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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- FLOROVSKIJ A. : «Le conflit de deux traditions — la latine et la byzantine — dans la vie intellectuelle de l'Europe orientale aux XVI-XVIIèmes siècles», Bulletin de l'association russe pour les recherches scientifiques à Prague
, vol. V (X), Section des sciences philosophiques, historiques et sociales, n° 31, Prague : Russkij svobodnyj universitet v Prage, 1937, p. 171-192.

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             Le problème de l'expansion et de l'influence d'une certaine civilisation, s'étendant au-delà de sa propre base politique et nationale, est un des plus importants problèmes de la connaissance historique. Ce problème trouve sa confirmation particulièrement dans l'histoire byzantine, par le fait que Byzance s'est trouvée être le foyer de l'influence qui a failli envahir le monde médiéval entier (et non seulement européen); par le fait aussi qu'elle est devenue pour une époque de longue durée, la source d'une radiation culturelle et créatrice, douée d'une force de pénétration profonde. Dans le cas de Byzance comme d'ailleurs dans celui de chaque monde d'une grande expansion de culture, il est important et nécessaire d'établir les formes et les processus de son influence positive aussi bien que les formes et les procédés employés pour la surmonter, et enfin son affaiblissement dû à des causes intérieures et extérieures — sous forme de la résistance exercée par le milieu soumis à son action ou sous l'aspect d'une influence de culture rivalisante, issue d'autres sources.

                   Je voudrais, dans mon exposé rapide, attirer votre attention sur un épisode de l'histoire de l'influence de la culture byzantine exercée dans le milieu de l'Orient slave. Il s'agit d'un moment, où cette influence est nettement surmontée et cela en rapport avec la croissance en Russie de l'influence de la conception et des traditions latines de la culture occidentale européenne.

                   Les traditions greco-byzantine et germano-romane latine étaient depuis longtemps en prise sur le sol de l'Orient slave. Leur émulation et rivalité accompagnaient la vie intellectuelle de l'Orient slave dès ses premiers débuts, se confondant avec d'autres sèves qui nourrissaient le milieu russe — sèves de sa propre tradition russe, d'une part et d'autre part sèves de la tradition orientale, de compositions différentes. Cette
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émulation devint particulièrement intense et expressive aux XVI-e et XVII-e siècles, époque où le milieu cultivé oriental slave s'est rendu compte qu'il lui était nécessaire et inévitable de se soumettre précisément à la direction de la culture européenne occidentale, au prix de l'ancienne tradition byzantine, greco-orientale qui paraissait avoir été organiquement assimilée. Cette nécessité devint claire à la Russie occidentale et méridionale (c'est-à-dire à l'Ukraine et à la Russie Blanche) bien avant qu'à la Russie de Moscou. Pour cette dernière le problème restait encore irrésolu au XVI-e siècle, mais la tendance à sa résolution était manifeste déjà au XVII-e; dès la deuxième moitié de ce siècle il n'y avait plus aucun doute du triomphe final de la culture européenne latine sur la culture gréco-orientale. Il faut rappeler que déjà dans la première moitié du XVI-e siècle la sagesse grecque était représentée à Moscou par un Grec d'une école latine (italienne) du nom de Maxime Grec. Et dans la deuxième moitié du XVII-e siècle les représentants de la tradition grecque étaient ici les disciples de l'école supérieure catholique latine, les frères Likoudes. Ainsi la tradition greco-orientale, pure de toute influence occidentale était en voie d'épuisement; elle était lentement remplacée par la tradition gréco-latine ou gréco-latino-slave — 3 éléments qui étaient bien loin de se trouver en proportions égales. Au seuil des XVII-e XVIII-e siècles l'élément latin fêtait à Moscou sa victoire sur l'élément grec, comme il l'avait déjà fait bien plus avant à Kiev et en Galicie.

                   J'ai surtout en vue un côté intéressant et important de la vie intellectuelle et spirituelle des slaves d'Orient en général, à savoir l'histoire de l'école, de la formation scolaire dans les pays de l'Orient slave, en particulier dans le Sud-Ouest de la Russie, c'est-à-dire dans la Russie Blanche et en Ukraine et également dans la Russie moscovite ainsi qu'à Moscou même. De ce point de vue on ne peut certes pas établir une seule ligne uniforme du développement en Ukraine et à Moscou car cette dernière était, en matière de tradition scolaire, fortement en retard sur le Sud russe. Mais dans ce cas nous ne considérons pas tellement l'organisation scolaire même, que la discipline intellectuelle, donnée par l'école, et la conception acquise par la formation scolaire. Cette dernière a pénétré à Moscou précisément du Sud, de l'Ukraine et de la Russie Blanche et l'on peut parler en ce sens — toutes restrictions faites — d'une certaine unité spirituelle entre le Sud et le Nord russes. Nous pouvons parler ici d'autant plus de cette unité que ce qui fait maintenant notre intérêt est non seulement la discipline (même), issue de l'école, mais bien plus la réaction du milieu oriental slave,
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milieu dont certains cercles ont vu dans l'éducation scolaire une menace pour la pureté et la solidité des vieilles bases orientales, grecques de la conception byzantine. La discipline scolaire était dans le Sud de la Russie comme à Moscou le fruit de l'influence latine européenne et non pas de l'influence grecque orientale. C'est la question scolaire qui a rendu inévitable le conflit de ces deux traditions, de ces deux conceptions.

                   Nous n'avons aucune possibilité d'entrer dans une analyse complète et détaillée de toutes les circonstances de ce conflit. Il a déjà été étudié dans ses traits fondamentaux et a été mis en relief dans une littérature historique, spécialement consacrée. Je ne voudrais ici que présenter une suite d'illustrations intéressantes de ce caractère — illustrations très expressives et éloquentes mais dont on n'a pas encore étudié précisément les caractères et qui n'a pas été dûment appréciée. J'ai ici en vue l'interprétation par des érudits, penseurs et écrivains orientaux slaves des sages du monde classique, en particulier de Platon et d'Aristote. Cette question a attiré l'attention des investigateurs sans cependant avoir été suffisamment éclaircie; elle n'a été que posée sans que son importance historique et culturelle soit suffisamment approfondie; ils se sont tenus longtemps à une révision préparatoire de matériaux dépareillés quoique abondants, il est vrai, qui est loin d'être complète, dépourvue d'axe interne, trop mécanique[1].

                   La connaissance des noms de Platon et d'Aristote et de leur création, par le milieu slave oriental de la vieille Russie date encore de la première période du développement de la culture russe. C'est déjà au XI-e et XII-e siècles que par l'intermédiaire des œuvres des saints-pères et par l'intermédiaire de divers écrits moraux et littéraires d'origine byzantine, que la vieille Russie a connu les noms de ces deux sages et recueilli les vestiges de leurs pensées. Avec le temps cette connaissance s'approfondit et s'élargit quelque peu et au XVI-e siècle — sans aucun doute — quelques uns des érudits russes s'adressent directement aux œuvres de Platon et d'Aristote. Mais il est très curieux de signaler que dès son début la propagation de la renommée de ces deux sages engendre des attitudes tout à fait contraires. D'une part Platon et Aristote sont présentés comme des pseudo-sages, des hérétiques et des pseudo-philosophes.[2] D'un autre côté ces philosophes grecs en particulier Platon se trouvent être des représentants de la vraie sagesse, les oracles de la vérité, des justes et les précurseurs de la sagesse chrétienne.[3] Ceci a suscité une légende curieuse du baptême des os de Platon l'hellène sous le roi Constantin, et plus tard on voit Platon à côté des Sibylles sur les peintures des temples russes septentrionaux[4].

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             Cette duplicité de l'idée que l'on se faisait des philosophes grecs, en particulier de Platon est certainement en rapport avec la duplicité ou la diversité de la conception qu'avait de lui la littérature classique médiévale. Il n'y a rien de tout à fait original, de purement russe dans ces appréciations; elles sont fondées non pas sur la connaissance immédiate des écrits de Platon et des autres mais sur une connaissance fragmentaire empruntée à des données et à des écrits étrangers. Pourtant à un moment précis de nouvelles sources commencent à alimenter les appréciations russes. Ces sources ne sont autres que la découverte avec le temps d'une divergence sur le sol russe de deux traditions, de deux conceptions, celles de la tradition byzantine, greco orientale, et celles de la tradition latine, catholique-européenne. Dans la bouche des érudits slaves d'Orient Platon et Aristote deviennent des symboles, en particulier, de la tradition latine.

                   Platon et surtout Aristote étaient réellement les symboles de la tradition européenne occidentale, dans la mesure où tout le système de la formation scolaire en Europe occidentale, et particulièrement dans sa partie catholique reposait sur leur doctrine. Aristote et Platon étaient pour ainsi dire les étendards de ce système, de cette école intellectuelle. Entièrement basé sur ce fait, le milieu érudit slave d'Orient personnifiait la science scolaire de l'Europe occidentale en Platon et Aristote, ce qui fait que dans la critique et accusation de cette dernière, ils dirigeaient tous leurs reproches précisément à l'adresse de Platon et d'Aristote. C'est Aristote et Platon que les érudits russes opposent à leur conception vraie et positive, consacrée par des autorités indiscutables et par l'expérience de la vie des saints.

                   Quelques exemples expressifs vous révéleront le sens de cette opposition. On prétend parfois en littérature que de telles attaques dirigées contre la science de l'Europe occidentale et contre ses chefs, Platon et Aristote, expriment une hostilité à l'égard de la science et de l'instruction en général; expriment aussi leur répulsion à l'égard de l'instruction et de l'école, conséquence de leur étroitesse intellectuelle et d'une ignorance traditionnelle. Ce jugement est inexact dans sa forme extrême. Une pareille conclusion pouvrait être fondée sur certaines déclarations de vieux érudits russes. Certains d'entre eux se demandaient ce qui leur serait plus profitable «étudier la grammaire, la rhétorique etc. ou, sans apprendre tous ces artifices complaire à Dieu?» Un traité sur ce sujet avec une réponse en faveur de la deuxième solution a été écrit à la fin du XVII-e siècle par un moine du monastère de Tchudovo, Euphémie.[5] C'est à lui qu'un diacre de Moscou Pierre
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Artemiev, passé au catholicisme, posa cette question: «Dans quelles Académies et chez quels théologues as-tu étudié ? — Sur le poêle peut-être dans un coin, pareil à un grillon ou à une mouche dans une fente!»[6] Pourtant l'accent dans ces deux citations doit être fait non pas sur l'idée de l'étude, de l'école, mais sur l'idée du but. Il s'agit moins de la connaissance que de la complaisance à l'égard de Dieu. Et c'est de cette façon qu'on raisonnait non seulement à Moscou, peu pénétrée par les influences scolaires, mais même à Kiev, bien plus avancé dans la connaissance de la culture savante. Là, à l'occasion de l'institution de l'Académie les cosaques et les autres habitants souvent même des ecclésiastiques disaient: «pourquoi instituer des écoles latines et polonaises, nous n'en avons pas eu jusqu'à présent ce qui ne nous empêchait aucunement d'être sauvés!»[7] Et s'il en est ainsi (plus loin nous citerons encore beaucoup d'exemples éloquents de ce genre), toute la question, tout le phénomène acquiert un aspect beaucoup plus sérieux, bien intéressant sous le rapport de l'histoire et de la culture. Le fond du problème consiste dans l'opposition, dans le conflit de deux conceptions du monde — l'une basée sur les artifices de l'esprit, sur la grammaire, rhétorique, etc. — l'autre désirant complaire à Dieu dans la simplicité.

                   Cette opposition des idées n'est pas unique dans l'histoire de l'évo-lution spirituelle et intellectuelle du monde humain, elle se rencontre sur les étapes divers de la vie culturelle et sur les territoires divers, dans les circonstances tout à fait différentes de l'histoire et des formes de la vie, c'est à dire partout, où nons pouvons constater la différence entre les formes de la vie primitives et patriarchales et les nouveautés de la culture raffinées. Ce n'affaiblit pas l'interêt et l'importance de cette opposition et cet conflit des deux idéologies dans le milieu slave oriental, pour lequel cet phénomène est bien caractéristique.

                   C'est de cette façon que s'oppose ici à la tradition de l'école européenne occidentale, ornée de noms d'antiques sages et maîtres grecs, une autre sagesse, une autre science. Cette sagesse est une sagesse héritée des saints-pères, ascétique et monacale, sagesse installée en Russie sous l'influence de Byzance ce qui fait qu'elle est gréco-orientale par son origine. La nature positive de cette tradition spirituelle, des saints-pères, byzantine aboutit à reconnaître la primauté de la foi sur la connaissance, de l'intégrité spirituelle et de la pureté sur les artifices intellectuels et sur une discipline scolaire qui n'est pas organique. L'école comme telle est condamnée ou plutôt rejetée dans le principe, à cause de son inutilité pour le salut, car l'humilité est plus importante qu'une
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trop grande connaissance et que l'aplomb du «savant» et leur est supérieure.

                   Nous avons devant nous toute une conception s'élevant par ses racines jusqu'à l'idée ascétique de l'orient chrétien[8], aux sources des Saints Pères, à cette tradition enracinée sur le sol russe par les premiers maîtres qui avaient christianisé la Russie, à cette tradition enfin qui sous l'influence byzantine est devenue élément constitutif de la vie intellectuelle et spirituelle de la vieille Russie. Devant le danger de l'influence de la tradition latine de l'Europe occidentale, cette conception occupa une position de défense ce qui la poussa à formuler ses principes essentiels par opposition à cette culture latine. Platon et Aristote sont devenus objets de la crainte et de la haine des représentants de la tradition des Saints Pères russe et byzantine.

                   Je citerai quelques exemples qui peuvent précisément illustrer le sens de ces oppositions de ce conflit, lié certainement avec la collision des confessions: orthodoxe et catholique ou protestante, qui se repoussaient.

                   Voici le prince Kourbsky, un émigré moscovite connu au XVI-e siècle, qui a fui en Lithuanie devant la colère du tzar et qui a effectué un grand travail culturel dans la Volynie. Un homme d'une grande érudition, étudiant dans l'original les écrits d'Aristote et de Platon, un homme instruit qu'on ne peut soupçonner de retard intellectuel; Kourbsky était par ses idées un représentant du traditionnalisme. Comme gardien de la vieille tradition russe, léguée par les ancêtres il a été par ailleurs l'adversaire du nouvel esprit apporté dans la vie intellectuelle russe, l'adversaire en particulier de l'abandon du texte vieux-slave de la Bible, sanctifié par l'antiquité; il s'oppose au rapprochement de la langue biblique avec la langue vivante du temps, avec celle de son milieu populaire. Avec ce qui précède s'harmonise l'attitude du prince Kourbsky à l'égard de la culture «vaine, superflue et débile». Kourbsky aperçoit dans cette culture scolaire latine une menace pour l'ancienne théologie, pour la vieille orthodoxie. Selon lui cette culture rend la langue artificieuse, par les philochysmes d'Aristote, et en elle se confondent «l'élocution et des sophismes dialectiques»; les représentants de cette école opposent à la vérité évangélique les syllogismes artificieux des philosophes païens.[9]

                   On peut comparer à ces mots de Kourbsky les indications d'un autre érudit noble moscovite, le prince Jean Chvorostnin qui a écrit quelques dizaines d'années plus tard. Dans son réquisitoire versifié des hérésies (fin du 1-er quart du XVII-e siècle) Chvorostnine proclame
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que les écoles latines propagent des hérésies, il invite à ne pas voir la base de la foi dans l'instruction latine, il nie même l'idée que Platon, Pythagore et même Aristote aient pu être des chefs spirituels. Ces sages païens sont identifiés à la tradition intellectuelle scolaire latine et sont considérés comme les ennemis dangereux de la tradition de l'ancienne culture russe, tradition de l'orthodoxie grecque orientale.[10]

                   L'opposition de ces deux points de vue acquiert le plus de relief dans les écrits du moine d'Athos Jean Vychensky, originaire de la principauté de Galicie. Il a laissé toute une série de très intéressants épîtres et de considérations, où il a exprimé avec une netteté et un relief singuliers sa propre conception de même que ses idées négatives à l'égard du monde de la culture latine et à l'égard de l'école. L'activité de Vychensky se rapporte à la fin du XVI-e et au début du XVII-e siècle c'est-à-dire à l'époque de la lutte dans la Russie méridionale au sujet de l'Union des Eglises. Cette Union et les circonstances de son exécution ont approfondi le précipice entre deux mondes — gréco-oriental et latino-polonais, et ont accentué outre mesure la polémique et l'hostilité entre eux. Ce n'est pourtant pas la lutte autour de l'Union dans la Russie méridionale qui a engendré cette opposition enracinée dans les profondeurs de la conscience culturelle oriento-slave. Cette lutte a ajouté de nouvelles forces au conflit, une nouvelle acuité, un nouveau relief et des couleurs nouvelles. Dans les écrits de Jean de Vychna cette acuité et ces couleurs sont largement utilisés et elles aident à reconnaître les racines de l'essence de la divergence et de la collision des deux mondes.[11]

                   Quelques citations expressives nous révéleront immédiatement l'essence de la conception de Jean de Vychna. Dans un passage Vychensky s'adresse aux Uniates: «ne serait-il pas mieux pour vous de persister avec nous en bonne santé louant Dieu, que séparer de nous maintenant, tomber malades d'une religion de comédie et de mascarade, s'enfermer dans l'obscurité des sciences païennes et de mourir en elle et avec elle ?»[12] Dans un autre passage nous lisons chez Vychna que les disciplines de l'école latine se vantent de leur connaissance de beaucoup de langues, de leur connaissance des maîtres païens, de Platon et d'Aristote, et des partisans de leur «charme» (tentations). — «Mais toi, russe simple, ignorant et humble, sois fidèle au simple et naïf Évangile où une vie éternelle t'est réservée!».[13] Et encore: «ne vaudrait-il pas mieux pour toi étudier le bréviaire, le Psautier, l'Octoèque, les Apôtres et l'EvangiIe et rester un homme simple, agréable à Dieu’, digne de la vie éternelle, que comprendre Aristote et Platon, s'appeler pendant la vie sage, mais ensuite être rejeté dans la géhenne ardente ? — II me semble, conclut
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Vychensky, qu'il vaut mieux ne rien savoir du tout pourvu qu'on atteigne Dieu qui aime la simplicité bienheureuse.»[14]

                   Lorsqu'il formule ces opinions dans une autre œuvre («Zatchapka») Vychensky souligne la différence entre un «sage» latin et un «sot» russe. Il est donc bien connu, dit il, que la force d'esprit est donnée non pas par l'artifice d'une instruction supérieure et de la connaissance philosophique mais par la foi de l'humble.[15] L'étude philosophique (il vaut mieux dire la gloriole), suivant l'opinion de Vychensky éloigne de la piété; il faut apprendre non pas chez un maître païen Aristote («поганский красномовный Аристотель»), mais chez les apôtres Pierre et Paul.[16] Vraiment notre sotte Russie rejette l'esprit et la ruse de l'église latine; nous n'avons pas d'inclination pour vos sources de sciences païennes; nous suivons les instructions de l'apôtre Paul qui nous a légué la sauvegarde de la simple vérité qui n'a pas été compliquée et obstruée par les sciences dialectiques païennes, par des syllogismes et par les détours variées de la vantardise, de l'éloquence et de la polémique.[17] Oui, naturellement la vieille tradition de la culture russe est d'aspect pauvre et laid, sotte et pas maligne d'esprit, simple par les habitudes, elle a vieilli, elle est sans ornements et n'attire pas les regards mais par contre elle est solide, précise — elle est fondée par le Christ![18] La niaiserie apostolique est, selon Vychensky, préférable à la sagesse latine. Il vaut mieux rester indigeant, sot, simple, naïf, dépouillé de science extérieure, pourvu que l'on sauvegarde la vraie foi.

                   Je demanderai maintenant à mes auditeurs de se transporter à Moscou dans une atmosphère de rapports culturels et formes de la vie essentiellement autres. Mais même ici nous rencontrons la même idéologie, les mêmes oppositions, les mêmes appréciations et souvent les mêmes formules et paroles que nous venons d'entendre du moraliste et polémiste de Galicie russe, du moine d'Athos Jean de Vychna. Il ne peut être question de l'influence directe de ce dernier. La ressemblance dans les appréciations et opinions se produit, par l'unité des sources de conception qui dans les deux cas sont les traditions des saints-pères et les écrits gréco-orientaux et la tradition gréco-orientale: religieuse, byzantine, monacale, ascétique.

                   Prêtons l'oreille par exemple aux discussions d'un pope de Moscou Jean Nasedka de la Cathédrale de la Dormition lors des débats sur des questions de la foi avec un pasteur protestant du prince danois Woldemar en 1644. En réponse au pasteur qui lui reproche l'ignorance, l'absence à Moscou d'écoles, Nasedka dit: «N'essayez pas de nous réformer
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par vos sophismes, nous brebis du Christ, nous n'avons maintenant pas le temps d'écouter votre philosophie; ne savez-vous donc pas que fin du monde approche et que le jugement du Seigneur est à la porte ?»[19] Ainsi ce qui importe n'est pas le développement de l'esprit ou la philosophie mais la foi. On savait alors fermement à Moscou que l'absence de l'étude de la dialectique, de la rhétorique et de la philosophie n'est ni aussi dangereuse ni aussi nuisible que l'absence «de l'esprit du Christ», c'est-à-dire de la vraie piété.[20] Cette idée a été pleinement assimilée par les représentants de la vieille foi moscovite et a trouvé une expression nette dans les écrits des Vieux-croyants. Même le protopope Avvakoum, l'un des piliers, des chefs et des symboles de ce mouvement a donné à ces idées une expression aussi marquante que l'avait fait bien des années avant lui Vychensky, dans le Sud. Dans son œuvre De la sagesse superficielle Avvakoum se déclare d'un ton tranchant contre les anciens sages Platon et Aristote, symboles de cette sagesse extérieure — «ils étaient tous des sages, écrivait-il, — et les voilà qui sont en Enfer». «Le souvenir de Platon et de Pythagore a péri avec fracas, disait-il, et eux-mêmes pareils à des porcs ont été mangés par les poux.»[21] Ce n'est donc pas par la sagesse extérieure qu'on est sauvé mais par l'humilité chrétienne. S'appuyant sur Grégoire Nisky, Avvakoum affirme qu'un rhéteur et un philosophe ne peuvent pas être des chrétiens et pour cette raison il invite à ne pas tendre vers l'étude de la rhétorique, de la philosophie, et de l'éloquence, mais conseille de suivre les saines paroles de la vérité. On est sauvé par la foi, par la simplicité, par l'humilité et par la pureté du cœur et non par la science acquise à l'école ou par la doctrine philosophique qui très souvent n'est que gloriole.[22]

                   Le protopope Avvakoum n'était pas isolé dans son milieu d'érudits et maîtres moscovites. Déjà son maitre Epiphanie de Solovki proclamait pourtant n'avoir pas appris la grammaire ou la rhétorique et ne l'avoir jamais voulu.[23] L'archimandrite du monastère de Pokrov Spiridon Potemkine prouvait aussi dans son livre De la vraie foi (écrit avant 1658) la vanité de l'étude laïque. Il considère comme meilleur de s'adresser directement au véritable maître, le Christ et il prétend que le chemin vers lui n'est pas rendu plus facile par l'étude de la grammaire, de la rhétorique, et de la philosophie.[24] Cette thèse a été par suite d'autant plus ardemment soutenue par les vieux-croyants, qui, comme on le sait, voyaient la menace pour la tradition sanctifiée par l'antiquité, non seulement dans l'école latine mais même dans les innovations, si modestes qu'elles fussent, du patriarche Nikon. Dans
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La Vigne russe ou histoire des martyrs
, Siméon Denissoff (fin du XVII-e et début du XVIII-e siècles) souligne dans le contexte de l'apothéose de la Russie d'avant Nikon, que la Russie ne s'attardait pas trop sur les sciences littéraires académiques et qu'elle ne s'embarrassait pas de la texture hautaine sophistique, mais que par contre sauvegardait la foi saine et la naïve piété jalousement et sans tentations.[25] Cette dernière qualité, selon les pensées d'Avvakoum est la seule nécessaire. Etant donné ce point de vue il n'est pas étonnant qu'Avvakoum ait appelé Platon et Aristote des «almanachistes»[26] de la même manière que Vychensky les avait appelés des «comédiens», des,, «sujets de mascarades»[27] et qu'un des vieux-croyants, le diacre Théodore ait nié la nécessité de l'étude de ces philosophes. «Où est l'utilité de la lecture de pareils livres?» demandait-il et répondait: — «moi je ne lis pas ces livres, ne savez-vous donc pas que ces auteurs sont des philosophes helléniques impies et païens, qui croyaient dans les idoles, qui s'exerçaient dans une sagesse vaine et qui ne cherchaient pas à être sauvés».[28]

                   Nous pouvrions continuer encore et encore ces citations qui rendent clair et tout à fait expressif ce cercle d'idées dans lesquelles vivaient les milieux de célèbres érudits de la Russie du Sud et de la Russie de Moscou au XVI-e et XVII-e siècles. Il suffit quand même de ce qui a été cité pour établir ce fait qu'au cours de ces siècles il s'est formé dans le milieu oriento-slave un certain mouvement intellectuel et spirituel dont l'essence peut être réduite à ceci: la sainte simplicité de la foi, la pureté spirituelle et l'intégrité, la véritable piété et la fidélité aux instructions évangéliques, aux enseignements des Apôtres et aux traditions des Saints pères sont plus sûres et plus nécessaires pour le salut de l'âme qu'une sagesse apprise, que l'omniscience laïque, tous ces artifices de l'école actuelle avec ses: rhétorique, dialectique, éloquence, sophistique tendant tous à la pseudo-sagesse des philosophes païens. Cette école est défendue par le monde européen occidental, tandis que la conception vieille russe traditionnelle est défendue par le monde greco-oriental, orthodoxe, byzantin.

                   Avec cela nous ne fermons pas les yeux sur ce que c'est précisément grâce à la tradition greco-orientale, byzantine slave, comme il a été dit auparavant, que la vieille Russie a fait connaissance avec les noms de Platon et d'Aristote et d'autres philosophes païens; il faut dire aussi que cette tradition les présentait souvent au milieu russe sous l'aspect de justes, de précurseurs du Christ et comme pour ainsi dire des chrétiens avant le christianisme. C'est pourquoi la surappréciation des valeurs survenue est d'autant plus intéressante et marquante. La ma-
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tière à cette surappréciation a été déjà fournie par l'ancienne tradition byzantine mais maintenant elle est rendue bien inévitable et fondée par le fait que le monde occidental s'est si pleinement et si profondément approprié toute cette sagesse d'anciens Hellènes et de ses premiers sages Aristote et Platon. Il est particulièrement curieux que Zacharie Kopystensky dans sa Palinodie a jugé nécessaire de démontrer que la sagesse grecque (c'est-à-dire Platon et Aristote) n'est qu'en partie attribuée aux romains, que dans son essence elle est nôtre, grecque-orientale dans le sens culturel religieux.[29] Dans ces mots, nous ne pouvons pas rester sans voir un certain désir de réhabiliter du point de vue orthodoxe Platon et Aristote, de les libérer de leur rapport compromettant avec la science latine et en général européenne occidentale. Par la bouche du polémiste orthodoxe d'instruction académique dans la Russie du Sud, cette tentative acquiert une netteté et un intérêt particuliers.

                   Pourtant des précurseurs et des contemporains de Kopystensky, bien peu étaient capables de séparer ainsi la sagesse grecque de l'école et de la tradition occidentale et c'était d'autant plus difficile au paroxysme de la lutte pour les traditions paternelles, pour la pureté des idées et conceptions greco-orientales. Il s'engage sur le sol russe un conflit acharné entre ces deux mondes; il en résulte que les traditions du monde occidental refoulent peu à peu la tradition du monde greco-oriental. Ce dernier occuppe des positions de défense pour protéger sa conception et compréhension du monde.

                   Il faut dire que cette défense s'est trouvée à la fin vaine; la lutte est perdue au sens historique et culturel le plus large. La doctrine de Platon et d'Aristote, remaniée par l'Europe occidentale pénétra par de profondes racines dans le sol russe au sud comme au Nord. L'Académie de Pierre Moguila à Kiev a été le foyer de la connaissance scientifique de l'orthodoxie greco-orientale à base de la rhétorique et de la dialectique «des philosophes païens». L'Académie de Moscou reçut aussi le même caractère étant donné que l'école européenne contemporaine ne connaissait que ce type de culture académique. La force scolaire latine remporta la victoire sur la force de la sainte simplicité, la naïve foi dans le Christ et sur la simplicité apostolique. Les représentants de la dernière se réfugièrent dans les cellules de monastères où ils constituèrent de petits groupes fermés, partisans de la vie juste, qui n'a pas été troublée par la sagesse savante et scolaire. A côté de la piété et de la sainteté personnelles et à côté de l'amour de Dieu dans la simplicité de la pensée et la sainteté de l'action, il nacquit en Russie aussi une théologie, science scolaire au sujet de la foi et de l'action sainte,
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c'est-à-dire ce qu'avaient tellement redouté et repoussé Vychensky, Avvakoum et d'autres. La tradition occidentale n'atteignit pas ce succès immédiatement et pas simultanément dans les différentes régions. D'abord à Kiev et en Galicie, plus tard à Moscou où la vieille tradition avait lutté plus longuement et avec plus d'âpreté. Ce n'est que l'élan impétueux des influences culturelles sous Pierre le Grand qui apporta finalement la victoire formelle de l'élément occidental sur l'élément oriental. Dans la conscience de certains sujets isolés cette victoire avait été remportée bien auparavant. Ce sont eux qui préparèrent le sol à ces influences sur une grande étendue. A Moscou, plus d'un représentant de cet élément occidental a payé de sa vie ou de sa liberté ses convictions; il n'y a qu'à se rappeler Sylvestre Medviedeff, le diacre Pierre Artemieff, Gédéon Odorsky et d'autres. D'autres, accusés de trahison à l'égard de la tradition greco-orientale étaient contraints à se défendre contre les reproches, ou même à faire semblant de renier leurs nouvelles idées; parmi eux je citerai Palladius Rogovsky. A d'autres la possibilité s'est offerte d'informer largement le centre ecclésiastique de Moscou de la vie scientifique de l'Occident; les écrits peu connus et peu utilisés de Grégoire Skibinsky sont ici particulièrement curieux.[30] Il est aussi intéressant que sur les pages de ses compte-rendus il veut surtout prouver l'importance de cette éducation philosophique et théologique. Il écrit que chaque philosophe, instruit à l'école naturellement, chaque théologue «homme grand et honnête» (c'est-à-dire digne de vénération) car les tzars et les princes et les patriarches et les seigneurs de tout rang peuvent être par la grâce de Dieu et par le souffle du Saint-Esprit, en un jour, en une heure, par un mot créés; tandis que pour créer un philosophe ou un théologue il ne suffit pas d'un laps de temps court et d'un simple acte de volonté; tous les monarques et les patriarches pris ensemble ne pourraient pas créer un philosophe et un théologue; c'est pourquoi il faut respecter ces derniers même s'ils sont de formation latine, il faut même dans le milieu orthodoxe les reconnaître pour «frères dans le Christ» et leur rendre honneur d'après leur rang et science[31]. Ce raisonnement ne pouvait pas avoir de succès dans le milieu traditionnel orthodoxe de Moscou; quand Gédéon Odorsky s'est appelé ici le «maître de la sainte théologie» (c'est-à-dire Sacrae theologiae magister), on lui apprit que le nom théologie ne convenait pas à la doctrine latine hérétique mais qu'il faut l'appeler «blasphème et verbe impie».[32] Pourtant une telle appréciation se trouvait être déjà fort en retard. Tout en conservant dans l'essence la pureté de la dogmatique et la tradition greco-orientale, le milieu ecclésiastique de Moscou s'appropria au seuil
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du XVIII-e siècle le système scolaire de l'Occident latin; il amena aussi son activité ecclésiastique à la base scolaire scientifique théologique, en tâchant de combiner ses formes latines européennes avec l'essence greco-orientale de l'idéologie orthodoxe.

                   C'est ainsi que s'acheva le conflit de deux idéologies sur le sol slave d'Orient. Dans son développement il a pu formellement permettre de parler d'une lutte contre la science et l'école en général, de personnes chérissant leur absence d'instruction, leur ignorance, et voulant conserver la paix et la stagnation de la pensée. Pourtant derrière ce blâme de la science et de l'école, comme nous le savons déjà, il n'y avait pas souvent une simple ignorance et une crainte débile de la connaissance, mais toute une idéologie qui s'est en somme trouvée assez viable et persévérante. Cette idéologie a à la fin des fins survécu même à l'époque de Pierre le Grand et à tout le grand mouvement spirituel des deux siècles suivants. N'oublions pas que dans le système des conceptions slavophiles (et d'autres aussi) une certaine place était occupée par la pensée de ce que la force morale d'un peuple n'est nullement en proportions avec son instruction. Il est certain que les racines de cette conception formulées au XIX-e siècle sont bien plus complexes et bien plus ramifiées que les racines des conceptions de Vychensky ou du protopope Avvakoum; chez les slavophiles un grand rôle a été joué par Rousseau et le rousseauisme, et aussi par la réaction contre l'avènement du «siècle des lumières» qui aux yeux de beaucoup a compromis la culture européenne même, et enfin par le sentiment d'une originalité nationale, et d'une singularité de culture, etc. Pourtant dans la tradidion slavophile le vieil esprit grec oriental byzantin légué par les Saints pères avait avant tout une influence déterminante. Esprit qui a entièrement nourri l'idéologie dans son essence orthodoxe des premiers slavophiles. Dans leur répulsion pour l'Occident pourri, quoique brillamment civilisé, cet élément greco-slave a joué un grand rôle et il leur paraissait préférable de sauvegarder leur simplicité russe qui n'a pas été influencée par la grande sagesse occidentale et leur patriarchalisme des moeurs et de la mentalité orthodoxe que de perdre la fraîcheur et la spontanéité de la vie et de l'esprit pour une instruction extérieure, étrangère à cet esprit. Dans la bouche d'un penseur connu et d'un sympathisant byzantin K. N. Leontieff cette pensée a été catégoriquement formulée; il estimait qu'il était nécessaire de défendre la «grossièreté salutaire russe», le barbarisme russe contre l'influence de la civilisation occidentale.[33]

                   Dans ses mots et jugements nous voyons un développement po-
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stérieur indubitable de ces principes idéologiques qui ont été formulés en leur temps par Kourbsky; Vychensky et Avvakoum et par beaucoup d'autres.

                   Les éléments gréco-orientaux, greco-slaves, c'est-à-dire byzantins slaves sont plus importants et plus nécessaires au développement spirituel russe que les éléments occidentaux de la civilisation romano-germanique. En cédant la primauté aux éléments plus actuels et plus avancés de la culture européenne occidentale, ces éléments gréco-orientaux restent pourtant évidents dans la vie du peuple russe et la nourrissent dans sa profondeur de leurs sèves spirituelles.

                   C'est ainsi que les éléments de semailles byzantines restent viables dans la vie spirituelle russe comme dans la réalité historique. Et ici l'histoire de l'expansion de la culture byzantine mérite une attention fixe de la part des byzantologues en général; ils ne peuvent alors pas négliger cette page curieuse de la destinée d'héritage byzantin dans la vie spirituelle des slaves orientaux, de la vieille et nouvelle Russie.

 

 

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   Конфликт двух традиций - византийской и латинской - в умственной жизни восточной европы в XVI—XVII вв.

(Résumé).

Проблема экспансии той или иной культуры, т. е. проблема влияния известного культурного мира за пределами его собственной политической и национальной базы является одной из чрезвычайно интересных и важных задач исторического познания. В частности эта проблема предуказывается и историей Византии, поскольку последняя оказалась очагом влияния огромного территориального захвата и огромной интенсивности. При изучении истории культурной творческой радиации, исходящей из того или иного культурного средоточия, важно и нужно устанавливать не только формы и процессы положительного влияния, но и формы и процессы его преодоления, его ослабления под влиянием как внутренних причин данного культурного мира, так и причин, коренящихся в среде, это влияние воспринимавшей и начавшей от него освобождаться в обстановке собственного внутреннего роста или же противоборства иных новых культурных воздействия.

                   В своей статье автор останавливается на одном эпизоде из истории византийского культурного влияния в восточно-славянской средt и именно на моменте, связанном с несомненным преодолением этого влияния в связи с ростом воздтействия на Руси латинского культурного мировоззрения и западно-европейской культурной традиции. Для иллюстрации этого интересного момента умственной жизни в восточной Европе автор избирает группу данных, которые не были еще в целом привлечены к характеристике духовного развития Руси XVI—XVII вв. дело касается истории школьного образования, но не в смысле школьной организации, а в смысле умственной дисциплины, даваемой школой, т. е. мировоззрения, формируемого и формированного школьной выучкой. В частности же в статье идет речь о том, как относилась среда восточно-славянских книжников к мудрецам классического мира, в особенности к Платону и Аристотелю. Недавно
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М. В. Шахматов собрал много данных об известности Платона в древней Руси, однако, его сводка имеет механический характер и не раскрывает существа и корней того или иного воззрения на этих философов, поскольку эти воззрения высказывались старорусскими мыслителями и писателями.

                   Платон и Аристотель стали известны восточно-славянской книжной среде еще в XI—XII вв. через посредство свято-отеческой литературы, через посредство разнообразных нравоучительных и повествовательных сочинений византийского происхождения. Из этих источников усвоила старо-русская книжность и двойственную оценку Платона и Аристотеля — то как истинных мудрецов, то как представителей ячыческой лже-мудрости. В XVI—XVII вв. эти характеристики и оценки осложнились новым важным обстоятельством, а именно тем, что русская среда стала рассматривать этих мудрецов как символ западно-европейской традиции, поскольку на их учении, на их мудрости была основана вся система школьного образования в Западной Европе, в особенности в ее католической части. На оценке Платона и Аристотеля и отразилось теперь общее расхождение двух традиций, сталкивавшихся уже давно в восточно-славянской культурной жизни, а теперь вступивших в особенно обостренный конфликт, именно традиций старорусской, выросшей на почве свято-отеческих преданий и византийских, греко-славянских духовных течений, и новой, западно-европейской по своему происхождению, восходившей корнями своими к школьной выучке, к школьной науке.

                   Сущность этого конфликта сводилась к тому, что традиции западно-европейской школы, традиции, украшенной именами древне-греческих мудрецов и учителей, противопоставлялась иная мудрость, иная наука. Эта мудрость — свято-отеческая, аскетически-монашеская, мудрость, водворившаяся на Руси под влиянием Византии. Положительная сущность этой традищй сводится к признанию примата веры перед знанием, душевной нетронутости и чистоты перед умственной изощренностью и школьной, а не органической, духовной дисциплиной. Школа, как таковая, осуждается или вернее отвергается по существу, в виду ненужности ея для дела спасения, ибо смиренномудрие выше и первое многознания и самоуверенности «ученого». И тем более осуждается школа западная, неправоверная, со всеми ее вождями и авторитетами, из коих Платон и Аристотель оцениваются как ее символы, как объекты особого опасения, порицания и ненависти.

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             Потерпев в общем на широкой линии поражение, святоотеческая, монашески-аскетическая старо-русская традиция, однако, не умерла и продолжала жить. Она замкнулась в уединенные кельи монастырей, в ограниченные кружки любителей праведного жития, не замутившегося еще примесью книжной и школьной мудрости. Но порою эта традиция находила себt выражение и вне рамок монашеского уединения. Не забудем, что в системе славянофильских воззрений занимала известное место мысль, что нравственная сила народа отнюдь не является пропорциональной его образованию. Славянофилы предпочитали блюсти русскую неусовершенствованную западной премудростью простоту и патриархальность православного быта и ума, нежели утратить свежесть и непосредственность жизни и духа ради «внешней», т. е. чуждой ему образованности. Этот тезис нашел себе выражение и в писаниях К. Н. Леонтьева. И в стремлении к опрощению, одушевлявшем когда-то представителей русского общества, слышится и чувствуется отголосок этого предпочтения «спасительной грубости» перед школьной выучкой и мудростью. Так остаются неизживаемыми в русской духовной жизни и исторической действительности начала византийского культурного посева на русской почве.

 

 



[1] Nous avons en vue l'article de M. Šachmatov, M. В. Шахматов, Платон в древней Руси. Записки Русского Исторического Общества в Праге, II, Прага Чешская, 1930, 49—70; cfr. ibid., pp. 71—81 — les remarques intéressantes de M. D. Čiževskij.

[2] Outre les exemples donnés chez Šachmatov cfr. les textes qui cite A. И. Яцимирский, Описание роскоши в проповедях, как археологический материал и историко-учительный прием. Историко-литературный Сборник, посвященный В. И. Срезневскому, Ленинград, 1924, 263. Comparez le texte, trouvé par Šachmatov dans «l'Obichodnik» (Le livre des règles) du couvent de S. Cyrille, — les figures de Platon («свирепеющий», премудрый Платон суемудрец») et d'Aristote («проказству сосуд») sont pris des textes grecs traduits en russe (Arcadie de Chypre etc.). Voyez aussi dans le «Synodique» russe du XVI—XVII ss. l'anathème des admirateurs de la théorie sur les idées («виды») de Platon ou de ses œuvres («списания»); cette condamnation était approprié en Russie de la tradition grecque par le Synodique bulgare du tsar Borile (M. Г. Попруженко, Синодик царя Борила, София, 1928, 36—37, cfr. 23).

[3] Cfr. outre les faits, qui donne M. Sachmatov, encore, par exemple, les citations du Platon, d'Aristote et de plusieurs autres philosophes d'antiquité dans le traité sur la Sainte Trinité de Ermolaj-Erasme, l'ecrivain connu de l'époque de Jean le Terrible, A. Попов, Библюграфичские материалы, Vlll, Чтения в Обществе Истории и Древностей, 1880, IV, р. 12. Cfr. aussi un cas postérieur des citations d'Aristote («крайнейший философ», Métaphysique, 1. I) et de Platon («дивный», «премудрый», «истинно дивный», Kratyl XXXVIII) dans l'introduction d'un livre historique, écrit au temps du tsar Théodore Alexejevič (1676-1682), Замысловский, Е. Е., Царствование Федора Алексеевича, I, СПб., 1871, приложение IV-oe; pp. XXXV etc., XL, XLI.

[4] La question sur les peintures des philosophes anciens, des Cybilles etc. dans les églises russes et sur les icônes russes il est nécessaire d'étudier dans la perspective de l'histoire de ce sujet dans l'art chrétien en général. Ce sujet était arrivé en Russie sans doute de coté de Byzance et, aussi possible, d'Europe Occidentale. Les peintures de ce genre sont bien connues à Moscou, à Novgorode, à Boukovine, en Roumanie, sur le Mont d'Athos etc. Cfr. H. Л. Окунев, Арилье, Seminarium Kondakovianum, VIII, Praha, 1936, 233; Кондаков, Н. П., Русская икона, IV, Прага, 1933, 269. La question bien importante—c'est la question sur l'explication chronologique et iconographique de ces peintures. L'étude spéciale sur cette question de M. Korol'kov n'est connu par nous que dans la forme de résumé courte. Королков, Изображение греческих мудрецов и Сивилл в русских храмах. Труды ХI-го археологического съезда, II, Москва, 1902, Протоколы, pp. 112—113.

[5] «Рассуждение — учитися ли нам полезнее грамматики, риторики… или, и не учася сим хитростям, в простоте Богу угождати», publié par Сменцовский, М., Братья Лихуды, СПб., 1899, приложения, XIV.

[6] Сменцовский, Братья Лихуды, 19 прим. — «в которых Академиях учился? Разве за печкой в углу, что сверчок или муха в щели! Рцы ми: у которых ты богословцев учился? Вразумися, будниче».

[7] Голубев, С. Т. Петр Могила, I, Киев, 1886, 436.

[8] Cfr. les remarques très intéressantes et très importantes sur les circonstances de l'évolution en Russie de la compréhension ascétique du christianisme sous les influances du milieu ecclésiastique byzantin — chez M. Приселков, Борьба двух мировоззрений. Россия и Запад (Исторические сборники под ред. проф. А. И. Заозерского), I, Петербург, 1923, pp. 36—56.

[9] Cfr. Письма кн. А. М. Курбского к разным лицам, СПб., 1913, 8, 65, 113: «и филокизмами Аристотельскими изостря язык, на древние богословие вооружаются»; «они, смешавши елокуцию з диалектическими софизматы и предающе к тому полунунцыацию, на правоверных обращают»; «искусные силлогизмы поганских философ» противопоставляют истине евангельской.

[10] В И. Савва, Сочинения князя Ив. Андр. Хворостинина, Летопись занятий Археогр. Комиссии, 1905 г., вып. XVIII, СПб. 1907; cfr. pp. 52, 68, 74:

         «Ни Платон, ни Пифагор, ниже Аристотель,

         Не обретаются из них духовный сказатель, —

         Из которых латыни хвалению поучают

            И безумную ересь в себе полагают».

[11] Sur les œuvres de Ivan Vychenskij voyez — M. С. Грушевський, История yкpaïнськoï литературы, V, 1930; Ив. Франко, 1ван Вишенський i його твори, Львiв, 1895; Перетц, В. H., l'article dans Сборник отделения русского языка и словесности Академии Наук, vol. CI, N° 2, Ленинград, 1926, pp. 39 sg.

[12] «Чи не лепше было в простоте сердца, хвалячи Бога с нами по сполу здоровым быти, неже нине, отлучившися от нас, камедийным и машкарским набоженством оболети и умрети», «нежели нине в тме поганских наук затворитися и умрети?». Акты, относящееся к истории южной и Западной России, II, СПб., 1865, 207.

[13] «Но он убо многыми языки и поганскими даскалы, Платоном, Аристотелем и прочими прелести их последующими да ся хвалит и возноситъ; ты же, простый, неученный и смиренный русин, простого и нехитрого Евангелия ся крепко держи, в нем же живот вечный тебе сокровенно есть», ibid., 257.

[14] «Чи не лепше тобе изучити часословец, псалтыр, октоих, апостол и Евангелие, и быти простым богоугодником и жизнь вечную получити, нежели постигнуть Аристотеля и Платона и философом мудрым ся в жизни сей звати — и в геену отити? Мне ся видит — лепше есть ани аза знати, толко бы до Христа ся дотиснути, который блаженную простоту любит». Ibid., 210.

[15] «Зачапка мудрого латынника с глупым русином», publié par S. Goloubev, Труды Киевской Духовной Академии, 1878, IV et comme supplément dans son livre Петр Могила, I, Киев, 1886. «Ведый се известно, яко яже духа сила не в художестве вышняго наказания и философского постижения обретается, но верою смиренномудрия даруется», р. 68.

[16] «Мнози бо и ныне видим философское учение (паче же свойственнее реци кичение) постизают и языки глаголати различно умаляют, от благочестия же мнением устряшеся, в ереси впадают», Голубев, Петр Могила, I, 69.

[17] «Мы тежь глупая Русь ... на ваше жродло поганских наук … не лакомимся», «оть чего всего Павел перестерегал, напоминал и учил, дабы в поганские науки диалектики, силлогизмы и вывроты препирательное и велеречия самохвалные блоговерным не впасти и от правды простой не отлучитися», ibid., p. 101.

[18] «Наша вера — «хотя же есть образом шпетна и нелепа, разумом глупа и не хитра, обычаем проста, ветха, неубрана и ни мало не позорна, а навет и бритка», но она «статечна, грунтовна, не подвижна и от Христа фундатора основана», ibid. 71—72.

[19] Ключевский, В. О., Западное влияние и церковный раскол в Poccии XVII в., Очерки и речи. Второй сборник статей, Птгр., 1919, 390—391. «Нас овец Христовых, не премудряйте софистеками своими, нам нынче неколи философства вашего слушать: уже бо кончина веку прийде, и суд Господень при дверях, и всем время воздаяния есть готово . . .».

[20] Ср. Ключевский, op. cit., 408409.

[21] Бороздин, А. К., Протопоп Аввакум. Очерк из истории умственной жизни русского общества в XVII веке, 2-е éd. СПб., 1900, 279—280.

[22] Ibid., приложения, 133: «внимайте речению и последуйте словесем их (апостолов), не ищите риторики и философий, ни красноречия, но здравым истинным глаголом последующе, поживите. Понеже ритор и философ не может быть христианин, Григорий Нисский пишет»; ibid. 123—124 — «ко спасении» нужна вера, а не «философское кичение». — Comparez aussi chez Vychenskij le jeu de mots en russe—étude et gloriole. [=fanfaronade?]

[23] «Грамматики и философии не учился и не желает сего и не ищеть». Ключевский, Западное влияние, 438.

[24] «Человецы бо, научившеся грамматики, и риторики, но и самыя философии, аще не прибегнут ко истинному учителю Христу, то что поможет граматика, и что пособствует риторика, и како наставит философия на путь истинный?» Бороздин, Протопоп Аввакум, 100; ср. Харлампович, Борьба влияний, 390 и cл.

[25] «Не зело прилежала Россия к словесным наукам академистов, не изощрялась в высокоумных мудроплетениях софистических, зато благоревностно и неблазненно содержала здравую веру, простое блогочестие». Ключевский, Западное влияние, 428—429.

[26] «Алманашники», Каптерев, Н., Патриарх Никон и его противники в деле исправления церковных обрядов, М., 1887, 95 стр., la citation de l'œuvre d'Abbakoum, que je ne pouvais pas trouver.

[27] «Вместо зась евангельской проповеди, апостольской науки и святых закона … ныне поганские учители, Аристотели, Платоны и другие тым подобные машкарники и комедийники в дворах Христа Бога владеют», Акты, относящ. к истории Ю. и 3. России, II, 225.

[28] Métropolite d'Iconie Athanase a demandé le diacre Théodore, a-t-il lu les œuvres du Platon et d'Aristote. Théodore a repondu: «которая польза такия книги честь? Не чту аз таковых книг!» «Эллинские безбожные поганые философы, которые в болваны веровали и о тщетной мудрости упражнялися, а спасения себе не искали». Каптерев, Никон и его противники, 95.

[29] 3axapии Копыстенского Палинодия (1620). Памятники полемической литературы в Западной Руси, I (= Русская Историческая Библютека, vol. IV), СПб., 1878, pp. 900, 901, 905.

[30] Ses œuvres sont publiés par A. И. Соболевский, Чтения в Обществе Истории и Древностей, 249 (1914/11), Москва, 1913 — «Сочинения Григория Скибинского».

[31] «Всяк философ и богослов великий и честный человек; патриархи, цари и князи, сенаторове, митрополиты, владыки, архимандриты и протопопы Божиим зезволением и Духа Святого надхнением во един день и час словом едным будут; философ и богослов … едным словом во единь день не будет. Хотя бы вси монархи, патриархи соединилися в един день, словом своим не зделают филозофа и богослова»; «явится филозоф и богослов с костела римского, папиной веры, между благочестивыми для веры благочестивой и церкви восточной — надобно его всякому християнину благочестивому в церкви восточной жаловати, имети за своего брата по Христе, честь и достоинство ему дати по его чину и учению и вepy ему Христову i церкви восточной возвестити и его научити». Сочинения Скибинского, 174.

[32] «Учитель святей богословии»; «не подобает латинское еретическое учение нарицати богословием, но лепо звати оное богохулением и вредословием». С. Т. Голубев, Гедеон Одорский (бывший ректор Киевской Академии в началe XVIII столетия), Труды Киевской Духовной Академии, 1900, октябрь, 173.

[33] Cfr. Пыпин, А. Н., Московская старина, Вестник Европы, 1885, январь, 289.


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