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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Marcel COHEN* : «Linguistique et société», A la lumière du marxisme(Essais), (Conférences faites à la Commission scientifique du Cercle de la Russie Neuve en 1933-1934), Paris : Editions sociales internationales, 1935, p. 152-159.


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        Linguistique et Technique
        La linguistique doit être examinée ici dans le même cadre que les sciences passées en revue dans les exposés précédents : c’est celui qui a été donné par l’enquête de la Commission scientifique de la Russie neuve : à la fois rapports de la science et de la technique et rapports de la science et de la société; enquête faite parmi les spécialistes français, à la suite de l’enquête que les mêmes spécialistes ont essayé de faire en adressant des questions à divers organismes de l’U.R.S.S. pour voir comment le marxisme mis en action a pu agir sur le développement scientifique. Ainsi nous pouvons nous demander ce que le marxisme nous fournit d’une part pour interpréter le développement de notre science jusqu’à maintenant, d’autre part pour l’embrayer éventuellement dans une direction nouvelle, questions qui dès maintenant ne sont plus seulement théoriques pour nous, mais qui répondent aussi aux besoins de la jeune Université ouvrière de Paris, le cadre des études étant donné par les cours fondamentaux d’économie politique marxiste et de matérialisme historique, les enseignements donnés aux élèves — qui sont des adultes — sur les diverses sciences de la nature et de l’homme, doivent s’accommoder au plan général. Ces occasions de réflexions orientées dans un sens spécial sont récentes et ne suppléent ni à une expérience prolongée, ni à des travaux d’approche multipliés qui font défaut. Il ne peut être donné ici qu’un essai provisoire, une première approximation sur les problèmes qui se posent. L’exposé est fait dans les grandes lignes, en évitant de citer aucun linguiste personnellement.
        La linguistique (en anglais linguistics, en allemand Sprachwissenschaft) est bien une science à part; c’est la science du langage, devant comporter une observation
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scientifique des faits et des essais d’explication. Elle est distincte de l’apprentissage des langues qui forme des polyglottes et distincte de l’étude des textes, qui est la philologie.
        Elle a des connexions nombreuses et intimes avec d’autres sciences, ce qui donne une grande complexité au sujet. Ceci d’autant plus que la linguistique est une science jeune, qui n’est pas souvent nommée dans les tableaux des sciences, qui n’a pas encore pris sa place dans les programmes d’examens, sur les affiches des cours d’Universités, etc. Un fait entre autres : c’est seulement en 1928 qu’a eu lieu le premier congrès international de linguistes. Aussi bien l’intérêt de la linguistique est-il méconnu même par des professeurs de langues anciennes et de langues vivantes, et même parmi ceux des professeurs révolutionnaires qui, par ailleurs, se sentent d’esprit marxiste. Raison de plus pour insister d’une part auprès du public des spécialistes réfléchis, d’autre part, auprès du public ouvrier qui doit savoir justement quels sont les points les plus faibles de l’enseignement institué jusqu’à présent par la bourgeoisie.
        Pour situer mieux cette science, et aborder d’un mot dès maintenant ses rapports avec la technique, disons que la linguistique est une science de l’homme, de l’homme en société. N’étant pas proprement une science de la nature, elle ne se trouve pas liée à la technique de la production (ce qui explique en partie son retard à se développer) et elle dépend peu du progrès des instruments. Mais d’autre part, et ceci est important, le langage est par lui-même un outil, un outil mental. Par là, la linguistique est liée à une technique spéciale, de première importance, celle de l’enseignement, qui préside à la formation, à l’outillage de l’esprit. D’autre part elle est en connexion avec une autre technique sociale non moins importante, celle du gouvernement, en tant que le langage est le moyen de communication des hommes entre eux, et un facteur primordial de la cohésion des groupes humains.
        L’histoire de la linguistique en tant que science consciente d’elle-même commence au début du XIXe siècle.
                   La linguistique a d’abord été liée au progrès des sciences historiques, qui lui a permis de se dégager de la technique de la logique formelle : celle-ci, en ce qui concerne le langage, s’était butée dans l’impasse de la grammaire
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        La linguistique, ainsi munie d’objets d’observation, s’est donné une première méthode, d’importance primordiale pour elle et pour d’autres sciences sociales, méthode qui permet des systématisations là où l’expérimentation ne peut pas se faire, ou ne peut se faire que très peu : c’est la méthode comparative. Ainsi est née la grammaire comparée (anglais comparative philology, allemand vergleichende Sprachwissenschaft). Il serait erroné d’y voir toute la linguistique. C’en est historiquement une étape; mais, à mieux dire, c’en est une partie qui, avec les précautions et les correctifs voulus, conserve son actualité, et doit la conserver, aussi bien, par exemple, que la dissection et l’histologie dans la physiologie et la médecine.
        Le procédé d’analyse et de classement qui consiste à rapprocher les formes suffisamment semblables, en étudiant leurs différences à la fois dans le temps et dans l’espace, a permis de reconnaître l’existence de ce qu’on ap-
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pelle des familles de langues, qui sont plutôt des individus, très vastes, à continuations multiples, dont certaines parties peuvent s’éteindre, d’autres s’étendre et se diviser à leur tour. C’est ainsi qu’on a déterminé une famille indo-européenne, une famille sémitique (partie elle-même de l’ensemble plus vaste chamito-sémitique), une famille finno-ougrienne (partie d’un ensemble ouralo-altaïque), etc. A mesure que tout ce travail se faisait, on précisait l’idée que les langues se transforment, jusqu’à devenir souvent tout à fait différentes de ce qu’elles étaient d’abord (évolution des langues); et, d’autre part, en même temps, on était amené à constater que cette évolution ne se fait pas d’une manière désordonnée, mais par des étapes de transformations qui atteignent à la fois tous les éléments pareils dans des positions semblables (constance des correspondances phonétiques, ou, moins proprement, lois phonétiques; on pourrait parler aussi de constantes morphologiques).
        Ainsi la linguistique s’est trouvée ramenée du cadre des sciences historiques vers celui des sciences naturelles, et vers l’idée d’évolution qui a dominé le développement de celles-ci. Cela s’est fait vers le milieu du xix° siècle, dans une nouvelle période de développement de la civilisation occidentale. En cette seconde époque la linguistique a été complétée par une science annexe devenue indispensable, la phonétique, analyse méthodique des sons du langage, qui se rattache à la physique par l’acoustique, mais surtout à la physiologie par l’étude du fonctionnement du larynx et des organes de la parole. La phonétique dans son développement propre en est venue à devenir une étude de laboratoire, et par là dépend des progrès de la technique : utilisation du cylindre inscripteur, du phonographe, du cinéma, des rayons X.
        Un autre point de contact avec la biologie et avec la médecine résulte du développement des études de psychologie, sous des points de vue expérimentaux et évolutifs (notamment étude de l’aphasie).
        A peine la linguistique historique, armée de la jeune phonétique, était arrivée à se formuler le plus parfaitement, le plus étroitement aussi, avec l’école des néogrammairiens du dernier quart du XIXe siècle, qu’une nouvelle génération de linguistes essayait de formuler une science
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d’explication, la linguistique générale, en se préoccupant d’étudier les conditions de l’évolution des langues, de leurs fixations momentanées, de leurs renouvellements plus ou moins brusques, etc. Ce mouvement n’a pas cessé de se développer, et a mis en lumière différents principes intéressants : le principal est qu’une langue constitue, à chaque stade donné, un système cohérent : aucun phénomène phonétique, morphologique, syntaxique, n’est isolé; il y a une interdépendance, relativement facile à déceler, même si on ne l’explique pas à proprement parler, entre les différents caractères du système phonétique, entre le système des sons et celui des formes, le fonctionnement de détail des formes et la constitution de la phrase, etc. Parlant de là on est arrivé à l’idée dialectique que si un système est usé ou menacé de s’user sur certains points, il se produit comme une rupture d’équilibre devant aboutir finalement par des transformations qui peuvent être profondes et précipitées à un nouvel état d’équilibre momentané, un nouveau système. D’autre part cette linguistique générale naissante se préoccupe beaucoup des correspondances entre les états de langue et les groupements sociaux : langues accommodées à une mentalité nationale, dans une même langue variant suivant les classes et autres compartimentages du groupe vivant en commun, distinction entre la « parole » individuelle et momentanée et la « langue », norme sociale. Donc, dans cette période la plus récente, la linguistique a pris particulièrement le caractère d’une science sociale, en liaison avec un développement général des éludes connexes, pour des raisons qui apparaissent assez clairement : la bourgeoisie déclinante et menacée s’efforce de justifier son idéologie par des études sociales tandis que les révolutionnaires socialistes de diverses écoles et spécialement les marxistes se préoccupent d’analyser exactement tous les rouages sociaux, en vue d’une science pratique de gouvernement et d’administration.
        SIci deux parenthèses : la linguistique ainsi composée est liée étroitement à la sociologie, science naissante elle-même. La manière positive d’envisager les langues et les faits de langues a beaucoup aidé Durkheim à définir le « fait social », comme une « chose » à étudier, indépendamment de l’individu; de là s’ensuit l’usage de la méthode comparative, dans un autre esprit que dans la linguistique historique, pour étudier des variations concomitantes, des conditions analogues devant produire des effets
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   analogues. A vrai dire, il aurait suffi de lire Marx et Engels pour en tirer l’essentiel de cette méthode, applicable à tous les phénomènes sociaux, et il est profondément regrettable que Durkheim et son école aient prétendu passer à côté du marxisme; mais là où les sociologues ont fait œuvre positive sans s’égarer dans les interprétations tendancieuses, des linguistes marxistes, et des ethnographes marxistes auront à tenir compte de leurs travaux.
       D’autre part, il y a une autre jeune discipline qu’on peut appeler l’ethnographie comparée qui, comme la linguistique historique, s’efforce de constituer par classement judicieux des « familles de civilisation », en essayant de reconstituer l’évolution et les migrations des plus anciens groupements humains. Les ethnographes ainsi orientés se servent volontiers des faits linguistiques, leur attribuant souvent une constance qu’ils n’ont pas, s’en servant en quelque sorte comme de « fossiles », à défaut des documents anciens qui leur manquent le plus souvent. Des linguistes aventureux les encouragent parfois dans cette voie. Il faut bien marquer qu’il y a là une erreur grave; la méthode comparative sainement conduite ne permet pas de remonter bien loin dans le passé; au contraire elle avertit que l’évolution est relativement rapide et qu’aucun fait de langue actuel ne peut être donné comme « primitif » ; or, en matière de paléontologie l’intuition ne vaut pas là où les documents font défaut. Ce qu’on atteint, et qu’il s’agit d’interpréter, ce sont les périodes immédiatement préhistoriques, la période historique, et la période actuelle.
        La linguistique générale doit rechercher comment le langage est en tous lieux et tous temps, accessibles, accommodé au milieu social. Il est facile de voir les relations externes : par exemple on constate aisément qu’une grande langue littéraire se développe dans un milieu de civilisation intense à tous égards, que les patois de tous petits centres cèdent devant les langues nationales, que les conquêtes causent souvent des substitutions de langues, etc. Mais il est difficile, et jusqu’à présent on n’y a pas réussi, de discerner les relations entre les structures internes des langues et les conditions sociales du milieu. C’est précisément là que pourrait intervenir une linguistique marxiste. Si elle réussissait à se constituer, non seulement sa portée théorique serait grande, mais aussi la place de la linguistique comme science à application pratique devrait être élargie.
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        Dès maintenant cependant, il y a lieu de mentionner le côté pratique de la linguistique, en tant qu’elle intervient ou peut intervenir, comme il a été mentionné plus haut, dans les techniques de l’enseignement et du gouvernement.
        Les divers aspects de la linguistique pourraient lui donner une place éminente dans un enseignement renouvelé : la description méthodique du langage, des articulations comme des formes, favorise l’apprentissage pratique des langues étrangères, vivantes et mortes; de même la grammaire historique et comparée, qui montre les rapports entre des états de langues différents d’une même famille. En même temps cet enseignement est apte à faire saisir l’idée d’évolution (y compris les transformations brusques). Aucune arme n’est aussi bonne contre l’humanisme classique, quintessence de l’enseignement bourgeois; ainsi, au lieu d’étudier dans ses recoins le latin littéraire de l’époque classique, en cherchant une soi-disant formation d’esprits dans la résolution des énigmes de textes oratoires plus ou moins contournés, on peut utiliser l'étude du latin dans un esprit linguistique : à de jeunes français, l’exposé du système de cette langue donnera l’idée d’un système tout différent de celui de leur langue maternelle; l’étude du latin vulgaire et de tout le développement qui va du latin au français, sans négliger un aperçu des autres langues romanes, montrera la substitution d’un type de langue à un autre.
        A tout gouvernement, la question des langues se pose à chaque instant; il vaut mieux à coup sûr que les solutions soient adoptées en connaissance de cause, c’est-à-dire en n’ignorant pas les travaux des linguistes (sans cependant les considérer comme infaillibles). En U.R.S.S., la plus grande attention a été donnée aux langues nationales, même des petits groupements, et l’exploration linguistique en a été par contrecoup favorisée d’autant. La répartition des communautés liées par la langue est une question en quelque sorte externe. Les linguistes peuvent avoir à intervenir comme conseillers techniques dans diverses questions internes : quelle doit être la place d’une langue traditionnelle ou savante dans l’enseignement, dans la vie intellectuelle en général (question qui a été tranchée comme on sait par la Réforme au XVIe siècle); quel doit être le degré de conservatisme voulu dans la langue commune écrite; pour celle-ci, quel système d’écriture adopter (le passage récent du turc du système arabe au système latin est un
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exemple frappant); si on conserve une écriture employée depuis longtemps, comment adapter cette écriture à l’évolution matérielle de la langue (question de la réforme de l’orthographe, que les gouvernements bourgeois se montrent si inaptes à résoudre). Lorsqu’un État a plusieurs langues, comment établir la communication et la cohésion : problème qui se pose en U.R.S.S., comme en Suisse et en Belgique. Enfin il y a le problème, qui ne s’est posé qu’avec les prodromes de l’unification du monde, de la langue universelle, où le linguiste n’a plus seulement à faire œuvre d’observateur et d’historien, mais doit entrer dans la combinaison pratique et dans une sorte de fabrication.
        Arrêtons ici cette vue rapide du développement de la linguistique, de ses tâches théoriques et pratiques. Il reste à se demander quelle est la situation actuelle dans la région où le marxisme a passé à l’action et à l’organisation : Marx et Engels ont écrit à peine quelques phrases sur la question linguistique et jusqu’à présent les linguistes occidentaux ne s’étaient pas préoccupés du marxisme; mais la question ne pouvait pas ne pas se poser en U.R.S.S. Comment l’événement s’est produit jusqu’à présent en U.R.S.S., c’est ce que va montrer l’exposé de A. Sauvageot.

 

* Professeur à l'Ecole des langues orientales