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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) // Université de Lausanne


-- HUMBOLDT Wilhelm von : Essai sur les langues du nouveau Continent (1), O.C., t. III, 1812.

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§ 1. Les peuples de l'Amérique offrent un vaste champ à l'étude des langues. Un grand nombre de tribus et de nations dont la plupart mènent une vie errante, ou sont sujettes au moins à de fréquentes migrations, ont dû former un plus grand nombre de langues essentiellement différentes qu'on n'en trouve en Europe et en Asie où la civilisation, qui commence toujours par réunir les peuplades isolées, a déjà ou terminé, ou abandonné son ouvrage. La configuration du sol de l'Amérique contribue nécessairement aussi à la multiplicité des nations et des langues. Car nul autre continent n'oppose à la communication des peuples autant de fleuves qui ressemblent à des lacs, autant de montagnes inaccessibles, autant de forêts qu'on ne peut traverser que la hache à la main, sans même faire mention des inondations périodiques, de l'insalubrité de beaucoup de contrées, et de l'énorme disproportion entre la population et l'étendue du territoire. Il ne serait donc guère étonnant si l'Amérique offrait, relativement parlant, un plus grand nombre de langues qu'aucune des parties de l'ancien continent. L'Europe actuelle certainement est tout aussi uniforme pour ses langues en comparaison de l'Amérique qu'elle l'est dans sa végétation. Depuis la Suisse jusqu'à l'extrémité de la Livonie on entend parler allemand; par toute la partie orientale de l'Europe, en Russie, en Pologne, en Bohême, dans beaucoup de districts de l'Allemagne et de la Hongrie, et une grande partie de la Turquie Européenne on se fait comprendre aisément en parlant un des
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nombreux dialectes slaves ; dans la partie occidentale on reconnaît sans peine des langues issues d'une mère commune qui différeraient encore moins entre elles si la culture des sciences et des arts et une littérature brillante ne leur avait donné à chacune un caractère et des couleurs particulières; en Danemark, en Suède et en Angleterre un Allemand retrouve pour peu qu'il ait l'oreille exercée, les sons de son sol natal. A peine existe-t-il encore une dizaine d'autres idiomes, rélégués, le seul hongrois excepté, dans des coins de l'Europe, tombés en partage aux dernières classes de la société, et s'acheminant d'année en année d'avantage vers leur extinction totale. La Haute Asie (car l'Asie méridionale partage le sort de l'Europe) ressemble aussi en ceci d'avantage à l'Amérique qui la rappelle par tant d'autres circonstances qu'il n'est peut-être pas trop hazardé de nommer des souvenirs. Beaucoup de langues nous y sont encore inconnues, et si nous passons à des époques plus reculées, les mêmes causes ont produit partout anciennement un plus grand nombre de nations et de langues. La seule ville de Dioscorias en Colchide réunissait dans les temps de sa plus grande splendeur d'après Timosthènes et Pline (2) des étrangers de 300 nations qui nécessitaient 130 interprètes romains; phénomène qui excite encore l'étonnement quand même on soupçonne le calcul de quelqu'exagération, qu'on admet que plusieurs de ces langues n'étaient que des dialectes différents, et qu'on suppose avec raison qu'une ville qui, située à l'extrémité de la Mer noire, était l'intermédiaire du commerce de l'intérieur de l'Asie avec la Grèce et l'Italie, devait être visitée par des nations fort éloignées. Il faut cependant aussi avouer que l'isthme entre la Mer noire et la Mer Caspienne nous montre encore aujourd'hui un mélange extrême de nations différentes.

§ 2. On a essayé de déterminer, au moins par manière d'évaluation approximative, le nombre des langues américaines. Mais il est naturel que, connaissant encore si peu cet immense continent, on ait dû vaciller entre le nombre de 500 et 2000. Il serait absolument inutile de s'arrêter à ces tentatives infructueuses; mais il sera intéressant de revenir dans la suite sur cette question, et de la borner à des pays dont on connaît et les langues et la population avec plus d'exactitude. Il sera possible de faire alors des comparaisons instructives avec les autres parties du
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monde en établissant le rapport qu'il y a entre la quantité des langues et la masse d'hommes qui les parlent. En attendant, on conçoit aisément qu'il doit arriver en Amérique qu'une langue ne soit parlée que de trois ou quatre, même d'une seule famille qui, errante dans le désert, ou n'a jamais appartenu à une plus grande association, ou en a perdu le souvenir, et ne communique avec aucune autre nation assez fréquemment pour s'amalgamer avec elle.

§ 3. Plusieurs langues américaines dont en conserve encore les noms n'existent plus; beaucoup qui nous sont inconnues auront eu le même sort, et il est à prévoir que toutes celles où les Européens ont pénétré, s'éteindront successivement. Les langues ne sont point destinées à s'amalgamer ensemble; elles acquièrent, comme la grecque et l'allemande le prouvent, le plus de force en repoussant toujours uniquement de leur souche primitive; où elles s'approchent l'une de l'autre, la plus faible doit céder; leur mélange est toujours pernicieux, leur union seulement possible et bienfaisante où elles font place toutes les deux à une troisième issue de leur sein. Il n'existe plus des Atures que leurs tombeaux (3); beaucoup de langues caribes ont péri avec les tribus qui les parlaient; la langue pericù en Californie se parlait encore au commencement du dernier siècle par 3000 hommes; à l'expulsion des Jésuites ils ne restèrent plus que 300 de la nation entière, et ceux-ci avaient oublié le langage de leurs ancêtres (4). On n'a qu'à feuilleter les mémoires et les lettres des Missionaires pour se convaincre du déclin de la plupart des langues indiennes sous la domination des Européens. Mais aussi abandonnées à elles mêmes les nations américaines doivent éprouver de grandes et de fréquentes vicissitudes, et la vie des langues, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, doit y être souvent éphémère et mobile, Les révolutions de la nature, et les guerres intestines des sauvages, surtout des nations anthropophages, anéantissent des peuplades entières, ou les forcent à quitter leurs anciennes demeures, et à se disperser dans le désert, la vie nomade elle même isole facilement des familles et même des individus, et un site qui promet
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une nourriture facile à gagner, on une pêche, ou chasse abondante, peut aisément fixer les hommes là où les liens de la société sont encore aussi faciles à dissoudre.

§ 4. L'Amérique reproduit sans doute encore de nos jours ces phénomènes intéressants qui nous éclairciraient sur les questions les plus importantes de l'histoire primitive des nations, et nous découvriraient en quelque façon le mystère de la formation des langues, s'il nous était permis de les examiner de près. Elle est probablement encore à présent un vaste atelier où de nouveaux idiomes se forcent et transforment successivement. Or ce qui nous arrête le plus dans l'étude des langues, et nous force souvent de nous livrer à des conjectures, c'est le manque d'exemples historiquement connus de langues naissantes. Le passage même de la grecque et latine aux langues modernes qui en sont provenues, ne nous est que bien imparfaitement connu. Il serait donc du plus haut intérêt de voir dans le nouveau continent de près et en entier ce dont nous rencontrons à peine encore quelques faibles vestiges dans le nôtre. Cet espoir restera cependant toujours chimérique; les voyageurs les plus intrépides n'abordent jamais que des nations que déjà un long espace de temps sépare de leur origine, ils manquent au surplus ordinairement de temps et de moyens pour approfondir leur caractère et leur manière de penser. Les langues se rattachent à toutes les idées et à tous les sentimens à la fois, et leur forme et leur caractère n'est visible que lorsqu'on les considère dans toute l'étendue de leur ensemble. Pour rendre compte de celles des sauvages d'une manière qui satisferait à la fois et l'historien et le philosophe, il faudrait donc passer sa vie dans le désert. Voilà ce que firent les nissionnaires, et il faut avouer que c'est à eux seuls que nous devons tout ce que nous savons des langues du nouveau continent. Mais ces hommes, si respectables d'ailleurs, n'étaient guères faits pour approfondir des idiomes d'une structure hardie et entièrement neuve pour eux, et il est triste à voir quelles tortures ils se donnent a eux mêmes et à l'objet qu'ils traitent, pour le soumettre aux règles rétrécies de la grammaire latine d'Antoine de Nebrixa, ou de tel autre Régent de Collège espagnol. Des pages entières sont employées à discuter si telle ou telle langue sauvage a un participe, un gérondif, un supin, etc. La partie lexicale, plus difficile et plus pénible par sa nature, est plus défectueuse encore. Les Pères se sont bornés pour la plupart à de minces vocabulaires, et lorsqu'ils
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ont compilé de véritables dictionnaires, ils s'arrêtent inutilement à une quantité immense de mots dérivés en omettant évidemment un grand nombre de racines qui seules offrent un véritable intérêt. Lorsqu'on rencontre des termes moraux, ou intellectuels, il faut encore être bien sur ses gardes de ne pas s'arrêter à des mots fictifs qu'ayant toujours seulement pour but la facilité de prêcher et de transmettre nos idées chrétiennes ils se sont permis de forger. Occupés en général uniquement à convertir les sauvages, leur premier soin était de déraciner avec leurs anciens usages tout ce qui tenait à leurs traditions et aux souvenirs nationaux, et de changer de cette manière entièrement leur système de penser et de sentir. Ils détruisaient donc en partie eux mêmes l'objet qu'on aurait intérêt de voir examiné, développé, et exposé par eux (5). Mais combien nous serions heureux encore, si on avait laissé plus de liberté aux missionnaires, et leur avait fourni plus de moyens, pour pénétrer d'avantage dans le pays, si l'intrigue et l'esprit de parti n'avaient pas, en supprimant l'Ordre des Jésuites qui peut-être avait besoin de réformes, aussi détruit avec acharne-
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ment leur ouvrage dans les parties les plus éloignées de la terre qui excitera encore l'étonnement de la postérité, moins partiale, et moins ingrate, si les missionnaires eux mêmes avaient été plus soigneux de conserver (6) leurs travaux relatifs aux langues indiennes, et s'il était possible seulement de recueillir et d'acquérir tout ce qui en effet existe encore tant imprimé qu'en manuscrit. Car c'est sous tous ces différents rapports que tout ce qu'on possède sur les langues américaines laisse encore beaucoup à désirer.

§ 5. Il ne faut donc point nous faire illusion sur la défectuosité de nos matériaux pour l'étude des langues du nouveau continent, tant par rapport au nombre rétréci des idiomes dont nous avons connaissance, que par rapport à l'insuffisance des notions de celles dont il existe des grammaires et des vocabulaires. C'est aussi cette considération qui, jointe à la nature même de ces langues, doit fixer les points de vue d'où il faut partir en travaillant sur elles et en les présentant au public.

§ 6. Nous ne pourrons jamais nous flatter de parvenir à établir sur les données que nous avons, une opinion certaine sur le nombre de langues mères qui existent en Amérique, sur leur affinité et leurs ramifications. Nous ne le pourrons même pas avec certitude pour les parties les plus connues, comme p. e. pour les Intendances du Royaume de la Nouvelle Espagne les plus peuplées et les plus voisines de la capitale. Une des langues les plus célèbres, et vantée pour son harmonie et sa richesse en voyelles dans le Mechoacan était la langue Tarasque qui nous est entièrement inconnue. De 40 à 50 langues qu'on parle encore à présent dans le Mexique nous avons des grammaires de 7, et un bon dictionnaire d'une seule. Il doit arriver fréquemment que nous possédions des notions de langues dérivées dont nous ne connaissons point les primitives, et que tous ceux qui s'occupent de l'étude des langues, jugent maintenant ce que serait l'étude de l'italien sans la connaissance du latin, ou du latin même sans celle du grec? Il sera possible, et j'en suis fermement persuadé,
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de découvrir même avec nos connaissances fragmentaires des traces extrêmement évidentes de l'affinité des Américains avec les peuples de l'ancien continent, mais nous devrons toujours nous abstenir de toute induction négative, ne pouvant jamais discerner si ce dont nous cherchons en vain des vestiges n'en présente réellement pas, ou est seulement ignoré par nous. Notre connaissance des nations du nouveau continent restera donc toujours bien imparfaite encore, et bien des questions sur leur origine, leur affinité, leur classification ne pourront être résolues avant des recherches plus étendues et plus exactes faites sur les lieux mêmes. Mais l'étude des langues indiennes telle que nous pouvons la faire d'après les données que nous possédons, nous offre un autre avantage également grand et important, celui d'étendre nos idées sur les langues en général, sur la manière dont elles se forment, sur leur affinité avec les nations qui les parlent; elle nous montre en grand ce dont nos langues cultivées conservent à peine encore de faibles vestiges, nous découvre par des ressemblances frappantes de langues américaines avec des idiomes peu cultivés de l'Europe que certaines particularités grammaticales n'ont pas besoin d'être transmises d'une nation à une autre, mais naissent partout d'elles mêmes, ne désignent par conséquent pas les régions où ces langues prirent naissance, mais seulement l'époque à laquelle leur formation s'arrêta, ne sont point géographiques, mais chronologiques, elle fournit enfin de nombreux exemples et les plus riches matériaux aux plus profondes méditations sur les causes et la notion de la diversité des nations et des langues. Ce sont donc ces considérations générales que j'aurai toujours en vue en tâchant d'exposer le sujet que j'ai entrepris à traiter, aussi clairement et aussi succinctement que possible. Je m'efforcerai constamment à le présenter de manière qu'il puisse contribuer à connaître davantage le domaine des langues en général, et à déterminer surtout ce qui en elles est essentiellement propre à toutes sans exception, ce qui n'est dû qu'à des influences accidentelles, et ce qui constitue vraiment leur caractère et celui de la nation à qui elles appartiennent.

§ 7. Je ne me bornerai cependant guère à des réflexions générales sur les langues américaines; mon soin principal sera au contraire de les faire connaître elles-mêmes au lecteur. Je lui présenterai des extraits complets de leurs grammaires et y ajouterai des dictionnaires accompagnés d'une analyse raisonnée. Si j'ai nommé tantôt les matériaux dont je puis disposer, peu
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suffisants en comparaison de la masse de choses qui nous restent inconnues, je puis la nommer très considérable en comparaison de ce qu'on a possédé jusqu'ici en Europe. Le zèle infatigable du voyageur à l'ouvrage duquel ce faible mémoire est destiné à faire suite, a recueilli tout ce qu'il a trouvé dans ce genre en Amérique; j'ai eu occasion de mon côté de faire quelques acquisitions en Espagne, et j'ai surtout profité des mémoires manuscrits que l'Abbé Hervas avait fait dresser par les ex-Jésuites italiens et espagnols, qu'il n'a jamais publiés et dont il m'a permis de prendre copie pendant mon séjour à Rome. Il y aura bien peu d'ouvrages imprimés ou de manuscrits cachés dans quelque bibliothèque relatifs aux langues américaines qui manquent à notre collection (7). Mon but est maintenant de recueillir tous les matériaux que renferment ces différents travaux, d'en choisir ceux qui ont de l'intérêt sous le point de vue que je me propose qui n'est pas d'enseigner proprement ces langues, mais d'en exposer en détail la nature et l'organisation, et de rassembler ces données, méthodiquement classées, dans un même corps d'ouvrage, en les accompagnant des réflexions qui naissent naturellement et d'elles et de la comparaison de ces idiomes avec ceux de l'ancien continent. Un pareil travail aura, ce me semble, toujours l'avantage qu'aucun de mes lecteurs ne dépendra de ma manière individuelle de voir, que chacun pourra juger par lui-même, et au lieu de trouver les matériaux informes dans lesquels j'ai dû puiser, on aura devant soi tout ce qui appartient au sujet, rassemblé et distribué de manière à faciliter la comparaison et le jugement, sans obliger à un nouveau travail mécanique. Si on pouvoit se flatter que ce mémoire passât l'Océan, il serait possible encore que les personnes instruites en Amérique, en trouvant réuni ici à peu près tout ce qu'on connaît en Europe des langues indiennes, fussent encouragées par là à l'étendre, le rectifier et le compléter. Il est infiniment à regretter que jusqu'ici, si l'on excepte les missionnaires, cette partie ait été entièrement négligée en Amérique. Il y a si longtemps que
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le trafic des Nègres est introduit; on aurait eu une occasion extrêmement aisée de connaître par eux un grand nombre de langues de l'intérieur de l'Afrique; mais à peine trouve-t-on quelques notices bien minces sur cet objet dans les ouvrages de quelques voyageurs.

§ 8. Il y a trois rapports sous lesquels je tâcherai de présenter mon sujet. Ce sont les mêmes qu'il ne faudrait jamais perdre de vue en traitant d'une langue quelconque, savoir:
1. ses rapports avec les autres langues connues, ou plutôt avec l'idée générale des langues qu'on peut se former soit en se livrant uniquement à la méditation, soit surtout en embrassant l'universalité des particularités de toutes les langues connues,
2. ses rapports avec le caractère de la nation qui la parle; la manière dont elle en dépend, et l'influence qu'elle exerce sur elle à son tour;
3. ses rapports avec la langue dont elle est issue; son origine, son affinité avec autres langues, retracées historiquement.
Les recherches sur le premier de ces trois rapports dépendent de l'étude des langues en général; celles sur le second de la philosophie appliquée surtout à l'examen des causes de la diversité morale des nations et des individus; celles sur le troisième de l'histoire. Qu'il me soit permis, avant que d'entrer en matière, de dire quelques mots sur chacun de ces points en particulier.

§ 9. Rapport d'un idiome particulier avec les langues en général. — Quoique, s'il m'est permis de me servir de cette expression, la charpente de toutes les langues soit à peu près la même, il n'y en a néanmoins presqu'aucune qui ne se distingue par quelque particularité qu'on ne retrouve ou point du tout, ou du moins pas si distinctement dans les autres. Il serait entièrement chimérique de vouloir former de toutes ses différentes qualités une même langue universelle, qui deviendrait vide si elle faisait abstraction des caractères distinctifs, et contradictoire, si elle les admettait tous à la fois. Mais toutes les langues, sans exception, se retrouvent, et toutes leurs particularités les plus divergentes entre elles se réunissent dans la faculté du langage de l'homme. Cette faculté est le point central de l'étude des langues, auquel tout doit concourir, qui doit en déterminer toutes les parties et toutes les opérations. Les hommes partagent à peu près partout les mêmes besoins et les mêmes forces physiques et morales, mais il reste un certain vague où ils se distinguent les
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uns des autres, et se devancent mutuellement. Nous avons donc par là un domaine dont à la vérité les limites sont invariablement fixées par la nature des langues, comme instruments consistant en un certain nombre de sons susceptibles d'un nombre déterminé de combinaisons; 2. par celle de l'homme, l'étendue possible de sa faculté d'apercevoir, de penser et de sentir, et la qualité de ses organes; 3. par les lois immuables des idées générales auxquelles toutes les applications particulières doivent s'assujettir, et 4. par les objets extérieurs qui nous environnent; mais qui dans ces limites admet une variété indéfinie, et à jamais inépuisable. L'étude des langues doit examiner, défricher et fertiliser ce domaine, et les recherches sur une langue quelconque ont par conséquent toujours un double but, d'expliquer la langue particulière par l'universalité de celles que nous connaissons, et de jeter du jour sur les langues en général par elle; de mieux déterminer l'étendue et la distribution du domaine que nous venons de décrire, par l'examen d'une langue particulière, et d'apprendre à connaître les intentions et les moyens de celle-ci par les intentions et les moyens de l'homme parlant, en général.

§ 10. L'expérience journalière prouve que la connaissance d'une langue facilite celle d'une autre. Or on n'a qu'à généraliser cette observation pour se convaincre qu'on tâchera en vain de rendre compte d'une langue quelconque, et de l'expliquer d'une manière vraiment satisfaisante, sans porter constamment, autant que possible, ces regards en même temps vers l'universalité des langues connues. Chaque idiome particulier est sous plusieurs points de vue fragment d'un ensemble plus grand dont il a été détaché; fragment par rapport à ce qu'il a été pendant toutes les vicissitudes de sa durée; fragment par rapport à la souche d'où il est issu; fragment enfin par rapport à l'ensemble des langues qui existent ou ont existé dans l'univers. A ce dernier égard le mot de fragment n'est cependant guère l'expression convenable. L'ensemble dont il est question ici, n'est point composé de différentes parties coopérant au même résultat, mais de différentes manières de s'acquitter, chacun en entier, des mêrnes fonctions. Les langues, dès qu'on fait abstraction de leurs affinités, sont plutôt des compléments, des pendants l'une de l'autre. En les considérant ainsi on parvient surtout à s'élever au dessus du cercle rétréci dans lequel confine nécessairement l'étude isolée d'une seule, et comme ceci est nécessaire pour juger, l'étude générale des langues est éminemment
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utile, et même indispensable pour expliquer et juger même une seule d'entre elles. Plusieurs qualités, renfermées naturellement dans l'idée d'une langue quelconque, sont parfaitement et éminemment exprimées dans telle ou telle langue, tandis qu'elles ne sont que légèrement indiquées dans d'autres. Or ce n'est qu'à l'aide des premières qu'on peut s'en former une idée claire et complète dans ces dernières. En énonçant p. e. une action, il est assez naturel d'y lier d'abord l'objet auquel elle a rapport. Il n'est donc pas étonnant qu'il y ait des langues qui joignent si étroitement au verbe les pronoms régis par lui qu'ils servent à en former la conjugaison. Toutes les langues sémitiques, les langues turque et persane, la finnoise et la hongroise ont cette habitude, mais toutes n'adoptent cette méthode que dans quelques cas, la dernière surtout n'en a conservé que de faibles traces (8); il n'y a absolument que la langue basque (9) qui ait réduit cette habitude à un système parfait et si complet qu'il embrasse à peu près toutes les combinaisons possibles. Ce n'est donc aussi que par elle qu'on peut s'en former une idée entièrement juste, et qu'on peut sentir combien peu la pesanteur et longueur embarrassante des formes grammaticales qui en résulte, est compensée par une plus grande clarté et précision qui peut en naître quelquefois (10). Ce que la langue basque est pour ce cas-ci, la langue mexicaine l'est pour un autre semblable, c'est-à-dire pour indiquer, si le verbe est neutre, ou réfléchi, ou transitif, si, dans ce dernier cas, il se rapporte à un objet déterminé ou indéterminé, à une personne, ou à une chose, ou a l'une ou l'autre à la fois? Toutes les langues doivent mettre un soin particulier à distinguer des nuances aussi essentielles, et plusieurs le font immédiatement en énonçant le
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verbe. L'allemande en change la voyelle radicale, nuance fine et délicate et qui ne se ressent en rien de la grossièreté si souvent gratuitement attribuée aux premiers inventeurs des langues, le basque ajoute dans quelques cas semblables une syllabe au milieu du mot, la langue grecque a son médium, la hongroise distingue deux conjugaisons entièrement différentes pour le verbe qui régit un objet déterminé, et celui dont l'objet reste vague; mais la seule langue mexicaine épuise tous les cas possibles à cet égard et entre dans des nuances si fines que p. e. en disant que je m'instruis dans quelque science, un seul pronom ajouté ou omis indique si je veux dire que je suis mon propre instituteur (ni-no-ne machtia) ou si je ne veux point exprimer cette circonstance, et puis bien aussi en avoir un autre (ni-no-machtia). Il est aisé à concevoir que chaque langue doit former de ses mots primitifs outre les composés, et outre ceux qui s'obtiennent par les terminaisons propres aux différentes parties du discours, encore d'autres qui naissent de changemens qu'éprouve la partie radicale même des primitifs ou par un changement de ses lettres, ou par l'addition de nouvelles. De là naissent des familles de mots qu'il est possible quelquefois de poursuivre jusqu'aux combinaisons les plus simples des voyelles. Mais les Grecs sont les seuls qui, quoique bien éloignés de la formation uniforme des mots dans les langues orientales, et ayant les plus longs et les plus variés, ont su, doués des organes les plus fins et les plus délicats, et cherchant dans l'arrangemcnt des éléments de leurs mots, sans jamais confondre aucun son, cette même harmonie, facilité, précision et clarté qui les distinguent si éminemment à tout autre égard, ont réussi tellement à cultiver cette méthode qu'on a pu établir sur l'analogie constante qui se présente dans leur langue des règles fixes et invariables. Ces exemples auxquels on pourrait ajouter un grand nombre d'autres encore, suffisent pour prouver combien l'étude simultanée de la structure de toutes les langues connues contribue à mieux approfondir chacune en particulier. Si ensuite on élève l'étude philosophique et historique des langues à une étude séparée, indépendante de l'usage journalier des différents langages, et digne d'étre traitée comme toute autre science quelconque, il s'entend de soi même qu'il faut parcourir tout leur vaste domaine, qu'il
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faut passer en revue d'un côté tous les différents problèmes que chaque langue doit résoudre, pour connaître celles qui y suivent le même système, et d'un autre toutes les langues pour voir comment chacune forme un ensemble des différentes méthodes qu'elle employe, et établir ainsi des classes bien précisément distinctes qui même faites sous différents points de vue, peuvent être très variées de façon qu'une même langue appartienne à plusieurs à la fois. Il faut même aller plus loin, s'élever, à l'aide de la grammaire générale, au dessus de la masse des faits existants, et voir en quoi cette dernière reste incomplète et défectueuse. Ce n'est qu'ainsi que l'étude des langues pourra devenir véritablement une science, et qu'on pourra acquérir la facilité d'approfondir entièrement et de juger sous tous ses rapports chaque langue donnée. Les avantages qui en résulteraient sont incalculables; mais on n'atteindra jamais au but qu'en liant tout à ces vues générales, et qu'en s'occupant scientifiquement des langues particulières constamment comme de parties de ce vaste ensemble.

§ 11. Si la méthode d'embrasser, autant que possible, l'universalité des idiomes connus est indispensable pour réduire l'étude des langues à un système scientifique, elle est également nécessaire pour pénétrer plus avant dans ce qui constitue le but de cette étude même, la connaissance de l'étendue et des développements de l'esprit humain. C'est une vérité généralement reconnue que les idées et la langue qui sert à les exprimer, sont si étroitement liées ensemble qu'elles tiennent, à bien peu de différences près, constamment la même marche, et sont assujetties à une influence continuellement réciproque. L'organisation grammaticale et lexicale et l'ensemble des mots d'un idiome admet à la vérité, en fixant des règles et des formes générales, encore une infinité de modifications particulières dans l'application. C'est là surtout en quoi consiste l'admirable nature des langues qui peuvent être généralement comprises par les hommes qui, séparés par de longs intervalles d'années ou de distance, diffèrent le plus entre eux, elles permettent néanmoins à chacun d'y exprimer son individualité toute entière, et ce qui plus est, contribuent même, comme nous irons le voir d'abord, à lui en former une plus stable et plus déterminée. Chaque âge, chaque classe de la société, chaque auteur célèbre, enfin si on regarde aux nuances les plus fines, chaque individu qui a l'esprit un peu cultivé, se forme dans le sein de la même nation une langue à part, attache des idées autrement modifiées
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aux mêmes mots, et attire insensiblement le langage commun dans ce qu'il y a de plus essentiel, dans les nuances les plus intimes de la pensée et du sentiment. Voilà sur quoi repose en plus grande partie l'intérêt de la discussion dans la conversation qui sans doute est l'occupation et le délassement la plus noble de l'homme pensant. Elle naît ordinairement de l'acception différente donnée aux mêmes mots, parvient dans son cours au point où l'on se réunit et s'entend mutuellement, mais trouve, en conduisant plus avant dans le sujet, de nouvelles divergences fondées sur des nuances plus délicates encore qu'on n'avait point aperçues au commencement. En se rendant mutuellement compte de ses idées, on creuse d'avantage le sujet, plus on l'approfondit, plus il est difficile d'attacher la même valeur aux mêmes termes, tant les nuances commencent à devenir fines et déliées. Les langues se prêtent à toutes ses différentes nuances, elles en sont même plus parfaites, si elles savent en exprimer avec clarté et énergie une plus grande diversité, mais cette souplesse et cette étendue vont pourtant seulement jusqu'à un certain degré, et il existe indubitablement des manières de penser et de sentir qu'on ne peut point acquérir en se servant dès sa naissance de tel ou tel idiome, et qu'on ne peut même y exprimer, sans lui faire violence, ou altérer les idées. Quoiqu'en grande partie l'ouvrage des nations, les langues les maîtrisent néanmoins, les retiennent captives dans un cercle déterminé, et forment ou indiquent au moins principalement la différence du caractère national. Il en est de même du genre humain, et de l'homme en général. Le développement de ses facultés n'est pas seulement astreint aux conditions générales du langage, mais la marche réelle des langues, déterminée par des causes beaucoup plus subalternes, mais également puissantes, ne laisse guère que d'influer considérablement sur elle, et si, en examinant cette marche, on ne peut point parvenir à fixer avec précision les bornes où elles s'arrêteront dans la suite, il est possible au moins de rendre compte des révolutions qu'elles ont éprouvées jusqu'ici. L'étude généralisée des langues facilite par conséquent la connaissance des progrès successifs et même des développements possibles de l'esprit humain. Tout ce qui existe sur notre globe obéit à certaines lois, et suit une marche régulière. C'est une observation qu'on a faite souvent que même les choses qui semblent dépendre entièrement du hasard, présentent une certaine régularité dans leurs vicissitudes. Or si l'homme est
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entraîné naturellement à poursuivre partout ces lois et cette marche régulière et invariable tantôt par la voie de la philosophie, tantôt par celle de l'histoire, il est certain que l'étude suffisamment généralisée des langues est un des principaux moyens pour découvrir les variétés et les changements que peuvent présenter les facultés intellectuelles de la masse du genre humain, et pour en mesurer en quelque façon l'étendue. Chaque langue présente l'esprit humain tout entier; mais ayant toujours un caractère particulier, elle ne le présente que d'un coté. L'idée se généralise déjà beaucoup en comparant une ou deux autres avec elle; mais ce n'est qu'en rassemblant toutes celles que nous connaissons, que nous terminons vraiment l'ouvrage entrepris, et que nous possédons tout ce que l'histoire peut transmettre à la philosophie ou pour rectifier ses raisonnemens sur ce sujet, ou pour leur servir de fondement, ou d'appui. Tout ceci devient plus clair et plus évident, dès qu'on applique les assertions générales à quelque cas particulier. On a souvent observé que les termes qui servent dans différentes langues à exprimer les mêmes objets, surtout s'il s'agit d'idées ou de sentiments, diffèrent beaucoup dans les nuances plus fines de leurs acceptions. En analysant exactement chacun de ses termes, en se déterminant avec précision la valeur et en les comparant ensuite ensemble, on acquiert une idée beaucoup plus parfaite et plus complète de l'objet même qu'ils dénotent. Chaque mot présentant une idée nuancée d'une certaine manière, et ces nuances provenant d'un côté de la nature de l'objet, de l'autre de la façon de le saisir, on apprend à connaître l'un et l'autre dès qu'on s'élève à un point de comparaison général; tandis que le raisonnement purement abstrait ne conduirait jamais qu'imparfaitement à établir ces nuances, et par conséquent à embrasser toute l'étendue et toutes les modifications de l'objet. On pourrait de cette manière faire un travail aussi utile que piquant sur les synonymes dans différentes langues. On se convaincrait pour lors que dès qu'il est question d'idées morales, et dès même qu'on prend un mot qui désigne un objet réel, avec toutes les idées, ou sensations accessoires qu'il produit, il n'existe point de synonymes pas même dans deux langues différentes, comme les traducteurs, et bien plus encore leurs lecteurs s'en aperçoivent si souvent sans le vouloir. En analysant et en comparant p. e. les mots qui dans les langues savantes de l'Antiquité, et nos modernes les plus cultivées désignent les facultés intellectuelles de l'homme, on ferait
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un cours pratique de cette partie de la psychologie d'autant plus intéressant qu'on y découvrirait la manière de penser et de sentir de nations entières. Un travail de ce genre conduirait en même temps à une infinité d'observations importantes et fines sur les rapports de ces facultés mêmes, sur le caractère de ces nations, l'influence qu'y exercent tantôt le climat, tantôt les mœurs, et les événements historiques, enfin sur le génie particulier de chacune de ces langues. En étendant cet examen à plus d'idiômes encore, on observerait comment les nations issues d'une même souche ou vivant dans les mêmes situations, ont saisi et exprimé à peu près les mêmes rapports dans chaque idée; on remarquerait ce qui dans les différentes expressions appartient à la manière de voir des peuples de la plus haute antiquité, et comment les idées se sont ou rectifiées, ou altérées et atténuées depuis. Si donc le raisonnement abstrait, en analysant et disséquant continuellement les objets, ou s'en tient quelquefois trop exclusivement à leurs formes, en perdant de vue leur force véritable et primitive, ce travail ramènerait l'esprit surtout à cette dernière en lui enseignant à regarder les objets pour ainsi dire par l'organe de toutes les différentes manières de voir des nations, réunies ensemble avec intelligence et sagesse. Un autre point pour lequel on pourrait passer les différentes langues en revue, consiste dans les métaphores qui ont servi à fixer les dénominations de la plupart des objets, puisqu'il n'y en a guère aucun qui n'ait reçu le nom dont on l'appelle, pour telle ou telle qualité, telle ou telle ressemblance avec un autre. Ces rapports ne sont plus à reconnaître dans un grand nombre de cas, mais dans beaucoup d'autres on peut les retracer encore, et leur étude jette un jour admirable sur les liaisons qui existent entre les idées des hommes en général et de telles ou telles nations en particulier. On animerait en outre singulièrement le langage, si l'on pouvait, surtout par le moyen de l'enseignement de la jeunesse, ressusciter ces antiques souvenirs, métamorphoser par là les mots qui souvent ne nous semblent que des sons inventés à plaisir, en de véritables hiéroglyphes, et faire revivre dans la génération actuelle l'esprit des premiers inventeurs de la langue, naturellement plus neuf, plus pur, plus proche de l'origine des choses, plus simple et plus hardi dans ses conceptions. Mais qu'on se souvienne bien qu'en suivant la route indiquée ici, il ne faut jamais perdre de vue l'ensemble qu'on veut approfondir, l'organisation du langage en général ou l'étendue de l'esprit humain,
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ses variétés, et ses progrès, en tant qu'il est influencé ou qu'il dépend de la langue dans laquelle il exprime ces idées. Quoique la totalité à cet égard ne puisse jamais être atteinte, il n'en faut pas moins y aspirer toujours. Dès que l'esprit ne cherche qu'une multitude de cas différents, qu'il se contente d'avoir ramassé un nombre d'exemples de variétés piquantes, il se distrait, ne trouve que des anomalies, et n'arrive jamais au point où les divergences concourent ensemble, ni aux causes qui les écartent l'une de l'autre. Si au contraire il a toujours en vue l'ensemble qui réunit ces différences en soi, il en comprend et la cause et le but, il s'aperçoit des lacunes de ses connaissances, et devine surtout d'avance les cases qui seront remplies encore; il obtient en même temps alors des résultats qui peuvent servir de base à de nouvelles et de plus importantes recherches. Ce n'est donc que traitée d'après cette méthode que l'étude des langues peut fournir un des chapitres les plus intéressants dans ce genre d'histoire qui, loin de s'arrêter aux révolutions soudaines du genre humain, tâche de déterminer quelle étendue et quelle richesse de formes variées ses facultés morales et intellectuelles ont atteint jusqu'ici, quels fruits on en a recueilli, et quels autres on pourra en attendre encore.

§. 12. Loin d'être une occupation oiseuse, un luxe scientifique, une pareille étude comparative des langues apprend éminemment à mieux manier la sienne propre, à en tirer un plus grand parti, et à l'améliorer en elle-même. D'après ce qui a été dit dans les deux précédents paragraphes, il ne peut plus rester douteux que les langues s'expliquent réciproquement, et qu'on ne parvient à en voir une seule dans son jour entier que lorsqu'on s'élève par des recherches qui cherchent de les embrasser toutes, à un point de comparaison générale. C'est principalement en connaissant d'avantage l'instrument qu'il manie, que l'artiste en tout genre s'acquitte mieux de son ouvrage. Je ne parle cependant point ici autant des individus que des nations entières. Si l'étude philosophique et historique du langage était regardée comme une partie nécessaire de l'instruction de tout homme cultivé, si on avait déjà fait tous les travaux qu'il faut posséder tous préparer, pour que chacun puisse en profiter en ne vouant à cette partie qu'un temps proportionné au reste de ses occupations, si enfin on faisait entrer dans tous les genres d'enseignement de toutes les classes de la nation autant de cette étude qu'ils pensent en com-
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porter (12), il est difficile à dire combien la précision et l'étendue de la langue, et surtout la clarté des idées, et même leur vivacité
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gagneraient par là. Il n'est point question ici de réformes qui doivent se faire à dessein, ou de révolutions soudaines. Rien ne les comporte si peu que le langage; il ne veut suivre que l'impulsion que lui donne la nation entière, que les progrès lents, mais naturels de ses développements. On a beau le surcharger, comme on fait beaucoup trop, de nouvelles expressions et de nouvelles tournures, il sait toujours s'en débarrasser avec le temps, si elles ne conviennent pas à sa nature, et ne sont point adoptées généralement. De même que les langues, semblables en cela aux nuages dont la forme disparaît, et se perd dans un brouillard confus, lorsqu'on se trouve au milieu d'eux (13), permettent difficilement qu'on analyse en détail à quoi tient proprement leur force et leur individualité, de même on ne peut influer sur elles qu'imperceptiblement, et sans trop savoir soi-même, comment s'exerce une pareille influence. Mais on peut être sûr aussi que chaque pas important que la nation fait vers un plus haut degré de perfection, produit aussi des résultats heureux sur elles, et ces résultats seront doublement considérables, si les progrès qu'on fait concernent précisément le langage, conduisent à mieux en approfondir la nature et l'influence. L'étude généralisée des langues fixe surtout trois points importants: 1. que les langues ne sont point des masses de signes conventionnels, assez indifférents en eux-mêmes, pourvu qu'ils soient commodes à employer, et faciles à entendre, mais qu'elles tiennent immédiatement aux idées des objets, et au caractère des nations; 2. qu'on peut se former une idée du langage en général, des qualités qu'il pourrait réunir en lui, et qu'on devrait en exiger, mais qu'on ne trouve qu'éparses dans les langues particulières, et que chaque langue particulière d'un autre côté a un caractère à elle qui, partant d'un même point, dirigeant toutes ses propriétés
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vers un même but, et représentant par là en quelque façon tout l'univers sous un même type, est le dépositaire de sa force et de la vie qui l'anime; 3. qu'on n'a vraiment approfondi une langue, qu'en autant qu'on est parvenu à se rendre compte des liaisons de ses éléments avec les idées des objets, ou la nature des sensations, et à en bannir ainsi ce qui au premier abord semble arbitraire et conventionnel, et qu'on a reconnu ses rapports avec la nature du langage en général au point de concevoir pleinement, en combien ses qualités positives appartiennent à cette dernière (14), et en combien l'exclusion d'autres constitue son caractère particulier. C'est par là qu'on réussit à découvrir la ligne délicate que les langues doivent tenir pour ne pas perdre leurs caractères individuels, et ne pas les laisser devenir trop bornés et trop exclusifs. S'il était permis de penser que des idées saines et suffisamment exactes sur ces trois points fussent répandues par une nation entière dans les proportions, et avec les nuances qui conviennent à chacune des classes de ses individus, cela seul suffirait pour faire faire des progrès inouis à sa langue, pour l'empêcher d'un côté de tomber dans un état de langueur et de stagnation, et la préserver de l'autre de toute réforme mal entendue et déplacée, et pour lui faire subir, au moins le plus tard possible, le sort qui semble menacer à la longue toutes les langues de s'éloigner de leur première fraîcheur, de se renfermer, en ne faisant que s'épurer continuellement, enfin dans un cercle trop borné, de devenir de siècle en siècle des hiéroglyphes plus inexplicables pour ceux qui les parlent, et de perdre par là insensiblement de
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force et de vivacité. Si la littérature des nations ne présente ordinairement qu'une seule époque vraiment brillante, c'est certainement en grande partie, puisqu'une langue inspire bien autrement, lorsqu'elle est encore neuve et fraîche, lorsqu'il y a encore bien des idées et des sentiments à l'expression desquels elle ne s'est point essayée, lorsque le génie a encore besoin de toute sa force uniquement pour la maîtriser et la dompter. Si je parle ici de l'utilité et même de la nécessité d'étudier beaucoup de langues, on conçoit facilement que c'est pour rectifier et étendre ses idées sur la sienne propre beaucoup plus que pour en posséder réellement un grand nombre. Ceci tient souvent du luxe de l'esprit, et exige même des précautions particulières pour ne pas devenir nuisible, soit à la clarté des idées, soit à la facilité de s'énoncer avec pureté et propriété. Tous ceux qui attachent avec raison un grand prix à bien parler leur langue maternelle, se garderont de trop se livrer à l'habitude d'en parler d'étrangères. En usant cependant des précautions nécessaires, et en laissant toujours une prépondérance décidée à celle que l'on cultive de préférence, l'exercice simultané de plusieurs langues a de très grands avantages, même pour l'écrivain. Il acquiert plus de facilité, s'accoutume à ne pas se renfermer dans un cercle trop étroit de tournures et d'expressions, et rend les idées qui tiennent toujours d'infiniment près au langage, mais qui ne doivent pas être asservies par lui, plus indépendantes de telle ou de telle manière de les énoncer.

§. 13. Je viens de prouver combien il serait utile et même nécessaire dans l'étude des langues de les embrasser toutes à la fois, pour parvenir par là à mieux approfondir la faculté même du langage de l'homme. J'ai montré comment on pourrait faire réfléchir pour lors la lumière puisée à cette source sur les langues qu'on cultive en particulier. Il me reste maintenant à faire voir la possibilité de l'exécution de cette idée qui au premier abord paraît trop vaste pour être jamais réalisée. Mais il faut séparer les travaux préparatoires qui en effet sont longs et difficiles, et qui ne peuvent appartenir qu'à ceux qui se vouent exclusivement à ces études, de la manière d'en répandre les résultats parmi le public. On se convaincra pour lors sans peine que nous sommes bien éloignés de vouloir empiéter sur des occupations plus nécessaires par un temps disproportionné donné à l'apprentissage des langues. Nous contribuerons au contraire à en abréger et en faciliter l'étude, et surtout à le rendre moins aride et plus générale-
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ment utile. Les travaux préparatoires qui doivent rendre compte de la nature, des caractères différents, des avantages et des imperfections, de l'origine et des affinités, enfin des vicissitudes et des destinées de toutes les langues connues, exigeront pour base de tout raisonnement ultérieur une réunion systématique et raisonnée d'analyses exactes et complètes de chacune parmi elles. Les grammaires sont en quelque façon de pareilles analyses, et elles en remplissent l'idée d'avantage, mieux elles sont faites, mais elles ont néanmoins un autre but qui, en exigeant plus de détail matériel, rend plus difficile l'aperçu de l'ensemble. Elles n'embrassent d'ailleurs qu'une partie de la langue, en effleurant à peine son système lexical. Qu'il me soit donc permis de m'expliquer sur ce que j'entends par l'analyse dont il est question ici.

§. 14. L'analyse parfaite d'une langue doit exposer 1. tous les rapports de ses différentes parties entre elles, et 2. les rapports qui existent entre la langue, prise dans son ensemble, et la masse des idées et des objets qu'elle est destinée à exprimer et à représenter. Ses rapports avec les autres langues qui sont les derniers qui se présentent encore à l'examen, résultent d'eux mêmes de l'exposition de ces premiers. La masse des idées et des choses représentée par une langue ne peut point être proprement détachée d'elle, puisqu'il est impossible de s'en former, indépendamment du langage , une idée claire et distincte, mais on peut néanmoins les séparer en quelque façon, et on le peut surtout par le moyen d'autres langues. Car toutes les langues ensemble ressemblent à un prisme dont chaque face montrerait l'univers sous une couleur différemment nuancée. Voyons maintenant comment l'analyse parviendra à ce but. On peut le regarder comme un principe certain et invariable que tout, sans exception, repose dans une langue sur une analogie ou évidente ou secrète, et que sa structure, jusques dans ses parties les plus fines, est une structure organique. Toutes les idées sont intimement liées ensemble, elles tiennent toutes l'une à l'autre déjà par les rapports généraux qui les font comprendre sous des classes plus étendues; par là même elles établissent à nos yeux une liaison semblable parmi les objets, encore indépendamment de celle qui peut réellement exister dans ceux-ci par leur propre nature; l'espace et le temps sont des continus non interrompus; tout ce que nous connaissons en formes, en couleurs, en qualités quelconques, se rappelle toujours mutuellement, et n'est reconnu par nous que par ses rapports avec ce
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qui l'avoisine. D'un autre côté les sons articulés (15) qui forment les langues, présentent de même des parties constamment contiguës, se prêtent toujours à des variations subordonnées à de certaines règles, et font découvrir, même sans qu'on le veuille, dans leurs réunions, séparations et transpositions quelconques, sans cesse des convenances naturelles, des routes qu'ils suivent, des classes dans lesquelles ils se rangent d'eux mêmes. Il existe en outre une liaison entre ces sons et les objets par les sensations analogues que produisent les uns et les autres. Or il n'est pas naturel que l'homme dont l'imagination au contraire saisit si volontiers tous les rapports identiques, se refuse à suivre cette chaîne immense qui le lie lui-même à l'univers. Il pourrait moins encore l'interrompre en se formant une langue qui n'est jamais destinée pour un seul individu, mais pour une association entière, qui, établie par une convention arbitraire, ne prendrait jamais racine ni dans l'esprit, ni dans le cœur des hommes, mais qui doit au contraire sortir du sein de leurs sentiments et de leurs idées. C'est donc toujours et dès son premier commencement sur la partie qui en est déjà formée, qu'une langue continue à s'étendre, et il est impossible par la nature des choses même qu'il y entre jamais quelque chose d'arbitraire ou d'entièrement disparate, autant qu'elle reste abandonnée à elle-même. Séparés par d'immenses lacunes de l'origine des nations et des langues, nous n'en connaissons très probablement aucune qui soit encore entièrement dans ce cas. Aussi souvent qu'une nation éprouve des influences étrangères dans la formation de sa langue, que deux tribus différentes amalgament, en se réunissant, leurs idiomes, ou qu'un peuple subjugué adopte celui du vainqueur, l'ordre naturel est interverti, et l'analogie constante fait place à des anomalies, des inconséquences et souvent à de véritables contradictions, dont le nombre s'augmente à proportion que la nation qui s'approprie une langue étrangère, est moins capable d'en comprendre et d'en saisir la structure. Les langues modernes, issues des anciennes, en fournissent de nombreux exemples. Mais aussi alors, même dans les mélanges
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les plus bizarres, comme on les rencontre dans quelques contrées de l'Europe qui furent occupées par beaucoup de peuplades différentes, le penchant naturel de l'homme de suivre partout des analogies connues, et d'en établir de nouvelles, ne reste point oisif. Ainsi que l'organisation physique, en recevant un corps étranger dans elle, ou aussi dans ses propres formations vicieuses, et même monstrueuses, répète toujours son type original, et s'assimile tout ce qui s'approche d'elle, de même les langues assujettissent, autant que possible, tous les éléments étrangers qu'elles adoptent, à leur propre structure primitive; là où elles se confondent, ou se réunissent, celle qui a le dessus impose ses lois et son organisation à l'autre, et il en naît pour lors une nouvelle ayant des analogies et des règles particulières. Quoiqu'il ne faille donc point se flatter de trouver dans les langues qui naissent de cette manière, une analogie constante de structure, on y rencontrera toujours des séries d'analogie plus ou moins longues, qu'une analyse exacte poursuivra jusqu'à leur origine, et recueillira avec soin. Elle le fera d'autant plus que dès le commencement de son travail elle n'a guères pu se dissimuler qu'elle ne pourrait que rassembler des fragments. Car l'analogie fût-elle aussi entièrement constante, il n'est jamais possible de la découvrir en entier, et de la suivre jusques dans ses plus fines ramifications. Les langues subissant continuellement des changements, il se perd des chaînons dans la série de leurs variations, et il en naît des lacunes qu'il est impossible de remplir; séparés par un intervalle immense de l'origine des langues, ne pouvant guère nous transplanter dans les idées et les sensations de ceux qui les premiers proférèrent ces sons qui par mille et mille altérations sont venus jusqu'à nous, vivant très probablement sous un ciel, sur un sol, au milieu d'un monde d'objets entièrement différents, nous ne pouvons que rarement retracer avec exactitude les rapports délicats dont l'observation leur a fait allier certains sons à de certains objets; eux mêmes peut-être s'en seraient difficilement rendu compte. Car une langue n'est jamais, et même probablement un mot rarement l'ouvrage d'un seul individu ; le langage sort à la fois de la bouche d'une famille, d'une tribu, d'une nation, on se devine, on s'entend, on parle même avec le sentiment certain de devoir être compris, ou deviné, sans aucune convention préalable qui d'ailleurs supposerait déjà un langage formé. L'homme est mû par un désir irrésistible de sociabiIité, frappé fortement des objets extérieurs qui l'étonnent
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et l'excitent en même temps À la réaction, il sent le besoin de se créer dans la langue un intermédiaire capable de lui rendre ses propres idées, en les jettant, pour ainsi dire, hors de lui, plus claires et plus distinctes, et les objets, en les convertissant dans des sons dépendant de lui, plus maniables; il se sent la faculté du langage qui, appartenant une fois à sa nature, doit en éclore comme la fleur et le fruit du bouton qui les recèle; il est au reste doué des mêmes qualités avec tous les individus de son espèce, et vit avec ceux qui forment le premier langage avec lui, absolument dans les mêmes rapports. Toutes ces circonstances ensemble opèrent le prodige de l'origine des langues, qui ne peut jamais être expliqué, mais qui en quelque façon se reproduit journellement sous nos yeux. Car tous ceux qui observent attentivement les enfants conviendront que leur manière d'imiter les sons de ceux qui les environnent, de saisir une infinité de mots à la fois, d'en former sur un petit nombre d'inductions, sans aucune règle, les fIexions d'une manière pour la plupart parfaitement analogue au génie de la langue, est moins une manière de l'apprendre que de la deviner et de la créer. Ce ne sont point des progrès se succédant dans une proportion régulièrement accélérée; il vient évidemment un moment où, comme par inspiration, toutes les difficultés paraissent vaincues; le temps qui s'est écoulé jusque là semble avoir été moins employé à saisir peu à peu un objet long, difficile, compliqué, qu'à laisser prendre aux facultés intellectuelles le degré de maturité nécessaire. L'enfant parle, comme il marche, quand il en a la force; le chaos de mots et de phrases qu'il a entendus, qui, sans qu'on s'en soit aperçu, ont opéré dans sa tête, se débrouille tout à coup; il en possède la clef, toutes ses réminiscences lui deviennent utiles maintenant. Les grandes personnes qui parlent des langues étrangères, éprouvent quelque chose d'entièrement semblable. On n'apprend jamais tous les mots, toutes les phrases, on en devine toujours une bonne partie; c'est bien moins matériellement la langue, que la faculté de la concevoir qu'on acquiert. J'ai cru devoir rappeller par ces réflexions qu'il y a évidemment, même dans l'apprentissage, et beaucoup plus dans la formation des langues, quelque chose qui échappe au raisonnement, même à l'observation, et dont il est impossible de se rendre compte, pour prouver qu'il ne faut point espérer de saisir tous les rapports qui existent même encore réellement dans les langues. Les transitions des idées, les combinaisons
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de l'imagination se suivent si rapidement qu'il est difficile de s'en apercevoir même dans un seul individu. Mais comment, si les langues sont toujours l'ouvrage d'une association, si chacun n'est, pour ainsi dire, sûr du mot qu'il a proféré, jusqu'à ce qu'il lui revienne de la bouche d'un autre, comment alors concentrer dans un même foyer ce qui se compose des aperçus, des sensations d'une nation ou du moins d'une tribu entière? Nous avons vu qu'aucune langue ne conserve dans son état actuel une analogie constante et parfaite, et qu'il est impossible de saisir en entier celle qui y existe réellement. Il est donc nécessaire que chaque analyse bien faite devra présenter d'un côté un corps de règles et d'inductions plus ou moins générales, le système complet des analogies qu'on peut encore découvrir dans une langue, et de l'autre les éléments dont il n'est plus possible de rendre compte. Les grammaires et les dictionnaires offrent à peu près l'un et l'autre; les premières renferment tout ce qui est règle, tous les mots qui doivent être confiés, sans autre liaison, à la mémoire, se trouvant dans les derniers. Il y a cependant bien loin que cette séparation soit ce qu'elle devrait être; la partie lexicale admet et exige encore un travail particulier qui n'a été entrepris que par fragments et dans peu de langues, il s'y trouve de nombreuses analogies à développer; quelques chapitres de la grammaire éprouvent par là également des changements, et il reste plusieurs questions très intéressantes qui à présent sont presqu'entièrement passées sous silence. Car c'est le premier devoir d'une analyse bien faite de se rendre un compte complet de tous les rapports qu'une langue peut présenter, soit avec elle même, soit avec les objets qu'elle représente, et les idées qu'elle exprime, de proposer toutes les questions qui en naissent, et d'en essayer la solution.

§15. Si l'on possédait des analyses telles que je viens de les décrire, de toutes les langues qui nous sont suffisamment connues pour ne pas laisser un pareil travail trop imparfait, il faudrait penser à les réunir dans l'ouvrage général dont l'idée nous occupe ici. On posséderait de chacune de ces langues un système complet de leur organisation, et la collection également complète de leurs sons radicaux, et ces différents travaux formeraient aussi deux parties différentes de l'ouvrage général. On a depuis que l'étude de la philosophie a été appliquée à plus d'objets, formé et exécuté l'idée d'une grammaire générale dans laquelle les parties et les règles des langues sont déduites de l'idée,
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abstraite du langage et de la nature de l'homme. On pourrait en réunissant méthodiquement l'organisation de toutes les langues connues former une grammaire, ou plutôt puisque l'idée de grammaire est trop rétrécie pour ce qui doit être désigné ici, uu système du langage non pus philosophiquement, mais historiquement général. Ce système aurait nécessairement une partie élémentaire qui ne traiterait que des lettres qui composent les langues, et de leurs rapports en tant qu'ils tiennent uniquement à leurs sons et leur prononciation, une partie grammaticale qui prendrait en considération la manière de lier les mots pour en former un discours, enfin une partie lexicale qui cependant ne ferait pas l'énumération des mots mêmes, mais renfermerait simplement les règles et les analogies de leur formation. Chacune de ces parties commencerait par l'exposition des idées abstraites qui la regardent, puisque tout ce qui est réel doit être classé, ordonné, et jugé d'après des idées générales, et donnerait après le tableau des langues existantes. Ici on rangerait en premier lieu ce que toutes les langues les plus différentes ont de commun ensemble, ferait suivre après ce qui appartient chaque fois à un plus grand nombre d'elles, et descendrait ainsi successivement aux plus petites particularités. Toutes les langues qui se ressemblent sous quelque point de vue que cela soit, se trouveraient pour lors rangées ensemble, et en descendant des premiers chapitres aux derniers on se formerait en même temps une idée complète de leurs qualités distinctives. On verrait d'un seul coup d'œil quels moyens variés l'homme a employés pour exprimer l'immensité des idées et des objets, et faciliterait infiniment l'étude d'une langue particulière par la connaissance préalable et successive de toutes ses sœurs en général et du genre, de la famille et de la classe à laquelle elle appartient. On parviendrait aussi par cette méthode et par elle seule, à former, même indépendamment des affinités historiques, des classes naturelles des langues telles que les établissent les naturalistes quoiqu'il faille bien se garder de vouloir avec un objet d'une toute autre nature suivre la même route qu'eux. La comparaison des racines de toutes les langues connues qui formerait la seconde partie du travail, offrirait nécessairement de nouvelles analogies qu'i ne pouvaient point être aperçues dans chacune en particulier, et qui entreront pour lors naturellement dans la première partie. Après cela elle donnera des résultats extrêmement intéressants sur les sons et les idées primitives des nations. On a essayé souvent
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de faire des collections de sons radicaux d'un grand nombre de langues, mais tous ces essais ont dû échouer en plus grande partie, puisqu'on n'avait pas suffisamment pensé aux travaux préparatoires qui doivent les précéder. Dans le projet de l'ouvrage dont je parle, tout est calculé sur un passage lent, mais sûr du simple au compliqué, du particulier au général, et sur un tel examen des données réelles de fait qu'il exclue, autant que possible, toute conjecture arbitraire. Avant que de comparer plusieurs langues, il faut premièrement approfondir chacune d'elles en particulier, ce qui ne se fait point en feuilletant simplement son dictionnaire, mais uniquement par une étude plus lente et plus sévère et en consultant surtout aussi les travaux de ceux qui se sont occupés exclusivement d'elle seule. Même pour se préparer seulement à des travaux sur les langues en général, il faut commencer par n'étudier longtemps qu'une seule, s'attacher surtout aux langues savantes de l'antiquité, et suivre la méthode de ceux qui, en embrassant toutes les parties de la philologie, se renferment dans la lecture des auteurs classiques. Ce n'est qu'en se familiarisant ainsi avec les plus belles langues que le génie de l'homme ait jamais maniées, qu'on apprend a connaître un grand nombre de rapports fins et délicats qui s'établissent entre la pensée et son expression; et ce n'est aussi que dans cette école que l'on s'habitue à cette exactitude avec laquelle même l'idiôme le plus barbare doit être examiné pour conduire à des résultats vraiment intéressants. Sans ce soin les connaissances les plus vastes en fait de langues restent toujours superficielles, et rien certainement n'est plus nuisible à leur étude; il vaudrait sans contredit infiniment mieux de n'en savoir qu'une ou deux, s'il fallait racheter l'étendue des connaissances par un manque d'exactitude, ou de profondeur. En joignant aux deux travaux dont nous venons de parler, un tableau rapide, mais exact des destinées qu'ont éprouvées les nations, de leurs migrations, des époques brillantes de leur perfectionnement, et de leur décadence, l'ouvrage général serait terminé, et formerait de lui même avec ceux qui existent déjà et qu'on écrira encore sur les langues particulières, retravaillés seulement sous le même point de vue, une encyclopédie complète et universelle des langues connues.

(à suivre)

NOTES

(1) Handschrift (68 halbbeschriebene Folioseiten) im Archiv im Tegel. (retour texte)
(2) Hist. nat. VI. 5. (retour texte)
(3) Ansichten der Natur von Alex. v. Humboldt. I. p. 327. 328. (retour texte)
(4) Catalogo delle lingue conosciute, opera dell'Abbate D. Lorenzo Hervas.p. 81. ( Hervas' «Catalogo delle lingue conosciute e notizia della loro affinità e diversità» war Cesena 1784 in sechs Bänden erschienen.Eine Würdigung der Verdienste des Pater Hervas um die Sprachentkenntniss giebt Adelung, Mithridates oder allgemeine Sprachenkunde, 1, 670. (retour texte)
(5) Le grand objet de civiliser et de convertir les nations sauvages qui, regardé même uniquement sous le point de vue de l'amour charitable qui devrait unir tous les hommes ensemble, serait d'une si immense importance, a encore bien peu été soumis à un examen vraiment philosophique dont pourtant il est également susceptible, puisqu'aussi la religion ne peut être transplantée dans les esprits et les cœurs qu'en commençant par suivre les principes généraux de l'enseignement et de l'éducation. Les missionnaires catholiques et protestants ont toujours ou déraciné l'ancien culte et donné le nouveau à des hommes dont les idées ne pouvaient être préparées à le recevoir, ou ils se sont permis de laisser entrevoir a leurs disciples quelques ressemblances entre les anciens et les nouveaux dogmes, et à laisser subsister en quelque façon les anciennes erreurs sous le nom de la vérité. Cette dernière méthode conduit naturellernent à une conversion purement illusoire; mais aussi la première arrête, en faisant passer l'esprit, sans les intermédiaires nécessaires, d'une extrémité à une autre, les progrès du développement des facultés morales si nécessaire à l'affermissement des idées religieuses elles-mêmes, et détruit le caractère individuel des nations. Tous les sauvages ont une idée de l'Etre suprême, et dans toutes les religions, quelques barbares qu'elles soient, se trouvent des traces de cet amour qui fait l'essence de la divinité. La marche naturelle serait donc de purifier peu à peu la religion des sauvages, sans les engager, soit par la force, soit par la persuasion à devenir brusquement infidèles et ingrats envers la croyance de leurs pères à laquelle et leurs sentiments les plus nobles, et leurs affections les plus tendres doivent se rattacher, de leur faire voir insensiblement que la bonté divine a semé partout des étincelles de la vérité, mais qu'il existe une religion où sa source coule abondamment, et sans être troublée par l'erreur, et qu'on a franchi d'immenses distances, bravé tous les dangers pour venir, sans autre intérêt que celui de la vérité et de leur bonheur, la leur enseigner. (retour texte)
(6) Ce fut une heureuse idée de l'abbé Laurence Hervas, mort en 1809 à Rome, d'interroger peu d'années après leur expulsion les ex-Jésuites revenus de l'Amérique en Italie sur les langues indiennes que plusieurs d'eux possédaient parfaitement. Il eût été à désirer seulement que cet homme laborieux eût eu plus d'ordre et de méthode dans ses propres idées, et qu'il eût surtout écrit et imprimé avec plus de correction les mots étrangers qu'il cite. Dans les articles de ses nombreux ouvrages que j'ai pu comparer avec d'autres livres, j'ai malheureusement trouvé beaucoup d'inexactitudes. (retour texte)
(7) De pareils manuscrits sur des langues peu connues se trouvent quelquefois là où on s'y attend le moins. C'est ainsi que la bibliothèque du Comte de Wrbna, Grand Chambellan de l'Empereur d'Autriche, renferme un dictionnaire manuscrit très précieux de la langue Tagale. Mr Fabrega, savant estimable, s'en occupait depuis quelque temps, mais son travail avança lentement, puisqu'il ne pouvait pas se procurer la grammaire de cette langue que j'ai été charmé de pouvoir lui fournir. (retour texte)
(8) La langue hongroise ne le fait que dans la 1ère personne du singulier et lorsque c'est le pronom de la 2. personne qui devrait être à l'accusatif. Elle n'ajoute même pas alors ce pronom en guise d'affixe au verbe, mais change la terminaison ordinaire: om, em en lak, lek; latlak, je le vois au lieu de latom tegedit.(retour texte)
(9) C'est de là surtout que naissent les 206 conjugaisons de la langue basque. Voy. mon mémoire sur cette langue dans le 3e volume de Mithridates, par M. Vater (Gemeint ist die Erörterung oben S. 258).(retour texte)
(10) Je reviendrai dans la suite sur cet objet pour examiner à quelles familles de langues cette particularité est propre, et si l'on peut en faire des inductions sur leur origine. II est remarquable en attendant que celle des langues asiatiques qui se rapproche le plus des langues occidentales et nommément de l'allemand, le persan, s'en sert le moins.(retour texte)
(11) D'une manière semblable te-machtilli est la doctrine que quelqu'un répand autour de soi, ne-machtilli l'étude qu'il fait lui même.(retour texte)
(12) Un lecteur intelligent et impartial ne m'accusera pas de vouloir faire enseigner des langues étrangères aux enfants des classes indigentes de la nation. Le peuple ne doit connaître et parler que sa langue maternelle; il ne doit pas non plus savoir celle-ci scientifiquement; il importe même très peu qu'il la parle avec une correction qui s'éloigne des habitudes de sa province ou de son canton ; mais il doit la sentir toute entière, ce qu'il ne fait point toujours à présent, ce qui veut dire beaucoup, plus qu'on ne croit, et à quoi on parvient par de tout autres méthodes que par des raisonnements secs et stériles. Ce n'est point ici l'endroit de développer ces idées; qu'il me soit permis seulement de faire deux observations générales. L'enseignement du peuple, et celui des classes dont on n'attend point un travail presqu'entièrernent physique, sont naturelIement complètement différents par rapport aux objets qui doivent y entrer; on ne simplifie même pas assez ordinairement le premier, et lorsqu'on dit qu'il faut éclairer le peuple, répandre des lumières parmi lui, ce sont là des expressions, sinon louches, du moins fort imparfaites. Mais lorsqu'on porte ses regards du matériel des connaissances sur les résultats qui naissent de l'enseignement pour les facultés mêmes de l'homme, les deux genres d'enseignement se rapprochent bien d'avantage. Quoique applicable a un cercle d'objets beaucoup plus rétréci dans le peuple, la clarté et la précision des idées, la justesse du raisonnement, la vivacité de l'imagination, la profondeur du sentiment, le sens droit et juste du bien et du mal, la force de la volonté, la possibilité de sacrifier tout avantage temporel au devoir, doivent nécessairement être les mêmes dans toutes les classes de la nation, et le seront même facilement, puisque, si un plus grand nombre d'objets contribue au développement des facultés par des applications plus variées, il offusque aussi souvent, et devient nuisible par là. Une autre observation est celle que la langue est un moyen éminemment propre pour instruire le peuple par deux raisons évidentes. La première est que le peuple, vivant avec moins d'objets, et en étant naturellement plus frappé, ne nommant guère que ce qu'il a vu, ou éprouvé lui-même, s'adonnant à un travail qui laisse pour la plupart la pensée libre, et ne connaissant guère d'occupation mécanique des facultés intellectuelles, parlant peu, et seulement lorsque le besoin l'exige ou le sentiment y invite, éprouvant toujours une certaine difficulté a s'exprimer dès que l'idée est plus profonde, ou plus compliquée, n'élaguant enfin de son langage aucun terme énergique, pourvu qu'il soit naturel et expressif, sent d'avantage la force des mots et ces rapports secrets qu'ils ont entre eux et qui, provenant des sensations éprouvées par les premiers inventeurs des langues, ne peuvent être saisies que par la vivacité, pas amortie encore, de sensations semblables. Les classes plus élevées de la société se trouvent pour tous les points allégués dans un cas presque opposé, et il faut souvent premièrement produire en elles ce qui dans le peuple n'a besoin que d'être purifié et rectifié. La seconde raison est que la langue, étant une et même pour toute la nation et possédant la souplesse dont il a été fait mention avant peu (§. 11), recèle dans son sein tout absolument ce qui peut remuer le cœur, ou entrer dans l'esprit de l'homme, et porte par sa nature admirable et vraiment divine dans tous ceux qui s'en servent, imperceptiblement quelque chose de plus élevé et de plus divin qu'ils ne possèdent en eux mêmes et ne découvrent dans les objets environnants. Le peuple jouit donc de cette même influence bienfaisante, et se sert en outre journellement des mêmes mots et des mêmes phrases qui trouvent, hors de sa sphère, une application plus étendue et plus élevée, en recevant des nuances plus fines, et il conserve par là continuellement un lien avec ce qui à beaucoup d'égards est au-dessus de lui; du fonds même de ses pensées, et de ses sentiments, sans seulement altérer considérablement sa manière habituelle de s'exprimer, il peut s'y élever là où ses facultés le permettent, et où des circonstances heureuses l'y invitent. C'est certainement un des soins les plus importants de ceux qui président à l'instruction publique d'un pays qui comprend beaucoup plus en elle que les parties de l'enseignement et de l'éducation seulement, de conserver ce lien, et de rendre la communication d'idées entre les différentes classes de la société aussi libre et aussi facile, mais en même temps aussi sagement dirigée que possible. (retour texte)
(13) Denselben Gedanken aus einer nicht erhaltenen französischen Abhandlung über Sprachen zitiert Alexander von Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, relation historique 1, 486. (retour texte)
(14) Les qualités particulières d'une langue jointes à celles qui leur répondent dans les autres, servent à former par la voie de l'induction l'idée abstraite de la langue en général sous ce même rapport. Cette idée admet p. e. que la langue soit éminemment propre à peindre les objets, ou à exciter le sentiment intérieur. L'un n'est pas entièrement compatible avec l'autre dans une même langue particulière. Les deux qui possèderaient ces qualités épuiseraient donc, en se complétant mutuellement, l'idée générale. La conjugaison du verbe, pour alléguer aussi un exemple de la partie purement technique des langues, peut se faire par la flexion du mot même, ou en lui ajoutant un verbe auxiliaire, en y joignant les pronoms des personnes qui agissent, ou sur qui l'on agit, ou en les en séparant, et cet. cet. Les différentes langues qui adoptent l'un ou l'autre de ces modes, se partagent les avantages et les inconvénients que chacun en particulier entraîne avec lui. On conçoit par ces exemples combien on approfondit mieux une langue quelconque en apportant à son étude l'esprit préparé par la méditation abstraite sur les qualités que Ies langues pourraient avoir, et par l'examen historique des variétés que présentent réellement celles qu'on connaît jusqu'ici, combien surtout ceci contribue à mieux juger et mieux manier celle que l'on parle habituellement. (retour texte)
(15) C'est l'idée de son articulé qui renferme tout ce qu'il y a de grand et de mystérieux dans les langues. Ce n'est point ici l'endroit de développer cette idée, mais tout raisonnement métaphysique dans le langage doit partir de là. C'est en suivant cette route qu'on reconnaît véritablement que la parole devient tellement l'intermédiaire entre l'homme et l'univers, que c'est elle qui le crée devant ses yeux, et le rend capable en même temps lui-même de concevoir et de sentir son ouvrage. (retour texte)







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