Drezen-29

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- E. Drezen, « Une explication marxiste de l’origine du langage humain. La théorie japhétique de M. Marr », L’Humanité, 27 juin 1929, p. 4.

 

La théorie indo-européenne généralement adoptées par les linguistes admet que le langage est un phénomène spontané et nécessaire comme le gulf stream ou les courants aériens, dont nous ne pouvons modifier ni la direction ni les propriétés.
            Cette conception est appuyée sur les deux thèses suivantes : 1. Le son en général, et le son du langage en particulier, constitue un phénomène physique qui se développe « en dehors » de l’homme et de son cerveau et pour cette raison se subordonne les processus cérébraux de l’homme ; 2. L’évolution du langage et ses modifications historiques sont gouvernées par des lois phonétiques déterminées, ne connaissant pas d’exception et aussi nécessaires que le son lui-même qui en forme l’objet.
            L’académicien N. Marr conçoit tout autrement les principes de la linguistique. On lui doit une nouvelle théorie du langage humain, qui ne se borne pas à dévoiler les erreurs des anciennes théories linguistiques, mais propose un certain nombre de nouveaux principes.
            M. M. Pokrovsvi [sic] caractérisait ainsi la portée de ces thèses, à l’occasion de la quarantième année d’[a]ctivité scientifique de M. N. Marr en mai 1928 : « Si Engels se trouvait encore parmi nous, il demanderait l’enseignement de la théorie de M. Marr dans toutes les écoles supérieures, comme faisant partie de l’inventaire indispensable de la conception marxiste de la civilisation humaine. »

La découverte de M. Marr

            Il y a une quarantaine d’années, en étudiant les langues orientales à l’Université de Saint-Pétersbourg, M. N. Marr remarquait déjà que dans l’arbre généalogique et les tableaux morphologiques des diverses langues dressés par les savants il n’était pas question des langues du Caucase (à l’exception de l’arménien) ni du basque.
            Dans une série de recherches originales et de conclusions hardies, allant souvent à l’encontre des « principes immuables » de la théorie indo-européenne officielle, Marr démontra la parenté du géorgien avec les langues sémitiques. Dans la suite, il prouvera l’existence de plusieurs langues présentant le caractère de « survivances » et ne pouvant être rattachées à aucun des groupes établis par la linguistique officielle et ouvrant en même temps de nouveaux horizons relativement à l’origine du langage phonétique humain[,] au groupement des langues, aux rapports intimes des langues existant actuellement, à leur véritable structure, etc.
            Le caractère distinctif des langues offrant une survivance à l’état initial et nommées par N. Marr japhétiques (langues caucasiennes, basque, tchouvache, etc…) consiste précisément dans leur primitivité, leur amorphie, c’est-à-dire dans le mélange dans leur structure morphologique des indices et des phénomènes de tous les autres systèmes de langues : amorphie, agglutination et flexion.
            Le principal avantage de la nouvelle théorie est de montrer que le langage phonétique humain a toujours fidèlement reflété dans tous ses éléments et dans toutes les périodes de son développement les conditions sociales contemporaines, lesquelles à leur tour étaient en fonction de l’état des forces productives et des rapports de la production.
            C’est ainsi que s’est formée et concrétisée la nouvelle théorie matérialiste du langage humain, qui a détruit tous les raisonnements a priori des indo-européistes bâtis sur le terrain mouvant des phénomènes phonétiques[,] de leurs modifications[,] alternances et transformations et sur les fameuses lois de toutes ces métamorphoses phonétiques.
            Comme la nouvelle théorie a été inspirée par les langues japhétiques nouvellement découvertes, on lui a donné la qualification de japhétique.

L’origine du langage phonétique

Les données phonétiques, fournies par les langues japhétiques, établissent les faits suivants en ce qui concerne la préhistoire de la langue phonétique.
Tout d’abord l’appellation de la raison vient de l’appellation de la main. Ainsi en arménien la raison s’appelle han-far[,] ce qui signifie « main-main ». En géorgien gel-gel désigne la main et en arménien gel-g signifie le cerveau, l’esprit.
Un certain nombre de rapprochements philologiques montrent que c’est la main, ce premier outil de la production et du travail, qui a développé la raison et la pensée de l’homme. Aristote appelait la main « l’outil par excellence et un autre philosophe grec Anaxagore disait que l’homme est le plus intelligent de tous les animaux parce qu’il a une main. Cette importance de la main dans le développement de l’intellect humain et de toute la civilisation était déjà comprise des anciens peuples qui localisaient souvent l’âme dans cet organe ou donnaient à Dieu la forme d’une main.
Dans les langues japhétiques ce lien apparaît encore plus clairement. Les premiers hommes n’avaient pas de langage phonétique, mais une langue manuelle, beaucoup plus naturelle, puisqu’elle est plus directement liée avec les centres de la pensée que la langue phonétique. Une grande partie de cette langue manuelle a pu surgir automatiquement sous l’influence des impressions et des affections et se graver ensuite sous forme d’habitudes physiques, de réflexes, directement liés avec les phénomènes environnants qui les avaient suscités, ce qui leur donnait un sens et une portée sociale.
N. Marr rattache les premiers germes du langage phonétique à l’apparition du culte religieux. Dans leurs cérémonies rituelles, les prêtres des peuples primitifs avaient recours aux danses, aux chants et à la musique connus depuis la plus haute antiquité. Au commencement, le chant était sans paroles et la musique sans instruments artificiels spéciaux. Ces cérémonies étaient accompagnées également du langage manuel auquel s’ajoutèrent par la suite les premiers sons gutturaux. Après de longues recherches, N. Marr est arrivé à la conclusion que ces premiers sons gutturaux étaient des complexes.
Ils se prononçaient autrement que nous le faisons maintenant. Ce ne fut que dans la suite que ces complexes phonétiques, représentant à l’origine des fusions de sons, se sont progressivement différenciés en passant du larynx dans la bouche.
Ces premiers complexes phonétiques, nés dans le processus du culte et du travail (chasse, pêche, etc.) avaient un caractère sacré, devenaient des totems, remplaçant le phénomène ou l’acte symbolisés.
L’homme fut ainsi amené à comprendre la possibilité d’utiliser le son pour indiquer des phénomènes et des actes déterminés. L’emploi des sons devint de plus en plus fréquent. Il se forma un langage phonétique qui évinça le langage manuel.
Passant ensuite à la morphologie et à la sémantique, la théorie japhétique montre que la naissance et le développement de la langue phonétique, aussi bien en ce qui concerne l’ensemble des sons extérieurs que leur signification interne sont conditionnés par le milieu social qui se développe à son tour sous l’influence de la nature physique environnante, des forces productives et des rapports connexes de production.
En ce qui concerne les conclusions pratiques de la théorie de N. Marr, l’auteur dit lui-même que « la fusion ultérieure inévitable des langues en une seule » suggère un nouveau problème et révèle une nouvelle portée de la linguistique en tant que science, laquelle ne doit pas seulement s’occuper du passé mais de l’avenir du langage et doit se donner pour tâche de comprendre et de diriger le processus évolutif du langage humain, qui se déroule depuis des dizaines de milliers d’années et s’achemine vers l’unité du langage.
E. Drezen