolutions à prendre se présentent successivement sous la forme d'ordres qu'on se donne à soi-même. Pourquoi l'optatif est-il le mode qui exprime une condition? C'est que la condition s'est d'abord présentée à l'esprit sous l'aspect d'un vœu ou d'un désir. Si haec, o Dii, faxitis.
        Les modes du commandement appartiennent donc au plus ancien fonds du langage; ils représentent une des faces essentielles, une des attitudes maîtresses du verbe.

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        Venons maintenant à la contre-partie, c'est-à-dire aux modes qui, servant en quelque sorte de réponse aux précédents, annoncent un événement, proclament un fait, affirment un état.
        Il semble, à première vue, que la richesse, de ce côté, soit moins grande. L'indicatif, et c'est tout. Mais l'indicatif n'a pas toujours été seul. Il fut une époque où d'autres formes servaient à exprimer la même idée de l'affirmation, en la soulignant avec plus ou moins de force.
        Que sont devenues ces formes? Elles n'ont pas disparu : elles existent encore, mais par un remarquable phénomène de transformisme, elles sont devenues ce que, dans la conjugaison, nous appelons les temps. Sans cette métamorphose, nos langues compteraient autant et plus de variétés pour annoncer l'accomplissement de l'ordre que nous en avons trouvé pour commander.
        En premier lieu, nous avons le temps qui a reçu des grammairiens le nom de parfait. Ce parfait
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n'était pas autre chose, dans le principe, qu'un présent intensif, un présent qui affirme avec plus d'énergie.
        Depuis longtemps les hellénistes ont signalé en grec ce qu'ils appellent «des parfaits à sens de présent». Ce sont généralement des verbes très employés, se rapportant à une opération de nos organes ou à un état de l'âme. Tels sont : ὄπωπα, «je vois », ἀκήκοα, « j'entends», μέμονα, «je pense ». Comme quelques-unes de ces formes à redoublement étaient d'un usage journalier, elles ont gardé leur ancien sens, leur sens de pure affirmation, sans se laisser toucher par ce qui s'est passé pour les autres.
        Voici ce qui s'est passé pour les autres.
        La langue ayant à sa disposition deux formes presque synonymes, à la plus énergique des deux elle attribua la notation du passé. C'est ainsi qu'en français, j'ai fait (habeo factum) n'est, au fond, qu'une affirmation emphatique de l'action. Le présent à redoublement devint un prétérit, à l'exception des quelques verbes dont nous venons de parler qui traversèrent ce changement de la langue sans y prendre part.
        On sait que des parfaits à sens de présent existent dans les autres idiomes de la famille. Ainsi, en latin, memini est un parfait à sens de présent. En allemand, ich kann, ich mag, ich weiss sont également d'anciens parfaits.
        La différence dans la conlexture matérielle du présent et du parfait vient surtout du redoublement.
        Qu'est-ce que le redoublement? Ce n'était pas autre
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chose à l'origine que la racine exprimée deux fois. Par un procédé familier à tous les peuples, pour affirmer avec plus de force, on répétait le mot. Ce qui fut d'abord une inspiration de l'instinct devint ensuite un procédé grammatical. Peu à peu, l'usure de la parole eut pour effet de dissimuler ce que le procédé avait d'un peu enfantin.
        Ce qui montre que ces parfaits remontent aux plus anciens temps, c'est que pour plusieurs la différence de l'actif et du passif n'existe pas encore. Le grec ὄλωλα, qui devrait, ce semble, signifier « j'ai détruit », veut dire « je suis détruit, je suis perdu » ; ἐγρήγορα signifie « je suis éveillé » ; ὠέποιθα «je suis persuadé » ; ὠέπληγα signifie à volonté « je frappe » ou « je suis frappé».
        Enfin, un dernier indice : les désinences sont plus courtes, plus frustes. Il serait peut-être plus exact de dire qu'à certaines personnes le parfait n'a pas de désinences. Tout nous porte donc à croire que nous touchons ici au plus ancien fond et comme au tuf de la conjugaison».[7]

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        Arrêtons-nous encore un moment pour entrer un peu plus avant dans la psychologie du langage.
        Pour l'instinct populaire, l'action par excellence n'est pas l'action en voie d'exécution, mais l'action accomplie et achevée. « Je bâtis une maison » est
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une simple ébauche d'action. « J'ai une maison bâtie », voilà l'essentiel, voilà l'action en son plein.
        Ceci n'est pas vrai seulement pour le parfait, mais encore pour les deux autres prétérits, c'est-à-dire pour l'aoriste et pour l'imparfait. Comme, en fait de langage, les révolutions ne sont jamais radicales, comme il survit toujours quelque chose de l'état antérieur, nous allons constater un certain nombre de faits qui ont souvent embarrassé les philologues, et qui s'expliquent comme survivances de la période où l'aoriste avait le sens d'un présent.
        En grec, quand il s'agit d'exprimer une idée générale, une sentence, une maxime, le verbe se met fréquemment à l'aoriste. Dans Homère, un chef dit à ses guerriers : « A la guerre, le lâche a succombé comme le brave ». Ailleurs, pour recommander la prudence : « Le fou s'est instruit à ses dépens. » C'est ce qu'on appelle l'«aoriste gnomique ». Pour l'expliquer, on a supposé que le grec aime mieux, au lieu de présenter une vérité générale, citer une expérience particulière dont elle est déduite. L'explication me semble un peu artificielle. Elle ne convient point pour des maximes vieilles comme le monde, telles que celles-ci : « Le temps détruit la beauté, une maladie la flétrit ». Cependant le grec emploie l'aoriste : « Le temps a détruit la beauté, une maladie l'a flétrie».[8]
        Voici, je crois, la raison de cette anomalie. En tout pays, les proverbes se maintiennent longtemps sous leur forme archaïque, conservent longtemps les anciens mots et les anciens tours. Il suffit, pour
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s'en convaincre, de parcourir un livre de proverbes français. Et alors môme que la maxime est moderne, on la modèle volontiers sur le type fourni par les maximes d'un âge antérieur. L'usage permet, par exemple, dans nos proverbes, de supprimer l'article, alors que dans l'état actuel de la langue, l'article serait nécessaire.
        Pour une raison de même sorte, le grec, se conformant aux vieilles façons de parler, emploie l'aoriste. L'aoriste a ici sa vraie valeur, car il diffère seulement du présent par un surcroît d'affirmation.
        Un autre emploi inexpliqué de l'aoriste, emploi bien connu des lecteurs d'Homère, se rencontre dans les nombreuses comparaisons dont est semé le récit épique. Au moment d'en venir aux mains avec Ménélas, le Troyen Paris est saisi de crainte : il ressemble à un homme (non pas qui pâlit, mais) « qui a pâli à la vue d'un serpent ». Ailleurs, on voit Diomède se demandant sur quel adversaire il fondra d'abord : tel un homme qui, à la vue d'un torrent débordé (non pas recule, mais) « a reculé ». Cet emploi inattendu du passé déconcertait déjà les commentateurs anciens. Qu'en faut-il penser? Je crois qu'il y faut voir un de ces faits qui prouveraient, s'il en était besoin, que l'Iliade n'est pas le type absolu de la poésie naïve, mais que le vieil auteur obéit déjà à une certaine poétique. Cette poétique enseignait que, dans les comparaisons, il était convenable d'employer une certaine forme archaïque. Et pourquoi? Parce qu'ici, le récit étant interrompu, le poète intervient pour son propre compte : dès lors le style doit prendre plus de solennité. En anglais, il y a des formes grammaticales
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du XVIe siècle dont la langue religieuse a conservé le privilège ; de même, dans les comparaisons, Homère emploie les formes des anciens aèdes.
        Enfin, quand il s'agit d'un fait se répétant régulièrement, par exemple d'un phénomène de la nature, c'est encore l'aoriste que le grec emploie de préférence[9]. Et pour achever de prouver combien, dans cet ancien âge de la langue, l'idée de temps était absente de la conjugaison, on peut rappeler le célèbre passage où Agamemnon exprime sa conviction que les Troyens payeront tôt ou tard leurs crimes : c'est par l'aoriste qu'il annonce la chute future d'Ilion.[10]
        J'ajouterai un mot, en passant, sur cette voyelle ε ou η dont le grec fait précéder ses verbes, à l'aoriste et à l'imparfait — ce que, dans nos grammaires, on appelle l'«augment». Quelques linguistes ont cru y voir un mot signifiant « jadis, autrefois ». Mais ce n'est pas d'une façon aussi explicite, aussi matérielle que le langage a l'habitude de remplir sa tâche. Au lieu d'appuyer, au lieu de réclamer une place pour un signe créé exprès, il aime mieux (on la déjà vu) procéder par voie d'appropriation et d'accommodation. Il se sert de ce qu'il possède déjà. Comme cela est arrivé pour le redoublement, l'exposant de l'affirmation s'est tourné en exposant du passé. Je crois, en effet, que l’«augment» n'était pas autre chose à l'origine que cet adverbe ἦ qui, chez Homère, se trouve si souvent au début d'un discours, et que les   commentateurs  expliquent par   « assurément,
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oui, vraiment ». Une fois adopté, il est devenu une simple pièce du mécanisme grammatical. Mais il est si peu nécessaire que hors de l'indicatif on ne le trouve pas, et que même à l'indicatif il manque souvent en poésie.

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        Les temps sont donc une acquisition relativement tardive: le verbe avait déjà toute sa collection de formes longtemps avant d'être un Zeitwort. Ici se présente une réflexion qui vient trop naturellement pour la passer sous silence.
        L'auteur du Système des langues sémitiques, dans une de ces généralisations qui prêtent tant d'intérêt à ses ouvrages, compare la conjugaison sémitique à la conjugaison indo-européenne, et il trouve dans cette comparaison une confirmation à sa théorie des races. Le verbe, tel qu'il se montre des deux parts, fournirait la preuve des aptitudes innées que chaque famille humaine aurait apportées dans le monde. La race sémitique est faite pour les grandes constructions religieuses: mais l'idée de l'enchaînement et de la succession des choses, n'ayant jamais été claire pour elle, n'a pu recevoir dans son langage une expression précise. Au contraire, la race aryenne était née pour la science, pour la politique, pour l'histoire : c'est la raison qui fait que le verbe indo-européen présente cette netteté des formes temporelles. Le verbe sémitique, mis en regard, n'est qu'incertitude et désordre.
        Je n'insiste pas sur la confusion commise par l'illustre écrivain (plus tard corrigée par lui) entre la
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linguistique et l'ethnologie, entre les familles d'idiomes et les races du globe. L'idée d'une race sémitique, portant avec elle un lot congénial de qualités et de défauts, cette idée dont une philosophie superficielle s'est emparée, et qu'a exploitée la lutte quotidienne des intérêts, il est bon de savoir qu'elle est venue d'abord de cette théorie erronée de la conjugaison. Il est bien vrai que la conjugaison grecque (nous ne disons pas indo-européenne) est arrivée par degrés, et moyennant des progrès que nous pouvons suivre de l'œil, à une répartition dé l'idée temporelle entre différentes formes du verbe. Mais c'est là une supériorité acquise, nullement une supériorité innée ; il y a fallu le travail des générations. Des deux côtes, le point de départ est à peu près de même sorte : richesse de formes, confusion et indétermination du sens. Ce ne sont donc point les facultés natives qui diffèrent : la différence vient de là culture qu'elles ont reçue. Et, puisque nous sommes sur ce sujet, comment le génie historique serait-il un don naturel de la race aryenne, comment le supposer, quand nous voyons que les Aryas de l'Inde n'ont jamais connu l'histoire, et que les Perses, de sang non moins pur, s'ils ont laissé quelque souvenir de leur passé, en sont redevables uniquement aux Grecs, leurs adversaires ? C'est en Occident, à une époque relativement récente, avec Hécatée de Milet et Hérodote, probablement sous l'action des mêmes causes qui ont changé en républiques les anciens gouvernements monarchiques des cités grecques, qu'est né chez les Grecs, qui l'ont transmis au reste du monde, le sentiment de l'histoire : et c'est aussi vers le même temps que le
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même sentiment a fini de se faire une place dans le système grammatical.[11]              

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        Nous avons parlé des modes et des temps. Il nous reste à parler d'un dernier élément : les personnes.
        Il n'y a pas de langue qui ne possède les pronoms personnels. Ils peuvent rester exclusivement à l'état de mots indépendants. Mais si, par suite d'un usage répété, ils viennent à se souder, à s'incorporer au verbe, ils contribuent singulièrement, par leur diversité, au tableau bigarré de la conjugaison. Comme il suffit de quelques changements pour rendre méconnaissables les éléments mis en contact, le secret de ce mécanisme ne tarde pas à se perdre. C'est ce qui est arrivé dans notre famille de langues. Il semble alors que le verbe, comme un être animé, passe par une série d'évolutions organiques. On n'a pas manqué de faire la comparaison. Ceux qui ne poussent pas la similitude jusque-là ont parlé au moins de flexion ou de déclinaison, par allusion à une règle plus ou moins droite ou à une aiguille marchant sur un cadran. Il est bien clair que ces
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termes ne doivent pas être pris à la lettre : chaque personne du verbe représente un tout indépendant, quoiqu'il soit certain que l'esprit a cru découvrir des affinités et des rapports en cet assemblage de formes, et a fini par les concevoir comme devant composer un ensemble. C'est ce que dit le nom de conjugaison, autre métaphore empruntée à un attelage.
        Une chose qu'on n'a pas assez vue, c'est le changement considérable que l'adjonction des désinences personnelles dut nécessairement produire dans l'économie du verbe. La désinence personnelle, cette dernière venue, a fini par absorber ou par se subordonner tout le reste. Les modes s'en sont trouvés quelque peu étouffés : ils ont contracté avec la désinence personnelle une union si étroite qu'à peine nous pouvons distinguer ce qui leur appartient en propre. Union utile, après tout, qui a préservé le langage d'une trop grande complication.
        On doit maintenant commencer à comprendre l'origine de ces longs paradigmes dont sont remplies les pages de nos grammaires. Avec des éléments très simples et toujours les mêmes, le langage, en les groupant diversement, a produit cette variété de combinaisons. Une circonstance particulière est venue, pour ainsi dire sans qu'on y pensât, porter au double le nombre déjà considérable des désinences. Du moment que l'habitude était prise de souder le pronom personnel au verbe, il devait arriver que ce pronom vînt se présenter deux fois, une fois comme sujet, une seconde fois comme complément; cela devait arriver quand l'action, au lieu de  s'exercer au dehors, faisait retour sur le
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sujet, quand, par exemple, au lieu de dire : il tient, il jette, on avait à dire : il se tient, il se jette. De là, par le mélange des deux pronoms, une seconde série de désinences qui a formé la voix réfléchie ou voix moyenne. On a calculé que, grâce à ce jeu des désinences, le verbe grec n'a pas moins de 249 formes, sans parler des infinitifs et des participes. Le sanscrit, encore plus généreux, va jusqu'à 891. Heureusement tout n'est pas employé.
        Avec cette dernière addition, nous touchons au moment où le verbe, déjà fort riche, risque d'être surchargé. Nos hellénistes aiment à faire observer quelles nuances délicates, quelles fines intentions la voix moyenne permet d'exprimer au verbe grec. Mais ce sont des beautés qui n'existent guère que pour les spécialistes. A qui envisage les choses d'un œil moins prévenu, la voix moyenne apparaît eomme le premier pas dans une direction où les langues indo-européennes ont bien fait de s'arrêter, car elle les conduisait tout droit à englober la phrase entière dans le verbe, comme fait le basque et comme font les langues américaines.
        La plupart des idiomes modernes, parmi les accessoires dont ils se sont débarrassés, n'ont pas manqué de comprendre la voix moyenne. En même temps, ils ont détaché les pronoms, et ils ont confié à des « auxiliaires » tout ce qui pouvait devenir une cause d'encombrement. Quant aux langues qui ont conservé le moyen, elles en ont tiré un parti aussi opportun qu'imprévu. Elles l'ont fait servir à l'expression du passif, qui, dans le plan primitif, n'avait point reçu de place.
        Nous n'avons pas encore fini. Certaines espèces
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de mots, qui n'étaient nullement, par elles-mêmes, de nature verbale, ont senti l'influence du verbe, se sont trouvées attirées dans son sillage. Pour parler sans métaphore, l'esprit s'est si bien habitué à accompagner l'action des notions subsidiaires de temps et de voix, qu'il a voulu faire exprimer ces mômes notions à certains substantifs et adjectifs. On devine que nous voulons parler des infinitifs et des participes. Nous y sommes tellement habitués, que nous ne songeons plus qu'ils n'ont pas toujours fait partie de la conjugaison. Dans les langues modernes, l'infinitif a pris une telle prépondérance que l'usage s'est instinctivement établi de le prendre pour prototype, comme s'il était la souche du verbe, dont il est, en réalité, le dernier rejeton. En anglais, l'infinitif s'appuyant sur quelques auxiliaires tient lieu, au besoin, de tout l'appareil de la conjugaison.

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        Il se peut que, dans l'histoire que nous venons de retracer, certaines parties soient à retoucher; mais ce qu'on ne changera pas, c'est la vérité qui en ressort : à savoir que cet agencement, né de besoins élémentaires, s'est successivement perfectionné par les moyens les plus simples, et que la seule superposition de ces procédés en fait tout le merveilleux.
        S'il fallait trouver à la conjugaison indo-européenne, en sa formation et en son développement, quelque analogue tiré d'un autre ordre d'idées, ce n'est pas dans la zoologie ou la botanique que j'irais chercher mon terme de comparaison, mais dans
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l'histoire des institutions. Je penserais à quelqu'un de ces grands corps politiques ou judiciaires — les Parlements ou le Conseil du roi — qui, nés d'un besoin primordial, ont vu peu à peu s'étendre, se diversifier leurs attributions, au point d'en être surchargés, jusqu'à ce qu'un autre âge, trouvant cet ensemble trop lourd, en ait divisé le fonctionnement entre divers corps libres et indépendants, quoique prenant part encore, dans une certaine mesure, et avec la preuve visible de leur ancienne solidarité, à la destination initiale.
        Du même coup, l'on a pu voir l'action que les peuples exercent sur le mécanisme grammatical. La linguistique moderne a trop dit et répété que le mécanisme grammatical était intangible. C'est une vraie satisfaction pour le chercheur de sentir que là aussi il est sur un terrain où l'on voit clairement1 pour peu qu'on approfondisse son regard, naître, s'affirmer et grandir la liberté de la pensée humaine.



[1] M. André Lefèvre.

[2] Le même fait peut s'observer tous les jours chez les enfants : longtemps avant d'avoir une idée un peu nette du passé ou de l'avenir, ils savent déjà exprimer leurs désirs, annoncer ce qu'ils font et ce qu'ils éprouvent.

[3] Je transcris ici, pour montrer où conduit l'excès de l'analyse, la définition donnée dans l'Encyclopédie : « Le verbe est un mot qui présente à l'esprit un être indéterminé, désigné seulement par l'idée générale de l'existence sous uni' relation à une modification ». C'est le record de l'abstraction.

[4] Διαθέσις τῆς φυχῆς. Définition d'Apollonius Dyscole.

[5] Des vues plus sages sont présentées par Morris dans le Journal américain de Philologie, 1897, p. 383, et par Bloomfleld, Journal de la Société orientale américaine, t. XXIX, p. 296.

[6] Aux trois modes en question, le sanscrit en ajoute un quatrième, le précatif, sans parler de l’injonctif, plus particulièrement employé dans les Vedas.

[7] Le parfait grec a toujours conservé, en sa signification, quelque chose qui en fait comme un intermédiaire entre le passé et le présent. Les manuels de grammaire enseignent qu’il sert à marquer une action passée, «dont le résultat dure encore».

[8] Kühner, Grammaire grecque, § 386, 7.

[9] Kühner. Grammaire grecque, § 386.

[10] Iliade, IV, 161.

[11] Je n'ai rien dit d'une récente théorie qui veut que le verbe indo-européen ait primitivement eu des formes spéciales pour indiquer les divers aspects de l'action (die Aktionsart), tels que rapidité, lenteur, fréquence, etc. Rien ne me parait plus douteux. Encore aujourd'hui nous nous passons parfaitement d'indications de cette sorte. Quand je dis que la foudre traverse le nuage, on sait fort bien qu'il s'agit d'une autre Aktionsart que si je dis que la voie lactée traverse le ciel. Quand, parlant d'un homme qui a de fâcheuses habitudes, je dis : Il boit, tout le monde comprend de quoi il s'agit sans qu'il soit besoin d'un itératif.