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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- L. HJELMSLEV : «La nature du pronom», Mélanges de linguistique et de philologie offerts à Jacq. Van Ginneken à l'occasion du 60e anniversaire de sa naissance, 1937, p. 51-58.

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Dans ses fameux «Principes de linguistique psychologique» le P. J. van Ginneken a montré que les perceptions et les représentations ne suffisent pas pour expliquer l'existence des catégories linguistiques, et que celles-ci (et plus particulièrement les « parties du discours» constituées par les « flexibilia ») peuvent recevoir une explication en ajoutant aux perceptions et aux représentations les différents faits d'adhésion qui les accompagnent. Parmi les différences d'adhésion (d'assentiment, de reconnaissance ou de conviction de la réalité d'une perception ou d'une représentation) qui s'observent et qui permettent de définir les différences des catégories linguistiques, c'est la troisième, celle entre l'adhésion indicative et l'adhésion significative, que nous nous proposons d'étudier brièvement ici. C'est par l'adhésion indicative que le P. van Ginneken a défini le pronom. Dans le pronom il n'y a pas de représentation intuitive, il ne reste qu'une représentation in potentia, une « unanschauliche Vorstellung » ; la réduction des détails de la représentation atteint zéro. Par suite l'adhésion cesse d'être significative et est réduite à être simplement indicative.

En déterminant ainsi la nature du pronom le maître néerlandais a créé une formule qui embrasse d'une façon globale ce qu'il y a de vrai dans toutes les définitions tentées depuis l'antiquité, définitions constamment tâtonnantes, souvent contestées, toujours incomplètes, parce que moins profondes. La définition du pronom comme « nomen ûicarium » (l'ἀντωνυμία des Grecs), reproduite constamment sous des aspects divers, détermine, bien que super­ficiellement, l'emploi auquel se prête naturellement un mot à adhésion indicative, un mot pour ainsi dire sans « signification » proprement dite, et par conséquent utilisable dans tous les cas où pour une raison ou pour une autre il ne s'agit pas de se représen-
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ter un objet et d'y adhérer significativement. Les deux caractères du pronom qui ont été de tout temps considérés comme fondamentaux, l'ἀναφορά et la δεῖξις, s'expliquent facilement par le même principe. Le fait que le pronom comporte une « signification » (plus correctement : un emploi) particulièrement variable, et qu'il semble emprunter tout son contenu lexical au contexte, fait qui est à la base p. ex. des théories modernes établies par Noreen[1] et par M. Jespersen[2], n'est qu'une conséquence du même principe fondamental. La théorie du « sarvanāman » des grammairiens indous, reprise indépendamment par le grammairien danois J. Kinch[3], la théorie de la σημείωσις de Tyrannio, la définition par la « capacitas formarum » trouvée par Duns Scot et adoptée de nos jours par M. Brøndal[4], tout s'explique et s'unifie par l'idée fondamentale de l'adhésion indicative. Les particularités du pronom s'expliquent par le fait évident que les mots appartenant à cette catégorie ne présentent aucun contenu significatif, aucun contenu « sémantique » dans le sens traditionnel de ce terme. Une simple observation des faits montre en effet que le seul contenu positif qu'on puisse trouver dans un pronom est celui que l'on retrouve d'ordinaire dans les morphèmes. Le contenu positif du pronom est purement morphèmatique[5].

Ceci permettra de donner, sur la base de la définition sémantique et psychologique qui a été si heureusement trouvée, Une définition intra-linguistique, c'est-à-dire purement fonctionnelle, de la catégorie du pronom.

Du point de vue fonctionnel nous avons proposé autrefois[6] de
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définir le pronom par son immobilité à l'égard des articles (cf. ὁ δεῖνα ἐγώ, chacun avec son article [le dernier avec l'article zéro] mais sans aucun autre article possible) et par sa faculté de régir un terme connexe à l'égard des articles (cf. οὗτος ὁ ἀνήρ, such a thing, mon ami, sans aucun autre article possible dans le terme régi). Il n'est pas douteux que cette particularité morphologique du pronom trahit un caractère fonctionnel plus fondamental qui est à la base également de la particularité sémantique qui vient d'être mentionnée. La définition morphologique que nous avons donnée n'indique pas un simple fait de défectivation ; s'il en était ainsi, elle réclamerait à tort le titre de définition, car il y a nombre de mots qui sont défectifs à l'égard de certaines catégories flexionnelles sans qu'ils soient pour cela des pronoms. Mais le fait morphologique indique que dans le pronom l'article est converti, c'est-à-dire absorbé par la base[7] même, et qu'il a abandonné son rôle flexion-nel ordinaire. On le voit déjà par le fait que les pronoms tels que οὗτος, ὅδε, ἐκεῖνος, ἑκάτερος, ἀμφώ bien qu'ils soient eux-mêmes munis de l'article zéro, imposent au terme connexe l'article défini, par une rection qui est de tous points comparable à une concordance ordinaire. La conjugaison objective du hongrois, dévolue par définition à un verbe à objet « défini », est de rigueur dans un verbe dont l'objet est un pronom à article zéro au même titre que dans un verbe dont l'objet est muni de l'article défini. Mais la preuve est fournie par le fait que le concept d'article (de « détermination ») qui est incontestablement contenu d'une façon obligatoire dans les pronoms envisagés, n'est pas dû à un fait de rection, ne doit pas sa présence à l'action sélectionnante d'un terme connexe. C'est ce fait qui d'une façon générale permet de distinguer le morphème fondamental (le morphème flexionnel ordinaire) des éléments entrant dans la base, qu'il s'agisse de morphèmes convertis ou de plérèmes (éléments comportant une véritable signification « lexicale ») : est morphème un élément qui possède la faculté de faire partie d'une unité sélectionnée ; est plérème un élément qui ne possède pas cette faculté. Un morphème qui conserve cette faculté est appelé fondamental ; dès qu'il l'abandonne en des conditions déterminées, il est dans ces conditions un mor-
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phème converti[8]. En effet, c'est cette nature générale du morphème qui permet de prouver le caractère morphématique de l'article : dans οὗτος ὁ ἀνήρ, l'article ὁ est sélectionné par οὗτος.

Le contenu purement morphématique du pronom s'explique donc naturellement par le fait que la base du pronom est constituée par des morphèmes convertis. Mais du fait qui vient d'être observé il ne faut pas conclure que tous les morphèmes entrant dans un pronom soient à l'état converti. En maint cas ils sont sélectionnés et par conséquent fondamentaux. Dans les pronoms grecs qui viennent d'être examinés l'article est converti, mais le cas, le nombre, le genre restent fondamentaux, puisque sélectionnés par le terme connexe. Dans les pronoms personnels l'article est converti comme dans tout pronom ordinaire (c'est en l'espèce l'article zéro), mais la personne grammaticale ne l'est pas — contrairement à ce que l'on pourrait attendre — puisqu'il y a entre le pronom et le verbe une concordance bilatérale, c'est-à-dire sélection de la personne du verbe par celle du pronom et inversement (ὡς καί ἡμεῖς λέγομεν καί ὑμεῖς ὁμολογεῖτε). Il peut encore arriver qu'un même morphème soit présent dans un pronom à la fois à l'état converti et à l'état fondamental. C'est ce qui s'observe pour le morphème de la 3e personne dans ἐκεῖνος et dans ille; ces pronoms entrent dans un paradigme de personnes converties avec οὗτος, hic (1ère personne convertie) et iste (2e personne convertie; le paradigme grec est défectif), mais tous les pronoms constituant ce paradigme sont de la 3° personne fondamentale (cf. τοῦτο ἔστι, hoc est).

Si jusqu'ici nous avons emprunté de préférence nos exemples au grec, c'est pour des raisons purement pratiques, cette langue présentant en même temps l'article fondamental et l'article converti. A notre définition morphologique du pronom il a été objecté qu'elle ne semble valable que pour certains états de langue. C'est une erreur, car les catégories morphématiques sont plus universelles qu'on ne le pense d'ordinaire. Si dans un état de langue une catégorie morphématique peut être réalisée à l'état fondamental sans être réalisée à l'état converti, l'inverse est vrai également.

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Une fois dégagé le caractère essentiel du pronom, qui est la cause de son immobilité à l'égard des articles fondamentaux, ce caractère se retrouvera dans n'importe quel état de langue. Les pronoms démonstratifs et les pronoms indéfinis sont dans toute langue des articles convertis, même si la langue ignore les articles fondamentaux. Dans les langues de ce type la catégorie des articles est présente pour ainsi dire in potentia, cantonnée dans la base à l'état converti, mais prête à surgir à l'état fondamental dès le moment où la langue se transforme et les conditions y sont favorables. C'est le cas du latin (cf. aussi l'opposition alius : aller). C'est d'ailleurs le cas du grec même, puisque le pronom indéfini τίς présente manifestement un article indéfini à l'état converti bien que le grec ancien ignore l'article indéfini fondamental. Ce qui vaut pour les catégories vaut pour chaque morphème également. C'est ainsi encore que dans toute langue le pronom interrogatif est la conversion du mode interrogatif, bien que ce mode soit rarement réalisé à l'état fondamental (il l'est en eskimo par exemple). On ne saurait imaginer d'autre explication de ce pronom.

D'autre part, dans une langue qui ignore les articles fondamentaux il serait illégitime de poser un article converti dans les pronoms autres que ceux dont le contenu en témoigne, c'est-à-dire dans les pronoms autres que les démonstratifs et les indéfinis. Puisque dans ces autres pronoms l'indice fourni par leur rapport aux articles fondamentaux nous échappe, et que par conséquent l'hypothèse de l'article converti ne peut être prouvée, il est plus prudent de conclure que dans les pronoms en question (il s'agit par exemple des pronoms personnels du latin par opposition à ceux du grec) les morphèmes sont tous fondamentaux. Ce n'est pas encore dire que ces pronoms ne soient pas des « mots ». Puisqu'ils renferment les morphèmes de personne (et de diathèse : pronom réfléchi) sans appartenir au verbe et sans être eux-mêmes des verbes[9] on est amené à conclure qu'ils sont des syntagmes au même titre que les « mots » ordinaires. Leur base doit donc être constituée, non par des morphèmes convertis, mais par un syncrétisme de tous les plérèmes nominaux de la langue. C'est ainsi qu'il
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faut expliquer leur rôle de nomina uicaria, c'est-à-dire le fait qu'ils renferment toutes les significations nominales possibles, prêtes à surgir alternativement à titre de variantes sémantiques selon les exigences du contexte. Par ce fait ils n'occupent aucune place à part : le syncrétisme total dont nous parlons doit être présent dans les autres pronoms également, à côté des morphèmes convertis. Dans les deux cas les détails de la représentation se réduisent à zéro :abstraction faite des morphèmes convertis le contenu de la base pronominale est tout et rien. Mais on voit qu'il y a deux sortes de pronoms : outre les pronoms endocentriques, dont la base absorbe un ou plusieurs morphèmes, et qui sont de règle en grec, il y a les pronoms exocentriques, dans lesquels tous les morphèmes restent en dehors de la base, et qui sont fréquents en latin.

Les pronoms endocentriques peuvent se transformer en des pronoms exocentriques, et ensuite, en supprimant le syncrétisme de la base, se réduire à de purs morphèmes. C'est ce qui se passe lorsque le démonstratif ille devient en roman un article fondamental. Le passage à l'état exocèntrique est un réarrangement systématique qui s'accomplit par saut. Mais la dernière phase de la transformation est difficile à observer, vu la difficulté qu'il y a dans certains cas à constater le syncrétisme dans le thème. L'évolution peut donc s'arrêter à un stade intermédiaire où l'unité en question permet indifféremment l'interprétation comme pronom et comme unité purement morphématique. Cette situation se présente plus facilement pour les pronoms exocentriques qui ne passent pas par la première phase de l'évolution. C'est ainsi que le pronom personnel ego esd est arrivé à jouer en français un rôle indécis. La définition du morphème, fondamental et converti, n'en souffre point. Ce n'est que la présence du syncrétisme dans la base qui laisse place au doute.

En conséquence de ces faits les pronoms exocentriques sont moins stables que les pronoms endocentriques. Si l'existence des pronoms exocentriques est trop menacée la langue peut réagir en convertissant quelques-uns de leurs morphèmes pour les transformer ainsi en des pronoms endocentriques. Il paraît que ce processus s'observe dans quelques faits néerlandais étudiés par notre vénéré jubilaire[10] ; dans cette langue la concordance en genre
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semble être abolie, c'est-à-dire le genre cesse dans le pronom d'être sélectionné.

La catégorie pronominale qui vient d'être circonscrite ne coïncide pas avec la catégorie traditionnelle (qui par ailleurs présente des limites extrêmement flottantes). Les numéraux et les noms propres y appartiennent tout en occupant à l'intérieur de la catégorie une place fonctionnelle à part que nous ne discuterons pas ici.

Il faut s'attendre à trouver le même phénomène à l'intérieur de la catégorie du verbe aussi bien que dans celle du nom. Il faut qu'il existe des « proverbes », ou, puisque cet expédient terminologique nous est fermé, disons des pronoms verbaux au même titre que les pronoms nominaux. Le P. van Ginneken l'a indiqué lui-même[11].

Si les pronoms nominaux présentent surtout l'article à l'état converti, c'est le mode qui est surtout converti dans les pronoms verbaux. Ce sont les verbes dits « modaux ». Souvent ils présentent une immobilité à l'égard des modes fondamentaux comparable à celle des pronoms nominaux à l'égard des articles fondamentaux.

Mais il y a aussi des pronoms verbaux exocentriques : c'est dans beaucoup de langues le verbe « faire »[12], qui renferme en un syncrétisme total toutes les significations verbales possibles.

La catégorie du participe, qui chevauche en équilibre entre celle du verbe et celle du nom, connaît aussi les pronoms. Le P. van Ginneken a signalé quelques types de ces pronoms-participes[13].

Les pronoms se retrouvent partout ; aucune catégorie ne s'en passe. Le grammairien danois H.-G. Wiwel a dit avec raison que le pronom constitue une « catégorie transversale »[14]. Le pronom se subdivise d'une façon naturelle selon les catégories dans lesquelles il entre. De même qu'il y a des pronoms nominaux, des pronoms verbaux et des pronoms-participes, il y a aussi des pronoms-substantifs, des pronoms-adjectifs, des pronoms-adverbes. Il peut
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y avoir des sous-catégories fonctionnelles, comme le nom propre à l'intérieur des pronoms-substantifs. La préposition, la conjonction sont des adverbes endocentriques, définis respectivement par leurs rections. La négation ordinaire n'est que le mode négatif converti.

Le caractère morphématique du pronom explique suffisamment son allure individualiste : dans chaque sous-catégorie (personnels, interrogatifs, etc.) il n'y a souvent qu'un seul pronom (ego et tu ne sont que deux formes paradigmatiques d'un même pronom). Par ce fait le pronom s'assimile du morphème et s'éloigne du plérème dont une foule innombrable est très souvent entassée dans une même catégorie (substantifs, verbes, etc.). Le supplétivisme, qui est particulièrement fréquent dans le pronom, trouve dans le fait de la conversion son explication naturelle. La conversion mor­phématique et le syncrétisme dans la base confirment du point de vue fonctionnel, intralingulstique, le fait sémantique que dans le pronom les détails de la représentation se réduisent à zéro, et le fait psychologique que le pronom présente l'adhésion indicative.

C'est pourquoi nous voudrions soumettre aujourd'hui ces modestes réflexions au Maître qui nous les a inspirées.

Aarhus.                            Louis hjelmslev.

 



[1] Vårt språk 5.280 sv. Einführung in die wissenschaftliche Betrachtung der Sprache 251 sv. (Halle 1923).
[2] Surtout Language 123 (« shifters ») (Londres 1922). Plus tard M. Jespersen a émis une opinion qui s'approche plus immédiatement de la définition du P. van Ginneken : Jespersen, Linguistica 329 sv. (« Pronouns are indicators ») (Copenhague 1953).
[3] Nogle Bemaerkninger i Anledning af en påtaenkt dansk Sproglære 6 (Ribe 1854). Dansk Sproglære 8 (Ribe 1856).
[4] Ordklasserne 24, 110 (Copenhague 1928).
[5] C'est à bon droit que les pronoms étaient désignés « Formwörter » par K.-F. Becker (Organism der Sprache 130, 136 sv. [Francfort l827J) et par K.-W.-L. Heyse (System der Sprachwissenschaft, publ. par H. Steinthal 101 sv. [Berlin 1856]).
[6] Principes de grammaire générale 331 sv. (Det Kgl. Danske Videnskabernes Selskab, Hist.-filol. Meddelelser 16, I, 1928).
[7] La base d'un mot est égale au mot moins les éléments flexionnels (ou morphèmes fondamentaux, voir plus loin). La base est le contenu du thème.
[8] Pour cette théorie cp. l'auteur. Essai d'une théorie des morphèmes, dans les Résumés des communications, IVe Congrès international de Linguistes, 39-42 (Copenhague 1956) (les Actes dudit Congrès [sous presse] comporteront le texte de la communication). L. Hjelmslev et H. J. Uldall, An Outline of Glossematics, Humanistisk Samfunds Skrifter i (Aarhus 1937) (sous presse).
[9] Personne et diathèse sont des catégories extenses et qui se concentrent sur le verbe (Résumés des communications 59, 41). Le pronom est un nom par le fait d'être susceptible de morphèmes de cas (fondamentaux) (Principes de grammaire générale 316, 331).
[10] Grondbeginselen van de schrijfwijze der Nederlandsche taal 142 sv. (Hilversum 1951).
[11] Principes de linguistique psychologique 117. Voir aussi R. Lenz, La oración y sus partes2 65, 258, 319-25 (Madrid 1925) ; G. v. d. Gabelentz, Die Sprachwissenschaft2 101 (Leipzig 1901). L'idée a été adoptée par quelques grammairiens danois (J. Byskov, Dansk Sproglaere i 56 [Copenhague 1925]; E. Rehling, Dansk Grammatik 40 sv. [Copenhague 1924]).
[12] Principes de linguistique psychologique 117.
[13] Principes de linguistique psychologique 109-111.
[14] Synspunkter for dansk sproglaere 236, 241 sv. (Copenhague 1901).