Harnois-29

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Guy HARNOIS : Les Théories du Langage en France de 1660 à 1821, Paris : Les belles Lettres, 1929.

à M. J. VENDRYES, respectueusement, et amicalement, s'il le permet.

G. H.

Contenu :

AVANT-PROPOS… 7

Chapitre I. — Raisons des dates choisies (1660-1821)…13

Chapitre II. — Port-Royal…19

Chapitre III. — Les continuateurs de Port-Royal… 29

Chapitre IV. — Les grammairiens empiristes… 43

Chapitre V. — Les indépendants… 68

Chapitre VI. — Le sanskrit.— Les romanistes… 82

Conclusion… 89

Appendice. — Bibliographie… 91

[7]       AVANT-PROPOS

         Science et histoire des sciences.

         Linguistique et histoire de la linguistique.

        Plus encore que par les immenses progrès qu'il a fait faire à chacune des sciences le xixe siècle mérite d'être illustre par la méthode d'ensemble qu'il imposa à toute recherche scientifique en général et qui était précisément la condition des progrès particuliers. Cette méthode ne pût être mise à jour que par la constitution en science positive de la sociologie. Celle-ci regroupait en une série qui aboutissait à elle-même toutes les sciences déjà constituées et qui semblaient sans liaison réciproque parce que leurs objets paraissaient sans rapports. Grâce à la sociologie qui introduisait pour la première fois dans le domaine de la science positive la vie des sociétés et leur activité, donc leur pensée, on put voir que toutes les autres sciences étaient déjà réunies par ce fait qu'elles étaient un produit de l'esprit humain (en tant qu'on peut dire que c'est la société qui pense) et un produit dont les progrès dépendaient de l'ensemble des faits sociaux. Ce n'est pas le génie qui manquait à l'antiquité pour que la physique fût portée immédiatement à l'état où nous la connaissons aujourd'hui, c'est que l'ensemble des conditions sociales (dans le sens le plus large)
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s'opposaient à cet avancement, qui aurait été gigantesque, comme elles s'y opposent sans doute en tout domaine. Bref, on ne peut expliquer le développement d'une science que sociologiquement.
        Les facteurs sociaux état des mœurs, de la civilisation, etc. sont changeants et soumis à l'évolution. Le notion de social n'a pas de sens sans la notion d'historique. Et c'est bien en effet par l'introduction du point de vue historique que le xixe siècle a fait faire aux sciences ces énormes progrès : la méthode de celles-ci prenait d'autant plus de netteté et d'assurance que les vicissitudes par lesquelles elles étaient passées étaient mieux expliquées ; on voyait pourquoi telles erreurs avaient été abandonnées, telles théories préférées à telles autres. Il est clair que la valeur d'une théorie ne peut être appréciée justement que si l'on sait à quelle autre elle succède et comment elle prévalut. L'histoire des sciences ne doit pas être séparée de la science ; et surtout l'époque des erreurs ne doit pas être négligée dans cette histoire. Saisir et expliquer comment la physique a corrigé petit à petit diverses erreurs, n'est pas inutile pour se rendre compte de ce que représente exactement la physique dans son état actuel.
        Pour ce qui est de la linguistique qui nous occupe spécialement en cet essai, les choses ne vont pas autrement. «La grammaire comparée, dit M. Meillet, n'est qu'une partie du grand ensemble des recherches méthodiques que le xixe siècle a instituées sur le développement historique des faits naturels et sociaux.»[1]
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        Je n'ai pas à rappeler ici, parce que c'est un développement aujourd'hui courant comment le progrès général de toutes les sciences voisines intéresse la linguistique : archéologie, ethnographie, épigraphie,sociologie proprement dite, etc. La linguistique étaitd'ailleurs intéressée à ce mouvement plus directementque telles autres sciences en ce sens qu'elle est elle-même une science proprement sociale. On comprend que si la découverte de la sociologie contribua comme on vient de le dire à faire progresser toutes les autres sciences, celles dont l'objet propre était lui-même social, et par là soumis à changements, variations, évolution, donc ayant une histoire, celles-là en furent si radicalement transformées qu'on eut tendance à affirmer qu'elles se constituèrent seulement à partir de cette période. Mais rien n'est plus faux et dans tous les cas rien n'est plus propre à faire méconnaître l'intérêt de l'histoire antérieure de ces sciences. Sans doute n'est-il pas absolument sans raison de dire que la linguistique n'existait pas avant le xixe siècle mais c'est peut-être qu'on donne à linguistique un sens trop étroit et trop exclusivement défini par un genre de méthode qui de fait n'est apparu qu'au cours du xixe siècle. Or dans ce cas et en dépit de certaines apparences on pourrait avec au moins autant de raison imaginer pour la physique moderne un autre nom que celui qu'elle avait au xviiie siècle. J'espère que tout ce qui précède aura suffisamment montré que ce serait une erreur. Ainsi, sur ce domaine particulier des théories du langage, on m'excusera de ne pas partager entièrement l'avis de M. Grammont lorsqu'il affirme que dans une histoire de la linguistique «tout ce qui est
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antérieur au xixe siècle, n'étant pas encore de la linguistique peut être expédié en quelques lignes»[2]. Il n'est pas question de méconnaître les immenses différences qui peuvent séparer la linguistique actuelle, organisée positivement, et ce genre de théories propre au xviiie siècle et qui paraît mériter si peu le nom de science. Mais on peut d'abord remarquer que si la méthode de la linguistique moderne est assez bien définie et se montre chaque jour plus féconde, si surtout une méthode semble exister alors qu'elle était presque entièrement absente dans les travaux antérieurs au xixe siècle, son objet est délimité d'une manière beaucoup moins précise, au point qu'on peut parler de linguistique historique, de linguistique générale, etc. même si l’on admet avec M. Grammont qu'il n'y a point de linguistique particulière. La linguistique se propose-t-elle d'étudier et de savoir ce qu'est le langage en général ? Si le xviiie siècle n'a pas dit la même choset il l'aurait pu dire. Sans doute les linguistes d'aujourd'hui et les gens du xviiie siècle ne seraient pas d'accord sur les définitions et surtout sur les moyens propres à élaborer cette définition. Mais enfin ce n'est pas peu que le but proposé soit demeuré le même ; et la continuité du genre d'études est bien réelle. Prenons même un point plus particulier. Soit le problème de l'origine du langage. Aujourd'hui tous les linguistes sont d'accord pour proclamer que ce n'est pas un problème d'ordre linguistique. Mais cela n'est pas un rejet a priori de telle ou telle matière de recherches,
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ni un refus de s'occuper de tel objet, c'est une conclusion de toute la linguistique actuellement constituée. Il est donc clair que dire que le problème de l'origine du langage n'est pas d'ordre linguistique, c'est encore faire de la linguistique. Et surtout montrer pourquoi ce problème était envisagé au xviiie siècle et comment les progrès de la science et les résultats successifs auxquels on aboutissait l’ont fait éliminer du domaine des recherches positives, cela ne peut que mieux faire apprécier la valeur réelle des théories modernes, en mesurant le chemin parcouru.

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         CHAPITRE PREMIER

         Raisons des dates choisies (1660-1821).

        C'est donc à une «histoire de la linguistique, avant qu'il y ait une linguistique», que je dois borner mes prétentions. J'ai simplement voulu, dans les pages qui précèdent, montrer ce que j'entendais par «progrès et continuité d'une science dans la suite de l'évolution».
        L'histoire que j'entreprends sera limitée à la France ; ou plutôt aux écrits de langue française, car Leibniz y aura sa place, et grande. Je prendrai pour point de départ la Grammaire de Port-Royal (1660) et irai jusqu'en 1821, date de parution de la «Grammaire comparée des Langues de l'Europe Latine» par Raynouard. La date terminale peut être considérée comme artificielle. Je ne me le dissimule pas, mais ferai d'autre part remarquer que si le point de vue historique tel que je l'ai exposé prévaut, l'histoire d'une science est une continuité en un sens ininterrompue et qu'ainsi toute date choisie dans l'histoire de n'importe quelle science pour limiter un exposé est arbitraire.. Cependant il serait ridicule de pousser l'idée au point de nier tout élément de nouveauté et tout changement de méthode dans la suite des progrès d'une science. Or,
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en 1821, paraît pour la première fois en France un ouvrage - traitant des langues, qui porte le titre de «grammaire comparée». La seule apparition de cette expression, qui devait connaître une si étonnante fortune, est déjà un fait immense, mais ce n'était pas seulement par le titre donné à son livre que Raynouard se distinguait de ses prédécesseurs ; par le but qu'il se proposait, sinon par les résultats qu'il obtint ou les conclusions auxquelles il aboutit, il rompait entièrement, déjà, avec les théories abstraites du XVIIIe siècle. Leibniz, avait bien suggéré d'étudier les langues modernes, et de les grouger par ressemblances ou affinités : pour la première fois le livre de Raynouard présentait ou du moins tentait de présenter une application concrète de la méthode de comparaison. Sans doute est-on encore loin, à ce moment, de la véritable méthode comparative, qui devait surtout être illustrée par des savants étrangers. Mais des idées essentielles, comme celle des «familles de langues» qui devait être plus tard une des pierres angulaires de la linguistique, étaient non seulement énoncées mais utilisées. Les livres de Bopp, de Rask, de Grimm, et sur le même domaine qu'explorait Raynouard, ceux de Frédéric Diez, eurent à juste titre une renommée qui éclipsa celle de Raynouard. Il est hors de doute que ces hommes furent les fondateurs de la véritable «grammaire comparée», et de la grammaire historique. Mais outre que leur carrière scientifique ne faisait que commencer, ils sont étrangers. Dans une histoire de la linguistique en France, 1821, date d'une œuvre où des langues sont considérées dans leur développement parallèle à partir d'une langue commune
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qui était leur forme antérieure, 1821 m'a paru com
mencer une période nouvelle ; donc, en clore une autre.
 La date et l'ouvrage que j'ai choisis pour entamer cette histoire : 1660, Grammaire de Port-Royal ne pa
raîtront peut-être pas moins artificiels. Je néglige ainsi
 tout le moyen âge et d'après ma propre conception de 
l'histoire il n'y a pas de raison qu'il soit moins inté
ressant que le reste. Qu'on ne croit donc point que je 
fasse par inadvertance une faute contre ma méthode. 
Je ne me dissimule pas que le moyen âge devrait être 
étudié et qu'il y aurait sans doute des résultats à tirer 
de cette étude. Cette date de 1660 je ne prétends donc
 pas la justifier ; je vais simplement l'expliquer. Enten
dez que je voudrais montrer simplement, comme pour 
l'ouvrage de Raynouard tout à l'heure, en quoi la
 Grammaire de Port-Royal est un «événement» im
portant. En premier lieu, jusqu'à son apparition, il y 
avait eu des grammaires et des grammairiens, mais
 pas de «théorie du langage». Au moyen âge on 
n'étudie que le latin, c'est la langue commune de 
l'église et il sert de moyen général de relation 
dans tout le monde civilisé occidental, le seul
 connu. D'autre part, le fond des études c'est la 
théologie. Commenter les Ecritures et les Pères, 
voilà le principal objet de ceux qui peuvent se livrer à 
l'étude. Il y a bien une instruction préparatoire générale, consistant dans ces fameux «trivium» et «quadrivium» dûs peut-être à ce Martien Capella dont l'encyclopédie fut célèbre jusqu'à la Renaissance. Le trivium est composé de la grammaire, de la logique et de la rhétorique. Mais l'ordre même de ces matières est déjà assez éloquent. La rhétorique y est officielle-
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ment destinée à argumenter brillamment sinon solidement dans les controverses théologiques ; et la grammaire et la logique ne sont que moyens en vue d'acquérir cette rhétorique. On voit qu'on est loin de considérer le langage pour lui-même. Mais la subordination de toutes les disciplines à la théologie définit précisément la scolastique : la philosophie elle-même est servante de la théologie, «ancilla theologiae». Si l’on avait étudié le langage, ou plutôt si l'on avait seulement parlé de lui, c'eût été pour montrer que lui aussi prouvait qu'il était possible de concilier raison et foi et que sa création et son existence témoignaient en faveur des dogmes. — Les controverses théologiques se ravivèrent et prirent une importance considérable à l'époque de la Renaissance ; mais elles obliquèrent vers un point plus précis, la question de l'Ancien Testament. — L'étude de l'hébreu était indispensable. Comme la structure de l'hébreu est différente de celle des langues indo-européennes, on fut amené à établir des comparaisons d'ordre linguistique. La découverte de l'imprimerie et les grands voyages multiplièrent vers la même époque les occasions de comparer les langues vivantes. Les ressemblances et les analogies qu'il était aisé de remarquer entre nombre de ces langues furent citées à l'appui de la thèse selon laquelle, il y avait d'abord eu une langue originelle. C'était la tradition biblique. L'hébreu devait représenter l'état ancien de la langue originelle. Néanmoins, ou plutôt en conséquence, cela ne fit pas naître une théorie du langage. Comment aurait-on pu s'inquiéter de ce que peut bien être un langage en général quand on croyait pouvoir atteindre
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la Langue, primitive et unique. De plus, le souci de la méthode pédagogique dominait toujours et le latin représentait la langue par excellence. Tel tour était «logique» s'il était latin. On ne concevait pas la grammaire autrement que comme un simple recueil de règles. Elle restait prescriptive, non descriptive. Au reste cette idée de pédagogie n'est pas absente de la pensée des hommes de Port Royal, loin de là, mais nous verrons comment, sous l'influence des doctrines cartésiennes, ils voulurent que leur méthode fût universelle par raison, non par dogme ou par décret divin. Par là ils se débarrassaient pour la première fois et de la tyrannie du latin et de celle de la théologie. C'est qu'en effet le Moyen Age et la Renaissance elle-même représentaient pour l'histoire de la science du langage l'état théologique ou fictif. Dieu est partout, aussi bien dans les causes des faits que dans les fins qu'on se propose, aux deux bouts de la chaîne. Avec la Grammaire de Port Royal commence l'état métaphysique ou abstrait. Je vais m'expliquer tout à l'heure. Mais déjà il est clair que cette œuvre marque un tournant important dans l'histoire qui nous occupe.
        Enfin la Grammaire de Port-Royal est un point de départ en ce sens qu'elle est le premier livre sur la question qui ait eu non seulement une grande renommée, mais une grande influence. A partir de 1660 et pendant longtemps, il y a pour tous ceux qui s'intéressent au langage un livre qui fait autorité. On le lit, on le commente, on lui adjoint des observations jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. C'est le «grand livre sur le langage» (Du Marsais). A un observateur superfi-
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ciel il peut paraître que tous les autres grammairiens ou théoriciens du langage, qui ont suivi (jusqu'au xixe siècle naturellement) sont ses continuateurs. Or, quelqu'exagérée qu'ait pu être cette admiration, les différents auteurs qui allaient étudier le langage par la suite n'eurent pas moins conscience d'apporter leur contribution à une science qui avait déjà produit une œuvre fondamentale, c'est-à-dire d'enrichir un patrimoine existant et d'augmenter le nombre des résultats déjà acquis. Cette croyance peut paraître ridicule à un linguiste moderne, mais elle était réelle. Or, l'identité de l'objet d'étude que se proposent des hommes de générations successives et la «continuité» dans le temps qu'ils réalisent ainsi en croyant apporter chacun leur pierre à l'édifice commun, cela définissant le progrès d'une science définit la science. D'après tout ce que j'ai dit plus haut, l'histoire d'une science doit arriver à découvrir dans la succession des théories et des idées, non seulement une suite, mais un sens, c'est-à-dire une direction. Voilà comment la Grammaire de Port-Royal est à l'origine d'une période historique qui a son unité, comme le sont toutes les grandes œuvres à influence prolongée.

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         CHAPITRE II

         La grammaire de port-royal ou la théorie rationaliste

        La Grammaire dite de Port Royal parut en 1660 l'année même où la persécution fit fermer les Petites Ecoles. Attribuée généralement à la collaboration de Claude Lancelot et du grand Arnauld elle est en fait l'œuvre du dernier nommé. Lancelot avait publié dans les années précédentes ses fameuses méthodes : «pour apprendre le latin (1644), le grec (1655), l'espagnol (1660) et l'italien (1660)». Il n'avait pu manquer de remarquer des analogies dans les grammaires de ces diverses langues. Voulant, en bon cartésien qu?il était s'expliquer les raisons de ces analogies et de ces différences ; et peut-être soucieux surtout, en tant que pédagogue, de découvrir des principes généraux qui facilitassent l'étude de plusieurs langues étrangères à la fois il conçut le projet d'une grammaire générale. «Y ayant quelquefois trouvé des difficultés qui l'arrêtaient» il s'en ouvrit à Arnauld «qui ne s'était jamais appliqué» à ces sortes de recherches. Arnauld qui devait l'année suivante publier avec Nicole sa fameuse «Logique», répondit en logicien. A la suite de ces entretiens, Lancelot s'employa à réunir et à ordonner les réponses «que lui avait dictées Arnauld à ses heures
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perdues». — Lancelot avait songé à une grammaire générale : elle aurait pu l'être par méthode empirique, c'est-à-dire par simple comparaison et par une mise en regard des tours et règles communs à plusieurs langues. Réalisée par Arnauld, logicien et disciple avoué de Descartes, elle devint la «Grammaire Générale et Raisonnée». — Refusant de croire qu'il n'y eût qu'à observer et à noter des faits, Arnauld s'opposait par là à une théorie alors célèbre qui, sans être une théorie générale du langage, impliquait cependant une certaine conception des langues et de leur nature : celle de Vaugelas. Celui-ci avait publié en 1647 ses «Remarques sur la Langue française». Le titre est déjà significatif. Il n'y a pour étudier la langue qu'à regarder et écouter. Ce n'est pas qu'il n'y faille du discernement puisqu'il faut distinguer le bon du mauvais usage ; mais la méthode se résume en deux mots : observer et constater. Il n'y a pas de lois, il n'y a que des faits. «Ceux-là se trompent lourdement, dit Vaugelas, et pèchent contre le premier principe des langues, qui veulent raisonner sur la nôtre et qui condamnent beaucoup de choses généralement reçues parce qu'elles sont contre la raison ; car la raison n'y est point du tout considérée, il n'y a que l'usage et l'analogie». — A quoi Lancelot rétorque : «Si la parole est un des plus grands avantages de l'homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la confection (sic) qui convient à l'homme, qui est de ne pas en avoir seulement l'usage mais d'en pénétrer aussi les raisons et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume». Ainsi la Grammaire de Port-Royal prétendait expli-
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quer au lieu de constater, et rendre compte au lieu de décrire. Ce caractère nettement rationaliste que nous tâcherons de définir tout à l'heure était dû à deux faits : d'abord Lancelot se proposait une fin pratique et immédiate : faciliter l'étude des langues. Sa grammaire générale était au fond encore une «méthode» et le point de vue pédagogique, comme il était d'ailleurs normal de la part d'un éducateur comme lui, prévalait, du moins au moment de la conception de l'ouvrage. On invoquait donc la raison comme principe d'explication, parce que, la raison étant universelle et la même en chacun, les règles et les lois des langues, devenaient ainsi immédiatement claires pour tous. — De plus l'esprit de Port Royal est très fortement imprégné de cartésianisme. Arnauld, Nicole, Lancelot sont résolument rationalistes parce que cartésiens. Ils professent donc que non seulement tout doit être soumis au contrôle de la raison, mais encore que celle-ci est capable de rendre compte de tout. N'importe quel objet d'étude qui se propose à l'homme est accessible à l'esprit humain et susceptible d'une explication rationnelle. Au surplus, c'est bien une explication de ce genre que Lancelot demandait à Arnauld puisque il nous prévient lui-même que «son ami ne s'était jamais appliqué à cette sorte de science». Ce disant, il semble se féliciter que chez Arnauld cette espèce de savoir, d'ailleurs tout empirique, qui peut venir de l'étude de langues particulières ne risque pas de venir gêner un jugement que Lancelot veut voir tirer uniquement de la pure raison. Ce souci de faire une œuvre d'enseignement et aussi de s'adresser à la seule raison, est très net dans le
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petit commentaire explicatif placé à la suite du titre : «Grammaire Générale, contenant les fondements de l'art de parler, expliqués d'une manière claire et naturelle ; et les raisons de ce qui est commun à toutes les langues et des principales différences qui s'y rencontrent».
        Ainsi donc on se propose en premier lieu de savoir ce que c'est que bien parler. La première phrase de l'ouvrage l'annonce assez clairement : «la grammaire est l'art de parler»[3]. On pourrait s’attendre alors à voir la langue considérée comme du donné, c'est-à-dire comme un objet, d'ailleurs complexe et varié, s'imposant en un certain sens aux hommes et au moyen duquel il s'agirait précisément de penser correctement, c'est-à-dire de maintenir constamment sa pensée d'accord avec elle-même. Ainsi qu'avec un bloc de pierre qui est du donné, l'artiste fait une œuvre d'art ; de même la langue serait une matière qu'il s'agirait d'organiser pour qu'elle signifie quelque chose, et ce serait le problème qui s'offrirait à la Raison.
        Mais telle n'est point la conception de Port-Royal... Mettre sa pensée d'accord avec elle-même, c'est l'objet de la Logique et Arnauld le dira assez dans l'ouvrage qui en traitera spécialement. Si la Raison a aussi à s'occuper du langage, c'est que le langage est fondé sur la pensée et que les modalités du langage sont les modalités de la pensée. C'est celle-ci qui est première : nous pensons d'abord, puis nous exprimons nos pensées. (En cela Port-Royal diffère beaucoup des théories
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du XVIIIe siècle[4]. Il est donc naturel puisque, de toute
 évidence, la pensée est fondée sur la Raison, que le 
langage le soit aussi. Lancelot écrit : «encore que 
l'usage soit le maître des langues pour ce qui est de 
l'analogie, le discours n'étant néanmoins que l'image
 de la pensée, il ne peut pas former des expressions qui
 ne soient conformes à leur original pour ce qui est du
 sens et par conséquent qui ne soient fondées sur la raison»[5]. Les fondements et les principes généraux de tout langage peuvent être effacés plus ou moins dans les grammaires des langues particulières et la grammaire générale a justement pour but de les remettre en lumière par une exposition rationnelle. Ainsi dans la Logique qui est l'art de penser, la Raison est normative et énonce des règles ; dans la Grammaire, qui est l'art de parler et qui vient donc après elle, est explicative et rend compte des bases logiques du langage. Mais c'est bien la même dans les deux cas comme le fait assez entendre un avertissement ajouté à la Grammaire de Port-Royal dès la seconde édition : «On est bien aise d'avertir que depuis la première impression de ce livre il a paru un ouvrage intitulé la «Logique» ou l'Art de Penser qui, étant fondé sur les mêmes principes, peut extrêmement servir pour l'éclaircir et prouver plusieurs choses qui sont traitées dans celui-ci»[6]. Le langage est donc une création de l'esprit humain ; il ne fait que traduire nos concepts, nos jugements, nos raisonnements. «Parler est expliquer sa pensée par des
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signes»[7]. Et les moyens nécessaires pour se communiquer leurs idées ce sont les hommes qui les ont imaginés : «... des signes que les hommes ont inventés à ce dessein. On a trouvé que les plus commodes de ces signes étaient les sons et les voix»[8]. L'idée que les hommes ont inventé le langage est tout à fait caractéristique de la Grammaire de Port-Royal. Selon les nécessités et les lois de la pensée ont été imaginées telles parties du discours et telles règles de la syntaxe. «Les cas et les prépositions ont été inventés pour marquer les rapports que les choses ont les unes aux autres»[9]. «Ainsi les hommes n'ont pas eu moins besoin d'inventer des mots qui marquassent l'affirmation qui est la principale manière de notre pensée que d'en inventer qui marquassent les objets de notre pensée»[10]. Et bien d'autres exemples. Il ne faut d'ailleurs pas se tromper sur le sens du mot «inventer». Il ne signifie pas dans la pensée des hommes de Port-Royal que cette invention se produisit à tel ou tel moment dans la suite des temps, c'est-à-dire exista vraiment au sens d'événement historique. Au fond ce ne sont pas les hommes qui inventèrent, c'est l'Esprit Humain. J'expliquerai plus loin comment une telle conception caractérise précisément l'état métaphysique ou abstrait, par ceci qu'il accorde une puissance d'action ou de création à une entité qui n'est souvent que l'expression d'un rapport et n'a pas d'existence réelle (par exemple, comme lorsqu'on disait que «la Nature a horreur du vide»). Le
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langage humain invention humaine cela veut dire simplement dans la Grammaire Générale que le langage est l'émanation, directe, naturelle, nécessaire de l'Esprit Humain posé comme premier donné. Quand on dit que l'Esprit est antérieur au langage, c'est d'une antériorité logique qu'il s'agit. Toujours est-il que les opérations de la logique doivent être retrouvées dans les divers procédés du langage. Et de fait la Grammaire Générale ne parle que de jugements, d'essence, de substance, d'accidents, etc.. «Le jugement que nous faisons des choses (comme quand je dis la terre est ronde) enferme nécessairement deux termes l"un appelé sujet qui est ce dont on affirme, comme terme ; l'autre appelé attribut qui est ce qu'on affirme, comme ronde ; et de plus la liaison entre ces deux termes qui est proprement l'action de notre esprit, qui affirme l'attribut du sujet»[11]. «Mais après avoir expliqué l'essence du verbe et en avoir marqué en peu de mots les divers accidents... etc., etc..»[12]. Arnauld «développe donc en grammaire une branche du cartésianisme». Il se place, dans un domaine nouveau au point de vue où Descartes se plaçait dans sa philosophie et sa physique. Il «crée» la grammaire ou plutôt il la recrée, il la reconstruit. Il ne considère donc pas la langue (je reviens sur cette idée, mais elle est importante) comme du donné ou plutôt il ne regarde comme donné que la partie toute matérielle de la langue, à savoir les sons. Il y a en effet si l'on veut une phonologie dans îa Grammaire de Port-Royal, à défaut d'une phoné-
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tique. Est-il besoin de dire qu'elle est tout à fait rudimentaire ?[13]. Le point de départ était cependant solide : définir, déterminer et diviser les différents sons d'après la structure et la constitution de l'organe : «les divers sons dont on se sert pour parler ont été trouvés d'une manière toute naturelle, les uns n'ayant besoin que de la seule ouverture de la bouche pour se faire entendre, les autres dépendant de l'application particulière de quelqu'une de ses parties, comme des dents, des lèvres, de la langue, du palais,... etc..»[14]. Mais la science acoustique n'était pas assez avancée pour permettre une étude rigoureuse des phonèmes. De même il n'y a pas de définition réelle de la syllabe ni du mot phonétique. Car ce qui en est dit : «On appelle Mot ce qui se prononce à part et s'écrit à part»[15] est si vague que cela ne peut passer pour une définition. De toutes façons on ne peut pas l'appliquer à toutes les langues et en plus ce qu'on «écrit à part» ne se prononce pas toujours à part, comme chacun, sait. Toute la partie concernant les sons, six chapitres, constitue ce qu'on appelait la «mécanique des langues». Après quoi on aborde la morphologie si l'on peut appeler de ce nom un exposé où il n'est même pas mis en question si par hasard les catégories grammaticales ne coïncideraient pas avec les catégories logiques. «Ensuite la Grammaire Générale, nous dit un commentateur du XVIIIe siècle[16],
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nous explique la signification, ou le spirituel de nos pensées, en quoi consiste la métaphysique des langues». Le chapitre premier a un titre assez significatif : «Que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondements de la grammaire et que c'est de là que dépend la diversité des mots qui composent le discours»[17] et on y voit un véritable petit résumé aide-mémoire de psychologie avec la définition de «concevoir, juger, raisonner ; proposition». Après quoi les parties du discours sont définies logiquement : «les noms propres sont ceux qui conviennent aux idées singulières ; les noms généraux, ou appeilatifs aux idées communes»[18]. «Le verbe est un mot qui signifie l'affirmation, avec désignation de la personne, du nombre et du temps»[19]. Ce n'est pas, au reste, que l'explication purement logique soit toujours possible, mais dans ce cas Port-Royal invoque soit des «raisons» de convenance, soit le caprice, ce qui est proprement l'absence de raisons. «Premièrement ils ont reconnu qu'il était souvent inutile et de mauvaise grâce de se nommer soi-même et ainsi ils ont introduit le pronom de la première personne»[20], ou encore : «la syntaxe de régime au contraire est presque tout arbitraire...»[21]. Règle générale : on n'insiste pas sur ces cas gênants encore que Port-Royal reconnaisse que la «routine» et l'«usage» créent des procédés propres à chaque langue. A ce propos,
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les langues particulières sont assez souvent utilisées à l'appui des principes généraux, mais presque toujours lorsqu'elles sont d'accord entre elles ; et étant toujours admis d'avance que le seul exemple de l'une suffît à prouver la vérité du principe énoncé. Au reste le grec, le latin, l'hébreu, et le français, l'italien, l'espagnol, puis, déjà beaucoup moins, l'anglais et l'allemand sont seuls cités. Traitant des consonnes, on ne considère que les consonnes latines (ou vulgaires), grecques et hébraïques. Les langues orientales sont citées une fois, mais d'une manière fort imprécise. On ne peut pas ne pas faire remarquer que Port Royal disposait vraiment d'un fort petit nombre de langues diverses pour bâtir une théorie du langage : mais que d'autre part celles qu'il connaissait étaient, dans sa pensée, plus que suffisantes pour soutenir une théorie qui tirait toute sa force de la Raison et ne devait rien aux faits ni à l'expérience, les diverses langues devant seulement fournir des exemples d'applications particulières de principes éternels et immuables.

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     CHAPITRE III .

         Deux courants au XVIIIe siècle les continuateurs de Port-Royal

        «Port-Royal développa en grammaire une branche de la philosophie cartésienne... : l'étude, l'analyse de la langue en général supposée inventée par la seule raison. Cette branche cartésienne implantée et naturalisée à Port-Royal dépassait un peu l'ordre habituel, d'idées du XVIIe siècle et devançait les travaux du XVIIIe dans lequel elle devait se continuer directement par Du Mar-sais, Duclos, Condillac et par le dernier et le plus vigoureux peut-être de ces grammairiens philosophes, M. de Tracy. Nous arriverions à cette conséquence remarquable mais rigoureuse : M. de Tracy est le disciple direct d'Arnauld en Grammaire Générale». Ainsi s'exprime Sainte-Beuve dans «Port-Royal»[22]. Ce jugement contient une part de vérité mais il est trop catégorique. Ce qui s’est maintenu, à partir de la Grammaire de Port-Royal et jusqu'aux environs de 1820, dans la majorité des théories du langage — à l'exception de celles que j'appellerai indépendantes — c'est la conception générale des rapports du langage et de la pensée. Le seul fait qu'on ne croie point possible
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de les séparer ; de les définir ou de les étudier l'un sans l'autre est déjà très important : au XIXe siècle seulement on se décida enfin à considérer les langues comme un objet se suffisant à soi-même et par cela seul les théories sur le langage se trouvèrent complètement renouvelées. Langage et pensée sont donc examinés selon un parallélisme constant : leur corrélation a fini par faire croire que chacun rendait compte de l'autre et qu'une explication réciproque suffisait. En fait, la seule chose intéressante c'est notre pensée et ses modalités ; ce qui a de la valeur ce sont nos idées et nos jugements. Mais comme ces derniers ne prennent d'existence et de réalité que par l'intermédiaire du langage, en cela le langage mérite d'être étudié ; seulement il devra toujours l'être comme un moyen, ou mieux, comme une transposition sur un plan matériel - d'une réalité spirituelle. Comme cette réalité spirituelle a des lois et des principes (lois de la pensée) et comme le langage n'a pas d'existence séparée, il faudra bien que les mêmes lois s'y retrouvent, et les mêmes principes. Bref, logique et grammaire sont toujours intimement liés. Jusqu'ici Condillac est encore disciple d'Arnauld. Si celui-ci a dit «la grammaire est l'art de parler. Parler est expliquer sa pensée par des signes», Gondillac prononce encore plus nettement : «je regarde la grammaire comme la première partie de l'art de penser. Pour découvrir les principes du langage il faut donc observer comment nous pensons, il faut chercher ces principes dans l'analyse même de la pensée»[23]. D'ailleurs Condillac reconnaît expressément
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qu'en un sens il est le continuateur de Port-Royal : «Messieurs de Port-Royal ont les premiers porté la lumière dans les livres élémentaires... et nous leur devons d'autant plus d'obligation que depuis des siècles des préjugés grossiers fermaient les yeux à tout le monde»[24]. Mais où Condillac se sépare de Port-Royal, c'est lorsqu'il considère la pensée sous le point de vue de sa formation, les idées sous le point de vue de leur acquisition. Cela est tout à fait nouveau. Arnauld n'avait envisagé qu'une pensée supposée parfaite, une pensée divine en quelque sorte, avec toutes ses modalités, et un système complet des relations logiques. C'était, si l'on veut, un exposé statique. Au contraire, Condillac ne considère pas une pensée fixée, mais comment cette pensée s'est formée, accrue, enrichie, comment les idées se sont ajoutées les unes aux autres, etc. Il fait la genèse de notre intelligence. Cela vient de ce qu'au lieu de considérer l'homme universel comme Arnauld l'avait fait, il examine l'homme individuel. Celui-ci naît évidemment sans aucune connaissance et il faut qu'il les acquière. Par quels moyens, par quel «progrès» il y arrive voilà ce que se propose d'étudier Condillac. En somme il fait une «théorie de l'expérience» et ce que nous appellerions aujourd'hui une «psychologie». Comme il professera que toutes nos connaissances viennent des sens, autrement dit que «nos idées ne sont originairement que des sensations»[25], on peut dire que Condillac est un psychologue empiriste ; ou sensualiste comme disent les his-
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toriens de la philosophie. Cette psychologie empiriste caractérise nettement le XVIIIe siècle en l'opposant au XVIIe qui était resté purement logique ou plutôt purement rationaliste. A Condillac la Logique et par conséquent la Grammaire de Port-Royal apparaissent comme des abstractions. Et par suite le langage, pour lui, est lié à la pensée plus étroitement encore que ne l'avaient cru Arnauld et Lancelot, parce que le langage n'est pas seulement le moyen d'expression d'une pensée parvenue à sa perfection, mais il traduit, dans sa nature et ses principes, la dérivation de nos idées et l'accroissement successif de nos connaissances ; il n'exprime pas seulement les rapports qui unissent ensemble nos idées dans un système en quelque sorte fermé, mais aussi la manière dont nous «passons» d'une idée à l'autre, et «du connu à l'inconnu»[26]. «Je considère, dit Condillac[27], l'art de parler comme une méthode analytique qui nous conduit d'idée en idée, de jugement en jugement, de connaissance en connaissance et ce serait en ignorer le premier avantage que de le regarder seulement comme un moyen de communiquer nos pensées». Au reste, un peu plus tard, Destutt de Tracy, d'ailleurs disciple de Gondillac, se chargea lui-même de marquer la différence entre les grammairiens de Port-Royal et les grammairiens philosophes du XVIIIe siècle (dont lui et son maître font partie), lorsqu'il a dit : «on ne peut assez admirer les rares talents de MM. de Port-Royal dont la mémoire sera toujours chère aux amis de la raison et de la vérité, mais on re-
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grette que dans leur grammaire non plus que dans leur logique ils ne soient pas entrés dans plus de détails sur la formation de nos idées»[28].
        Il faut donc distinguer deux courants dans l'histoire de la science du langage au XVIIIe siècle. Premièrement, les continuateurs directs de Port-Royal qui font prévaloir le point de vue de la logique pure ; secondement, les empiristes, ou ceux que j'appellerais volontiers les grammairiens psychologues. Ces derniers sont plus ou moins disciples de Condillac et il en sera question tout à l'heure.
        La Grammaire de Port-Royal eut un énorme succès. La première édition ayant été achevée le 28 avril 1660, une seconde se trouva nécessaire moins de quatre ans après (mars 1664). Une troisième parut en 1676; revue tet augmentée, avec des additions portant surtout sur la seconde partie («principes et raisons sur lesquelles sont appuyées les diverses formes de la signification des mots»). Enfin il y eut une quatrième édition en 1679 chez Le Petit et une cinquième en 1709, chez Jean de Nully, ces deux-là conformes à la troisième. Une telle succession de réimpressions pour un ouvrage qui en somme n'était pas littéraire indique assez combien il était répandu. En fait, la Grammaire de Port-Royal fait absolument autorité pendant près de 50 ans : j'entends que sa renommée empêche l'apparition même d'une autre grammaire générale ou d'une œuvre quelconque contenant une théorie du langage. Cela tient à ce que les idées et les principes de Port-Royal s'étaient introduits, non pas dans l'opinion générale, qui est
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versatile et aime les innovations, mais dans les mœurs, par les règles d'éducation qui prévalaient en France depuis les «Petites Ecoles». Ce qui fait la force de la Grammaire de Port-Royal c'est qu'elle est universelle ment enseignée : le langage a été, au cours des études, exposé si méthodiquement, si rationnellement, si clai rement, que, par la suite, les réflexions à son sujet ne se proposent même pas à l'esprit. Comment les pensées sur le langage seraient-elles sollicitées alors que «tout marche si bien» dans cette Grammaire générale qui est l’évangile des éducateurs. M. l'abbé Colins, dans sa préface de la traduction de l'Orator, conseille sa lecture. M. l'abbé Goujet dans sa «Bibliographie française»[29] déclare : «toutes les grammaires doivent céder, du côté des Principes, à la Grammaire générale et raisonnée que Claude Lancelot aidé d'Antoine Arnauld donna en 1664 .». Le père Bouhours, dans ses «Doutes sur la langue française proposés à Messieurs de l'Académie Française par un gentilhomme de province» (1674) fait entendre que, pour être bon grammairien, il faut posséder parfaitement la Grammaire générale et raisonnée. Aussi, à défaut de nouvelle théorie du langage, voit-on surgir des grammaires françaises en grande quantité, et toutes inspirées directement de la doctrine de Port-Royal. Ce ne sont que des applications particulières d'une théorie générale.. La dualité du langage et de la pensée est toujours maintenue. La légitimité d'expliquer le premier par la seconde y est toujours affirmée comme premier axiome. Faut-il citer comme exemples de cette sorte de gram-
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maire : «Remarques et décisions de l'Académie française par M. L. I.» (1693), œuvre de l'abbé Tallemant, «Traité de la Grammaire française», par l'abbé Régnier des Marais (1705), restée d'ailleurs inachevée puisque la syntaxe n'y figure pas, «Essais de Grammaire» par Dangeau (1711), «Grammaire française» par Buffier (1732) «Essais de Grammaire» par l'abbé d'Olivet (1740), «Vrais principes de la langue française», par l'abbé Girard (1747). Toutes ces grammaires sont appelées, au XVIIIe siècle, «philosophiques», parce que, dit l'abbé Frourant «des Arnauld, des Girard, des d'Olivet, etc. rendront toujours raison de ce que le commun des grammairiens regarde comme bizarrerie de la langue ou comme inconstance de l'usage»[30]. Plus loin il ajoute : «je suis porté à croire que la métaphysique influe toujours sur les usages particuliers comme sur les usages généraux des langues et même sur ce qu'on appelle les idiotismes qui ne me paraissent pas dépendre de ce que l'on se plaît à nommer Caprice des Nations»[31]. Toutes ces grammaires, comme je l'ai dit, admettent d'abord les principes de Port-Royal : «Puisque la parole qui est l'objet de la grammaire est comme la peinture de la pensée, dit l'abbé Dangeau[32], et que la logique est l'art de penser, qu'on ne s'étonne point si en parlant de la grammaire qui a pour objet la parole je me sers de quelques termes qui conviennent à la logique qui a pour but d'enseigner la
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manière de bien penser.» Et de même pour tous les autres ouvrages. Il suffit à leur gloire de trouver, dans l'application de détail des principes, une nouvelle répartition par exemple des parties du discours, ou un tableau, quelque peu différent, des consonnes et des voyelles. Si l'on a imaginé une nouvelle définition de la syllabe — pourvu qu'elle soit plus «rationnelle» que les précédentes bien entendu — on croit avoir contribué suffisamment à l'avancement de la science du langage. Le père Buffier est célèbre pour sa «théorie de la ponctuation» dont il attribue l'invention aux grammairiens modernes. Toutes les parties du discours se réduisent pour l'abbé d'Olivet au nom, au verbe et aux mots modificatifs (adverbes-prépositions-conjonctions). Et ainsi du reste : il serait vain de s'attarder ; d'autant plus que l'abbé Frourant déjà nommé n'a fait dans ses «Réflexions sur l'art de parler» qu'une compilation des «innovations» de ces grammairiens, les jugeant d'après le perfectionnement qu'ils pouvaient apporter à la Grammaire de Port-Royal, et donnant d'ailleurs à son ouvrage un sous-titre qui en dit long : «Supplément à la Grammaire générale et raisonnée». Celle-ci faisait bien partie de l'éducation nationale, comme je l'ai dit — pour autant, naturellement, qu'on peut parler d'éducation nationale, à cette époque — puisque en 1754, Duclos, historiographe du Roi, secrétaire perpétuel de l'Académie française, fut quasi-officiellement chargé de publier des «Remarques» sur la Grammaire de Port-Royal, pour la «mettre à jour». Par la suite ces Remarques ne cessèrent plus d'être publiées conjointement au texte d'Arnauld et à la suite de chaque chapitre, respectivement.
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        Elles aussi sont un commentaire «corrigé» de la Grammaire Raisonnée. Les nasales n'étaient pas signalées, Duclos les introduit. Les mots qui signifient les objets de nos pensées avaient bien été distingués de ceux qui marquent la manière de nos pensées, mais l'article et la préposition avaient été mis dans la première classe. Duclos redresse cette erreur. Il n'y a qu'un développement qui n'ait pas de «remarques» : c'est celui qui précède le premier chapitre, et où sont exposés les principes. Au reste Duclos dira plus loin que «M. M. de P. R. ont établi les vrais fondements sur lesquels porte la métaphysique des langues»[33].
        Je n'insisterai plus beaucoup maintenant sur les quelques Grammaires générales qui ont suivi, encore que le désir des auteurs de ne pas écrire une gram maire particulière mais une théorie générale du lan gage les ait parfois poussés à se libérer plus ou moins de l'influence de Port-Royal et à émettre des idées ori ginales, pour justifier leur entreprise à une époque où Arnauld faisait encore autorité. La «Mécanique des Langues» de l'abbé Pluche (1751, à Paris, chez Ve Es
tienne et fils) était plutôt une méthode pour apprendre
 facilement les langues anciennes. En 1767, parut la 
«Grammaire Générale» de Beauzée. «La science
 grammaticale dit-il tout au début, est antérieure à toutes les langues parce que ses principes ne supposent que la possibilité des langues, qu’ils sont les mêmes que ceux qui dirigent la raison humaine dans ses opérations intellectuelles, en un mot qu'ils sont d'une vérité éternelle»[34]. Gomme toujours on lit que «la
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science de la parole ne diffère guère de celle de la pensée qui est si honorable, si utile, si propre à l'homme» ; que «la Grammaire qui ne peut éclairer l'une que par l'autre est accessible à la philosophie»[35], etc. Il explique franchement pourquoi la métaphysique lui semble essentielle à une grammaire générale : «Pourquoi croirait-on la métaphysique dé
placée dans un livre de grammaire générale ? La grammaire doit exposer les fondements, les moyens géné
raux et les règles communes du langage et le langage 
est l'exposition de l'analyse de la pensée par la parole. 
Or il n'y a rien de plus métaphysique et plus abstrait
 que cet objet»[36]. Disciple de Port-Royal en ces prin
cipes Beauzée l'est encore par sa division de l'ouvrage 
en trois livres : I. Eléments de la parole. II. Eléments
 de l'Oraison. III. Eléments de la Syntaxe, et surtout 
par ses définitions telle celle de la proposition : «une 
proposition est l'expression totale d'un jugement» [37].
Quand on compare une telle définition à celle que
! donne par exemple de la phrase, M. Meillet «abstraction faite de toute considération de logique ou de psy
chologie»[38] on s'aperçoit évidemment que l’objet 
même de l'étude scientifique des langues a changé, 
depuis le XVIIIe siècle. Mais Beauzée marque,
 en dépit de cette inféodation du langage à la pensée, 
un très net progrès sur la Grammaire de Port-Royal
 parce qu'il considère à côté de la science grammaticale
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un art grammatical, «postérieur aux langues, celui-là, parce que les langues et leurs usages doivent exister avant qu'on les rapporte artificiellement aux principes généraux du langage et que les usages analogiques qui forment l'art ne peuvent être que le résultat des observations faites sur les usages préexistants»[39]. Comme il déclare que la science ne peut se passer des résultats de l'art, c'est-à-dire que les principes doivent être dégagés des faits constatés (sans aller jusqu'à affirmer cependant que toute théorie générale du langage doit être établie par déduction à partir des observations parti-culières), on peut dire que Beauzée introduisait une idée nouvelle dans la Grammaire Générale [on verra que, sous un autre point de vue Leibniz avait été plus loin encore], lorsqu'il écrivait : «la science ne peut donner aucune consistance à la théorie si elle n'observe avec soin les usages combinés et les pratiques différentes pour s'élever par degrés jusqu'à la généralisation des principes... La voie de l'observation et de l'expérience est la seule qui puisse nous mener à la vérité... J'ai donc regardé les différents usages des langues comme des phénomènes grammaticaux dont l'observation devait servir de base au système des principes généraux. J'ai consulté des grammaires de toute espèce, hébraïque, syriaque, grecque, latine, chaldéenne (etc., etc.).»[40].
        En 1769, paraissent les «Principes de Grammaire» de Du Marsais, qui eurent beaucoup de succès. Ils sont la suite naturelle de sa logique et furent publiés ensemble. La grammaire est presque uniquement une
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théorie de la construction. Du Marsais est d'ailleurs l'auteur de l'article «Construction» dans l'Encyclo pédie. Sa distinction des constructions : simple ou na turelle, et figurée, et usuelle est toujours fondée sur les principes et les lois de la pensée. Parce que la pensée est toujours une et que les moyens de l'analyser sont multiples, il y a diversité de langues. Mais celles-ci ne doivent être étudiées que selon leur aptitude à expri mer plus ou moins logiquement cette pensée. «L’ordre de la construction naturelle est le plus propre à faire apercevoir les parties que les nécessités de l'élocution nous fait donner à la pensée. Il nous indique les rap ports que ces parties ont entre elles : rapports dont le concert produit l'ensemble et pour ainsi dire le corps de chaque pensée particulière. Telle est la relation éta blie entre la pensée et les mots, c'est-à-dire entre la chose et les signes qui les font connaître»[41]. Ainsi
, il faut nommer le sujet avant le verbe parce que «la
 nature et la raison nous apprennent : 1° qu'il faut être
 avant que d'opérer ; 2° qu'il faut exister avant de pou
voir être l'objet de l'action d'un autre ; 3° qu'il faut
 avoir une existence, réelle ou imaginée avant que de 
pouvoir être qualifié...»[42]. On voit combien une grammaire de cette sorte est loin de considérer les différentes parties du discours selon des rapports internes, c'est-à-dire par les relations qu'elles entretiennent à l'égard l’une de l'autre à l'intérieur du fait grammatical ou du fait linguistique, comme on le fait aujourd'hui. On voit aussi combien elle est moins avancée que la gram-
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maire de Beauzée elle-même puisqu'elle reste entièrement normative. Au reste selon du Marsais «il y a une métaphysique d'instinct et de sentiment qui a présidé à la formation des langues»[43]. Cette phrase explique mieux que n'importe quoi ce que j'ai voulu dire en appelant le XVIIe et XVIIIe siècles l'époque de l'état métaphysique des théories du langage.
        Les grammaires générales continuèrent à se succéder. En 1796 paraît la «Grammaire générale et simplifiée» de Domergue, célèbre parce qu'on y trouve, dit un auteur du temps, «une nomenclature des mots d'après une nouvelle analyse de la proposition inégalée avant lui ;... et une lumière nouvelle sur l'ancien chaos des modes et des temps». En 1799, Silvestre de Sacy publie ses «Principe de Grammaire Générale, mis à la portée des enfants». Le premier chapitre est consacré à la proposition, c'est tout dire ; d'ailleurs le point de départ est toujours affirmé nettement : «Nous ne parlons que pour faire connaître aux autres ce que nous pensons»[44]. En 1800, De Gerando donne : «Des signes et de l'art de penser dans leurs rapports mutuels». Le titre indique assez ce qu'on peut s'attendre à trouver dans le livre quand on a déjà lu la Grammaire de Port-Royal, et l'on n'est pas trompé. En 1807, paraît la «Grammaire Générale» de l'abbé Sicard; c'est un ramassis de diverses observations de Lancelot, Beauzée (par exemple pour la théorie dés cinq verbes auxiliaires), Condillac, Domergue, etc.. Il y eut, pendant plusieurs années encore, de beaux jours
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pour la Grammaire Générale. En 1838, il y a encore des auteurs attardés qui voient un intérêt quelconque à publier une Grammaire Générale, tel ce Mazure[45], qui à la vérité, se croit obligé de parler de «linguistique», et de faire leur part aux idées nouvelles qui étaient en train de submerger les anciennes théories. Cela fera l'objet d'un chapitre, à son heure.

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        CHAPITRE IV

         Les grammairiens empiristes

        Condillac avait publié en 1741 son «Essai sur l'origine des connaissances humaines». C'est par cet ouvrage, et par le «Traité des Sensations» paru en 1754 qu'il représente le courant le plus important de la philosophie française au XVIIIe siècle et qu'il établit son influence sur les autres penseurs de l'époque. Aussi quoique son livre qui nous intéresse directement ici, la «Grammaire», n'ait vu le jour qu'en 1775, il est légitime de considérer que dès 1750, et même, dans le domaine du langage, Condillac est le chef de cette école empiriste à laquelle se rattachent les différentes théories qu'il nous reste maintenant à étudier au XVIIIe siècle. Lorsque Condillac fut chargé de l'éducation du Prince de Parme, une belle occasion s'offrait à lui d'appliquer et de vérifier à la fois ses théories sur la «génération de nos connaissances». On sait qu'il avait, dans son Traité des Sensations, imaginé une statue à qui il attribuait successivement la faculté de sentir et la faculté de raisonner, montrant que la seconde n'était d'ailleurs qu'une conséquence et un résultat de la première ; et qu'une telle statue, la sensation transformée devenant l'origine de toutes nos facultés, ne serait bientôt plus différenciable d'une per-
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sonne humaine. Le jeune prince de Parme constituait une merveilleuse statue d'expérimentation. Ayant à lui enseigner la grammaire et la logique, Condillac, fidèle à ses principes, s'inquiéta surtout de lui présenter le langage comme servant non seulement à exprimer une pensée achevée, mais à montrer, par l'analyse du discours, comment cette pensée s'était formée. «Il faut considérer, dit-il[46], que l'art de décomposer nos pensées par le moyen d'une suite de signes qui en représentent successivement les parties est une analyse qui 
comme toutes les méthodes analytiques conduit l'esprit de découverte en découverte ou de pensée en pensée». Par là, comme on l'a vu déjà, sont opposés Condillac et Port-Royal : alors que Arnauld avait envi
sagé une méthode d'enseignement universel, Condillac, 
précepteur en quelque sorte, et chargé de l'éducation 
d'un enfant particulier, était amené à considérer non 
pas la pensée en soi, mais comment, dans un esprit 
individuel, la pensée se forme peu à peu. Mais, qui
 étudie une progression est obligé de remonter au point de départ. Qui dit genèse dit origine. Et voilà pourquoi, dans la philosophie empiriste du XVIIIe siècle, — et, cas particulier, dans les théories du langage qui en sont inspirées — les questions d'origine tiennent un si grand rôle. La Grammaire de Port-Royal comme je l'avais fait remarquer, n'envisageait pas, à proprement parler, l'origine du langage : au contraire les deux premiers chapitres de la grammaire de Condillac sont consacrés à des «considérations générales sur la formation des langues et sur leurs progrès». Et non
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seulement le problème de l'origine du langage, — qui, comme on le verra, a été éliminé par la linguistique moderne — tient la première place, mais il conditionne tout le système, parce que les nécessités rencontrées dans la formation des langues ont déterminé la nature de celles-ci et de leur principale qualité : celle d'être des moyens d'analyse. Expliquons-nous, ou plutôt expliquons Condillac.
        Le premier langage qui nous soit donné est le langage d'action, composé des gestes, des mouvements du visage et des accents inarticulés[47]. Il est une suite naturelle de la conformation des organes[48]. Ici il est juste de faire remarquer qu'en posant en principe la nécessité d'exposer et d'expliquer le langage — considéré sous un certain point de vue — d'après la constitution des organes humains qui le réalisent, Condillac introduisait une idée nouvelle, et féconde. Sans doute d'autres grammairiens avaient déjà fait une espèce de phonologie et un classement des lettres ou des sons d'après l'anatomie de la bouche et de l'appareil vocal, mais l'idée n'avait pas été érigée en principe d'explication. Puisque le langage est une suite de la conformation de nos organes, c'est la nature qui nous a imposé les premiers signes, mais ce faisant elle nous a donné les moyens d'en imaginer d'autres. Ce moyen d'enrichissement du langage est appelé analogie[49]. D'autre part l'homme est également conformé naturellement pour parler le langage des sons articulés. Là encore la nature va guider nos premiers pas, en nous
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imposant nos premiers sons. Comme toutes nos idées viennent des sensations, les mots, qui expriment des idées, devront «peindre» l'apparence sensible des choses perçues, c'est-à-dire être une image de l'objet, transposée sur le plan phonique. «En parlant le langage d'action, dit Condillac, on s'était fait une habitude de représenter les choses par des images sensibles : on aura donc essayé de tracer de pareilles images avec des mots. Il a été aussi facile que naturel d'imiter tous les objets qui font quelque bruit. Pour peindre les autres... l'analogie de l'ouïe avec les autres sens..., et de la douceur et de la dureté des syllabes avec les couleurs etc.. [offraient des moyens suffisants]»[50]. Une telle théorie, voulant voir dans la forme phonique des mots une nécessité imposée par la nature, fait sourire aujourd'hui, parce qu'un des premiers soucis, légitimes, de la linguistique a été de séparer nettement le langage humain du langage animal et que pour ce faire il était indispensable d'introduire la notion de «conventionnel», et d'intelligence du signe. Je voudrais pouvoir montrer qu'il n'y a «signe» véritable qu'à partir du moment où le mot n'a plus avec la chose signifiée aucun autre rapport qu'un rapport de fait, non de nature ou de nécessité ; et que cela définit la «convention». Mais les limites de mon sujet seraient débordées. Ce que je dois montrer c’est qu'une telle conception était liée au système philosophique général de Condillac. Un système qui ne distingue pas l'image de l'idée ne peut pas non plus accorder au mot valeur de signe, car le mot étant lui-même objet
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sensible (puisqu'il fait impression sur l'ouïe) il y aurait pour chaque mot à la fois l'idée du mot et l'idée de la chose. Il est donc nécessaire que le mot soit la reproduction — plus ou moins artificielle — de l'image auditive de l'objet. Gomme les premiers mots — car l'analogie viendra enrichir le vocabulaire — sont déterminés par la nature, ils se sont imposés de la même manière à tous les hommes, à l'origine. Cela implique donc l'existence d'une langue primitive. Et de fait Condillac en parle[51]. Après quoi Condillac examine comment la langue est constituée en système. Il revient alors à une théorie purement logique, digne de Port-Royal. «Puisque les mots sont les signes de nos idées, il faut que le système des langues soit formé sur celui de nos connaissances. Les langues par conséquent n'ont des mots de différentes espèces que parce que nos idées appartiennent à des classes différentes ; et elles n'ont de moyen pour lier les mots que parce que nous ne pensons qu'autant que nous lions nos idées»[52]. Mais si la langue n'est envisagée que par rapport avec la pensée qui en est en quelque sorte le fonds, si plus loin, la proposition et les parties qui la composent n'auront d'autre définition que logique[53], si par là donc la Grammaire de Condillac est encore inspirée des principes de Port-Royal, le rôle que joue la langue à l'égard de la pensée est présenté d'une! façon originale, en relation immédiate d'ailleurs avec la psychologie générale de Condillac : il ne faut pas dire que le discours est analytique parce que la pensée est elle-
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même analytique ; mais le discours, parce qu'il est analytique nécessairement, permet de décomposer ana lytiquement la pensée. Celle-ci serait une et indivi sible si le langage, par la nécessité où il est de «se dérouler», c'est-à-dire de se diviser en parties, ne per mettait de distinguer des parties dans cette pensée elle- même : «si toutes les idées qui composent une pensée sont simultanées dans l'esprit elles sont successives dans le discours : ce sont donc les langues qui nous fournissent les moyens d'analyser nos pensées»[54].
 Et ce sont les signes artificiels, avec leurs liaisons, leur
 entraînement et même simplement leur succession qui réalisent cette analyse. «On appelle grammaire la science qui enseigne les principes et les règles de cette méthode analytique»[55]. Le mot «méthode» est très important, Condillac y insiste : «En un mot les langues
 ne sont que des méthodes et les méthodes ne sont que des langues»[56]. Ce dernier jugement, qui n'est
 qu'une autre forme de la fameuse formule «les sciences
 sont des langues bien faites» est lui aussi très caractéristique de la philosophie du XVIIIe siècle : ainsi pour des «penseurs», se nourrissant de spéculations abs
traites et vides, la langue n'est qu'un outil pour disséquer leur pensée, pour en découvrir les modalités, pour l'examiner sous toutes ses faces. Leur habitude, leur manie pourrait-on dire, de considérer toujours l'homme individuel, métaphysiquement et arbitrairement séparé de toute société, les amène à regarder la pensée individuelle se repliant et réfléchissant sans
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cesse sur elle-même comme la seule réalité intéressante au monde ; et à oublier que pour dix philosophes qui raisonnent et utilisent la langue pour analyser leur pensée, il y a des dizaines de millions d'hommes qui l'emploient à acheter, à vendre, à persuader, à discuter, à travailler, bref à vivre en société. Il fallut attendre que, par un détour assez long d'ailleurs, la langue fut enfin aperçue comme un des facteurs de la vie sociale, pour que les langues fussent étudiées comme des langues, et non comme des méthodes. Mais cela sera éclairé à la fin de cet essai. Plusieurs livres qui eurent du retentissement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui traitaient du langage sous un point de vue en apparence tout nouveau, étaient en fait, dans leurs principes, en étroits rapports avec les théories empiristes ; et de nombreux philosophes, comme Voltaire et Maupertuis qui parlèrent plus ou moins incidemment du langage étaient, comme on le verra, influencés par la philosophie de Condillac. L'Encyclopédie elle-même, qui ne représente d'ailleurs à mes yeux une unité de doctrine qu'autant qu'un individu, tel d'Alembert, se charge (à ses risques et périls, si j'ose dire) de dégager une idée d'ensemble et une communauté générale de vues, l'Encyclopédie donc, se montre attachée aux théories empiristes. Ainsi d'Alembert dans le discours préliminaire exprime une idée que Condillac nous a rendue familière : «le premier pas que nous ayons à faire est d'examiner, qu'on nous permette ce terme, la généalogie et la filiation de nos connaissances ; les causes qui ont dû les faire naître et les caractères qui les distinguent, en un mot de remonter jusqu'à l'origine et à la génération de nos
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idées». D'ailleurs les articles de l'Encyclopédie trai tant du langage étaient pour la plupart des extraits de Grammaire Générale ; on pouvait s'y attendre puisque leurs auteurs étaient des grammairiens comme Duclos, dont nous avons déjà parlé, Du Marsais, éga lement cité, auteur du mot «Article» et du mot «Cons truction», etc., etc. Il y eut aussi comme collabora teur Turgot qui fit l'article «Etymologie», mais nous en parlerons en un chapitre suivant.
        En 1755, paraissent les «Réflexions philosophiques sur l'Origine des Langues et la signification des mots» par Maupertuis. L'œuvre était déjà connue et avait même été imprimée quelques années auparavant, mais à tirage très limité. Les idées de Maupertuis sont loin d'être originales, mais par contre les prétentions à la philosophie sont évidentes. Lui aussi ne s'intéresse aux langues qu'autant qu'elles sont susceptibles de renseigner sur l'esprit humain. Il est disciple de Condillac en ce sens qu'il croit à la génération des idées à partir de la sensation, et que les langues sont considérées encore comme des méthodes analytiques. «On peut retrouver dans la construction des langues des vestiges des premiers pas qu'a faits l'esprit humain. Peut-être sur cela les jargons des peuples les plus sauvages pour raient, nous être plus utiles que les langues des nations les plus exercées dans l'aride parler et nous apprendraient mieux l'histoire de notre esprit». Et ailleurs : «les signes par lesquels les hommes ont désigné leurs premières idées ont tant d'influence sur toutes nos connaissances que je crois que des recherches sur l'origine des langues et sur la manière dont elles se sont formées peuvent être aussi utiles dans l'étude de la
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philosophie». On voit que, comme tant d'autres au XVIIIe siècle, Maupertuis est intéressé par les questions d'origine. Mais le seul point de vue auquel il se place pour étudier les langues, et que j'ai déjà critiqué chez Condillac lui interdisait d'établir une véritable théorie du langage. Il en est de même pour Voltaire qui n'avait pas manqué de «toucher» incidemment aux questions de langage au cours de sa vie ; et qui, en 1764, réunissant dans son «Dictionnaire philosophique». des articles de toute sorte et de toute origine, y inséra aux mots «Alphabet» et «Langues» diverses réflexions malheureusement non coordonnées. Aussi, par rectitude naturelle de jugement, il ne manqua pas d'émettre bon nombre d'idées qui devaient être reconnues plus tard pour vraies ; ce sont, pour la plupart, comme on pouvait s'y attendre de la part de Voltaire, des réactions contre les préjugés de son temps. Ainsi à l'article «Alphabet» il démontre qu'il n'y eut jamais de langue primitive dont toutes les autres soient dérivées. Or on sait que, par cette opinion, il se séparait de la majorité des théoriciens contemporains. A l'article «Langues» il écrit : «Il n'y a point de langue mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres. Mais on a donné le nom de langues mères à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue mère par rapport à l'italien, à l'espagnol, au français». Est-ce voir dans cette affirmation plus qu'il n'y a, que d'y trouver déjà une notion, plus ou moins précise, de la «continuité historique» des langues, qui seule comme on sait définit la parenté des langues dans la linguistique moderne. Dans tous les cas, il appartenait
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au créateur de la véritable méthode historique, à celui qui le premier avait fait prévaloir l'histoire des mœurs, des institutions, bref l'histoire sociale sur l'histoire politique, de reconnaître le premier la véritable nature des langues et de les considérer comme des réalités sociales. C'est dans l'article «Langues» du Dictionnaire philosophique que Voltaire a écrit cette phrase admirable : «La plus ancienne langue connue doit être celle de la nation rassemblée le plus anciennement en corps de peuple». Mais à côté de ces vues originales, Voltaire émet des théories qui ne le montrent que trop attaché par certains points à la philosophie de son siècle. Lui aussi se montre «métaphysique» dans le sens que. j'ai déjà défini. Il écrit par exemple : «C'est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu'on s'en aperçût... Comme jamais il n'y eut d'assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n'a pu parvenir à un plan absolument régulier». Dans cet «instinct commun à tous les hommes» comment ne pas reconnaître une de ces «qualités abstraites» de l'esprit humain, comme la Mémoire, l'Imagination etc., facultés quasi-personnifiées et dont l'étude d'ensemble constituait alors toute la psychologie. Au surplus Voltaire se montre aussi «sensualiste» que Condillac lui-même quand il dit : «Tous les mots dans toutes les langues possibles sont nécessairement l'image des sensations. Les hommes n'ont pu jamais exprimer que ce qu'ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore : partout l'esprit voit, le cœur brûle, l'âme est éclairée... Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues aussi
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bien que toutes nos idées»[57]. Mais il est au moins une raison entre beaucoup d'autres qui empêche de s'attarder sur Voltaire : c'est qu'il n'a pas réuni en système ses observations et ses réflexions sur le langage. Il n'a pas fait, il n'a sans doute jamais eu pour lui-même une «théorie du langage».
        C'est tout le contraire en ce qui concerne le Président de Brosses, auteur du «Traité de la formation mécanique des langues» paru en 1765. La première chose qui frappe dans ce livre, c'est la liaison des diverses parties. Tout se tient, parce que le principe d'explication est identique tout au long de l'ouvrage : le langage étant une «matière» réelle (qui ne fait d'ailleurs que représenter la réalité spirituelle), cette matière doit être soumise strictement aux lois physiques et mécaniques : la nature des causes doit déterminer la nature des effets : «mes premières observations, dit l'auteur, sont fondées sur les principes physiques des choses, telles que la nature les a faites»[58]. Une telle résolution d'appliquer une méthode scientifique au langage reste digne de remarque, vu surtout la date à laquelle le Président de Brosses composa son livre. Sans doute commit-il dès le point de départ une erreur gigantesque en considérant le langage comme un fait uniquement physique au lieu d'y voir une réalité sociale. Mais le but qu'il, se proposait, rendre compte du langage par un enchaînement de causes naturelles, était le signe d'un esprit positif. Le Président de Brosses avait vu qu'«expliquer» des phénomènes ne
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peut avoir d'autre sens que de montrer qu'ils sont entièrement déterminés par l'ensemble de toutes les autres choses, et réduits à du nécessaire : «Le système de la première fabrique du langage humain et de l'imposition des noms aux choses n'est donc pas arbitraire et conventionnel comme on a coutume de se le figurer, mais un vrai système de nécessité déterminée par deux causes : la structure des organes vocaux ; la nature et la propriété des choses réelles qu'on veut nommer». Il y a ainsi dans le Traité une théorie physiologique des sons, déterminés par la nature et la structure des organes vocaux, qui, au moins comme tentative, fait entrevoir la possibilité de constituer une phonétique scientifique. Malheureusement, empiriste comme Condillac qui le cite d'ailleurs avec éloge, le Président de Brosses ne pouvait concevoir que les mots fussent autre chose que des images, des peintures, des reproductions des choses signifiées. La forme des mots lui semblait imposée par la nature des choses, et cela encore satisfaisait son besoin d'explication scientifique : «le choix des articulations qu'on veut faire servir à la fabrique d'un mot, c'est-à-dire au nom d'un objet réel est physiquement déterminé par la nature et par la qualité de l'objet même, de manière à dépeindre l'objet tel qu'il est sans quoi le mot n'en donnerait aucune idée». Lui aussi, et pour les mêmes raisons que Condillac croit à une langue primitive : «il y a donc une première langue, organique, physique et nécessaire, commune à tout le genre humain...» et le système de dérivation qui a donné naissance aux diverses langues particulières, doit lui-même être posé comme plus nécessaire que conventionnel. Il faut donc
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examiner «quelle est la langue primitive et montrer comment elle procède». A partir de là, et par une conséquence aussi importante qu'inattendue de ses principes, le Président de Brosses, jugeant indispensable de déterminer avec rigueur par quel enchaînement de causes les langues se sont différenciées, trace un programme d'études qu'il ne peut lui-même, en l'état actuel des connaissance», qu'amorcer. «Puis on descend à l'examen un peu plus particulier de la formation d'une langue quelconque (à la supposer primordiale) et de son progrès. On examine son enfance, son adolescence, sa maturité ; les causes qui concourent à son accroissement, à sa syntaxe, à sa richesse, puis à son altération, à son déclin, enfin à sa perte... On suit les effets de la dérivation et de la descendance des langues l'une de l'autre. On démêle la suite des altérations successives que subissent les termes dans le son, dans le sens, dans la figure». C'est à des lois générales que le Président de Brosses veut arriver, et il ne manque pas d'en formuler quelques-unes, car elles doivent pouvoir être découvertes rationnellement et abstraitement. Mais s'il ne croit point l'observation indispensable pour les trouver, il lui assigne cependant un rôle de vérification : «il n'y a que le temps, le progrès des connaissances grammaticales, les observations multipliées sur un grand nombre de langages fort disparates qui puissent assurer ou détruire cette théorie d'une manière parfaitement complète». Mais il est clair que dans la pensée du Président de Brosses il y a cette idée : il faudra bien que l'expérience confirme une théorie fondée si rigoureusement sur la nature. Aussi ne faudrait-il pas voir une sorte d'annonce
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de la méthode comparative dans la phrase : «on en viendra un jour à comparer toutes les langues les unes aux autres à mesure qu'elles seront bien connues, à les disposer toutes ensemble et à la fois, sous les yeux dans une forme parallèle». Il ne s'agit là que d'une comparaison pure et simple où des exemples particu liers, en nombre donné, attesteront les principes énon cés plus haut. Car, dès maintenant, «il faut recher cher par l'examen de la nature comment elle procé derait à la formation d'une langue primitive». Et de fait, l'auteur «reconstruit» une langue primitive. Seules, les affinités des langues actuelles «qui sont toutes dérivées» sont à constater par expérience, et c'est pourquoi dans la dernière partie de son livre l'auteur propose l'établissement d'un «archéologue», ou nomenclature universelle de tous les termes de vocabulaire réduits sous un petit nombre de racines. «On trouverait, lit-on, la preuve d'affinités dans ce vocabulaire parallèle, où les langues prennent place non comme ascendantes mais comme collatérales». — En résumé, par suite d'une pétition de principe dès le début, à savoir (et c'est toujours la même) que le langage est la traduction, sur le plan physique, de la pensée universelle. [«Si j'examine la fabrication des mots c'est dans l'espérance qu'elle me découvrira celle des idées et au lecteur intelligent, celle des opinions»], le Président de Brosses finit par être aussi métaphysicien que ses prédécesseurs ; et d'ailleurs s'en glorifie ; «c'est la réunion de la matière grammaticale et de la considération métaphysique qui doit piquer ici la curiosité du lecteur». Comme d'autre part ses explications «scientifiques» ont abouti à des résultats tels que
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cette fameuse «symbolique des sons» qui fait sourire aujourd'hui, le Président de Brosses et la «Formation mécanique des langues» semblent nous ramener aux fantaisies de Platon dans le Cratyle, ou à celles de Varron. Et pourtant sa tentative, comme telle, était intéressante.
        En 1776 paraissait un autre ouvrage : «l'Histoire naturelle de la Parole» par Court de Gébelin, lequel ouvrage semblait annoncer, avec son titre, un essai d'explication du langage analogue à celui du Président de Brosses. Et de fait les deux livres auraient été com posés par le même auteur qu'ils ne pourraient avoir plus de ressemblance. Pour Court de Gébelin comme pour le Présiéent de Brosses le langage n'a pas été inventé, il est «naturel». Il faut entendre cela en deux sens : d'abord que l'homme ayant été doué de la fa culté de parler par Dieu tout puissant, l'exercice de la parole lui est aussi naturel que penser ou vivre ; en suite que les objets extérieurs déterminent nécessaire ment la forme des mots : «ce ne sont pas les hommes qui ont formé ces sons et ces rapports. C'est Dieu qui fit de l'homme un être parlant. Puis les organes et les premiers éléments une fois donnés, l'homme n'eut plus qu"à les combiner entre eux. La parole est une faculté aussi simple que les autres, son exercice aussi naturel, le besoin en est aussi grand. Demander quelle fut l'origine de la parole c'est demander quand l'homme commença de voir, d'entendre, de marcher». Remarquons que nous en sommes toujours à l'homme défini par un certain nombre de qualités abstraites. D'autre part : «si l'on eut quelque motif pour imposer à un objet un nom plutôt qu'un autre, ce motif fut né-
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cessairement le rapport que l'on voyait entre ce nom et l'objet qu'on voulait nommer. Il n'est aucun objet qui n'ait un rapport plus ou moins étroit avec les sons vocaux et qui ne puisse être peint par ces sons». — Si le Président de Brosses avait conclu à une «symbolique des sons», Court de Gébelin établit une symbolique des syllabes : «chacun des sons produits par l’élément vocal a des qualités qui lui sont propres et ne saurait peindre qu'une certaine classe d'êtres... La première langue n'est composée que de monosyllabes pris dans la nature, peignant des objets physiques et source de tous les mots». Car, bien entendu, Court de Gébelin croit à la langue primitive, et lui aussi admet l'expérience pour vérification et contrôle de ses théories ; mais on voit clairement qu'il croit cependant celles-ci assez justifiées par la méthode naturelle qu'il a suivie pour les élaborer. «Que toutes les langues ne soient que les dialectes d'une seule, c'est ce qui se démontre par les rapports primitifs de toutes les langues, preuve de fait au-dessus de tout doute, et parce que la langue primitive puisée dans la nature ne put jamais s'anéantir en aucun lieu et qu'elle dut se transmettre nécessairement à toutes les générations, la comparaison du plus grand nombre possible de langues peut seule conduire à la langue primitive et à la vraie étymologie de chaque mot». Ainsi le principe de déduction est à la fois mis en première place, et méprisé d'autre part puisqu'à côté de l'expérience, on pose la reconstruction rationnelle de ce qu'a pu être la langue primitive comme étant parfaitement légitime. C'est un curieux mélange de deux tendances qui coexistaient au XVIIIe siècle : la religion des «faits», et l'ex-
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plication métaphysique. Pour le reste, Court de Gébelin se montre digne des autres auteurs de Grammaire générale : «la grammaire contient les règles nécessaires pour peindre les idées de la manière la plus claire, la plus énergique et la plus rapide... La Grammaire universelle est immuable comme la nature dont elle est la copie». Dans l'ensemble de ses théories Court de Gébelin apparaît, bien plus que le Président de Brosses, comme un parfait représentant de tous les préjugés de son siècle concernant le langage, et son œuvre montre mieux que toute autre à quelles spéculations abstraites, à quels raisonnements vides (alors qu'ils s'appliquaient pourtant à un des facteurs les plus réels, les plus essentiels de la vie des hommes : les langues), conduisait le manque de la notion de «social».
        Destutt de Tracy est un disciple direct et avoué de Condillac. Dans son principal ouvrage : «Eléments d'Idéologie»[59] il est amené à émettre une théorie du langage parce que selon lui l'«expression» de nos idées est intermédiaire entre leur «formation» et leur «déduction», ces trois moments successifs déterminant trois parties dans son ouvrage, et selon le même ordre, naturellement. Il examine d'abord les rapports statiques du langage et de la pensée, et ce qu'il dit pourrait trouver sa place dans un traité de psychologie ; car c'est bien plutôt de la psychologie que de la linguistique. Destutt de Tracy reprend donc une des grandes idées de Condillac, laquelle se rattachait d'ailleurs à la philosophie de Locke et de Gassendi, à savoir que le langage est un instrument
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qui n'est pas moins nécessaire pour penser que pour communiquer nos pensées. «Nous sommes faits de ma nière, dit de Tracy, que quand nous avons une idée, si nous ne la revêtons pas promptement d'un signe sen sible elle nous échappe bientôt et nous ne pouvons ni nous la rappeler à volonté, ni la fixer dans notre pen sée de façon à la développer, à la décomposer, à en faire le sujet d'une réflexion approfondie ; ainsi, les signes sensibles dont nos idées sont toutes revêtues nous sont très nécessaires pour les élaborer, pour les combiner, pour en former différents groupes qui sont autant d'idées nouvelles, par conséquent ils influent beaucoup sur les opérations de notre intelligence». On voit qu'il s'agit ici, avant tout, d'une philosophie des signes, non d'une philosophie, du langage. A dire vrai, aujourd'hui même, les rapports du langage, fait social, avec la pensée pure, fait universel, sont encore fort mal établis : on répugne encore à ne voir dans les langues qu'une institution, et rien qu'une institution, grâce à laquelle les hommes vivent en société. Par leur nature et parce qu'elles supposent implicitement une relation conventionnelle entre le mot et la chose désignée, autrement dit parce qu'elles sont, d'un certain côté, des «systèmes de signes» les langues se trouvent être d'excellents instruments pour penser. Mais l'essence des langues doit être définie indépendamment de la pensée[60]. — Quoi qu'il en soit, Destutt de Tracy, après avoir parlé des signes de nos idées cherche à découvrir l'origine de ces signes. Il nie qu'il ait pu y avoir convention au début, puisque «pour faire cette
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convention il faut déjà s'entendre, c'est-à-dire s'être communiqué des idées». Ainsi on est obligé d'admettre que «nos idées n'auraient jamais eu des signes conventionnels, si elles n'en avaient pas eu auparavant de nécessaires». Mais, selon de Tracy, les signes sont déterminés non par la nature des choses que l'on veut désigner (comme chez Condillac ou de Brosses), mais par la relation constante qui existe entre nos actions et notre pensée ou nos sentiments. «Par cela seul que nos actions sont les effets de ce qui se passe dans notre pensée elles en sont les signes. Par exemple étendre la main pour repousser ou attendre ; cris de joie, de douleur, de crainte. Ces mouvements et ces cris sont les signes nécessaires des sentiments qui les causent et ils les manifestent inévitablement à I'homme qui les aperçoit et qui éprouve que de telle choses se passent en lui quand il ressent de pareilles affections». Destutt de Tracy ne se dissimule pas que le langage humain n'est nullement défini par là, s'il n'y a vraiment langage que lorsque l'homme, ayant dompté son état émotionnel (dont le cri ou le geste font à proprement parler partie) a réussi à séparer complètement le son de la chose signifiée. Il ajoute donc justement : «les animaux même les mieux organisés n'ajoutent presque aucune convention expresse à ce langage naturel et nécessaire. L'homme au contraire en a fait la base de nombreux systèmes conventionnels, dont il faut rechercher l'origine si l'on veut connaître les opérations successives de notre esprit auxquelles ces systèmes de signes sont dus et la réaction proportionnelle de ces signes sur ces mêmes opérations». Le langage d'action est donc le premier, et c'est un langage affectif puis-
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qu'il traduit des sentiments au lieu de représenter des objets. Il ne cesse d'ailleurs d'être employé, même lorsque le langage artificiel est d'usage courant, et sou vent «nous nous aidons de gestes, lorsque ceux-ci ne suppléent pas, comme il arrive parfois, complètement à la parole». Le langage artificiel a prévalu sous la forme de sons, parce que «les signes vocaux sont sus ceptibles d'un nombre infiniment plus grand de va riétés et de nuances fines et délicates». Cette étude des causes pour lesquelles le signe vocal devait prévaloir sur les autres est un préliminaire général à la linguis tique, qui se justifie parfaitement. Elle aurait pu ser vir la gloire de Destutt de Tracy si elle avait été bien faite ; il faut sans doute avouer qu'elle n'est pas encore faite méthodiquement aujourd'hui. On devrait montrer comment le cri a l'avantage sur le geste de pouvoir servir la nuit ; d'être perceptible à peu près de la même façon, par des hommes disposés en cercle autour de celui qui parle ; d'attirer l'attention au lieu de la supposer ; de permettre d'agir en même temps, au lieu d'avoir les membres occupés à faire des signes, etc., etc. Chez Destutt de Tracy la question est très mal examinée et surtout il manque complètement l'idée quand il dit que les signes vocaux sont préférables parce que «ils sont plus immédiatement l'expression de l'affection éprouvée».
        En somme, il ne répugne pas à considérer la faculté d'émotion de l'homme comme le principe même de tout langage. Nos troubles corporels aboutissent à des cris, et ces cris constituent la forme première des langues. Ainsi Destutt de Tracy expose une théorie du langage qui n'est au fond que la reconstitution de la
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formation des langues, ou : «comment nos cris naturels deviennent-ils une langue ?» Si le premier cri traduit simplement un état affectif, il est souvent nécessaire d'expliquer quel est l'objet qui a produit cet état. Aussi, le mot original étant une interjection, on lui adjoint «un autre cri pour indiquer plus spécialement l'objet qui nous occupe». Ces noms deviennent des sujets possibles de nouvelles propositions, ce sont les substantifs. Grâce au substantif, le premier cri devient verbe, c'est-à-dire qu'il «exprime l'attribut de la proposition, ce qui est l'essence du verbe». On voit que Destutt de Tracy, lui non plus, ne peut sortir des explications logiques. La formation des temps et des modes du verbe est de même expliquée par la nécessité d'exprimer ces notions, comme si d'une part ces notions étaient toutes naturelles et d'autre part qu'il suffit d'avoir à les exprimer pour que des formes particulières de sons, c'est-à-dire des réalités morphologiques fussent inventées et créées. En fait, en morphologie plus que partout ailleurs on s'aperçoit que les questions d'origine peuvent parfaitement être abandonnées, et que la réponse qu'on pourrait leur faire n'interviendrait pas dans la théorie objective des phénomènes étudiés. De même qu'il y a une anatomie et une physiologie humaines qui se sont constituées en sciences sans s'inquiéter le moins du monde des conditions d'apparition de l'homme sur la terre, de même il doit y avoir une étude positive des langues qui laisse de côté la question de savoir comment est né le langage en général ou comment s'est formée la langue type, ou la langue primitive comme on voudra dire. Au lieu d'examiner : «comment, par quels moyens,
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selon quel ordre les langues se sont-elles formées ?» il fallait d'abord étudier : «de quoi est faite une langue ?» Cela ne devait nullement empêcher de considérer les langues au point de vue de leurs transformations et de leur évolution : car la «diachronie», loin de viser à reconstituer une langue antérieure qui aurait été créée de toutes pièces, pose au contraire que «toute langue n'est que la forme, aussi modifiée soit-elle, d'une autre langue parlée antérieurement», et même érige cette loi en principe d'explication universel, permanent, et indéfini. On pourrait presque dire qu'on remontera sans cesse dans le passé sans jamais se rapprocher de l'origine ; du moins pour ce qui est de définir la «méthode».
        Quoi qu'il en soit, les théories de Condillac et de Destutt de Tracy étaient encore fort à la mode en 1815, au moment de la Restauration. La réaction politique ne pouvait manquer d'amener une réaction philosophique et littéraire. Le Vicomte de Bonald, qui avait été officier des mousquetaires sous Louis XV, fut un des champions de la lutte engagée par les catholiques contre les idées politiques, ou même purement philosophiques du XVIIIe siècle. Son ouvrage principal, en cette voie, s'appelle «Recherches philosophiques sur les preniiers objets de nos connaissances morales». Il parut en 1818, et le chapitre II traite de l'origine du langage. Les langues ne sont même point envisagées ; il ne s'agit uniquement que du langage «moyen d'expression», et en particulier de son origine. Spécialement dirigé contre Condillac, qui y est nommément attaqué, l'ouvrage de De Bonald utilise cependant le même genre de raisonnement. La thèse est simple :
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«le langage n'a pu être inventé ni par l'homme, ni par les hommes ; la vie en société implique l'existence du langage, et la société a existé de tout temps. L'homme insocial est une abstraction des métaphysiciens du XVIIIe siècle. Le langage est nécessairement un don de Dieu». Le plus remarquable est qu'une telle théorie, qui pourrait paraître un recul sur les doctrines précédentes à cause de la réapparition de Dieu dans l'explication des phénomènes, est en fait, au moins dans sa partie négative et destructive, un progrès sur le XVIIIe siècle. Contrairement à Condillac, de Bonald ne considère pas le langage, d'abord comme un système analytique de la pensée, mais avant tout comme un fait social. «Le langage est un moyen nécessaire de la société»[61], «le mouvement n'est pas plus nécessaire à la vie de l'homme que la parole à la formation et à la conservation de la société»[62]. Sans doute de Bonald prend pour point de départ la liaison essentielle du langage et de nos pensées : «nous avons déjà dit le rapport nécessaire de la pensée et de la parole..., l'homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole». Mais le fonds de sa théorie c'est de démontrer que le langage, nécessaire pour que la société existe, n'a pu être inventé par la société, donc par l'homme non plus, car l'homme a toujours été société. Ainsi, par cette façon de considérer le langage comme un fait inséparable de la vie sociale, de Bonald marque un progrès sur les différentes théories que nous venons d'étudier : «loin que la société ait pu former le lan-
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gage, le langage, expression de la société, a dû nécessairement être, dès le commencement, complet et fini comme la société»[63]. Il est vrai qu'à partir de là, de Bonald entre en des conclusions qui n'ont plus rien avoir avec la déduction scientifique. Le langage étant inné sinon dans l'individu, du moins dans l'espèce, il doit donc être universel en un sens : «le langage est partout le même quoique les idiomes soient différents». De Bonald croit à la langue primitive, et considère que «les affinités récemment découvertes entre les langues usitées chez des peuples très éloignés..., telles que le persan, le teuton, le Scandinave, l'indien, l'hébreu, le grec, le latin, etc.» viennent à l'appui de la croyance à cette langue primitive. Mais encore une fois, en combattant la théorie de l'invention du langage, en disant : «dans l'état de pure nature, état brut et insocial, l'institution des langues n'était ni nécessaire ni possible. Elle était indispensable pour la société, et l'homme qui n'a pu naître ni vivre hors de la société a toujours parlé ou il n'aurait jamais parlé»[64], de Bonald propose de considérer les langues comme des «faits», et en somme de ne pas perdre son temps à essayer de découvrir leur origine. Dire que Dieu a donné la parole à l'homme ou dire que les questions d'origine du langage ne sont pas du ressort de la science, cela équivaut, presque au même. Je sais bien qu'aujourd'hui certains savants attendent beaucoup de l’histoire primitive de l'humanité pour expliquer l'origine de l'homme et des sociétés humaines ; mais
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j'avoue que je suis aussi sceptique qu'on peut l'être. Outre qu'elles me semblent manquer complètement d'intérêt, les questions d'origine, en quelque domaine que ce soit m'apparaissent comme des antinomies de la raison, qui conduisent à méconnaître le sens de la méthode des sciences positives.

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        CHAPITRE V

         Les indépendants : Rousseau, Turgot, Leibniz, Volney

        Je m'explique sur le titre donné au chapitre. J'entends par «indépendants» des hommes dont la pensée est trop originale pour être rattachée aux mouvements généraux d'idées qui caractérisent leur époque. Ce sont toujours des gens qui «ne sont pas de leur siècle». Pour autant que l'histoire doit chercher à expliquer (dans la mesure du possible) les actions et même les pensées des hommes par l'ensemble des événements extérieurs, donc à poser que tous les hommes qui seront placés dans les mêmes conditions agiront et penseront de la même façon ou du moins dans le même sens, les individus qui échappent à ces courants généraux que tout historien s'ingénie à discerner, et que j'ai moi-même distingués au XVIIIe siècle dans la multitude des théories du langage ; ces individus, ces indépendants déroutent l'historien qui a des idées toutes faites. Mais d'un autre côté, ces gens dont la pensée ne se laisse réduire qu'à une demi explication par l'influence collective, qui ont leurs idées à eux, sont des témoignages réconfortants de l'indépendance de la pensée individuelle. Et voilà pourquoi les quatre auteurs que je vais maintenant examiner sont sans doute les plus intéressants de tous. Mais seules des
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monographies — si tant est qu'on veuille malgré tout les expliquer — pourraient rendre compte de l'originalité de leurs conceptions. Elles dépasseraient le cadre de mon essai.

         J.-J. ROUSSEAU

         Essai sur l'origine des langues (posthume).

        Le premier titre était : «Essai sur le principe de la mélodie». Il permet de préciser le point de vue auquel se place Rousseau en considérant les langues : c'est en somme le même auquel il s'était placé dans le «discours sur l'origine de l'inégalité» et dans le «Contrat Social». Si la société a corrompu l'homme, elle a aussi corrompu les langues. Celles-ci étaient nées du besoin naturel de communiquer, non nos idées, mais nos passions. Elles répondaient ainsi au charme des premiers âges, où la pureté des sentiments rendait les rapports entre les hommes si agréables et si touchants. C'est la civilisation, en obligeant l'homme à réfléchir au lieu de se confier à son cœur, qui enleva aux langues la «grâce de leur fraîcheur». L'homme qui médite est un animal dépravé, et c'est justement en faisant servir la langue à ses méditations qu'il l'a rendue sèche et froide. C'est là l'idée essentielle de Rousseau. Pour la développer, il fut amené à donner une théorie de l'origine du langage qui est d'ailleurs tout aussi cohérente que beaucoup d'autres que nous avons vues précédemment. «On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. La première invention de la parole ne vient pas des besoins car l'effet naturel des premiers besoins n'est pas de rapprocher, mais d'écarter les hommes. Ce sont les besoins moraux, les passions qui sont à
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l'origine des langues»[65]. Et les signes employés furent vocaux plutôt que visuels parce que «si les signes visibles rendent l'imitation plus exacte, l'intérêt s'excite mieux par les sons»[66]. Cette théorie n'est pas sans analogie avec celle de Destutt de Tracy qui, on l'a vu, déclarait que les premiers mots avaient peint des sentiments et non représenté des objets. Les premières langues furent donc des «langues de poètes, non des langues de géomètres». Par là Rousseau émet une idée importante, à savoir que les langues n'ont jamais été faites en vue de la pensée, de la réflexion, de la science. La langue tient d'abord à la vie, dans le sens le plus large du mot, avant de servir à la spéculation. Et il est indéniable que les «passions» dont parle Rousseau, sont plus près de la vie, que de la pensée. Plus loin d'ailleurs Rousseau s'oppose directement aux auteurs de Grammaire générale : «le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marché didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique ni de raisonné. Elles sont vives et figurées»[67]. Par le fait même que les hommes cherchèrent d'abord à traduire leurs sentiments, «le premier langage fut figuré, les premières expressions furent des tropes». — Au début les sons devaient se différencier surtout par l'accent, alors que les différences d'articulation trahissent la marche d'une langue vers la logique et le rationnel — Rousseau expose ensuite une véritable théorie des climats
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appliquée aux langues, et rendant compte des différences des langues du Midi et de celles du Nord. L'idée est loin d'être négligeable mais on pense bien que Rousseau n'en a tiré que des conclusions toutes générales, et très hypothétiques, représentant les langues du Midi comme «filles du plaisir, nées de la vivacité des passions agréables», possibles seulement en un climat doux et sur une terre fertile. Les langues du Nord sont au contraire «tristes filles de la nécessité», parce qu'on «n'avait rien à faire sentir, tout à faire entendre». Enfin, le dernier chapitre de l'Essai, traite du «Rapport des langues au gouvernement». La réalité sociale des langues y est bien vue, puisqu'on y lit que sous une république «où la persuasion tient lieu de force publique et où l'éloquence est nécessaire» la langue ne peut se maintenir dans le même état que sous un roi» où il n'y a besoin ni d'art ni de figure pour dire «tel est mon plaisir»[68]. C'est là une idée des plus importantes, certainement la plus féconde de Rousseau et la plus avancée, puisqu'il a fallu attendre les toutes dernières années pour que la linguistique s'intéresse de nouveau à ce problème. «Il faudra déterminer, dit M. Meillet[69], à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée et comment d'une manière générale les changements de structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique». Sans doute, chez Rousseau, n'est-ce là qu'une idée isolée, et dont lui-même n'apercevait vraisemblablement pas la portée puis-
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qu'elle ne faisait pas partie d'un système, mais ne suffit-elle pas à le faire classer parmi les «indépendants» et ne prouve-t-elle pas précisément son génie ?

         TURGOT

         Discours sur l'histoire universelle [deuxième partie).

         Réflexions sur les langues

         Article «Etymologie» de l'encyclopédie.

        Turgot qui devait se rendre célèbre plus tard par des idées si originales dans le domaine de l'économie politique, s'était très sérieusement adonné dans sa jeunesse aux recherches grammaticales et intéressé à tout ce qui touchait le langage. Beaucoup plus que Rousseau il eut des idées neuves et hardies en cette matière, à côté, il est vrai, de concessions inattendues aux erreurs de son siècle. Mais le Turgot qui se proposait de faire, lui aussi, une Grammaire générale [«je commencerai par rechercher l'origine et le commencement des langues ; j'essaierai de suivre la marche des idées qui a présidé à leur formation et à leurs progrès et je m'efforcerai de découvrir les principes de la grammaire générale qui les règle toutes»], ce Turgot là ne nous intéresse pas ici, parce qu'en cela il ne mérite, pas le nom d’«indépendant», Non plus le Turgot qui déclare que «les premiers signes portaient avec eux leur interprétation, autrement on ne les aurait point entendus ; les onomatopées furent nombreux au début», car le Président de Brosses en avait déjà dit autant. Mais par contre la théorie de l'étymo-
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logie est pleine d'idées justes : l'étymologie doit servir, en recherchant les origines d'une langue en particulier et en comparant toutes celles qui sont issues d'un même idiome antérieur, à faire l'analyse de diverses langues, c'est-à-dire à connaître le système complet de cette langue, de ses radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles etc. De là, les langues pouvant alors être facilement comparées entre elles, on peut passer, mais seulement après «ces préliminaires indispensables» à une théorie générale de la parole et de la marche de l'esprit humain dans la formation et les progrès du langage. Grâce à ces exemples divers, on pourra déterminer quels sont, pour la langue, les «principes de variation à l'intérieur d'elle-même», c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui les «changements spontanés». Question méthode, Turgot avait vu que les langues devaient être étudiées scientifiquement : «dans notre siècle la philosophie a renversé les barrières qui faisaient de chaque science comme un état séparé, indépendant à l'égard des autres. On s'est aperçu que la formation et la dérivation des mots, les changements insensibles, les mélanges, les progrès et la corruption des langues étaient de véritables phénomènes déterminés par des causes déterminées et dès lors un objet de recherche pour les philosophes»[70]. La conséquence normale de ce jugement, c'est qu'il fallait étudier les langues, seuls faits réels du langage. Turgot n'a pas manqué de le voir: «l'étude des langues, bien faite, serait peut-être la meilleure des logiques. En analysant, en comparant les mots dont
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elles sont composées, en les suivant depuis la formation jusqu'aux différentes significations qu'on leur a depuis attribuées, on suivrait ainsi le fil des idées, on verrait par quels degrés, par quelles nuances les hommes ont passé de l'une à l'autre. Cette espèce de métaphysique expérimentale serait en même temps l'histoire de l'esprit du genre humain»[71]. Sur le «progrès» des langues, Turgot avait encore eu des idées intéressantes : «les idées des premiers hommes furent limitées aux objets sensibles et par conséquent leurs langues furent bornées à les désigner. La foule des idées abstraites et générales, inconnues encore à un grand nombre de peuples a été l'ouvrage du temps et par conséquent ce n'est qu'à la longue qu'on est parvenu à connaître l'art du raisonnement». Turgot, au contraire des Grammairiens de son temps qui supposent toujours la langue immuable, à cause des nécessités logiques qu'elle a à respecter et qui sont elles-mêmes immuables, voit des possibilités de changements, correspondants à des changements dans les états de civilisation, c'est-à-dire dans les formes de pensée. Ainsi, comme il le dit lui-même, la langue deviendra plus abstraite si les pensées, de concrètes, deviennent abstraites. C'est la même idée qu'on peut retrouver aujourd'hui : «la marche du langage vers l'abstraction est liée à un développement de la civilisation[72]... Les langues de sauvages abondent en catégories concrètes et particulières et s'opposent ainsi à nos langues de civilisation où il n'y a plus guère, et de plus en plus, que des catégories abstraites et générales»[73]. De telles
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vues, chez Turgot, n'étaient possibles que parce que, quasi seul en France au XVIIIe siècle, il avait compris la véritable valeur du «signe», et que la relation entre une idée et son moyen d'expression n'est qu'une relation de fait, non de nature ou de nécessité»[74]. Il 
écrit : «les mots n'ont point avec ce qu'ils expriment 
de rapport nécessaire»[75]. Par cette seule phrase Tur
got est plus près que tous les Condillac et Court de
 Gébelin, de la linguistique moderne ; parce qu'une telle remarque, qui encore une fois, définit le «signe», 
est le point de départ de toute théorie générale du lan
gage.

         LEIBNIZ

         Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765).

         Dissertation sur l'origine des nations (1710).

        Leibniz, esprit objectif entre tous, et dont il ne m'appartient pas d'exposer la philosophie, est certainement, et de loin, celui des «indépendants» qui a jugé d'avance le mieux ce qu'on pourrait tirer, en vue d'une théorie générale du langage des observations sur les langues existantes. Grand voyageur, connaissant plusieurs langues étrangères, savant cosmopolite en résumé, il fut certainement amené à porter son attention, par les vicissitudes mêmes de sa vie, sur les différentes langues modernes. Elles constituaient pour lui, qui les apprenait et les pratiquait, les seules réalités par lesquelles se manifestait le langage en général. Les langues
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actuelles se proposaient à lui comme des objets, donc appelaient l'observation, et fournissaient une matière solide, résistante, sur laquelle le langage pouvait être étudié avec soin. Le livre III de ses «Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain», écrits en 1703 mais publiés seulement en 1765 est consacré au langage. Leibniz y parle aussi des rapports du mot et de l'idée, et se montre déjà par là en avance sur les théories de son siècle : «il n'y a aucune connexion naturelle entre certains sons articulés et certaines idées (car en ce cas il n'y aurait qu'une langue parmi les hommes), mais il y eut une institution arbitraire en vertu de laquelle tel mot a été volontairement le signe de telle idée». Il signale aussi l'impossibilité où est l'homme de penser sans parler : «les paroles ne sont pas moins des marques pour nous que des signes pour les autres». Mais la grande idée neuve de Leibniz est de comparer toutes les langues modernes qu'il est possible de bien connaître, d'une part entre elles, d'autre part avec leurs formes anciennes, en tâchant de remonter sans cesse plus haut. «L'étude des langues, dit-il dans la Dissertation sur l'origine des nations, ne doit être dirigée que par les principes des sciences exactes. Pourquoi en effet commencer par l'inconnu plutôt que par le connu ? Il est manifeste que nous devons d'abord étudier les langues modernes qui sont à notre portée afin de les comparer les unes aux autres pour en découvrir les différences et les affinités, passer ensuite aux langues qui les ont précédées afin d'établir leur filiation et leur origine et remonter ainsi de proche en proche jusqu'aux dialectes les plus anciens dont l’analyse nous donnera les seuls résultats certains».
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        «Celui qui écrit une grammaire universelle ferait bien de passer de l'essence des langues à leur existence, et de comparer les grammaires de plusieurs langues ; de même qu'un auteur qui voudrait écrire une jurisprudence universelle tirée de la raison ferait bien d'y joindre des parallèles des lois et des coutumes des peuples, ce qui servirait non seulement dans la pratique mais encore dans la contemplation et donnerait occasion à l'auteur même de s'aviser de plusieurs considérations qui sans cela lui seraient échappées». On ne saurait dire avec plus de netteté qu'il faut remonter des faits jusqu'à la théorie. Sur l'idée plus précise de la parenté et des familles de langues, Leibniz a vu également plus loin que n'importe lequel de ses contemporains, et en particulier le rapprochement des langues germaniques avec le latin et le grec a été signalé par lui pour la première fois : «la langue ou le dialecte de ces anciens Goths est très différente du germanique moderne quoiqu'il y ait le même fonds de langue. L'ancien gaulois était encore plus différent... ; mais l'hibernois en diffère encore davantage et nous fait voir les traces d'un langage britannique, gaulois et germanique encore plus ancien. Cependant ces langues viennent toutes d'une source et peuvent être prises pour des altérations d'une même langue qu'on pourrait appeler la celtique... Et en remontant davantage pour y comprendre les origines tant du celtique que du latin et du grec qui ont beaucoup de racines communes avec les langues germaniques ou celtiques on peut conjecturer que cela vient de l'origine commune de tous ces peuples descendus des Scythes, venus de la mer Noire qui ont passé le Danube et la
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Vistule dont une partie pourrait être allée en Grèce et l'autre aura rempli la Germanie et les Gaules ; ce qui est une suite de l'hypothèse qui fait venir les Euro péens d'Asie». Et pour prouver une telle filiation, Leibniz pensait bien que le premier travail à faire était de recueillir des matériaux en chaque langue afin d'établir des séries correspondantes tant en vocabulaire qu'en morphologie. C'est ainsi que Leibniz est surtout célèbre pour avoir préconisé la création d'un espèce de Recueil polyglotte : «on enregistrera avec le temps et mettra en dictionnaires et grammaires toutes les langues de l'univers et on les comparera entre elles» et dans une lettre du 26 octobre 1713 au czar Pierre le Grand il écrit : «je me suis permis de suggérer que les nombreuses langues jusqu'ici presque entièrement inconnues et non étudiées qui se parlent dans l'empire de votre majesté et sur ses frontières soient mises par écrit ; je voudrais aussi que l'on réunît des dictionnaires ou tout au moins de petits vocabulaires et que l'on se procurât dans ces idiomes des traductions des dix commandements, de l'oraison dominicale, etc..». Mais le plus souvent on ne fait pas assez gloire à Leibniz de l'idée directrice qui selon lui devait présider à ce travail. Sans doute il croit qu'on aboutira à la conclusion d'une langue primitive, mais cette erreur était encore celle de Bopp plus de cent ans après. Sans doute aussi la comparaison n'est pas la méthode comparative, et il ne s'agit pas de voir en Leibniz un précurseur de la grammaire comparée. Mais il indiquait nettement au moins, pour les études sur le langage, une voie où personne ne s'engageait encore. Ainsi qu'il le proposait en 1703, les linguistes
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aujourd'hui «étudient les langues qui se parlent»[76].

         VOLNEY

         Discours sur l'étude philosophique des langues (1820).

        La date à laquelle Volney prononça son discours l'empêche d'être appelé en quoi que ce soit un précurseur. En 1820 un ouvrage essentiel de Bopp était paru, comme on le sait, et la grammaire comparée était déjà portée à l'existence. Mais d'une part Volney représente la «science officielle», toujours plus ou moins rebelle aux innovations ; et à ce point de vue, au milieu des Français de 1820, on peut affirmer sans crainte que Volney faisait presque figure de révolutionnaire en reconnaissant si rapidement tant de valeur à une méthode de recherches qui était loin, disait-on, d'avoir fait ses preuves. Et Volney fait précéder son discours, d'un avertissement où il dit : «... C'est donc sur sa propre responsabilité que l'auteur de ce discours publie aujourd'hui son opinion à laquelle le principal intérêt qu'il attache est d'appeler l'attention des esprits méditatifs sur une branche de connaissances trop peu cultivée en France». Plus loin il parle de «l'inexpérience, permettez-moi de dire, nationale et de l'infériorité des Français, sur ces questions relativement aux Etrangers». Et voilà justement en quoi Volney est un «indépendant» : il apparaît, en toute vérité, comme le premier Français qui ait vu et exposé méthodiquement, alors que la nouvelle discipline était à
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peine constituée, et qu'on s'y adonnait surtout hors de France, ce qu'elle représentait de neuf, de fécond et comment elle laissait loin derrière elle, et définitivement, les spéculations du XVIIIe siècle. Volney est un indépendant parce qu'il expose une telle théorie au moment où, en France, on fait encore des Grammaires générales ; et cinq ans seulement après la fin de la parution des «Eléments d'Idéologie». Volney définit d'abord l'étude philosophique des langues : «j'appelle ainsi toute recherche impartiale tendant à faire connaître ce qui concerne les langues en général, à expliquer comment elles naissent et se forment ; comment elles s'accroissent, s'établissent, s'altèrent et périssent, à montrer leurs affinités ou leurs différences, leur filiation, l'origine même de cette admirable faculté de parler». On voit que Volney s'intéresse encore à la question de l'origine du langage, mais ce n'est pas par là qu'il montre la sagacité de son jugement. Après avoir passé en revue les différentes études concernant le langage chez les grecs, les égyptiens, les juifs, les chrétiens, il montre que l'«étude philosophique» est toute moderne. Elle consiste à poser «l'observation des faits comme préliminaire indispensable à toute théorie» et a eu pour précurseur Leibniz. Trois premiers essais ont été faits dans ce sens depuis Leibniz et selon ses principes: le «Vocabulaire de toutes les langues du Monde», paru en 1786 et dont Catherine II avait tracé le plan de sa propre main ; le «Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes» par l'espagnol Lorenzo Hervas (Madrid, 1800-1806) ; et enfin le fameux «Mithridate ou Science géné-
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rale des Langues» d'Adelung (Berlin, 1806-1816). Volney s'attaque ensuite directement aux grammaires générales : «il ne suffit pas de savoir le grec et le latin pour raisonner sur la philosophie du langage et bâtir de ces théories qu'on appelle Grammaires universelles». Il est vrai que plus loin, après avoir traité l'œuvre de Court de Gébelin de «roman, plutôt que science», il loue le Président de Brosses d'avoir essayé de reconstituer la formation des langues, parce qu'il lui semble «que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre le problème». Mais, en dehors de cette question, et sans avoir d'ailleurs notion de ce qu'est la méthode comparative, il répète, en terminant, que seule l'observation d'un grand nombre de langues pourra conduire à une théorie générale, et que les étrangers sont déjà sur cette voie : «de nombreux matériaux sont déjà réunis, mais il reste encore beaucoup à faire pour en construire un édifice régulier qui présente la théorie et la pratique s'appuyant et s'expliquant réciproquement». Le XIXe siècle était sans doute à peine entrevu, mais au moins le XVIIIe siècle était déjà définitivement abandonné.

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        CHAPITRE VI

         Le sanskrit. Les romanistes.

        De 1800 à 1850 on assiste en France à l'agonie de la Grammaire Générale. Les ouvrages traitant de la matière qui, fastidieusement reproduisaient tous plus ou moins la Grammaire de Port-Royal ou prolongeaient la philosophie périmée du XVIIIe siècle se font de plus en plus rares pour disparaître bientôt tout à fait. Or, cette disparition affecte la forme d'un engloutissement, d'une submersion. La Grammaire Générale n'est pas morte de sa belle mort ; je veux dire que ce n'est pas elle-même qui s’est avérée insuffisante, ce n’est pas une critique scientifique s'exerçant précisément sur elle qui en a montré les lacunes et les erreurs. C'est un vaste, un immense mouvement d'études et de recherches nouvelles, déjà appelées linguistiques, et dirigées vers des objets et selon des méthodes inconnus jusqu'alors qui draina à lui et accapara tout l'intérêt, toutes les ardeurs, tous les enthousiasmes de ceux — étudiants, chercheurs, curieux, savants — que pouvaient intéresser non seulement le langage dans son sens le plus vaste et le plus général mais l'histoire des anciens peuples, des anciennes religions, des anciennes civilisations. Grâce à cet «esprit historique» dont j'ai déjà parlé les diverses sciences se
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donnaient la main pour fouiller le secret des époques les plus reculées et contribuer chacune pour leur part à cette «résurrection du passé», selon l'admirable mot de Michelet. La connaissance des langues qui avaient été parlées, aux temps les plus anciens, dans cette Asie et cet Orient merveilleux qui apparaissaient de plus en plus chaque jour comme ayant été le véritable «berceau de nos civilisations occidentales», se démontrait primordiale. — Etudier le sanskrit c'était contribuer à faire l'histoire de siècles jusqu'ici engloutis dans la nuit des temps, siècles où l'on savait qu'avait régné une civilisation extrêmement brillante. Etablir la parenté du sanskrit, du grec, et du latin, donc du français etc., c'était, pouvait-on croire, accorder à de nombreux peuples de l'Europe une origine commune, et forger la chaîne qui unirait les plus anciens «Aryens» aux Français ou aux Allemands de 1810. Les questions de races (à tort mais on ne le vit que plus tard) étaient mêlées aux questions de langues, et qui disait races pensait à races primitives, races supérieures, etc...
        On comprend que des études qui ouvraient de sl larges horizons aient provoqué d'ardents enthousiasmes. Voilà comment apparaît au début du XIXe siècle le prodigieux mouvement grâce auquel, en moins de trente ans, se multiplièrent des études sur diverses langues qui auraient paru au siècle précédent, manquer totalement d'intérêt. Et que cet engouement pour les études linguistiques, consciemment ou non, soit lié chez les générations du XIXe siècle commençant, à cette curiosité générale qu'on eut alors pour-toutes les choses du passé et toutes celles du lointain,
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par exemple pour l'Antiquité et le Moyen-Age comme pour les pays exotiques, c'est ce qui me paraît hors de doute. N'oublions pas qu'en Allemagne ce sont deux linguistes, les frères Schlegel, qui sont à la tête du mouvement romantique. On se passionne pour le sanskrit dans le même temps que d'autres lisent les «Orientales» de Victor-Hugo. Rechercher et essayer de comprendre les vieux textes c'est aussi, à des siècles de distance, se mettre en sympathie avec les sentiments, les croyances, les aspirations, l'âme des hommes de ce temps-là. Les études linguistiques sont liées à la science du folklore qui prend son essor à cette époque.
        Ce qui le prouve assez c'est que parmi les hommes qui ont déterminé par leurs œuvres ce merveilleux développement de la linguistique figurent des auteurs qui comme Schlegel sont autant des poètes que des savants, ou comme Humboldt ne sont que des «gens du monde», au sens le plus large du mot, intéressés par ces études. Celles-ci ne sont donc qu'une manifestation particulière de l'état d'esprit général des gens instruits qui vers ce temps-là et sous l'influence de toutes sortes de causes à déterminer par un historien de la société, ont tourné leur curiosité vers un autre genre d'objet, assez malaisément définissable mais qui avait toujours quelque rapport avec «l'évolution de l'humanité». «Tout ce qui touchait, dit M. Bréal[77], aux doctrines religieuses, aux œuvres littéraires, à la législation de l'Inde, sollicitait vivement l'attention de ces écrivains
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et de ces penseurs ; mais les travaux grammaticaux jouissaient près d'eux d'une estime médiocre. On regardait l'étude du sanskrit, qui il faut le dire, était alors [vers 1812] rebutante et hérissée de difficultés comme une initiation pénible quoique nécessaire à des spéculations plus relevées». Quoiqu'il en soit, le «goût du jour» était aux anciennes langues orientales. Tous ceux qui à l'époque s'intéressent au langage, et qui peut-être auraient «fait» de la grammaire générale s'ils avaient vécu au XVIIIe siècle tournent avec ardeur leur activité vers l'étude objective du sanskrit ou du zend. La Grammaire Générale avec ses raisonnements abstraits et froids en face des réalités vivantes qui se proposaient aux recherches des jeunes générations fut littéralement chassée des préoccupations de la société cultivée et balayée par ce courant irrésistible d'opinion. Elle mourut parce qu'elle n'intéressait plus personne. Au reste les résultats obtenus par les nouvelles études montrèrent rapidement qu'elle ne «cadrait» plus avec les conceptions imposées par les faits. Plus tard seulement on put se rendre compte de ce qu'elle représentait pour les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais il reste que sa disparition est due d'abord à des événements historiques, et extérieurs si je puis dire, plus qu'à des causes internes de dépérissement et de mort. Et cela apparaît d'autant mieux en France que le mouvement quoique commencé dans notre pays vint surtout de l'étranger et que la linguistique parut s'implanter peu à peu et arriver à occuper les soucis de tous les savants au détriment d'une Grammaire Générale qui ne gardait plus que le souvenir de son ancienne gloire.
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        On admet communément que c'est l'étude du sans krit qui a inauguré l'ère de la Grammaire Compa rée[78]. S'il était réservé à des savants étrangers de 
s'appuyer sur la connaissance de cette langue pour
 concevoir et réaliser méthodiquement une grammaire
 comparative des langues indo-européennes, au moins
 trouve-t-on la France à l'origine du mouvement qui
 dirigea la curiosité des savants vers les langues orien
tales. Sans parler du Père Cœurdoux, ce jésuite fran
çais établi à Pondichéry qui, dès 1767, dans une note
 adressée à l'Académie des Inscriptions communiquait 
ses réflexions sur les «curieuses analogies existant 
entre la langue sanscroutane et le latin et le grec»,
 c'est à Paris que se constitua le premier centre d'é
tudes orientales. Vers 1803, un petit groupe de savants 
se forma, en vue d'étudier précisément les langues et 
les littératures de l'Asie : on y comptait des hommes 
comme Silvestre de Sacy, Ghézy, Abel Rémuzat,
 Etienne Quatremère. On vient de tous les coins d'Eu
rope s'initier au sanskrit, ou étudier les langues orientales à Paris. Frédéric Schlegel y vient et y puise les éléments de son fameux livre «sur la langue et la sagesse des Indiens». Bopp, le véritable fondateur de la grammaire comparée, y viendra aussi. Mais ses ouvrages, et ceux de Rask, de Grimm, etc.. qui devaient faire prévaloir, dans les théories générales du langage — bien plus tard, d'ailleurs — un point de vue entièrement et définitivement différent de celui du XVIIIe siècle sont naturellement hors du cadre de cet essai.
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        Il n'appartint donc pas à un Français de bâtir», le premier avec l'aide du sanskrit, un système, même rudimentaire, des langues indo-européennes ; mais il n'en est que plus curieux de constater qu'à la même époque, par des voies toutes différentes, dans un domaine tout autre, des savants français rencontrèrent l'idée de comparaison et tentèrent de s'en servir pour expliquer la grammaire de plusieurs langues. Je veux parler des «romanistes», dont les trois plus illustres noms, à l'époque, sont ceux de Fauriel, J.-B.-B. Roquefort, et surtout Fr. Raynouard. Ils sont, les vrais précurseurs des études romanes que Diez fit briller d'un si vif éclat. Sans doute leur grande idée d'une langue commune unique, intermédiaire entre le latin et les langues modernes, à savoir la langue des Troubadours (ou provençal) fut-elle rapidement réduite à néant. Mais il reste que Raynouard s'il appliqua mal la méthode et la tortura pour la mettre au service d'une idée préconçue, entrevit parfaitement la notion de grammaire comparative, lorsqu'il écrivit, dans le discours préliminaire de sa «Grammaire comparée des langues de l'Europe latine» (1821) «j'ose donc comparer nos idiomes divers avec cette langue commune ; si ieurs éléments caractéristiques, si leurs formes principales, leurs combinaisons ordinaires offrent de grandes et fréquentes conformités qui paraissent, non des accidents du caprice des langues, des rencontres du hasard, mais le résultat nécessaire de principes uniformes, d'analogies constantes, de développements naturels nous pourrons croire à cette communauté d'origine. Je n'oublie pas qu'il faut la démontrer par des rapprochements qui ne soient pas
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forcés, par des rapports souvents identiques, par des faits nombreux et détaillés».
        Je ne veux pas insister sur l'œuvre même de Raynouard, d'abord parce qu'il n'a jamais été conduit à énoncer une théorie générale du langage, aussi parce que cette première apparition du terme de grammaire comparée, si elle ferme une période, en ouvre surtout une autre. Mais justement il est clair que déjà, par cette considération directe des langues modernes, l'ancienne et abstraite manière d'envisager le langage avait vécu.

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         CONCLUSION

         Bref aperçu des notions qui manquaient aux théories des XVIIe et XVIIIe siècles

        Il apparaît toujours comme une tâche un peu trop facile d'énumérer les notions qui étaient absentes de telles ou telles études à un moment donné du passé, en les comparant à l'état actuel de la science correspondante. En analysant les principes directeurs de la linguistique moderne, il devient évident qu'ils ont à peu près totalement fait défaut aux théories que nous venons d'examiner. Je ne songe donc point à comparer la Grammaire de Port-Royal avec un traité récent de linguistique générale : les éléments de comparaison seraient inexistants. Mais je voudrais cependant essayer de distinguer quelques grandes idées dont la non-considération empêchait la grammaire générale d'avancer seulement vers des résultats scientifiques.
        Tout d'abord, fait immense, les grammaires des XVIIe et XVIIIe siècles ne se donnèrent même pas d'objet, au sens positif du mot. Le langage en général n'est pas un objet de science. On examinait, par la pensée, la faculté abstraite d'exprimer cette pensée : ainsi l'esprit se donnait ses propres lois et on ne sortait pas de la logique.
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Conséquence directe, le XVIIIe siècle, ne posant pas d'objet, ne pouvait essayer d'en déterminer la nature. Il ignora donc la notion de «social» ; et à vrai dire elle lui manqua, d'une façon générale, en tout domaine. S'il avait considéré tels ou tels faits sociaux, quels qu'ils soient, il n'aurait pas manqué de voir leur corrélation constante avec le langage ; il aurait vu que celui-ci était soumis aussi à un développement et à une évolution. Dire en effet que manquait la notion de «social» c'est dire qu'on ne pouvait non plus comprendre le point de vue historique. Ainsi la diachronie ne pouvait être entrevue avant le XIXe siècle.
        De ces trois grandes idées : idée d'objet, notion de social, notion d'historique, on pourrait tenir la ga geure de faire sortir la presque totalité des principes de la linguistique moderne. Mais là n'est pas mon pro jet. J'ai simplement essayé d'indiquer comment les langues avaient été au XIXe siècle, non pas plus soigneusement étudiées (elles le furent en fait, mais ce ne fut pas la principale raison des progrès), non pas plus correctement analysées, mais soudain envisagées sous un point de vue tout différent, d'après des idées neuves et fécondes, dues aux progrès de la méthode scientifique en général, c'est-à-dire de la philosophie des sciences. C'est l'esprit d'ensemble qui a rénové chaque science au XIXe siècle ; c'est avant tout une «méthode» qui manqua aux siècles antérieurs.

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         APPENDICE

         BIBLIOGRAPHIE

        Il n'y a pas d'ouvrage traitant spécialement des théories du langage en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. J'ai dit que le sujet avait paru sans intérêt à beaucoup de linguistes. Les ouvrages touchant à une partie du sujet — hors les monographies — sont eux-mêmes fort rares : c'est ce que constate avec amertume M. Gunvor Sahlin, auteur d'un livre paru tout récemment : «César Chesneau du Marsais et son rôle dans l'évolution de la grammaire générale», que je signalerai tout à l'heure et auquel le lecteur peut se reporter. M. Sahlin consacre lui-même un assez long chapitre préliminaire à la grammaire générale avant Du Marsais. Cet essai était terminé quand j'ai lu son livre. Je n'en ai donc tiré que la grande satisfaction de m'apercevoir que nous avions en commun un certain nombre d'idées. Le livre contient une bibliographie fort utile.

         I. — LES ŒUVRES :

         • Vaugelas. — Remarques sur la langue française (Edit. Chassang, Paris 1880).
[92]
        • Grammaire Générale et Raisonnée, 3e édition (chez Bauche, Paris 1769).

         • L. I. (abbé Tallemant). — Remarques et décisions de l’Académie française (Paris, lère édition, 1693).

         • Régnier Desmarais. — Traité de Grammaire Française (lère édition, Paris 1706).

         • Dangeau. — Essais de Grammaire, 1ère édition (Paris 1711).

         • Buffier. — Grammaire Française, lère édit. (Paris 1732).

         • D'Olivet. — Essais de Grammaire, lère édit. (Paris 1740).

         • Préret. — Histoire de l’Académie des Inscriptions, Tomes XVIII et XXI (Paris 1742-1745).

         • Abbé Girard. — Vrais principes de la langue française, lère édit. (Paris 1747).

         • Maupertuis. — Réflexions sur l’origine des langues. Nouvelle édition des Œuvres de Maupertuis, Tome I (chez I.-M. Bruyset, à Lyon 1761).

         • Helvetius. — De l’Esprit, Paris 1758.

         • Abbé Pluche. — La Mécanique des langues et l’art de les enseigner (chez I. Ayné, Lyon 1811, réédition).

         • Duclos. — Remarques sur la Grammaire de Port-Royal (incorporées dans la Grammaire de Port-Royal, voir ci-dessus).

         • Voltaire. — Dictionnaire philosophique, lère édition, Paris 1764.

         • Leibniz. — Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, lère édition (Ed. Raspe, Amsterdam et Leipzig, 1765).

         • De Brosses. — Traité de la formation mécanique des langues, réimpression chez Terrelongue, Paris, An IX (1801), 2 vol.
[93]
        • Beauzée. — Grammaire Générale. Nouvelle édition, chez Aug. Delalain (Paris 1819) [lère édit. 1767].

         • Du Marsais. — Principes de Grammaire. Nouvelle édition chez Barrois et Froullé, à Paris 1792 [1ère éd. en 1769].

         • Condillac. — La Grammaire. Edition des Œuvres, chez Ch. Houel, à Paris, An VI (1798) [lère éd. 1775].

         • Court de Gébelin. — Histoire Naturelle de la Parole, lère édition [chez divers libraires, Paris 1776].

         • Domergue. — Grammaire générale simplifiée, Paris, lère édition, 1796.

         • S. de Sacy. — Principes de Grammaire Générale [8e édition, chez Hachette, Paris 1852]. [lère édition, 1799].

         • De Gerando. — Des signes et de l’art de penser dans leurs rapports mutuels, lère édition, Paris 1800.

         • Destutt de Tracy. — Eléments d'idéologie, 3e partie, la logique, 2 vol., nouvelle édition chez Mme Lévi, Paris 1825.

         • Abbé Sicard. — Grammaire Générale, lère édit., Paris 1807.

         Fr. Schlegel. — Ueber die Sprache und die Weisheit der Indier, lère édit., Heildelberg, 1808.

         • F. Bopp. — Ueber das conjugationssystem der Sanskrit sprache in Vergleichung mit jenem der griechischen, lateinischen, persischen und germanischen sprache (Francfort-sur le-Main, 1816).

         • R. Rask. — Undersögelse om det gamle Nordiske, lère édit., Copenhague 1818.

         • J. Grimm. — Deutsche Grammatik, lère édit. 1819.

         • Volney. — Discours sur l'Etude philosophique des
[94]  
  
        langues (édit. des Œuvres Complètes chez F. Didot,
 Paris 1860) [1ère édit. en 1820].


         • Turgot. — Discours sur l’histoire universelle. — Ré
flexions sur les langues. — Article «Etymologie» 
dans l'Encyclopédie. Edition des Œuvres Complètes,
à Paris par Schelle, 1913.

         • J.-J. Rousseau. — Essai sur l’origine des langues (posthume), chez Baudouin. [Œuvres Complètes, Tome XI, Mélanges], à Paris 1826.

         • De Bonald. — Recherches philosophiques sur les pre
miers objets de la connaissance morale, 3e édit. (2 tomes), chez Adrien Le Clère et Cie, à Paris 1838.  [1ère édition 1818].

         • Mazure. — Eléments de Grammaire Générale, lre édit. chez Fradet, à Poitiers 1838.

         • J.-B.-B. Roquefort. — Glossaire de la langue romane, Paris (chez B. Warée, 1808).

         • Fr. Raynouard. — Recherches sur l’ancienneté de la langue romane, Paris 1815.

         • Eléments de la Grammaire de la Langue Romane avant l’an 1000, précédés de recherches sur l'origine et la formation de cette langue, Paris, Didot 1816.

         • Grammaire comparée des langues de l’Europe latine dans leurs rapports avec la langue des troubadours, Paris, chez Firmin Didot, 1821.

         II — L'HISTOIRE

         • A. Meillet. — Introduction à l’étude des langues indo-européennes, 5e édit. chez Hachette, Paris 1922.

         • — Linguistique historique et linguistique générale, chez Champion, Paris 1921.
[95]    
        • J. Vendryes. — Le Langage, à la Renaissance du livre, Paris 1921.

         • O. Jespersen. — Langage, chez G. Allen, London (sans date).

         • F. de Saussure. — Cours de linguistique générale, lère édit., chez Payot, Paris et Lausanne, 1916.

         • 
H. Pedersen. — Sprakvetenskapen under nittonde 
arhundradet, Stockholm, chez Nordstedt, 1924.

         • M. Breal. — Grammaire comparée, traduite de F. Bopp (Introduction), à l'Imprimerie Impériale (Paris 1866);

         • Renan. — De l'origine du langage, 5e édit. chez M. Lévy Frères, Paris 1875 (lère éd., 1858).

         • Sainte-Beuve. — Port-Royal, 3e édit., Paris 1867, en 7 volumes (Tome III).

         • Delbrück. — Einletung in das Sprachstudium, 5e éd., Leipzig, 1908.

         • V. Thomsen. — Sprogvidenskabens historie. København, 1902.

         • E. Maynial. — Les grammairiens philosophes du
 XVIIIème siècle. La grammaire de Condillac (Revue 
Bleue, 4e série, Tome XIX, n° 10, Paris 1903).


         • Tell. — Les grammairiens français (1520-1874), Paris , 1874.      

         • L. Vernier. — Voltaire grammairien et la Grammaire au XVIIIe siècle. Thèse Paris 1888.

         • A. François. — La Grammaire du purisme et l’Accadémie Française au XVIIIe siècle. Thèse, Paris 1905.

         • G. Sahlin. — César Chesneau du Marsais, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1928.



[1] A. Meillet. Introduction. Appendice n9 1, p. 410.

[2] Revue des Langues Romanes, Tome LX, p. 439.

[3] Gramm. de P.-R., p. l.

[4] Cf. par ex. pages 30-81 du présent essai.

[5] Gramm. Générale (cité par St-Beuve, Port-Royal III, 539).

[6] Grammaire Générale, p. 243.

[7] Grammaire Générale, p. 1.

[8] id. p. 1.

[9] id. p. 149.

[10] id. p. 158.

[11] Grammaire Générale, p. 147.

[12] id. p. 157.

[13] Il y aurait d'ailleurs à faire pour la même période, une histoire de la phonétique en France.

[14] Gramm. Générale, p. 4.

[15] Grammaire Générale, p. 32.

[16] Abbé Frourant. Réflexions sur les fondements de l'art de parler, 1" partie (introduction).

[17] Grammaire Générale, p. 63.

[18] Grammaire Générale, p. 73.

[19] id. p. 165.

[20] id. p. 115.

[21] id. p. 231.

[22] Sainte-Beuve, Port-Royal, III, p. 540.

[23] Condillac, Grammaire, p. 4.

[24] Condillac, Grammaire, p. 3.

[25] Condillac, Grammaire, Précis des Leçons Préliminaires, p. LXVIII.

[26] Condillac, Grammaire. Discours Préliminaire, p. V.

[27] Condillac, Grammaire. Discours Préliminaire, p. XLII.

[28] Cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, T. III, p. 541.

[29] Tome I, p. 53.

[30] Abbé Frourant. Réflexions sur les fondements de l'art de parler. Préface, p. 50.

[31] Abbé Frourant. Réflexions sur les fondements de l'art de parler. Préface, p. 51.

[32] Abbé Dangeau. Essais de Grammaire. Discours IX, § 4.

[33] Duclos. Remarques. Remarque du chapitre I de la seconde partie.

[34] Beauzée. Grammaire Générale. Préface, p. VI.

[35] Beauzée. Grammaire Générale, Préface, p. X.

[36] id. p. XVII.

[37] id. Livre III, chap. I, p. 389.

[38] Meillet, Introduction, p. 320.

[39] Beauzée, Grammaire Générale, Préface, p. VI.

[40] Beauzée, Grammaire Générale, Préface, p. VII.

[41] Du Marsais, Logique et Principes de Grammaire, Tome I. p. 183.


[42] ld. id. Tome I, p. 188.

[43] Du Marsais, Logique et Principes de Grammaire, Tome I, p. 236.

[44] S. de Sacy, Principes de Grammaire Générale, ch. I, p. 20

[45] Mazure, Eléments de Grammaire Générale, chez Fradet à Poitiers (1838).

[46] Condillac, Grammaire, Discours préliminaire, p. XL.

[47] Condillac, Grammaire, chap. I, p. 6.

[48] id. chap. I, p. 8.

[49] id. chap. I, p. 11.

[50] Condillac, Grammaire, ch. II, p. 25.

[51] Cf. Condillac, Grammaire, chap. II, p. 24.

[52] Condillac, Grammaire, p. 31.

[53] id. p. 120.

[54] Condillac, Grammaire, p. 44.

[55] id. p. 72.

[56] id. Discours préliminaire, p. XLII.

[57] Voltaire, dict. philosophique. Article langues.

[58] De Brosses, Traité. Discours préliminaire.

[59] Paru de 1801 à 1815.

[60] Cf. Vendryes. Le langage, p, 278.

[61] De Bonald, Recherches Philosophiques, Tome I, p. 121.

[62] ld. Tome I, p. 148.

[63] De Bonald. Recherches philosophiques. Tome I, p. 157.

[64] De Bonald, Réflexions philosophiques, Tome I, p. 244.

[65] Rousseau, Essais sur l'origine des langues, p. 221.

[66] id., p. 218.

[67] Rousseau, Essai, p. 221.

[68] Rousseau, Essai, p. 299.

[69] Meillet, Linguistique Hist. et Ling. Générale, p. 17.

[70] Réflexions sur les langues.

[71] Turgot. Réflexions sur les langues.

[72] J. Vendryes. Le Langage, p. 412.

[73] J. Vendryes. Le Langage, p. 415.

[74] Meillet, Introduction, p. 3.

[75] Turgot, Art. Etymologie dans l'Encyclopédie (début).

[76] J. Vendryes. Le Langage, p. 6.

[77] M. Bréal, Préface de la traduction de la Grammaire comparée de F. Bopp (Paris, 1866), p. XIII.

[78] Voir A. Meillet, Introduction, Appendice I, p. 410.