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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Ernest DENIS et Robert de CAIX: « Notre programme », Le Monde Slave, N°1, juillet 1917, p. 3-17.

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Depuis plusieurs années, quelques personnes, préoccupées de maintenir et d’étendre l’influence française, songeaient à fonder une revue qui se consacrerait à l’étude de l’Europe orientale et plus particulièrement des nations slaves qui en forment la population principale. La guerre actuelle nous a convaincus que cette publication était plus urgente que jamais et les sympathies qu’a trouvées la « Nation Tchèque » nous ont décidés à ne pas nous laisser arrêter par les difficultés de l’heure présente.

 

            L’œuvre que nous entreprenons sera avant tout une œuvre nationale. Bien entendu, nous ferons appel à des étrangers et nous ouvrirons largement nos colonnes aux écrivains russes, polonais, serbocroates ou tchécoslovaques. Mais la direction est exclusivement française et dans l’étude des divers problèmes que nous aborderons, nous nous placerons toujours au point de vue français. Bien que, sans doute, une semblable déclaration puisse paraître un peu superflue, surtout aux heures graves que nous traversons, il est nécessaire d’insister sur ce point et d’écarter d’avance les malentendus.

 

            L’amour vibrant, réfléchi, passionné de la patrie est le premier devoir du citoyen et les intérêts du pays ne sauraient être subordonnés à aucune considération de parti ou de doctrine, à aucun entraînement de l’esprit et à aucune affection sentimentale. – « Autres sont les intérêts d’Etats qui lient les princes, et autres les intérêts du salut de nos âmes qui nous obligent pour
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nous-mêmes », - écrivait le grand cardinal qui a donné l’Alsace à la France. Nous inspirant de lui, « nous n’estimons en matière d’Etat, que ceux qui haïssant l’Allemagne, font particulièrement état d’être bons Français. » Nous avons parmi les Slaves des amis qui nous sont chers. Nous savons qu’ils mettent toujours au premier rang de leurs préoccupations l’avenir de leur peuple et c’est pour cela que nous les tenons en haute estime. Ils se détourneraient de nous avec dédain, s’ils n’étaient persuadés que la liberté, la grandeur et la richesse de la France sont l’objet permanent, essentiel, de nos pensées, je dirais l’objet exclusif, si ce mot ne risquait d’être mal compris, parce qu’il sous-entend une idée d’égoïsme étroit, qui, contraire au génie de notre race et aux plus glorieux souvenirs de notre passé compromettrait rapidement l’influence à laquelle nous avons des droits incontestables.

 

            Nous voulons renouer la vraie tradition nationale, faussée depuis un siècle par l’éphémère et somptueuse épopée de Napoléon Ier et par le romantisme nébuleux et mystique de Napoléon III. C’est dans cette pensée, et en nous pénétrant encore de l’enseignement de Richelieu, que nous croyons nécessaire de travailler à empêcher « qu’une puissance contraire s’élève de telle sorte qu’elle soit pour le monde un objet permanent de danger », et que nous désirons protéger l’avenir « qui est plus considérable que le présent », contre le retour des dangers immenses auxquels nous avons échappé si difficilement et au prix de terribles sacrifices.

 

            Par quels moyens y parviendrons-nous ? Quels sont les procédés les plus sûrs et les meilleurs de garantir à l’Europe la liberté qu’elle exige et la paix dont elle a soif ?

 

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            Il serait vain de compter sur une conversion rapide de l’Allemagne. Nous ne prononçons pas de condamnations éternelles et nous n’ignorons pas que les hommes
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se transforment suivant les circonstances. Ne nous laissons pas cependant duper par les mots. On répète souvent que les Allemands sont un peuple plastique et qu’ils se soumettent rapidement à leur sort. C’est une redoutable illusion contre laquelle il est prudent de nous tenir en garde. Depuis 1870, ils ont goûté les deux joies qui laissent dans les âmes les traces les plus profondes : l’orgueil de la richesse et la volupté souveraine de la toute-puissance. Ils ne guériront pas si vite de ces ivresses et seront longtemps tourmentés par la nostalgie de leur puissance évanouie. Songeons de plus que la victoire aura hésité plusieurs années et que nous ne l’aurons obtenue qu’au prix d’efforts prolongés ; il n’aura pas fallu moins pour les écraser que la coalition de l’Univers entier. Leur orgueil ne sera donc pas abattu par un désastre qu’ils attribueront à un concours inouï de circonstances et à une conjuration du destin ; la paix à peine conclue, ils appliqueront le ressort de leur volonté à préparer leur revanche en suscitant parmi leurs adversaires des divisions qui leur permettraient de reprendre le combat dans des conditions moins défavorables. Ne nous berçons sur ce point d’aucun espoir chimérique. Les dix ou vingt années qui suivront la fin des hostilités seront pour nous une période particulièrement dangereuse et, quelque minutieuses et effectives que soient les précautions que nous prendrons pour déjouer les projets de nos ennemis, nous aurons à redouter les soubresauts de leur misère et les révoltes furibondes de leur haine.

 

            Pour prévenir ou déjouer ces attaques, nous n’aurons pas trop de tous les moyens dont la prudence humaine nous suggèrera la combinaison. Un des plus naturels et des plus sûrs consiste à grouper autour de nous des Alliés qui aient le même intérêt que nous à surveiller les desseins de l’Allemagne parce que son triomphe serait la ruine de leur indépendance.

 

            Quand, au XVIe siècle, l’équilibre européen fut menacé par la formation de l’empire des Habsbourgs, nos souverains cherchèrent un appui dans l’est de l’Eu-
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rope, et s’ils réussirent à contenir d’abord, et par la suite à mater l’ambition autrichienne, ce fut grâce au secours que leur apportèrent la Suède, la Pologne et la Turquie. – La Suède de Gustave Adolphe et la Turquie de Soliman ont cessé d’exister. A leur place d’autres puissances sont nées ou vont se constituer, la Russie, la Pologne ressuscitée, l’Etat tchéco-slovaque, la royaume serbo-croate. – C’est vers ces peuples, à qui s’ouvre l’avenir, que nous devons nous tourner. L’entente sera facile : nous serons rapprochés d’eux par les souvenirs des souffrances communes, des gloires partagées et du sang versé sur le même champs de bataille ; leurs âmes brûlent des mêmes rancunes qui ne s’effaceront pas de si tôt et ils redoutent les mêmes périls.

 

            Si l’Allemagne songeait de nouveau à nous sauter à la gorge, – et c’est une hypothèse qu’il est sage de ne jamais perdre de vue dans nos calculs, – il serait bon, pour rappeler la parole de Salisbury, qu’on lui appliquât dans le dos un fort vésicatoire ; la seule pensée de cet énergique traitement calmerait ses téméraires ardeurs.

 

            La mode intervient dans les domaines les plus divers, en politique aussi bien qu’ailleurs ; nous ne nous dissimulons pas que les Slaves sont aujourd’hui moins populaires qu’il y a quelques années. L’opinion est mobile et ses fluctuations sont fréquentes et passagères. Le remous actuel s’explique d’ailleurs par des raisons parfaitement naturelles.

            L’alliance russe n’a pas donné par le passé les résultats que nous en avions attendus, et par une réaction fatale, bien que déraisonnable, les mêmes enthousiastes qui en célébraient les vertus dans l’hystérie de leurs dithyrambes, lui dénient aujourd’hui la moindre valeur. Ne soyons pas ingrats envers le passé. L’explosion de joie exubérante qui salua en France la visite d’Alexandre III à la flotte de l’amiral Gervais en 1891, avait sa raison d’être et l’instinct du peuple qui acclamait dans notre rapprochement avec la Russie comme une seconde libération du territoire ne s’égarait pas. Nous cessions de vivre
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sous la terreur d’une invasion brusquée ; nous sortions de l’angoisse dans laquelle nous haletions depuis vingt ans et qui, à la longue, aurait anémié nos cœurs et nous aurait enlevé jusqu’au désir et à la volonté de vivre. 1891 reste dans l’histoire de l’Europe une date libératrice, puisqu’à ce moment et par la résolution du Tsar, la tyrannie de Bismarck a trouvé sa limite. Si nous sommes par moment disposés à railler avec une amère ironie les rêves dorés que nous avions alors caressés, c’est que notre ignorance naïve se plaisait aux châteaux en Espagne et que nous ne connaissions ni les conditions dans lesquelles s’était opéré notre rapprochement avec la Russie ni l’état véritable de l’empire avec lequel nous traitions. Notre ignorance nous a coûté cher et il ne faut pas que nous retombions dans de semblables erreurs. Pour cela, et puisque, par la force même des choses, nous sommes liés aux peuples de l’Europe Orientale par l’histoire et par une communauté de périls et d’intérêts, il est indispensable que nous entrions en contact plus intime avec eux.

 

            Quelques mois avant la guerre, un écrivain polonais, un des plus illustres et des plus remarquables historiens du siècle, M. Askenazy, me disait l’admiration que lui causaient l’abondance et l’exactitude des renseignements de notre diplomatie au XVIIe et au XVIIIe siècles, et il est vrai que les mémoires et documents des archives du Quai d’Orsay renferment à ce point de vue de véritables chefs-d’œuvre ; grâce à ces études méthodiquement accumulées, nos ministres s’avançaient à coup sûr sur un terrain solide, et ils évitaient sans trop de peine les faux pas et les erreurs. Est-il vrai, comme le prétendait M. Askenazy, que notre curiosité se soit fâcheusement rétrécie et que nous nous inquiétons assez peu de nous renseigner exactement sur ce qui se passe au-delà de nos frontières ? Sans fausse modestie, avouons que les reproches traditionnels qu’on adresse à notre légèreté et à notre ignorance nous paraissent au moins singulièrement exagérés ; si nous admettons sans amertume la définition classique du Français
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qui ne sort jamais de chez lui et ne sait pas la géographie, cela tient peut-être à ce que nous sentons que cette boutade est plus amusante qu’exacte. Sur les pays slaves en particulier, je ne crois pas que dans aucun pays du monde, il ait paru autant de travaux remarquables que chez nous et je ne vois pas quelle institution mériterait d’être comparée, même de très loin, à notre Ecole des Langues Orientales. Il est fâcheux seulement que les livres les plus importants ne pénètrent que lentement dans le public éclairé et n’aient pas toujours le retentissement qu’ils mériteraient. Il serait sans doute fort exagéré de dire que les œuvres de Rambaud ou d’Anatole Leroy-Beaulieu, pour ne pas parler que des morts, ont été accueillis avec indifférence ; il n’est pas sûr qu’on en ait apprécié pleinement le rare mérite et la haute portée. Notre Revue voudrait éclairer et retenir la curiosité du public, le préparer et l’encourager à la lecture des ouvrages spéciaux, lui fournir au jour le jour les renseignements nécessaires sur les problèmes courants et les questions actuelles.

 

            Après la publication du livre du célèbre vicomte Melchior de Vogué sur le roman russe, sous le couvert de la mode qui, pendant quelques années, s’attacha à Dostoievski et à Tolstoï, quelques conceptions un peu fantaisistes et étranges se sont répandues et ont été acceptées sans critique par la moyenne des lecteurs. J. Lemaître raillait alors doucement, avec la finesse de son bon sens et sa spirituelle pénétration, les plongeurs intrépides qui avaient découvert dans le mystère des flots la perle de l’âme slave et qui revenaient de leur exploration pénétrés d’une religieuse extase. Il était bien inspiré en signalant les dangers d’une admiration plus enthousiaste que clairvoyante et en nous mettant en garde contre un snobisme qui a causé souvent quelque agacement à nos amis de Moscou. Les Slaves, qui sont nos cousins-germains, ne sont pas si différents de nous et, à les juger uniquement d’après leurs romanciers, nous nous exposons
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à de lourdes erreurs. Il n’en demeure pas moins vrai qu’ils se distinguent par quelques traits essentiels ; ils n’ont eu ni les mêmes maîtres que nous ni la même histoire ; ils ont moins subi l’influence de l’antiquité classique et beaucoup celle de Byzance et de l’Orient ; leur climat et la nature du sol ont favorisé chez eux l’éclosion de certaines qualités, retardé le développement d’autres facultés intellectuelles ou morales. Sans doute, nous n’ignorons pas que les peuples sont composés d’individus distincts dont chacun a son caractère propre, son tempérament particulier, ses tendances et ses vertus personnelles ; sous ces divergences, vous retrouvez cependant des traits communs, des éléments primordiaux, qui ont leurs racines dans le passé et il est indispensable de dégager ces ressemblances fondamentales pour prévoir de quelle manière la masse de la nation réagira à un moment donné en face de certaines circonstances. Pour que les rapports qui doivent s’établir entre les Slaves et nous soient faciles et sûrs, il faut qu’ils nous deviennent familiers et l’amitié ne suffirait pas à éviter le retour de malentendus que nous épargnera seule une intelligence avertie.

 

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            Il n’y a d’histoire que du présent. Je veux dire que, dans le passé, les seules choses nous intéressent qui ne sont pas complètement mortes, qui ont fécondé l’avenir, et qui se continuent dans les générations nouvelles qu’elles ont formées. Le reste n’est que luxe d’érudition. Ce luxe, dont nous ne nions certes ni la légitimité ni même le charme un peu pervers, nous ne sommes ni assez riches ni assez de loisir pour nous le permettre.

            Nous écarterons de parti pris ce qui n’aurait qu’un intérêt anecdotique ou de pure curiosité. En revanche nous ferons une large place aux études historiques proprement dites, religion, philologie, ethnographie, géographie. Même dans les pays où l’évolution est rapide comme en France, aujourd’hui ne s’explique que par hier. Mais cette vérité générale est bien plus exacte en-
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core pour les Slaves où les transformations ne se produisent d’habitude que par des transitions presque insensibles, chez lesquels les traditions sont durables et qui ne se dégagent que lentement de l’emprise des siècles écoulés. Sous le flux mouvant des formules éphémères, nous nous appliquerons à rechercher les courants persistants, les idées directrices et les doctrines permanentes, à dégager les influences essentielles qui, brusquement, dans les heures graves, remontent à la surface en emportant les foules.

 

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            De nos jours, la politique ne se sépare plus des intérêts, et, pour connaître un pays, l’étude de ses ressources et de ses méthodes agricoles et commerciales n’est pas moins indispensable que celle de la diplomatie. Le régime capitaliste et le développement de la grande industrie ont transformé les rapports des peuples. La conquête même a pris des apparences nouvelles. Autrefois, le conquérant soumettait au tribut les nations vaincues ou les emmenait en esclavage. Les Allemands ont eu le triste honneur de faire revivre ces aspects de civilisations primitives que nous espérions définitivement dépassées. Mais ils ne dédaignent pas de combiner avec ces réminiscences barbares des moyens plus raffinés. Avant d’envahir un pays, ils le ligotent dans le réseau de leurs banques, l’engluent de leurs filiales et de leurs manufactures, et l’armée de leurs ingénieurs, de leurs courtiers et de leurs contre-maîtres fraye la voie à leurs hordes dévastatrices. En Russie, en Serbie, en Pologne, - pour ne rien dire de la Bohême, où depuis des siècles, ils occupent une partie du sol et qu’ils espéraient bien rattacher définitivement à leur fortune, - à la veille de la guerre, ils avaient réussi à fonder leur domination économique et ils avaient réduit les habitants à un vasselage à peine dissimulé. Au lendemain de la paix, ils s’efforceront de reprendre le terrain qu’ils ont un moment abandonné ; ils s’y préparent déjà avec une farouche et impudente acti-
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vité. Ne nous fions pas trop, pour déjouer leurs plans, aux révoltes de la conscience. L’homme pardonne difficilement, mais il oublie vite. Les catastrophes les plus effrayantes et les souvenirs les plus douloureux s’évanouissent. Dans dix ans, cinq ans peut-être, - dans tous les cas au bout d’une période infiniment courte, l’horreur qu’inspirent les infamies allemandes se sera atténuée ; ils contesteront l’authenticité des forfaits qu’on leur impute, en rejetteront la responsabilité sur leurs chefs, et leurs apologies rencontreront des oreilles complaisantes.

            Déjà chez nous, des économistes ne manquent pas de nous mettre en garde contre des représailles imprudentes : - la colère, nous disent-ils, est mauvaise conseillère ; à vouloir écarter les Allemands, nous nuirions à nos propres intérêts. Si nous achetions leurs marchandises, c’est probablement que nous y trouvions profit et pourquoi payerions-nous plus cher un article qu’ils nous offrent à meilleur compte ? – Ces paralogismes spécieux seront d’autant plus facilement acceptés chez les Slaves qu’ils chatouillent adorablement l’indolence commune et qu’ils répondent à de très vieilles habitudes. Le commis voyageur reparaîtra avec qui l’on avait lié jadis amitié ; on retrouvera l’article que l’on préférait. Que de tentations insidieuses, auxquelles trop souvent succomberont nos alliés, si facilement ouverts aux paroles de pardon et enclins à une résignation un peu fataliste !

            Si nous voulons tirer de notre victoire les avantages qu’elle doit légitimement entraîner et si nous comprenons le besoin de développer notre activité économique, nous devons nous préparer à défendre nos amis contre une invasion pacifique qui mettrait vite en question leur indépendance et notre propre sécurité. Notre adversaire est redoutable, laborieux, patient, adroit, obséquieux : il ne se décourage pas au premier échec et il se contente au début de modestes profits. Contre ses attaques insidieuses, nous n’aurons pas trop de toute notre énergie et de toute notre application. Nous ne
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l’aurons définitivement écarté que le jour où nous nous serons substitués à lui. Pour cela, il faut que nous connaissions les causes de ses succès et que nous étudiions de près le terrain ; le commerce de notre époque doit être organisé scientifiquement ; les Allemands nous l’ont prouvé. Leur progrès, quelque large que l’on fasse la part à leurs procédés frauduleux, ne s’expliquent uniquement ni par le dumping ni par les combinaisons des tarifs de chemins de fer ; il faut en chercher les causes essentielles dans leurs études patientes et méthodiques, dans le sûreté de leurs informations, dans la manière dont ils avaient établi leurs services d’exploration. Nos relations commerciales avec la Russie et les divers peuples slaves étaient déjà, avant la guerre, beaucoup plus importantes en réalité que ne l’indiquent les statistiques officielles, parce que beaucoup de nos marchandises arrivaient en transit par l’Allemagne et qu’elles grossissaient ainsi artificiellement le total de ses exportations ; son prestige n’y perdait rien. Mais, même en tenant compte des inexactitudes douanières, il n’est pas douteux que nos échanges avec l’Europe orientale peuvent prendre un très riche développement, à condition que nous ne perdions pas de temps et que nous nous efforcions d’avance de déterminer les points sur lesquels notre activité s’exercera le plus utilement. Nous n’aurons nul besoin pour cela de recourir à des procédés artificiels. Les peuples slaves et la France sont en effet des nations complémentaires, qui trouveront un avantage égal à multiplier leurs échanges. La Russie, la Yougo-Slavie, la Pologne, la Bohême seront des clients excellents pour nos industries de luxe, nos livres, nos primeurs, nos machines agricoles, nos automobiles ; nos ingénieurs, nos chimistes, nos ouvriers qualifiés y prendront la place des Allemands ; elles nous fourniront en retour des matières premières, des céréales, des hommes même qui nous aideront à relever les ruines entassées sur notre sol. Les ressources qu’elles trouveront chez nous, l’Allemagne serait évidemment en mesure de les leur offrir ; mais nos alliés savent par une cruelle expérience de quel prix ils paieraient les services qu’elle
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leur rendrait. Les Germains n’ont jamais regardé les Slaves comme des égaux ; quand ils s’établissent chez eux, c’est en conquérants et en maîtres. Nous n’avons aucun désir de domination et nous ne prétendons imposer ni nos goûts ni nos traditions. Favorisés par le climat et les circonstances, nous avons en quelques points une certaine avance sur nos amis ; nous voulons partager avec eux notre expérience, que nous avons payée à beaux deniers comptants, et nous leur tendons une main fraternelle pour les aider à franchir les premières étapes qui ne sont pas les moins dures. Encore faut-il, pour qu’on accepte nos conseils, que nous sachions de quel côté il convient de diriger notre attention.

            A aucun degré notre Revue ne sera un journal d’affaires. Sans parler du goût, l’expérience nous manquerait pour ce rôle. Mais des études sur la géographie, le climat, le régime des fleuves, l’évolution industrielle, les chemins de fer, les conditions du travail, les désirs des ouvriers et leurs besoins, ne sauraient être inutiles pour nos industries et nos commerçants.

            Par la force des choses, la Russie prendra naturellement la première place dans nos articles. Mais notre attention ne négligera aucune des nations de l’Europe orientale. A la veille de la guerre, la Pologne était déjà un très grand pays industriel et  avec quelque tenace férocité que les hordes envahissantes aient poursuivi leur œuvre de ruine, elles n’ont pas exterminé la race, active, alerte, vaillante, dure à l’épreuve, saine et robuste ; elle se relèvera vite de sa misère. La Bohême possède d’admirables richesses naturelles : mines, sources thermales, produits agricoles, etc. ; le peuple y est laborieux, instruit, discipliné, entraîné aux méthodes de la grande industrie affranchie de l’écrasante oppression des races ennemies qui la saignaient à blanc, elle atteindra rapidement une remarquable prospérité ; elle est attirée vers nous par de vieilles sympathies et elle ouvrira à notre commerce un riche champ de travail. Dans les pays yougoslaves de même,  les liens que créera entre nous une communauté de gloire et de malheurs, prépa-
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reront à notre influence un merveilleux terrain d’action, pour peu que notre inertie ne recule pas devant la tâche qui nous appelle.

 

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            L’alliance politique avec les pays slaves, qui sera une garantie de notre sécurité, sera d’autant plus sûre qu’elle s’appuiera sur d’actives relations économiques. Elle sera rendue plus complète et plus stable par une intime pénétration intellectuelle. Quand on étudiera de plus près la révolution russe, on se convaincra que nos idées ont été la semence généreuse d’où elle est sortie. Les décembristes de 1825, les premiers précurseurs de la jeune République, étaient des élèves de Voltaire, de Rousseau et des Constituants ; sous le règne de Nicolas Ier, c’est à l’école de Saint-Simon, de Pierre Leroux, de Victor Hugo et de George Sand que se sont formés les Biélinski, les Tchernychevski, les Dobroljoubov et les Pisarev qui ont porté les premiers coups à l’autocratie, - et les plus redoutables. C’est de la Déclaration des Droits de l’Homme que se sont inspirés les prophètes de la renaissance illyrienne ou tchèque. Nous avons là des titres de gloire que nous ne devons pas laisser perdre et depuis Doubrovnik (Raguse) jusqu’à Varsovie et Pétrograd, en passant par Zagreb, Lioubliana et Prague, nous recueillerons les traces héroïques et fécondes de nos écrivains, de nos philosophes et de nos soldats.

 

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            Comme on le voit par un tableau qui ne peut être que sommaire et qui n’indique que les points les plus saillants, le champ d’exploration qui s’ouvre devant nous est immense et la moisson qui nous attend est magnifique ; les bras ne nous manqueront pas pour l’engranger.

            Notre Revue est spécialement réservée aux peuples slaves. Elle ne saurait cependant faire abstraction de
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la Roumanie qui forme un îlot latin au milieu de l’océan slave. En dehors même de l’intérêt que nous avons à la connaître, la reconnaissance nous ferait un devoir impérieux de ne pas la négliger. Elle est venue à nous dans une admirable révolte de son instinct de race et elle n’a pas hésité à s’exposer aux plus terribles souffrances pour protester au nom du droit et de la liberté des peuples contre la victoire de la force brutale. Nous avons contracté envers elle une lourde dette d’honneur et nous nous souviendrons avec une émotion pieuse de son héroïque fidélité.

 

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            L’esprit de nos études sera rigoureusement scientifique. Le mensonge est un art trop difficile : les Allemands, malgré leur longue habitude, n’y ont en somme trouvé aucun profit. Nous ne fausserons pas l’histoire, nous ne tronquerons pas les documents, nous ne solliciterons pas les textes. Les Slaves, comme les autres peuples, ne sont pas incapables d’erreurs et ils ont commis plus d’une faute. Nous ne sommes pas des hagiographes, et nous ne présenterons pas comme des œuvres supérieures des essais imparfaits et des répliques médiocres. Nous chercherons du moins à montrer ce que ces essais incomplets présentent de curieux et de nouveau et les germes d’avenir que recèlent certaines inexpériences. Nous nous appliquerons à faire comprendre plus encore qu’à juger.

            Notre désir serait de prouver que la science n’est pas nécessairement ennuyeuse et nous croyons y demeurer ainsi fidèles à la vieille tradition française. Depuis assez longtemps, quelques-uns de nos écrivains, sous l’influence tudesque, ont pris plaisir à éloigner les profanes, et ils prétendaient réserver à une élite professionnelle l’étude de l’histoire, de la critique littéraire ou artistique, de l’économie politique. Nous sommes convaincus au contraire qu’un livre est mauvais, qui n’intéresse pas le lecteur. Un des traits permanents de
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la littérature française n’est-il pas précisément d’avoir ouvert à un large public l’intelligence des questions qui étaient auparavant réservées à quelques spécialistes ? Calvin, Descartes, Bossuet, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, ont été des vulgarisateurs de génie, et ils ont obéi, en popularisant la théologie, la philosophie, l’histoire, le droit, la morale, la pédagogie et la politique, à l’instinct démocratique de la race. Ce sont là de bien grands noms, et nous nous excusons de les citer à propos de l’œuvre très modeste que nous entreprenons ; mais le poète a dit qu’il n’est pas défendu de rapprocher les petites choses des grandes et il n’est pas d’une mauvaise méthode ni d’une inutile préparation morale de mettre haut son idéal et de se choisir d’illustres modèles.

            Rechercher dans le passé les racines du présent, dégager de l’histoire les éléments encore vivants, retrouver dans les œuvres littéraires les parcelles actives de l’âme nationale, suivre dans les agitations quotidiennes les besoins essentiels des peuples et leurs désirs persistants, dégager dans les réclamations des partis les commandements immuables de l’instinct populaire, essayer de prévoir l’avenir et en faciliter la naissance, tel est notre but, et c’est dans ce sens que sera dirigé notre effort. Nous comptons sur l’indulgence de nos lecteurs pour nous aider dans notre tâche et pour excuser des tâtonnements qui sont inévitables et que seule l’expérience nous permettra de corriger.

            Au début, il est bien évident que notre attention devra se diriger avant tout sur la guerre et les questions multiples et diverses qui s’y rattachent. Nous ne saurions ici avoir d’autre intention que de compléter l’œuvre de la grande presse quotidienne. Avec elle, nous nous appliquerons à démontrer que le conflit actuel dans lequel se joue à la fois le salut de la France, l’avenir du monde et la liberté des peuples, ne saurait se terminer que par l’écrasement complet de l’Allemagne. Nous comprenons et nous partageons le désir universel d’échapper le plus tôt possible à l’hor-
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rible cauchemar qui depuis trois ans écrase les âmes. Mais toute paix prématurée serait la plus dangereuse des folies et le plus impardonnable des crimes. Depuis quelques mois, l’Allemagne essaye de nous attirer à un traité qui lui permettrait d’organiser sa revanche et de reprendre les projets de domination qu’elle avait lentement ourdis et qu’elle a brusquement affichés. Elle met en avant l’Autriche qu’elle nous présente comme disposée à s’arracher aux influences germaniques. Quelques personnes prennent au sérieux ce bloc enfariné. Nous avons le devoir de dénoncer ces combinaisons d’un machiavélisme enfantin et, avec quelque adresse que l’on nous camoufle l’Autriche, nous dénoncerons sans nous lasser les aventures louches dans lesquelles quelques pseudo-diplomates voudraient nous entraîner. Nous n’aurons pour cela qu’à suivre l’exemple qui nous a été donné par la vaillante revue anglaise The New Europe qui a conquis une si rapide et si légitime autorité.

 

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            Le Monde Slave comprendra trois parties.

            Il publiera d’abord des articles de fonds assez développés : - Histoire, - Economie politique, - Géographie, - Histoire littéraire.- Nous ferons une part assez large aux œuvres purement littéraires : romans, théâtre, nouvelles, folklore.

            Les variétés seront consacrées aux questions d’actualité ; nous y donnerons les pièces officielles importantes qui seront traduites avec le plus grand soin, de manière à ce que notre revue devienne une source de renseignements sûrs, et qu’il soit toujours facile d’y retrouver les textes nécessaires. Nous commençons dans ce premier numéro la publication des textes qui se rapportent à la Révolution russe.

            La troisième partie sera consacrée à la bibliographie et aux chroniques. Dès que les évènements nous le permettront, nous comptons lui attribuer un très grand développement. Nous voudrions qu’aucun des
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livres importants parus dans les pays slaves, de quelque nature qu’il soit, ne passât inaperçu. Il y a dès aujourd’hui une science slave, dont les Allemands ont jusqu’ici dissimulé l’existence. Le meilleur moyen de prouver à nos lecteurs l’intensité de la vie intellectuelle de nos alliés sera sans doute de leur présenter le résumé succint, mais complet, des œuvres intéressantes qu’ils publient.

 

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            Notre programme est si vaste qu’il dépassera peut-être nos forces. – Peu importe. – A l’heure où nous sommes, personne n’a le droit de s’occuper des difficultés, de mesurer le chemin à couvrir et de se demander s’il ne tombera pas en route. Le devoir de chacun est clair : concentrer son énergie entière et se donner sans calcul à l’œuvre qu’il croit bonne. Nous n’avons tous qu’un désir : le triomphe de la France ; qu’une passion, la victoire et la grandeur de la patrie. Notre foi dans sa fortune est absolue et notre vœu est de la servir et de lui rendre la place qui appartient à son génie.

            Nous faisons appel à tous ceux qui ont au cœur le même culte et la même flamme. Sans leur aide, nous serions vite réduits à l’impuissance. Nous comptons sur leur sympathie pour nous soutenir, nous guider, nous aider à triompher de l’indifférence et du scepticisme. Nous sommes les modestes pionniers de l’avenir. Quand, à l’heure claire qui ne manquera pas de sonner, on fera l’appel de tous ceux qui auront en quelque manière travaillé pour la France, la Justice et le Droit, nous voulons que l’on puisse dire de nous : - Ils furent de bons soldats du pays.

 

                                                                                                Ernest DENIS – Robert de CAIX.

 


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