Dauzat-19

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- DAUZAT Albert : «Les langues dans l’Europe nouvelle», L’Europe nouvelle, Revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, n° 8, 1919, p. 384-386.

 

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        Avant la guerre, les ouvrages de vulgarisation n'étaient pas en faveur auprès des spécialistes de la Sorbonne. Il faut se féliciter que la secousse provoquée par le formidable cataclysme mondial ait amené les savants à sortir de leur tour d’ivoire ; ce sera tout bénéfice pour le grand public. Parmi les spécialistes, les philologues étaient peut-être, à de rares exceptions près, les plus jaloux de leur ésotérisme : et pourtant, comment connaître vraiment le langage sans un contact permanent avec la vie ? et quelle science méritait mieux d'être répandue, tant elle soulève de questions qui touchent et intéressent tous les hommes ?
        A l’heure où la langue est devenue le principal symbole des revendications nationales qui vont s'affirmer au Congrès de la Paix, l’ouvrage que vient de publier M. A. Meillet[1], le maître incontesté de la linguistique indo-européenne, sera donc tout particulièrement le bienvenu, et apportera au grand public un ensemble de documents solides qu'il pourra consulter avec fruit et en toute sécurité. Tant d'ignorants prétentieux, et parfois encensés par la presse, ont si souvent écrit a tort et à travers sur les questions du langage dont ils ne connaissaient pas le premier mot !
        En quelques phrases liminaires — et lapidaires — l'auteur a résumé le but et la portée du livre :
        « On a voulu y exposer la situation linguistique de l’Europe telle qu’elle est, et non comme les vanités et les prétentions nationales exaspérées depuis le dix-neuvième siècle souhaitent qu'elle soit... Le lecteur n'y trouvera pas de solutions toutes prêtes : le rôle du savant n’est pas de mener, mais d'éclairer ceux qui ont la charge d'agir. Cependant l’étude historique des langues conduit à des conclusions précises qu’on a cherché à formuler. »
        Fortes et excellentes paroles, qu’on ne saurait trop méditer, et qui, comme des phares directeurs, dominent et éclairent tout l'ouvrage. L’exposition est très claire, et le volume, aussi riche en idées qu’en faits, est de ceux qui font penser.
        La répartition actuelle des langues en Europe, avec les conséquences qui en résultent, est une matière inépuisable à réflexions. Voici, par exemple, la grosse question des limites linguistiques. Les spécialistes savent depuis longtemps, mais le public ignore encore en général, qu’il n'y a pas de frontières entre les groupes linguistiques de même famille qui ont gardé le contact : par l'intermédiaire des dialectes (ou patois) locaux, on passe, insensiblement du français ou du provençal à l’italien comme du bulgare au serbe. « Les discussions, viciées par des préoccupations politiques, sur la limite entre les parlers serbes et les parlers bulgares en Macédoine n'ont guère de sens scientifique. On n'arrive à marquer une ligne de séparation précise entre les parlera de type serbe et les parlera de type bulgare qu’à la condition de choisir arbitrairement des critères entre tous ceux qui existent » (p. 46).
        M. Meillet n'est pas de ces savants auxquels je faisais allusion, qui ont perdu le contact avec la vie ambiante, il a le sentiment très vif des réalités et des besoins de son époque, et il a étudié, avec un sens averti de la psychologie sociale, les difficultés de la situation linguistique en Autriche-Hongrie et particulièrement en Bohême. Après avoir rappelé que l'allemand fut pendant longtemps la langue commune des Slaves, il montre comment le tchèque, à trop vouloir se purifier et éliminer les mots d’emprunt, s'est par là même éloigné de son voisin et proche parent le polonais ; il expose, pourquoi les Allemands de Bohême n'ont pas plus d'intérêt à apprendre le tchèque, langue sans valeur mondiale, que les Wallons de Belgique le flamand. Les Tchèques n'admettent pas la division du pays, car la Bohême forme une unité ; d'autre part, « ce serait une chimère de croire qu'un tchéquisera la partie allemande de la Bohême » (p. 242). La solution ne saurait se trouver que dans un fédéralisme décentralisateur, sur le modèle suisse, inspiré par la tolérance réciproque et le respect des droits des minorités,' comme je l'indiquais ici même récemment[2].
        Il était bon de rappeler une fois de plus que langue et race, langue et nation ne sont pas synonymes et que d’ailleurs, à proprement parler, par suite des croisements infinis des peuples, il n'y a plus de races en Europe. Mais le lien entre la langue et la nation existe : « La langue est le premier, le plus clair, le plus efficace des caractères par lesquels se distingue une nation. Là où s’effacent les différences de langue, les différences nationales tendent à s’effacer aussi ; et là où manque un sentiment national, les différences de langues tendent à disparaître » (p. 96). Mais une langue est avant tout l'organe d’une civilisation, bien plus que d’une nation : « l’unité de langue provient de l'unité de culture, et le maintien d'une langue une ne s’explique que par le maintien de l’unité de culture » (p. 99).
        Les chapitres relatifs à l'unification et à la différenciation des langues (formation et extension des langues nationales, patois et argots) apprendront beaucoup au grand public, bien que ces questions lui aient déjà été exposées[3] ; les développe-
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ments si nourris sur les langues de l’Europe orientale et sur les langues savantes lui apporteront de véritables révélations.
        On peut ajouter que chaque grand bouleversement social, comme l'auteur y a fait allusion pour la guerre actuelle, rapproche du langage populaire la langue littéraire, qui tend à se cristalliser et à s’ankyloser sous l’influence conservatrice des écrivains et de l’élite intellectuelle ; c’est une nouvelle transfusion du rêve qui lui rend jeunesse et vitalité : sans être philologue, Paul Lafargue avait écrit à ce sujet[4], sur la langue d’avant et d’après la Révolution, une étude remarquable qui mérite d’être consultée même par les spécialistes.
        Cette question amène M. Meillet à des réflexions judicieuses sur la « crise du français », et à cette constatation piquante que la France offre aujourd'hui une opposition très nette (et souvent gênante) entre une organisation politique démocratique et une langue raffinée faite pour une aristocratie. Ne nous inquiétons pas ; la contradiction s’atténuera : la langue est déjà en bonne voie de démocratisation. Il n’est à craindre que de lui voir brûler les étapes.
        La seule partie de l'ouvrage qui appelle d'importantes réserves[5], c’est la conclusion. Ici M. MeilIet sort du domaine scientifique de la linguistique pour mettre le pied sur le terrain moins solide des hypothèses et prévisions sociales. Dans son louable désir de remédier à la pluralité des langues par la création d’un idiome international, l’auteur termine par un plaidoyer en faveur des langages artificiels. Nul ne lui contestera le droit d'affirmer ses préférences, comme à ses critiques de défendre l'opinion contraire. On eût souhaité seulement, à la fin d’un ouvrage où s’affirme la sereine objectivité de la science, de le voir plus impartial. En regard de la critique des langues vivantes comme langues secondes et de l’apologie de l’espéranto et de l'ido, n’était-il pas juste, quelles que fussent la conviction et la conclusion de l'auteur, d’exposer les arguments de la partie adverse ?
        M. Meillet, dont l’information est si sûre et si étendue, peut-il laisser ignorer à ses lecteurs tous les plaidoyers en faveur du français langue internationale, et du consortium franco-anglais qui revendique le patronage du grand linguiste Michel Bréal et de l’écrivain anglais Wells (dans ses Anticipations) ? les ouvrages pénétrants du sociologue russe (et écrivain français) Jacques Novicow[6], et ceux, trop méconnus, du vénérable Paul Chappellier, le précurseur et l’apôtre de l’Entente cordiale linguistique[7] ? les critiques serrées des langues artificielles faites par d’anciens espérantistes désabusés, connaissant les détours du sérail, comme Paul Chappellier, le latiniste Thiaucourt, et, — bien mieux ! — par l’auteur même d'une langue artificielle qui la reniait sur l’autel du français... avant 1914, le docteur Molenaar : hirondelle venue d’Allemagne, qui ne faisait pas le printemps, mais qui pouvait l’annoncer ? J'ai rompu pour ma part quelques lances dans cette petite phalange.[8]
       
Au point de vue purement scientifique, il est facile de montrer que le morcellement linguistique loin de s’accentuer, se réduit de plus en plus. Il y a deux ou trois siècles à peine, chaque province, chaque canton avait sa langue particulière, qui y était seule parlée et comprise. Aujourd'hui, grâce à l'école, au journal, à la caserne aussi, un petit nombre de langues littéraires a réalisé l’unité de la langue sur d’immenses territoires. C’est encore trop ? Soit. Sachons patienter et aidons, si possible, à l'évolution. De même que chaque langue nationale s’est dégagée, par sélection naturelle, de la foule ambiante des dialectes et patois, n’est-il pas légitime d’admettre qu'une nouvelle sélection, européenne ou mondiale cette fois, fera émerger une ou deux langues privilégiées qui pourront jouer le rôle de langues internationales ou de langues secondes ?
        Qu'on ne s’y trompe pas, en effet. Les aspirations nationales du dix-neuvième siècle, qui vont trouver leur consécration définitive au Congrès de la Paix, n’augmenteront pas le « babélisme » actuel : elles ne feront que consacrer un état déjà existant. Tous ces peuples ne demandent qu’une chose : employer à l'école, au prétoire, etc., la langue qu'ils parlent chez eux et dans la rue. Les élites des petites nations savent bien qu’elles devront toujours apprendre une autre langue, soit pour voyager, soit pour se tenir au courant du mouvement mondial. Le polyglottisme est l’avenir ; il ne doit pas effrayer notre paresse intellectuelle, si l’on songe, par exemple, que tous les paysans de la vallée d’Aoste parlent quatre langues : français, italien, piémontais et patois. Il n’y a que le premier pas — la première langue étrangère — qui coûte ; gymnastique facile, à condition de la commencer dès l’enfance. Et gymnastique fructueuse, quoi qu'on prétende. Il est trop facile de plaisanter le maître d’hôtel cosmopolite qui, tout en parlant cinq ou six langues, n'a évidemment pas la mentalité d'un membre de l'institut ; n'empêche que cette mentalité est à cent coudées au-dessus de celle d'un paysan berrichon ou auvergnat. Si l’on veut mesurer ce que la pratique des langues, qui favorisent les séjours à l'étranger avec tous leurs avantages, peuvent faciliter les progrès intellectuels d’un peuple, qu'on ‘compare à l'Espagne arriérée, où l’on ne parle que l'espagnol, la Suisse et l’Italie du nord-ouest, également polyglottes, et dont la population éclairée est ouverte à tous les progrès et à toutes les initiatives.
        Les langues peuvent s'internationaliser en se spécialisant, d'après leurs aptitudes naturelles ou acquises. L’italien est ainsi la langue de la musique, comme le français est demeuré depuis Louis XIV celle de la diplomatie, comme il est en voie de devenir celle de l'hôtellerie et du tourisme. L’anglais est la langue du commerce, spécialement du commerce d’outre-mer. Par contre, l’allemand, à cause de l’importance des travaux publiés dans cette langue, est indispensable à de nombreuses catégories de savants : chimistes, physiciens, philologues, etc.
        Mais, à côté de cette spécialisation, et pour la grande masse du public, la diffusion de quelques langues hors de leurs frontières nationales est le phénomène le plus important. Ceux qui ont prédit et prêché avant la guerre l’union du français et de l'anglais s'appuyaient uniquement sur des considérations de fait et des inductions historiques pour
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en faire les deux langues internationales du monde futur. Mais nul d'entre nous ne pouvait prévoir que les événements, marchant à pas de géant, nous donneraient aussi vite raison.
        Pour mesurer le chemin parcouru en quatre ans, il faut rappeler que l'anglais n’était enseigné en France qu’à une minorité de la jeunesse universitaire en face de l’allemand prédominant partout ; que l'usage du français était peu répandu en Angleterre et bien moins encore aux Etats-Unis[9], où la culture allemande prédominait dans les universités et où nous avions la réputation d’un peuple en décadence ; que l'Allemagne s'efforçait, non sans succès, d’attirer la Roumanie et l’Italie dans son orbite aussi bien intellectuelle que politique.
        Et aujourd'hui, quel revirement ! L'alliance franco-anglo-américaine, que nul ne pouvait prévoir avant la guerre, assure définitivement la suprématie mondiale de l’anglais et du français, consacrée par la victoire de nos armes. Partout le français est étudié avec ardeur en Angleterre et en Amérique ; les millions de soldats britanniques, américains, africains, australiens qui sont venus défendre sur notre sol la liberté des peuples, ont appris chez nous des rudiments de français, parfois mieux, avec le désir de se perfectionner encore. En France, les classes d’allemand se vident (même avec excès) au profit des classes d'anglais. Tout le monde veut apprendre l'anglais ; on le réclame dans les écoles primaires ; les journaux ouvrent des cours pour leurs lecteurs. Et que dire des officiers des deux armées, et surtout de la pénétration industrielle et commerciale réciproque qui survivra à la guerre, parce qu'elle est fondée sur une association étroite de sympathies et d'intérêts.
        Regardons au dehors. C’est l’Italie ramenée à nos côtés par une poussée populaire irrésistible, consciente de l'unité de la culture latine ; c’est la Turquie, les Balkans, l'Orient, tous nos anciens clients arrachés à la griffe allemande et rentrant, Syrie en tête, dans le foyer de l'influence française. C’est le morcellement de la Russie qui fait perdre au russe[10] le prestige international auquel il pouvait prétendre ; c'est l’allemand qui perd sa prépondérance dans l’Autriche dissociée, dans les marches polonaises arrachées à la Prusse et qui va être refoulé d'Alsace. Et en Allemagne même, je suis convaincu — dussè-je surprendre mes lecteurs — que notre victoire et notre installation à Strasbourg seront le signal d’un prodigieux rayonnement de la langue et des idées françaises sur les terres teutonnes : rappelons-nous les précédents des dix-septième et dix-huitième siècles.[11]
       
N'est-ce pas assez pour aujourd'hui ? N’est-ce point, en quatre ans, une immense étape parcourue vers le but déjà proche ? Le moment semble mal choisi pour vouloir galvaniser l'espéranto, déjà en décadence en 1914, et qui s'est vu retirer l’appui d’une firme puissante et avisée, ou la petite chapelle idiste qui ne se relèvera pas plus, en France, de la mort de Couturat que du parrainage, devenu tout de même bien compromettant, du néo-pan-germaniste Ostwald. Car ceci ne saurait être une simple coïncidence : compulsez la liste des inventeurs de langues artificielles dans l’Histoire de la langue universelle de Couturat et Léau, et vous y trouverez une majorité d'Allemands. Evidemment les Allemands, sachant que leur idiome n'avait guère la chance d'être adopté comme langue internationale, avaient et auront plus encore intérêt à faire choisir un volapük quelconque (il y en aura bientôt autant et plus que de langues naturelles), de préférence à l’anglais et au français. Entrerons nous dans leur jeu ?
        Il n'y a là aucun chauvinisme. Nous ne voulons imposer à. personne notre langue ou celle de nos alliés. Nous entendons seulement bénéficier d’une situation de fait, qui, en favorisant l'interpénétration du français et de l'anglais, est en train de faire du premier la langue internationale de la Méditerranée, de l’Europe méridionale, du Levant, de l’Afrique du Nord, tandis que le second joue déjà le même rôle dans l'Asie méridionale et orientale, l'Amérique du Nord, l’Océanie, l’Afrique du Sud : localisation géographique qui se superpose à la spécialisation professionnelle.
       Vraiment nous serions inexcusables si nous n’essayions pas de profiter de ces avantages, et surtout si nous cherchions à contrecarrer l'évolution qui se dessine en notre faveur. J’espère que nous n’assisterons plus au scandale de ministres ou de grandes associations de tourisme favorisant par des subventions ou des encouragements la diffusion de langages dont la seule raison d'existence, le seul but, est d’enrayer l'expansion de la langue française — et de son allié l'anglais — hors de leurs frontières. Que l’Alliance française y veille, et que l'opinion publique intervienne au besoin pour empêcher la résurrection de ces homunculus artificiels, tués par la guerre parce qu'ils n'étaient pas très viables, mais, qui, s'ils sont incapables de créer le bien, pourraient encore causer du mal.



[1] Les langues dans l'Europe nouvelle, Paris, Payot, 1915t. C'est le premier volume d'une série intitulée «Les idées et les faits ».

[2] 24 août, L’ethnographie de l’Autriche-Hongrie.

[3] Voir notamment ma Vie du langage (Armand Colin, 1910) et ma Philosophie du langage (Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1912).

[4] Dans l’Ère nouvelle, 1894.

[5] M. Aulard en a déjà formulé dans Le pays.

[6] L’expansion française (Armand Colin, 1903) et Le français langue internationale de l'Europe (Bernard Grasset, 1911).

[7] Notamment : L'Esperanto et le système bilingue (Bernard Grasset, 1911).

[8] La défense de la langue française (Armand Colin, 1912 ; Le français et l'anglais langues internationales (Larousse, 1915, brochure).

[9] D'après le témoignage de mon maître regretté Louis Renault, les Américains du Nord étaient les seuls, dans les conférences internationales (notamment à La Haye) à ne pas parler en français parce qu'ils ignoraient notre langue.

[10] Plus exactement : au grand-russe (par opposition au petit-russe qui vient de devenir la langue officielle de l'Ukraine) et au dialecte russe-blanc.

[11] Voir notamment pour le XVIIe siècle, les derniers tomes de la magistrale Histoire de la langue française, de Ferdinand Brunot.