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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Françoise Gadet : «Le choc de la différence : Patrick Seriot, Analyse du discours politique soviétique», Langage et société, 1986, n°36, pp. 69-72.

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LE CHOC DE LA DIFFERENCE. Patrick SERIOT: Analyse du discours politique soviétique.Paris: Institut d'Etudes Slaves, coll. cultures et sociétés de l'Est, 1985.

        En linguistique, on est habitué (par ex. grâce au Jakobson de "la signification grammaticale selon Boas") au choix de réflexion qu'apporte le détour par une langue étrangère: la comparaison entre deux systèmes rend tangible la différence.
        La comparaison et la mise en lumière de différences, on pourrait dire que c'est le domaine par excellence de l'analyse de discours (AD). Mais, nous allons le voir, Sériot est installé dans la comparaison de façon plus essentielle que ce que suppose une analyse de discours classique.
        Le propos de Sériot est l'étude du fonctionnement linguistico-discursif de certaines formes, et en particulier la nominalisation, dans deux discours pris comme représentatifs du "discours politique soviétique" (DPS): un discours de Khroutchev en 1961, et un discours de Brejnev en 1966. Entre les deux, il y a eu la sortie de Khroutchev. On apprendra des choses sur la différence entre les deux discours (donc, objectif discursif rempli), mais là ne me paraît pas l'essentiel).
        L'essentiel, il est dans une réflexion linguistique particulièrement riche, et toujours effectuée "sur le vif", sans les programmatiques réflexions théoriques qui ont si souvent alourdi les travaux d'analyse de discours, au point de faire dire à Jean Dubois lors d'une soutenance de thèse qu'il s'agissait d'une "grosse tête sur un petit corps" (de maigres résultats pour un appareillage ambitieux).
        Le détour de la différence, et en même temps l'originalité du travail, c'est le détour linguistique de la comparaison des langues: Patrick Sériot travaille sur le russe, mais avec la perspective que donne la traduction française. Il est en permanence installé dans la comparaison, donc dans le surgissement de la différence:
        - celle, classique en AD, entre deux discours
        - celle de la traduction: le problème de passage d'une
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langue à une autre souligne des spécificités de l'une et l'autre langue
        - celle de la paraphrase: des formes linguist iquement équivalentes le sont-elles discursivement?
        En effet, la plus grosse partie du livre porte sur le fonctionnement des nominalisations dans le discours soviétique. Pourquoi la nominalisation? Bien sûr parce qu'elle s'y avère fréquente. Mais à cette raison statistique, s'ajoutent des causes linguistiques et discursives.
        Le travail de Sériot est postérieur à l'époque de l'AD du mot-pivot, pratique privilégiée des années 70, où grâce à des transformations, on homogénéisait les énoncés de façon à constituer des classes d'équivalence, qui montrent quelque chose du discours tenu sur ce mot-pivot. La critique de cette méthode est assez vite venue, de la part de gens défendant la surface discursive détruite dans les manipulations, au profit du seul contenu. Le problème du lien entre langue et discours a alors pu être envisagé différemment, avec l'idée qu'il y avait un effet propre d'une certaine matérialité: ainsi, qu'un même mot soit sujet, complément de nom dans un génitif subjectif ou complément d'agent ne change rien au contenu transmis (et la différence est appla- tie dans la méthode du mot-pivot), mais change tout quant à la forme du discours et à la position énonciative mise en oeuvre. Poser une telle matérialité, c'est commencer à s'interroger sur les effets d'une forme, donc choisir une forme pour ses qualités linguistiques et discursives.
        Or, parmi les formes grammaticales, la nominalisation présente justement quelques qualités remarquables. Avant tout, elle est toujours décrite comme en rapport avec une autre forme. Par exemple, dans la plupart des théories, une nominalisation est vue comme issue d'une phrase. Elle est donc, dans sa définition même, équivalence, paraphrase, lien à un extérieur. Ensuite, dans son lien à une phrase, elle manifeste la disparition des marques verbales: elle est donc lieu privilégié d'ambiguïté, par non-spécification. Enfin, son introduction dans une phrase donne naissance à un effet de préconstruit. Certaines positions de la phrase étant occupées par des nominalisations introduisant une dimension de déjà-dit, apparaissent des "décalages énonciatifs" entre ce qui est asserté au moment de l'énonciation, et ce qui l'a
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été ailleurs. Paraphrase, ambiguïté, énonciation, voici réunis quelques problèmes essentiels de la linguistique du texte suivi.
        Mais on peut encore poursuivre la réflexion (et Sériot le fait), car on voit comment de telles questions ont un effet en retour sur le traitement de la syntaxe. En effet, la nominalisation pose le problème de la paraphrase, mais elle est rebelle à une paraphrase totale (car, comme il y a perte entre phrase et nominalisation, il y a impossibilité de restitution de la nominalisation à la phrase). Si l'on conçoit la syntaxe comme un système, alors, comment expliquer les pertes et la non-récupérativité? Mais si l'on admet qu'il y a là un effet de mise en discours et d' énonciation, comment pourra-t-on figurer le débordement du système par l'énonciation? Est-ce le cas de toutes les catégories grammaticales qu'elles puissent ainsi être subverties par l'étude du discours suivi, et spécialement par leur effet énonciatif? Probablement pas, mais on se doute que toutes les catégories n'ont pas le même intérêt discursif et le choix de la nominalisation est spécialement heureux. La syntaxe mise à l'épreuve du discours suivi, et l'effet en retour d'une réflexion discursive sur la syntaxe, et non d'une utilisation instrumentale de la linguistique par l'AD, c'est ce que nous trouvons chez Sériot.
        On a alors envie de revenir à une question sur le statut disciplinaire de l'AD: à quoi sert-elle? Sériot s'oppose, en montrant ce que cette position recèle d'illusion de maîtrise sur la production du sens, à tout rêve de maîtrise de l'interprétation: faire de l'AD ne permet pas du tout de trouver "le vrai sens" là ou le lecteur ordinaire se laisse prendre aux apparences. Le sens n'est pas inscrit dans les mots et dans les phrases — à faire jaillir ou à révéler; il se crée dans et par le discours. Le saisir, c'est donc prendre le discours autrement que comme objet clos — et ce n'est pas l'exploration du rapport à la réalité, souvent avancé dans les interprétations classiques du DPS (le DPS comme machination ou comme mensonge) — qui permettra de le trouver. Le discours peut être à lui-même sa propre explication, son propre fonctionnement.
        Mais, dira-t-on, apprend-on quelque chose sur ce qu'est la langue de bois, une fois convaincus que le machiavélisme
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d'un sujet manipulateur ne saurait expliquer un fonctionnement discursif? La réponse est oui. A ces commentateurs pressés ou naïfs qui nous la décrivent comme faisant fi de la réalité, Sériot oppose une interprétation supposant plus de subtilité et moins de monolithisme dans la situation soviétique .
        D'abord, la langue de bois, ce n'est pas un problème de langue, mais de discours. Rien ne condamne le russe à être de bois, et rien n'empêche de faire la même chose dans une langue ayant d'autres fonctionnements (simplement, on peut penser que "le bois" ne passera pas par les mêmes biais). Sériot est très convaincant dans son très beau passage "langue de bois et discours de vent", où il réfléchit sur cette expression.
        Ensuite, contrairement aux apparences, le DPS n'est pas homogène, monolithique. En particulier par le jeu des nominalisations producteur de décalages énonciatifs, c'est un discours qui ne peut se passer de répondre à un Autre qu'il ne nomme pas. En s'appuyant sur l'évidence de la constatation apparemment consensuelle, ce n'est pas l'homogénéité qu'il obtient; "la fausse éternité de l'évidence est alors le masque d'une polémique de la justification" (p. 3 40). Le DPS est donc tension entre le monolithisme déclaré et une hétérogénéité fondamentale.
        On pourra dire que Sériot n'invente ni concepts, ni procédure de constitution de corpus, ni méthode de raisonnement sur l'archive. Effectivement, son mérite n'est pas là, et ce ne sont probablement pas les historiens qui seront les plus convaincus par son travail. Mais, d'une part, il fait fonctionner de façon très claire et illustrative, des concepts restés souvent assez programmatiques (comme le discours transverse ou le préconstruit). D'autre part, il explore, et c'est rare en AD, les possibilités linguistico- discursive d'une catégorie grammaticale, de telle sorte que même un grammairien stricto sensu apprenne quelque chose sur la catégorie en question.

Françoise GADET