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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Marcel Cohen : «Une leçon de marxisme a propos de la linguistique», La Pensée, novembre 1950, p. 89-103.

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        Un exposé de Staline sur la linguistique, paru d'abord dans un quotidien, puis reproduit des dizaines de fois en toutes langues, constituant ensuite une brochure tirée d'emblée à plus d'un million d'exemplaires, quelle sorte d'événement est-ce, en quoi nouveau, en quoi non ?
        Toute leur vie, Marx et Engels ont réfléchi et ont écrit sur tous les problèmes et de la nature et de la société ; ils sont intervenus, par des ouvrages plus ou moins étendus, chaque fois que le matérialisme dialectique et historique qu'ils travaillaient à définir a été menacé par des doctrines en apparence voisines, en particulier le matérialisme mécaniste, dans les milieux même où s'élaborait grâce à eux l'action en même temps que. la doctrine du socialisme scientifique. C'est ainsi, que l'exposé général d'Engels porte le titre de : Monsieur Dühring bouleverse la science. Ainsi encore en 1908, trois ans après l'échec subi par le socialisme en 1905 et dans l'attente de nouveaux événements, Lénine élaborait Matérialisme et empiriocriticisme en approfondissant l'étude de la physique, point sensible des luttes d'idées scientifiques. Dans l'Union soviétique au travail pour l'édification socialiste, puis communiste, le marxisme, reconnu comme la doctrine de la société nouvelle, enseigné partout comme cadre de la culture générale, devait se heurter à de nouveaux dangers. Danger de l'ankylose par la répétition mécanique de formules, chez les esprits inertes qui ne comprennent pas que la science du mouvement dialectique doit elle-même rester en mouvement. Danger d'applications de caractère infantile de la part de néophytes trop empressés à se faire valoir en faisant du neuf, alors qu'ils sont insuffisamment armés de connaissances véritables et en matérialisme dialectique et dans la matière qu'ils traitent. Par ces deux voies, l'avancement de la science et l'action sociale elles-mêmes peuvent être mis en péril. Les militants les plus instruits et les plus hardis et habiles dans l'action, qui se trouvent comme tels portés aux postes de direction, ont à intervenir dans les définitions théoriques comme dans la pratique. Lénine, auteur de la Maladie infantile du communisme, entre autres ouvrages de ses dernières années, Staline, auteur des Questions du Léninisme, et de bien d'autres contributions, Jdanov, auteur des célèbres rapports sur l'enseignement de la philosophie et autres sujets, ont paré, chaque fois qu'ils ont théorisé, par le fait même de leurs interventions, aux dangers d'immobilisation et de déviation. C'est avec raison qu'au lieu de dire simplement marxisme on dit doctrine de Marx-Engels-Lénine-Staline : il y a une profonde vertu dans cette énumération même.
        Naturellement ces actes du combat intellectuel comportent, chaque fois qu'il y a lieu, la dénonciation et par là même la destruction des applications dérisoires de la méthode par les apprentis maladroits et ambitieux.
        Donc l'intervention de Staline dans la discussion linguistique, c'est une nouvelle action, non une action d'un genre nouveau. Pourtant, dans le genre,
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elle constitue une sorte nouvelle, car, sauf erreur, ni Lénine depuis l'établissement du régime soviétique ni Staline lui-même jusqu'à présent n'avaient eu l'occasion d'intervenir publiquement de manière théorique à propos de l'attitude de savants d'une spécialité donnée, comportant des conséquences sur l'enseignement en même temps que sur la recherche.[1]

        LES THEORIES LINGUISTIQUES DE N. MARR

        Pourquoi est-ce précisément en linguistique et en ce moment que l'intervention du meilleur théoricien était devenue urgente ? Il nous faut pour l'expliquer revenir en arrière et examiner les origines de cette école de Marr qui reste maintenant sur le carreau.
        Dans la Russie tsariste à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la plupart des linguistes appliquaient les théories des «néo-grammairiens» allemands. Ceux-ci, avec Brugmann, Osthoff et autres ont donné à partir de 1875 environ une rigueur nouvelle aux recherches historiques comparatives, tandis que la phonétique descriptive se développait, favorisant la collecte correctement faite des parlers vivants.
        C'est sous le tsarisme aussi que se sont déroulées les premières phases de l'activité linguistique de N. Marr, couronnées en 1912 par l'accession à l'Académie des Sciences. N. Marr, géorgien, s'est acquis des mérites en portant son attention et celle du public savant sur les langues caucasiennes, peu explorées par quelques précurseurs, et qui d'autre part paraissaient isolées dans les classements généalogiques en familles. Mais il avait moins l'esprit d'exploration patiente et exacte que le goût des vastes hypothèses et un enthousiasme pour celles-ci, quand il en échafaudait, qui le rendait peu exigeant sur la qualité des preuves. C'est dans la voie du comparatisme qu'il a cherché dans toute cette période et qu'il a construit la japhétidologie première manière.
        Pour lui, un groupe de langues parentes entre elles, auxquelles il a attribué le nom encore linguistiquement vacant du biblique Japhet (comme représentant de ce qui n'est ni sémitique ni chamitique), aurait eu autrefois un domaine cohérent d'un bout à l'autre du bassin méditerranéen et dans la région attenante à l'est comprise dans les mêmes parallèles : à l'extrême ouest, l'ancien ibère et le moderne basque, au centre l'étrusque, dans la région orientale les langues non sémitiques anciennement écrites en cunéiformes : ourartéen du sud de la région arménienne, élamite de Susiane et sumérien de la Basse Mésopotamie, et d'autres langues encore en Asie. L'hypothèse n'a en soi rien d'absurde ; elle ne peut devenir une réalité qu'avec des éléments de démonstration. N. Marr n'a guère porté ceux-ci au-delà de quelques ressemblances de noms propres (par exemple on rencontre des Ivères dans la région caucasienne). Des comparatistes plus rigoureux ont depuis lors mis en valeur des faits qui semblent montrer de véritables rapports de structure et de matériel morphologique entre le basque et les langues caucasiennes; mais ce ne sont encore que des lueurs. Pour l'étrusque, comme pour l'égéen (crétois, etc.), il n'y a rien à faire provisoirement, faute de déchiffrement. Pour les langues asiatiques à l'est, on croit entrevoir certains rapports de structure, et il semble vraisemblable qu'au moins de ce côté l'ensemble caucasien a dû avoir une extension ancienne plus grande que maintenant ; mais les rappro-
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chements restent encore vagues, et donc sans vraie valeur. Au reste, au Caucase même, on distingue deux groupes de langues (au nord tchétchène et langues du même groupe, au sud géorgien et autres idiomes) qui présentent assez de différences pour que certains linguistes prudents hésitent à leur reconnaître une origine commune.
        N. Marr ne s'est pas contenté de la perspective du vaste ensemble japhétique, et d'un comparatisme limité, il en est venu à une «nouvelle théorie» complexe, embrassant l'ensemble de toutes les langues, y compris le problème de l'origine du langage et du processus général de son développement. Il est sans intérêt pour nous de dater exactement chacune de ses idées, et d'en suivre le développement complexe. Mais il nous faut voir les grandes lignes pour comprendre les événements intellectuels qui dépassent Marr et son école.
        Le désir de s'opposer aux linguistes occidentaux et de faire prévaloir ses vues personnelles a été chez Marr antérieur à la Révolution soviétique. Mais son adhésion, assurément sincère, au nouveau régime lui a fait plaquer sur les constructions qu'il échafaudait une affabulation marxiste, qui à éveillé des espoirs dans une partie du public savant, notamment chez de jeunes communistes ou «bolcheviks sans parti».
        Donc N. Marr a cru voir que les langues «japhétiques» modernes, essentiellement les langues du Caucase, conservent des traits archaïques, qui remonteraient à une période antérieure à la formation des autres familles principales de langues jusqu'à présent reconnues par les comparatistes : indo-européen, chamitosémitique, ouralo-altaïque, et même les langues d'extrême-orient qu'on sait mal grouper.
        Quant au comparatisme précédemment admis, il l'a condamné en le taxant d'idéalisme, d'abord parce qu'il suit dans l'évolution des langues l'effet de lois générales, reconnu surtout dans les transformations des sons et des marques grammaticales ; ensuite parce qu'il formule en existence de langues communes hypothétiques, antérieures aux documents écrits, les concordances constatées entre certaines langues attestées (ainsi indo-européen commun pour l'ensemble de la famille la mieux étudiée, slave commun, germanique commun pour les états intermédiaires entre cet indo-européen et les langues slaves et germaniques historiquement connues). Comme on a commencé à rechercher s'il n'y a pas une origine commune plus lointaine aux langues communes qu'on a essayé de définir dans une partie du monde (indo-européen, chamito-sémitique, ouralo-altaïque), Marr a voulu voir là une tentative qu'il réprouvait pour remonter à une langue originelle unique. D'autre part il accusait de racisme les linguistes (qui pourtant n'étaient pas tous allemands), qui parlaient de l'expansion des langues indo-européennes sur des domaines très divers.
        Comment lui-même a-t-il conçu le développement des choses ? A peu –près comme il suit. Il y aurait bien un fonds commun, mais multiple. Sur ce fonds se seraient développées par places, sans migrations conquérantes, dans des circonstances déterminées, des langues différentes de type, mais où on peut retrouver des restes de l'état antérieur, mieux conservé dans les langues japhétiques. Pour rechercher ces restes, la méthode est celle de l'«analyse paléontologique» : le comparatisme phonétique et morphologique étant suspect, c'est essentiellement au vocabulaire qu'on s'adresse ; celui-ci étant constitué au moyen des sons, on ne peut s'abstraire de ceux-ci ; mais on admet qu'ils ont pu permuter entre eux assez librement, au moins dans les périodes anciennes. C'est ainsi qu'à considérer les mots, et spécialement les noms propres, en les découpant
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sans aucun scrupule de manière arbitraire en petits tronçons, Marr est arrivé à constituer une liste d' «éléments» dont il a peu à peu réduit la liste à quatre : sal, bèr, yon (prononcer comme yonne), roch. Ceci, qui est purement imaginaire, était concrétisé pour lui dans des «identités» dont voici des exemples. Pour sal et variantes : italiotes, thessaliens, élamites, albanais ; pour bèr et variantes : ibères, ivères, sumériens, verchiques (les Bourouchaski de l'Himalaya) ; pour roch et variantes : étrusques, pélasges.[2]
        Ce n'est pas tout : Marr a repris depuis l'origine le «processus glottogonique» et, marxiste néophyte, a prétendu faire un exposé matérialiste, en se servant de notions et de termes marxistes. Définissant lé langage dans son ensemble comme une «superstructure», il a voulu en mettre les différents états en rapport avec différentes «infrastructures», dénommant ainsi des états sociaux totaux, et non des systèmes économiques, reportant les antagonismes de classe avant la différenciation des sociétés en exploiteurs et exploités, et attribuant des langages nettement différents à des classes antagonistes. Il a décidé que d'abord le langage était seulement fait de gestes, les cris ou chants n'ayant pas valeur de communication. Les premières émissions vocales significatives, très mal différenciées, auraient résulté d'un «bond» dans les progrès intellectuels et auraient été le bien d'une classe de mages autoritaires. Les fameux «éléments» auraient appartenu d'abord aux dirigeants de sociétés totémiques et désigné des totems, avec toute une constellation de significations pour une même émission. De bond en bond, les langues auraient atteint divers «stades typologiques» en relation avec des stades du développement social (théorie «stadiale»).
        Tout ceci s'applique aux temps préhistoriques, sur lesquels nous n'avons aucun document linguistique, et par conséquent ne consiste qu'en vues de l'esprit. Quant aux langues connues, on est obligé de leur attribuer divers dosages des stades successifs, en raison de toutes sortes de circonstances non déterminées, et d'admettre que les langues actuelles dans le monde conservent par un mystère inexpliqué divers stades (isolant, agglutinant, etc.) correspondant à autant de stades sociaux abolis, depuis le communisme primitif jusqu'à la constitution des clans, avec laquelle concorderait l'apparition du stade flexionnel des langues indo-européennes[3].

        L'INFLUENCE DE MARR PENDANT LA FIN DE SA VIE

        Il sera d'un certain intérêt dans l'avenir de réunir la documentation nécessaire pour situer par périodes les effets de l'enseignement de Marr, et l'opposition suscitée par lui.
        D'abord, quel a été son rôle dans la politique linguistique d'après la Révolution, d'une importance capitale ? Minime, à côté de celui des dirigeants politiques, théoriciens marxistes.
        De l'intérêt théorique de Lénine pour la langue, il y a un témoignage dans cette note, sous forme de question laissée sans réponse : «histoire de la pensée = histoire du langage ?» (Œuvres, T. XX. p. 15)-. Dès 1904, Staline (dans :
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«Comment la social-démocratie comprend-elle la question nationale ?») montrait son intérêt pour la question des langues nationales, qu'il devait souvent développer par la suite ; on doit retenir spécialement son intervention au XVIe congrès du parti bolchevik (en 1930) où il expliquait que les langues nationales ne verront restreindre leur rôle, au profit d'une langue commune dont on ne peut pas prévoir l'aspect,, que dans la période de la victoire du socialisme à l'échelle mondiale.
        Avec ces dirigeants, le gouvernement soviétique, dès son établissement, s'est préoccupé activement de la question linguistique suivant un plan rigoureusement conçu.
        Toutes les langues nationales du nouvel état multinational ont été mises sur le pied de langues officielles dans le cadre des divisions de l'Union (républiques fédérées ou territoires autonomes à l'intérieur d'une république), et dans chacune de ces divisions tous les groupes minoritaires de langues ont été mis à même de recevoir l'instruction élémentaire dans leur langue maternelle ; un grand travail pratique a été réalisé immédiatement par les linguistes sous forme d'établissement d'alphabets phonétiques pour des langues sans écriture ou des langues qui avaient des alphabets incommodes et impropres à l'instruction généralisée (de type arabe, mongol et autres) ; puis des grammaires ont été rédigées, des professeurs des diverses nationalités ont été formés.
        N. Marr â été présent à ce travail, travaillant à l'élaboration du système de notation, poussant à l'exploration des langues, notamment au Caucase où s'était exercée sa première activité. Mais dans l'ensemble ce travail a été fait par des linguistes déjà formés ou se formant pratiquement et sans intervention du japhétisme.
        D'autre part de nombreux philologues-linguistes spécialistes de divers domaines (slavisme, romanisme, sémitique, indianisme, sinologie, etc.) et des phonéticiens, notamment de ceux qui travaillent avec des instruments, ont continué leurs travaux sans se préoccuper spécialement de théorie. Aucun des linguistes en place autre que Marr ne paraît s'être préoccupé de linguistique «marxiste», ni avoir approfondi le marxisme en général.
        C'est ainsi que N. Marr a pu, avec le double prestige du vétéran des études (à la fin de sa vie doyen de l'Académie des Sciences) et du savant bolchevik déclaré, prendre sans conteste position de chef d'école et d'organisateur en chef. Dès 1921, il était à la tête, à Leningrad, de l'Institut japhétique, qui avait des prolongements dans différentes villes, puisqu'en U.R.S.S. l'Académie des Sciences a un rôle de direction dans la recherche ; à la fin de 1931; en raison des transformations des théories de Marr, et de son autorité accrue comme marxiste apparent, l'organisme recevait le titre d'Institut de la langue et de la pensée (certains documents russes donnent comme traduction française Institut de la langue et du processus de la pensée) et un programme précis et étendu, théorique et pratique.
        Le jubilé scientifique de N. Marr a été fêté en 1933. A cette occasion ses œuvres choisies étaient rassemblées en cinq volumes. Il est mort en décembre 1934.
        Quels ont été au juste son prestige comme chef d'école et son autoritarisme comme directeur d'établissements ? Dans quelle mesure ses théories ont-elles été reçues par les linguistes d'une part, les marxistes non linguistes d'autre part ? Jusqu'à quel point ont-elles marqué l'enseignement de la linguistique dans les universités, et la rédaction des manuels pour tous les âges scolaires ?
        Nous n'avons là-dessus que des renseignements fragmentaires.
        La littérature linguistique de cette période montre des linguistes qui faisaient par ailleurs des travaux de genre classique s'essayer à éprouver la nouvelle
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méthode dans des cas concrets ; ainsi tel sémitisant retrouvant dans les textes, par l'exercice de l'analyse paléontologique, des «survivances» du genre des mots à sens «diffus» ou mal déterminé, comme auraient été ceux des stades archaïques invoqués par Marr[4].
        On doit se demander d'autre part quelles avaient été les réactions en dehors de l'Union soviétique, dans la mesure où on avait eu connaissance des théories de Marr. D'une manière générale, ses travaux n'existant qu'en russe ou en géorgien (on peut signaler aussi un résumé en espéranto) ont été peu connus, en dehors du premier aspect comparatif. Tel linguiste non marxiste lisant le russe, comme A. Meillet, a prêté une attention sympathique, avec réserves, au premier aspect du japhétisme, mais il a repoussé le développement ultérieur, en y stigmatisant une action non entièrement scientifique  : rendant compte dans le Bulletin de la Société de linguistique d'un article de Marr paru dans le périodique Sous la bannière du marxisme, il déclarait «que la science ne se met sous aucune bannière» (L'idée que précisément le marxisme est une méthode scientifique n'avait pas effleuré son esprit).
        Au bout de la première décade de l'activité d'intention marxiste de Marr, on constate des échos extérieurs, à l'adresse des communistes ou communisants. C'est ainsi qu'en France on peut signaler dans la page «les Sciences» de l'Humanité du 27 juin 1929 un article signé E. Drézen Une explication marxiste de l'origine du langage humain, la théorie japhétique de M. (sic) Marr, et dans le périodique Monde en février 1930 un article de L. Laurat intitulé Un bouleversement dans la linguistique. Comme l'intérêt pour la linguistique n'était pas grand parmi le public ainsi atteint, il semble qu'il n'y ait pas eu de réactions publiques dans un sens ou dans l'autre. Par ailleurs une réfutation a été faite par le linguiste suédois Sköld qui publiait à ce moment à ce sujet une brochure en allemand, Marrismus und Marxismus.[5]
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        APRES LA MORT DE MARR, JUSQU'EN 1948

        Revenons maintenant à l'Union Soviétique.
        Après la mort de N. Marr, son successeur, à l'Académie et à la direction de l'Institut de la langue et de la pensée, avait été son élève I. Mechtchaninov. Celui-ci avait de vastes connaissances linguistiques. Il avait étudié en particulier les langues caucasiennes, et travaillé sur l'ancien ourartéen (dit aussi chaldique, vannique), écrit en cunéiformes et qu'on ne comprend pas encore bien. J'ai pu le rencontrer à Leningrad et à Moscou, au cours de mon voyage de 1938 qui m'a permis de recueillir personnellement un certain nombre d'informations.
        D'abord j'ai vu les linguistes nombreux, bien au courant des publications occidentales. J'ai compris que la linguistique, et en particulier la linguistique générale, a sa due place dans l'enseignement supérieur. Je n'ai pas pu apprécier comment cette situation se répercutait dans le reste de l'enseignement. Il m'a semblé que beaucoup de linguistes actifs dans leurs spécialités n'étaient pas très soucieux de théories générales, que l'intérêt se portait avant tout sur des tâches pratiques : l'exploration et la description de toutes les langues mal connues de l'Union, l'achèvement de la littérarisation dès langues autrefois brimées et maintenant langues officielles de districts plus ou moins étendus et enseignées dans des établissements des divers degrés; la connaissance des parlers locaux du russe et des autres langues slaves, avec établissement d'un atlas linguistique ; la confection de toutes sortes de dictionnaires et d'ouvrages descriptifs et historiques pour la connaissance et l'apprentissage des langues de l'Union et des autres. Je remportais de Moscou entre autres une histoire du français et une phonétique du français qui venaient de paraître, exemptes de l'influence de Marr. Cependant, à la traduction d'un petit livre du danois Thomsen sur l'histoire de la linguistique (datant de 1902), un supplément avait été ajouté, comportant une histoire résumée poussée jusqu'à Marr, présenté comme rénovateur de la linguistique (ouvrage paru en 1938). Le marxisme linguistique était représenté par un recueil, dû à Marr, de passages des œuvres de Marx, Engels, Lénine et Staline sur langue et pensée, et l'édition allemande et russe de l'étude d'Engels sur le dialecte francique (1880).
        Quant à I. Mechtchaninov, il avait pris une position qui semblait résulter d'un certain embarras : peu soucieux de défendre et de propager l'enseignement des «quatre éléments» et des recherches étymologiques s'y référant, d'autre part adoptant la méfiance de Marr à l'égard du comparatisme phonétique, il avait commencé à professer que les études devaient se porter essentiel-
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lement sur les syntaxes. En 1940 a paru de lui un traité de linguistique générale dont il a déclaré ces dernières années qu'il le considérait comme dépassé. Ses ouvrages postérieurs sont dans la ligne des études syntaxiques : Les parties du discours et les membres de la proposition (1945) et Le verbe (1948).
        A quel moment a commencé, jusqu'où a été poussé le régime tyrannique en linguistique, que Staline a flétri du nom d'un ministre de la fin du XVIIIe siècle, Araktchéiev, spécialement arbitraire dans ses mesures ? Nous ne saurions le dire ; au cours de la récente discussion, on a cité, comme en ayant souffert, quelques professeurs en place. Il est probable qu'il faudrait ajouter des étudiants plus ou moins nombreux qui n'ont pas été laissés libres de diriger leurs travaux en dehors d'une certaine obédience à Marr.
        Il apparaît qu'après la fin de la guerre, au moment où le nouveau plan quinquennal se montrait riche en grands projets dans la partie linguistique, l'excellence de l'œuvre de Marr était affirmée de manière plus marquée, notamment sous la plume de I. Mechtchaninov, apparemment débordé et entraîné : on a pu lire de lui (en édition française et anglaise en même temps que russe) le rapport pour le 220e anniversaire de l'Académie des Sciences intitulé Une théorie nouvelle en linguistique (1945) : tous les travaux ne portant pas la marque de Marr y sont traités avec dédain, mais la «nouvelle théorie» ne reçoit pas, et pour cause, des contours bien nets.
        Les linguistes soviétiques, très, ou seulement un peu, ou pas du tout disciples de Marr, ont beaucoup travaillé dans les années d'après-guerre et de nombreux nouveaux auteurs doués se sont révélés ; outre les ouvrages séparés, les articles, mémoires, comptes rendus, chroniques contenus dans les publications (périodiques et recueils) de l'Académie des Sciences mériteraient des résumés et des études dans des langues occidentales pour ceux qui n'entendent pas encore le russe — ou le lisent trop lentement[6]. En dehors des publications de l'Académie, conjointement avec des discussions sur d'autres matières, la question linguistique était traitée dans diverses publications périodiques[7].

        MARR EN REGARD DE MITCHOURINE

        Nous arrivons maintenant à la péripétie.
        Juillet 1948, c'est l'aboutissement d'un long conflit qui avait opposé le biologiste Lyssenko et ses partisans à la majorité des universitaires et académiciens (de l'Académie Lénine des Sciences agricoles), majorité qui était en passe de devenir minorité, en face des succès éclatants obtenus dans la pratique agricole, pour la culture et pour l'élevage. Lyssenko, après avoir poursuivi et étendu les pratiques et expériences du botaniste marxiste Mitchourine et avoir réfléchi sur les conséquences méthodiques de l'activité de son prédécesseur et la sienne propre, arrivait à démontrer que la position théorique généralement admise chez les biologistes néo-darwinistes (même progressistes et marxistes) devait être abandonnée sur un point important, que je dois nommer ici, parce
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que la chose intéresse directement les linguistes : il s'agit de la négation de l'hérédité des caractères acquis par les organismes vivants. Il convient aussi de rappeler brièvement comment les choses se sont déroulées : grand débat ouvert devant l'Académie Lénine des Sciences agricoles, discussions souvent vives de ton ; naturellement comptes rendus dans la presse ; puis décision publique, à la majorité des savants compétents, par un vote en faveur de Lyssenko. Des conséquences devaient s'ensuivre en ce qui concerne la direction de nombreux laboratoires et établissements d'enseignement et la répartition des crédits. Aussi rien d'étonnant qu'après l'accomplissement de la discussion entre les compétences l'autorité gouvernementale ait à son tour pris parti[8].
        Cette belle aventure marxiste, où la théorie et l'action étaient si bien mêlées, devait exciter les esprits de tous les savants marxistes ou non réellement marxistes, plongés en milieu marxiste. Dans les sciences humaines, les questions brûlantes pour l'enseignement en histoire et en philosophie ont eu précédemment des solutions provisoires (mises à l'écart des conceptions de Pokrovski, 1934 ; rapport de A. Jdanov, à propos du manuel d'Alexandrov, août 1947). La linguistique n'avait pas encore été mise à l'examen. La question s'est alors posée à plus d'un esprit, en Union soviétique, et ailleurs, chez les amis de l'Union soviétique, dans les républiques populaires et partout : N. Marr ne serait-il pas à comparer à Mitchourine et, par voie de conséquence, ses plus fidèles disciples ne seraient-ils pas d'autres Lyssenko ? La théorie nouvelle de Marr ne fournit-elle pas le moyen de réfuter et de remplacer des théories de la linguistique d'Europe occidentale et des Etats-Unis d'Amérique qui révèlent divers caractères idéalistes ?
        Très vite, I. Mechtchaninov a publié une brochure de propagande, consistant en un exposé par lui-même, La nouvelle théorie linguistique à l'étape actuelle de son développement, et une biographie de Marr par un autre auteur[9].
        Les 21 et 22 novembre 1948 s'est tenue à Leningrad une session commune de l'Institut Marr de la langue et de la pensée et de la Section de Leningrad de l'Institut de la langue russe. La discussion s'est ouverte après un rapport de I. Mechtchaninov. De vives critiques ont été faites spécialement contre les comparatistes en général, ceux de l'ancienne Russie, et ceux qui subsistent en U.R.S.S. La plupart des savants présents qui étaient critiqués ont déclaré plus ou moins d'attachement à Marr ; il n'y a eu que deux opposants déterminés (qui n'ont pas été destitués, qu'on se rassure !). Les 7 et 8 février 1949, une session semblable a eu lieu à Moscou, avec un caractère analogue, mais le rapporteur était cette fois G. P. Serdioutchenko (que j'ai connu en 1938 à Kharkov surtout occupé à l'exploration des langues caucasiennes et qui est devenu sous-directeur de l'Institut de la langue et de la pensée) ; il s'est montré fort bouillant et a accusé Mechtchaninov lui-même de tiédeur. Le 21 juin 1949, le Bureau de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. a consacré une séance à l'étude de la situation en linguistique, et a décidé solennellement pour Marr. Mais il n'y a pas eu de décision des pouvoirs publics[10].
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        La discussion s'est poursuivie dans la presse, y compris la presse quotidienne, où les plaintes même des tenants de Marr révèlent la persistance d'une opposition tenace qui, nous le savons maintenant, s'exerçait spécialement en Géorgie et en Arménie[11].
        Le mouvement s'est naturellement répercuté en dehors de l'Union soviétique et en particulier dans les démocraties populaires, d'une manière sur laquelle nous ne sommes pas assez renseignés[12].
        A Paris, parmi les jeunes linguistes groupés ainsi que moi dans un petit cercle décidé à étudier les possibilités de la linguistique marxiste, plusieurs inclinaient à accepter la théorie stadiale et à en faire la base d'études ultérieures.
        L'école de Marr était donc devenue un danger pour la bonne santé de la linguistique, non seulement dans l'enseignement soviétique, mais chez les marxistes en général. Il fallait pour parer à ce danger une autorité reconnue, proprement marxiste.

        LA DISCUSSION DANS LA «PRAVDA» ET SES SUITES IMMEDIATES

        Nous voici en mai 1950. C'est le moment de la seconde péripétie, suivie immédiatement du dénouement. Dans le numéro du 9 mai de la Pravda, organe central quotidien du parti communiste soviétique (bolchevik), la page 3 portait en titre : «Au sujet de quelques questions de linguistique soviétique» et un avis de la rédaction déclarait qu'en raison de la situation non satisfaisante de la linguistique soviétique la rédaction ouvrait une discussion, à laquelle deux pages devaient être consacrées chaque semaine, en faisant appel à la critique et à l'autocritique. Donc, la linguistique était contrainte de dévoiler ses luttes intestines, et les opposants au clan dominant pouvaient s'expliquer devant des millions de lecteurs. La discussion a duré neuf semaines, s'étant close le 7 juillet. Il serait intéressant de posséder en volume tous les articles publiés et aussi ceux qui n'ont pu être publiés[13]. Notons que des articles sont venus de divers Etats de l'Union, dus à des savants de situations diverses dans la hiérarchie, du professeur académicien au simple «candidat», au début de la carrière. Le premier article est dû à Arn. Tchikobava, professeur à l'Université de Tiflis, connu comme l'auteur d'un traité de linguistique générale «non-marriste» publié officiellement en Géorgie (Eh bien oui ! De même qu'un autre du même caractère avait été publié en Arménie). Cet article est une charge à fond de train contre l'enseignement de Marr et encore plus contre celui de Serdioutchenko et autres qui sont revenus à la théorie des «éléments». C'était là en effet quelque chose de spécialement dangereux dans les élucubrations de Marr : les «quatre éléments» étaient de nature à déclencher tous les étymologistes amateurs et à ouvrir largement le réservoir des calembredaines à tous les échelons de l'enseignement. Arn. Tchikobava donne des exemples tirés d'une revue du Ministère même de l'instruction
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publique La langue russe à l'école : le mot russe ruka «main» est décomposé en deux «éléments» ru et ka qui tous deux auraient eux-mêmes originellement le sens «main» ; le mot russe topor «hache» se décomposerait en deux tranches qui se retrouveraient dans le français porter, soit por et tor ou ter. (Pour passer d'un des mots à l'autre en ce qui concerne le sens, on observe que la main (qui porte) est un instrument de travail comme la hache ! [14]). Je peux citer d'autre part deux lignes d'un article par ailleurs sérieux du Bulletin de l'Académie des Sciences qui sont à peu près de la même veine : l'usage moderne de «on» pour «nous» en français viendrait d'un détachement de la désinence ons des verbes. On peut mettre là-dessus une belle série de points d'exclamation[15]. En vérité il était temps qu'on renverse la vapeur. Le mal était allé loin.
        Parmi les articles reçus à la suite de cette entrée en matière, la Pravda a publié la semaine suivante la réponse de I. Mechtchaninov, remplissant les deux pages prévues pour la discussion. Il y maintient sa position habituelle, avec «raidissement» : comme mesures pratiques, après avoir demandé qu'on réunisse les opinions de Marx-Engels-Lénine-Staline sur la langue (ce qui a été fait précédemment par Marr lui-même, voir ci-dessus p. 95 ; le volume doit être épuisé — et oublié), il propose froidement la réédition des œuvres complètes de Marr, et l'édition d'un choix en un volume qui en serait tiré comme vade-mecum, indispensable aux étudiants.
        Les quatre semaines suivantes ont fait alterner en articles plus courts les critiques et les éloges de Marr et diverses prises de position pour les travaux à venir.
        A la septième semaine, surprise sensationnelle : le premier article de J. Staline dont la force démonstrative aveuglante de clarté allait d'un coup désagréger les nuages. Cet article occupait une page et demie, flanqué d'un article de P. Tchernykh, professeur à l'Institut pédagogique de Moscou, également dirigé contre Marr.
        Dans le numéro suivant, deux articles étendus, prenant acte de l'importance générale des éclaircissements de Staline, entament une besogne constructive de programmes de travaux pour la linguistique soviétique. Enfin, dans le dernier numéro de la série, un article complémentaire de Staline est suivi de douze courtes contributions dues en partie à certains de ceux qui étaient intervenus précédemment, des adversaires de Marr se félicitant de voir la voie dégagée, d'anciens partisans reconnaissant avoir fait erreur. Parmi ceux-ci, Mechtchaninov dit avoir compris ses erreurs théoriques et donne son accord pour la liquidation du régime d'arbitraire qui a sévi dans la linguistique soviétique. Noter aussi le
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témoignage de l’historien-ethnographe Tolstov, marquant le bénéfice que d'autres disciplines retireront d'une linguistique mieux dirigée.
        Les articles de Staline dans la Pravda ont été reproduits pour le public en dehors de l'U.R.S.S. par Pour une paix durable, pour une démocratie populaire et les Etudes Soviétiques ; dans chaque pays des reproductions ont dû en être faites, comme en France dans l'Humanité, les Lettres françaises, les Cahiers du communisme.
        En U.R.S.S. des reproductions diverses en ont paru rapidement, notamment en brochure dans différentes langues (tirage premier en russe : un million d'exemplaires).
        Les échanges de vues n'ont pas cessé. Répondant à de nouvelles questions, un article de Staline a paru, tout d'abord dans le Bolchevik n° 14 et a été reproduit ensuite de diverses manières (voir l'Humanité du 10 août). Finalement les trois contributions de Staline constituent un opuscule Le marxisme et les questions de linguistique.
        Un article du Journal littéraire (Literaturnaya Gazeta) du 5 août a porté à la connaissance du public les mesures d'organisation qui ont été prises sans tarder en vue de l'enseignement. C'est l'institut de linguistique de l'Académie des Sciences, nouvellement créé, qui a pris la direction, pour la publication de nouveaux ouvrages théoriques, l'établissement des plans de travaux, la rectification des manuels d'enseignement. Le Ministère de l'instruction publique a organisé des cours préparatoires pour les maîtres, avant la rentrée universitaire de septembre.
        Une conférence des travailleurs de l'enseignement supérieur consacrée aux questions de linguistique s'est tenue à Moscou du 20 au 24 août (Rapports de A. Samarine, ministre-adjoint de renseignement supérieur de l'U.R.S.S., et de l'académicien V. Vinogradov).
        Un article de I. Kaïrov, ministre de l'Instruction publique de la R.S.F.S.R. dans la Pravda du 27 août, explique la nécessité du redressement de l'enseignement grammatical dans les écoles, avec des exemples typiques des mauvaises pratiques dues aux influences de Marr, et expose les nouveaux programmes.[16]
        Noter qu'étant donné la grande multiplicité des langues de l'Union, l'exploration encore incomplète, les littérarisations récentes, l'enseignement généralisé du russe à tous les enfants à partir d'un certain âge à côté de leur langue maternelle (quand elle est différente), etc., les tâches linguistiques pratiques sont multipliées : elles ne peuvent bien se réaliser que s'il y a un accord théorique suffisant chez les professeurs d'université chargés de former les autres maîtres.

        QUELQUES CONSIDERATIONS SUR LE CARACTERE ET LES CONSEQUENCES SCIENTIFIQUES DE LA LEÇON DE STALINE[17]

        Un grand théoricien homme d'action a parlé au moment où il fallait, de la manière qu'il fallait, sur le ton simple et ferme qui lui est habituel, ne
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cherchant pas à bâtir un ouvrage complet, ni à se substituer à des spécialistes, dans les questions secondaires de détail, mais répondant aux questions principales qui se posaient, revenant aussi sur divers sujets, à la sollicitation de correspondants dont les lettres montraient l'utilité de préciser et développer certains points.
        Le résultat est là : un mythe s'est évanoui, sous le coup de vérités bien raisonnées.
        Marr n'était donc pas un Mitchourine ; Staline ne le dit pas ainsi, mais en niant tout caractère matérialiste à sa doctrine, en retournant contre lui le reproche d'idéalisme qu'il faisait aux linguistes d'avant lui, il nous invite à formuler les différences : Mitchourine ne niait pas tout ce qu'on avait fait avant qu'il paraisse, et il modifiait les arbres fruitiers à force d'expériences laborieuses, tandis que Marr offrait des idées tirées de son cerveau, n'ayant aucune base dans des travaux véritables, au contraire de la linguistique historico-comparative, fruit d'un siècle d'efforts, à laquelle Staline restitue sa place, tout en mentionnant ses «graves défauts».
        Et maintenant, revenons à notre point de départ, voyons les caractères généraux de cette leçon de marxisme et de son application à la linguistique.
        Dès son préambule, Staline déclare qu'il n'est pas un linguiste, mais que le marxisme en linguistique, comme dans les autres sciences sociales, l'intéresse directement. En effet, il attaque tout droit au point où une théorie linguistique avait prétendu faussement s'insérer sur le marxisme. Serait-ce à dire qu'il se borne à renvoyer aux fondateurs du marxisme ? Non, conformément à son rôle de continuateur agissant du matérialisme dialectique, il précise et développe ce que Marx avait écrit en 1859 (voir la citation finale de J. Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique) et n'avait apparemment pas eu l'occasion de commenter plus tard en face de déviations comme celle qui s'est produite en linguistique ; il marque donc un progrès dans le marxisme.
        La question est celle-ci : le langage est-il une superstructure ? Marr avait dit : oui, et comme tel il dépend de l'infrastructure (ou de la base économique). Tous les linguistes soviétiques, même Arn. Tchikobava dans sa diatribe, avaient suivi Marr sur ce point.
        A la même question, Staline répond : non, et il explique. L'infrastructure ou base n'est pas, malgré les noms qu'on lui donne, le sol, le tréfonds, mais une sorte d'étage, celui de la structure socio-économique, du mode de production des biens matériels, qui résulte à un moment donné et dans une région donnée des conditions dues aux moyens de production, des forces de production et de leurs rapports ; les superstructures ne comprennent pas tout ce qui est fonctionnement intellectuel (c'est sur ce point que l'erreur avait été généralement commise au sujet du langage), mais différentes parties des choses sociales, les institutions juridiques, la religion, etc., et, ajoutons, en ce qui concerne le langage, la littérature et des usages savants qui en sont un emploi limité.
        Dès lors, si nous voulons tirer les conséquences au point de vue linguistique, nous voyons que le langage prend sa place : dans chaque homme, lié au fonctionnement même du corps (y compris le cerveau) ; dans l'évolution de l'humanité, lié à l'ensemble du développement intellectuel et du développement des civilisations ; dans l'histoire des sociétés développées, lié aux formations nationales, comme il dépendra dans l'avenir des relations nouvelles entre les hommes. Par là tombent toutes les fantasmagories de Marr en ce qui concerne les langues et les états sociaux totaux (un stade de langue correspondant par exemple aux sociétés totémiques), ou les langues et les classes (chaque langue nationale étant essentiellement celle d'une classe).
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        Au point de vue technique, c'est une remise en place des études phonétiques et morphologiques, de celles sur la constitution et l'évolution des familles de langues et des langues nationales. Dans les révolutions où craque une structure économique, et avec elle éclatent des superstructures, le langage n'accomplit aucun bond en quelques années : seule une petite part du vocabulaire est immédiatement modifiée.
        Au total, la linguistique se retrouve sur ses pieds, et peut continuer sa marche en avant en prenant sa due place, qui est à la fois dans les sciences naturelles et dans les sciences sociales et historiques, en se formulant de plus en plus de manière matérialiste dialectique.
        Ici une très grosse besogne attend ceux qui pourront s'y livrer — non en négation brutale comme faisaient Marr et à sa suite certains de ses disciples, mais avec toute la minutie en même temps que la rigueur désirables, pour la critique des méthodes en usage dans la linguistique, où des points de vue dialectiques féconds se sont fait jour dans la dernière période, mais où à chaque instant s'infiltrent des formes souvent subtiles d'idéalisme. La méthode, la première formée, du comparatisme historique comporte elle aussi toutes sortes de déviations et rien ne serait plus fâcheux que, débarrassée de l'interdit prononcé par Marr, elle prenne une place excessive, avec un état périmé. En particulier, les caractères des familles de langues, les possibilités et les degrés des interactions et interpénétrations, etc. devront être remis à l'étude. A ce propos, il serait injuste et absurde de négliger beaucoup de choses valables qui ont été dites dans les discussions dés dernières années en Union soviétique, et au cours de cette dernière discussion dans la Pravda, soit par des adversaires plus ou moins déterminés ou timides de Marr, soit aussi, occasionnellement, par ses partisans plus ou moins enthousiastes ou honteux.
        La linguistique gagnera à l'affaire, espérons-le, d'être connue un peu de certains qui l'ignoraient, d'être mieux connue et appréciée par d'autres qui ne la connaissaient pas assez.
        Mais elle est loin d'être seule en cause. Les développements de la contribution de Staline sont clairs à cet égard, personne ne s'y trompera. D'ailleurs la note terminale de la rédaction de la Pravda au sujet de la discussion engagée fait expressément appel aux historiens, philosophes, économistes. Espérons leurs interventions, et celles d'autres encore.

        * * *

        Je voudrais, avant de terminer, dire quelques mots sur certaines des sciences avec lesquelles la linguistique a les liens les plus étroits[18].
        Il s'agit avant tout de la psychologie, qui tient plus encore que la linguistique à la biologie, et qui doit d'autre part se formuler de plus en plus comme science sociale, avec des méthodes comparatives dont H. Wallon a donné le puissant avant-goût dans le livre De l'acte à la pensée, dont on n'a pas assez dit la grande valeur marxiste, mais qui ne donne encore que les prodromes de réalisations nécessaires : aussi bien l'auteur ne l'a-t-il mené que jusqu'au seuil de la pensée conceptuelle et raisonnante.
        Il s'agit aussi des autres sciences de l'homme qui sont pour une part des sciences de la nature : l'anthropologie proprement dite, avec l'étude de l'homme
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actuel et fossile et de ses origines, avec ses prolongements d'une part dans l'ethnologie, étude de la formation des peuples (en U.R.S.S. on dit ethnogenèse), d'autre part dans la technologie, qui commence à l'étude des techniques du corps (le langage en est une). Bien entendu, les marxistes doivent s'occuper de ces faits et des disciplines qui s'y consacrent et ne pas en laisser tout le soin à d'autres. Il n'est que de relire Monsieur Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring) d'Engels pour en être bien convaincu.
        On doit être fortifié dans cette conviction en constatant l'intérêt que porte Staline à cette linguistique, qui étudie un fait humain qu'il a montré débordant de beaucoup le cadre des infrastructures économiques et des superstructures.
        Finissons sur deux citations de ses articles.
        Voici pour la conduite en matière scientifique (dans la dernière partie du premier article) : «Il est un fait reconnu de tous qu'aucune science ne peut se développer et prospérer sans liberté de critique. Mais cette règle reconnue de tous était ignorée et foulée aux pieds de la façon la plus cavalière. Il s'était créé un groupe fermé de dirigeants infaillibles qui, après s'être garantis de toute critique possible, n'en faisaient qu'à leur tête et commettaient toutes sortes d'abus... La discussion a été tout à fait utile avant tout parce qu'elle a projeté la lumière sur ce régime autoritaire et l'a réduit en miettes.»
        Et voici la conclusion théorique, dernier paragraphe de la lettre finale au camarade A. Kholopov : «Le marxisme est la science des lois du développement de la nature et de la société, la science de la révolution des masses opprimées et exploitées, la science de la victoire du socialisme dans tous les pays, la science de l'édification de la société communiste. Le marxisme, en tant que science, ne peut pas rester à la même place : il se développe et se perfectionne. Dans son développement, le marxisme ne peut manquer de s'enrichir d'une expérience nouvelle et de connaissances nouvelles ; par conséquent, certaines de ses formules et de ses conclusions ne peuvent manquer de changer avec le temps, ne peuvent manquer d'être remplacées par des formules et des conclusions nouvelles qui correspondent aux nouvelles tâches historiques. Le marxisme n'admet pas de conclusions et de formules immuables, obligatoires pour toutes les époques et toutes les périodes. Le marxisme est l'ennemi de tout dogmatisme.»
        En intervenant dans le débat sur la linguistique, Staline a réalisé une grande opération de stratégie intellectuelle. Les savants marxistes se doivent maintenant, en bons tacticiens scientifiques, d'en pousser les applications.

        (Rédaction terminée le 12 septembre 1950).



[1] Pour l'intérêt toujours porté par Staline aux questions linguistiques, voir ci-dessous pp. 92-93.

[2] Pour les fantaisies étymologiques, voir encore plus loin, pp. 98-99.

[3] On peut signaler pour ceux qui voudraient, sans quitter le français, connaître mieux l’échafaudement des théories de Marr, les articles de B. NIKITINE dans la revue l'Ethnographie : Juillet- Décembre 1937, L'origine du langage, la théorie japhétique du Prof. N. Y. Marr et son application ; Juillet-Décembre 1938, L'évolution stadiale du langage ; Année 1944, paru en 1949, Le pluriel en -t.

[4] Pour essayer de se rendre compte du travail linguistique en U.R.S.S., la commission scientifique du Cercle de la Russie neuve de Paris avait dressé un questionnaire (malheureusement incomplet, surtout en ce qui concerne l'enseignement autre que l'enseignement supérieur). Deux réponses ont été reçues, au cours de l'année 19133 ; la plus longue émanait apparemment de l'Institut dirigé par Marr ; la courte était signée «du directeur de l'Institut des recherches linguistiques» ; aucune des deux ne mentionnait d'opposition à la «nouvelle théorie».

                       La situation était résumée ainsi qu'il suit en tête de la réponse brève : «Le développement de la science linguistique en U.R.S.S. se poursuit dans le sens de l'élaboration de la linguistique marxiste. La théorie linguistique de l'académicien Marr (la japhétidologie) qui, de théorie sur la «famille» des langues japhétiques (analogue aux «familles» des langues indo-européennes, turque, finnoise, etc.) est devenue une théorie sur la langue en général et son développement et considérant la langue du point de vue matérialiste, constitue pour la science soviétique une acquisition des plus importantes.»

                       A la mort de Marr, le Journal de Moscou du 29 Décembre 1934 publiait un dithyrambe avec la conclusion que le mérite dialectique de Marr dans sa spécialité était comparable à celui de Marx vis-à-vis de Hegel.

[5] Il est bon de dresser dans la mesure du possible une liste de premiers essais de linguistes marxistes, dans des directions tout autres que le «marrisme». On peut signaler en 1934 la brochure Le chauvinisme linguistique dans la collection des Cahiers de Contre-enseignement prolétarien. De 1933 à 1939 se situe mon enseignement à l'Université Ouvrière de Paris, où, convaincu que malheureusement le «marrisme» était dans la science soviétique ce qu'on appelle dans l'industrie un «loup», je le passais sous silence. C'est de cet enseignement que devait sortir plus tard le livre Histoire d'une langue : le français, rédigé en 1938, paru en 1947, donnant quelques aperçus de linguistique en général montrant les conditions de l'évolution d'une langue cultivée, et constituant implicitement une arme contre les tendances idéalistes d'autres ouvrages consacrés au français, notamment de l'Allemand Vossler et du Suisse W. von Wartburg. En 1937 se situe mon modeste essai Linguistique et société; Linguistique et technique dans A la lumière du marxisme (à la suite, on trouve une courte critique de plusieurs aspects de l'œuvre de Marr, montrant quelques-unes de ses erreurs techniques en linguistique, due à Aurélien Sauvageot, qui par ailleurs ne se pose pas en linguiste marxiste).

         De Mars et Avril 1937 se datent deux intéressants articles du savant allemand Karl Menges, paru sous le titre Marxismus und Philologie (le contenu montre que Linguistik aurait dû être substitué à Philologie), dans, une revue peu connue Deutsche Studentenzeitung, organe d'étudiants de langue allemande de Tchécoslovaquie, où l'auteur était alors réfugié ; ces articles étaient donnés comme des extraits d'un ouvrage déjà rédigé, qui n'a pas paru jusqu'à ce jour à ma connaissance.

            Mentionnons encore que les marxistes américains qui critiquent dans Science and Society des tendances américaines mécanistes et behaviouristes ne s'inspirent nullement de Marr. Un essai de mise en place des principales questions linguistiques dans un esprit matérialiste dialectique est présenté : 1° dans ma petite brochure parue en 1948 Linguistique et matérialisme dialectique.- [Je dois signaler que les lignes 9-11 de la page 5 seraient à modifier, voir ci-dessous p. 101 sur la superstructure] ; 2° dans ma contribution plus étendue Le langage, structure et évolution qui, rédigé en 1947, est maintenant sous presse (aux Editions Sociales) [paru en Octobre 1950].

[6] Pour le public français, mentionnons que la Section économique et culturelle de l'Association France-U.R.S.S. a une commission de linguistique et d'ethnographie, par les soins de laquelle ont paru dans le Bulletin des bibliographies aussi étendues que possible.

[7] Les lecteurs de la Pensée ont eu en partie dans le n° 21 un article de L. O. Reznikov tiré des Questions de philosophie 1947, dont la seconde partie a paru de manière plus étendue dans les Cahiers internationaux de sociologie, 1949.

[8] Le gouvernement soviétique tenait à ce que le public mondial puisse se faire lui-même une conviction sur pièces : le débat devant l'Académie agricole a été publié in-extenso en un volume en langues étrangères (en français, voir en outre le numéro spécial d'Europe, et les séries d'articles dans la Pensée et la Nouvelle Critique).

[9] Je ne connais qu'un exemplaire à Paris (à la Bibliothèque de l'Université) de cette brochure, qui paraît être devenue très vite introuvable dans le commerce. S. Strelcyn a fait une traduction en français du texte de Mechtchaninov, encore manuscrite.

[10] Renseignements provenant d'un rapport dactylographié de René Lhermitte, correspondant de l'Humanité à Moscou : Où en est la linguistique soviétique? Février 1950.

[11] Nous disposons de la traduction résumée d'un mémoire de K. Nikolski et N. Jakovlev. Les positions fondamentales de l'enseignement matérialiste de Marr, dans les Questions de philosophie 1949, et quelques traductions d'articles courts.

[12] On peut signaler entre autres : en Roumanie les exposés de linguistique soviétique à la Marr sans contrepoids critique, dans la revue Cum Vorbim, nouvellement fondée à l'adresse d'un public étendu. En Tchécoslovaquie, un petit volume de Mechtchaninov lui-même, contenant le texte de ses conférences à Prague (1950).

[13] En dehors des articles de Staline, publiés en français, nous disposons d'une traduction des articles de Tchikobava (9 mai) et de Kondriatzev (13 juin), à France-U.R.S.S. et de notes résumées de  S. Strelcyn.

[14] Le mot ruka appartient à une racine qui semble indo-européenne de sens «tenir, rassembler» ; le mot topor est un emprunt, passé par le turc, provenant de l'Iran ; on n'en sait pas l'étymologie, mais il n'y a aucune raison de le croire composé de deux parties.

[15] Pour les lecteurs non-linguistes, rappelons des règles qui s'imposent aux étymologistes : ne procéder à aucun découpage arbitraire, mais distinguer soigneusement ce qui est radical ou suffixe (ici -a de ruk-a, -er de port-er) ; s'en tenir aux comparaisons de sens qui s'imposent («hache» et «porter» n'ont rien à faire ensemble) ; chaque fois que c'est possible, se servir des documents connus pour remonter aussi loin que possible dans le passé. Cette dernière règle permet souvent de dissiper le mirage des fausses ressemblances. Ainsi on est vite convaincu que le français feu et l'allemand feuer, de même sens, n'ont rien à faire ensemble, si on prend conscience que feu est le latin focus (italien fuoco, espagnol fuego) tandis que feuer est apparenté au grec pur (que nous avons dans des mots savants comme pyrite), où l’r fait partie du radical. Inversement, les méthodes éprouvées permettent de reconnaître l'identité originelle de mots d'aspect aussi différent que le français cinq, anglais five.

[16] Cette documentation, communiquée par Francis Cohen, est arrêtée à la fin d'août 1950.

[17] Ces considérations sont loin d'évoquer toutes les questions soulevées par les articles de Staline. L'auteur espère que d'autres et lui-même reviendront sur certaines d'entre elles.

[18] Je me suis rencontré pour une partie de ces réflexions avec Maxime Rodinson qui développera prochainement son point de vue.