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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- G. de Humboldt : De l’origine des formes grammaticales et de leur influence sur le développement des idées, tr. Alfred Tonnelé, suivi de l’analyse de l’opuscule sur la diversité dans la constitution des langues, Paris : A. Franck, 1859.

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        Guillaume de Humboldt est l'un des savants qui ont le plus contribué à élever la philologie au rang d'une véritable science. Les érudits des siècles précédents s'étaient le plus souvent bornés à l'étude approfondie de telle ou telle langue. C'est à notre siècle, et en particulier à la studieuse Allemagne, que revient l'honneur d'avoir élargi cette voie, d'avoir recherché, par la comparaison des grammaires, les lois générales du langage, et d'avoir considéré les langues comme la source la plus féconde et la plus sûre de l'histoire de l'humanité.
        Ces belles études ne sont point étrangères à la France, et elle saura sans doute y prendre son rang avec d'autant plus d'avantage, que l'esprit français, moins aventureux que l'esprit allemand, se gardera plus facilement des systèmes préconçus, ou résistera mieux a la séduction de quelque ingénieuse hypothèse. Toutefois, dans l'état actuel de la science, un des plus grands services qu'on puisse rendre, c'est de populariser, de mettre à la portée d'un plus grand nombre les remarquables travaux des Allemands, nos prédécesseurs et nos maîtres dans cette voie.
        Les deux ouvrages de Guillaume de Humboldt que nous donnons ici, l'un complètement traduit, l'autre nettement, fidèlement, fermement analysé, offrent cette alliance parfaite des vues philosophiques les plus profondes et de l'érudition la plus sûre, qui est le caractère distinctif des œuvres de cet illustre savant. L'objet est à peu près le même. Qu'il s'agisse de l'origine des formes grammaticales ou de la diversité dans la constitution des langues, le but que Guillaume de Humboldt veut atteindre, c'est de se rendre compte de l'influence du langage sur le développement intellectuel de l'humanité ; c'est d'étudier cette double action du signe sur l'intelligence, et de l'intelligence sur le signe qu'elle emploie, d'où résultent non seulement tous les progrès esthétiques, mais en quelque sorte la civilisation tout entière d'un peuple ou d'une race. Ces deux opuscules pourront ainsi en quelques points être utilement rapprochés du travail de M. Jacob Grimm sur l'origine du langage, récemment traduit par M. de Wegmann. Il ne sera pas sans intérêt de comparer les opinions du savant mythologue qui a éclairé d'une si vive lumière les origines des dialectes germaniques, aux idées si hautes de l'homme universel qui avait embrassé dans ses recherches jusqu'aux idiomes les plus barbares, et demandé pour ainsi dire a l'univers entier la confirmation de ses ingénieuses théories.
        Le traducteur de ces deux opuscules était un jeune homme d'une vive et brillante intelligence qui s'était épris de ces belles et austères études. Doué d'une admirable facilité pour apprendre les langues, nourri de l'antiquité classique, possédant parfaitement l'anglais, l'allemand, l'italien, il s'était senti comme naturellement attiré vers la philologie, qui offrait une carrière immense à son esprit curieux et investigateur.
        Plus tard sans doute Alfred Tonnelle eût marqué sa trace
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dans cette science. La philosophie du langage était une de ses préoccupations favorites, et, dans les fragments recueillis et publiés après sa mort, elle tient, a côté de belles et solides éludes sur l'art, une place considérable. La traduction et l'analyse de ces opuscules de Humboldt figuraient parmi des matériaux amassés pour des travaux ultérieurs. C'est en 1854, a l'âge de 23 ans, que, pour se préparer à ces fortes études, il tentait de lutter ainsi de clarté, de netteté, de précision avec l'un des plus grands philologues. Ces traductions ne sont donc que de simples essais ; elles n'étaient point destinées à voir le jour ; mais j'ose dire qu'elles ne révèlent point la jeunesse et l'inexpérience, qu'elles attestent au contraire un sens droit et ferme, un coup d'œil juste et exercé, une merveilleuse aptitude a saisir immédiatement le côté principal, vraiment important de toute question philologique. D'ailleurs je ne saurais donner une plus haute idée de l'intelligence avec laquelle étaient faites ces analyses, et du soin que le jeune traducteur y apportait, qu'en rapportant ce qu'il pensait de ces œuvres quelquefois si difficiles, et qu'il étudiait avec une sorte de passion « Les opuscules philologiques de Humboldt, écrivait-il l'année même où il s'occupair de ce travail, sont trè beaux. Ce sont des modèles de composition, d'enchaînement serré, mais toujours clair, net et satisfaisant dans les idées. L'esprit est conduit avec une sûreté et une suite parfaites à travers ces déductions si fines et si justes. La forme, le style a beaucoup de simplicité et d'ampleur. Je trouve que cela rappelle la fermeté et la justesse avec le contexte serré et nourri de nos auteurs du XVIIe  siècle, par exemple de la logique de Port-Royal, mais avec quelque chose de plus abstrait et de moins accessible qui tient au génie allemand, et avec une forme bien plus large, bien plus synthétique qui tient à la langue.»
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        Nous avons donc pensé qu'il serait utile de publier cette traduction et cette analyse. Ceux qui s'intéressent aux études de linguistique sans pouvoir consulter dans leur texte original les travaux de la grande école philologique allemande, pourront, sur quelques points, y trouver un utile secours, et tous pourront y trouver un salutaire exemple. C'est dans la fréquentation de tels maîtres que s'est écoulée la trop courte carrière d'Alfred Tonnellé. Puisse cet exemple d'un jeune homme indépendant, affranchi de la nécessité du travail, et consacrant sa vie à d'aussi nobles soins, ranimer dans notre jeunesse le goût des recherches sérieuses! Puisse un plus grand nombre de jeunes gens s'adonner à ces intéressants problèmes de la philosophie du langage et porter dans cette étude cet esprit grave et religieux qui seul peut conduire à la connaissance des véritables lois de l'histoire, en montrant sans cesse l'action de la Providence dans le développement intellectuel et moral de l'humanité !

         G.-A. HEINRICH
        Professeur de littérature étrangère à la faculté des lettres de Lyon.

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        Guillaume de Humboldt : De l'origine des formes grammaticales et de leur influence sur le développement des idées.
        Œuvres complètes, t. III.

        En m'efforçant de retracer ici l'origine des formes grammaticales et leur influence sur le développement des idées, je n'ai point l'intention d'en parcourir successivement les différentes classes. Je me bornerai au contraire à les considérer dans leur idée générale, afin de répondre à cette double question :
        1° Comment naît dans une langue le mode particulier de représentation des rapports grammaticaux qui mérite le nom de forme?
        2° Quelle importance y a-t-il, pour la pensée et pour le développement des idées, à ce que ces rapports soient représentés par des formes véritables ou bien par d'autres moyens?
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        Il s'agit donc ici de la formation progressive de la grammaire ; et, considérées de ce point de vue, les diversités des langues s'offriront à nous comme des degrés différents de ce progrès.
        Seulement il faut bien se garder d'imaginer un type universel de progrès continu dans la formation des langues, et de vouloir juger d'après lui tous les phénomènes particuliers. Partout dans les langues l'action du temps se trouve associée à l'action du génie national ; et ce qui caractérise les idiomes des hordes sauvages de l'Amérique et du nord de l'Asie ne doit pas pour cela avoir appartenu nécessairement aux souches primitives de l'Inde et de la Grèce. Soit que les langues aient appartenu en propre à une seule nation, soit qu'elles aient successivement passé chez plusieurs, il est impossible d'assigner à leur développement une voie parfaitement uniforme, une voie qui leur ait été fixée et prescrite par la nature.
        Mais il est vrai de dire que le langage, pris dans sa plus grande extension, a atteint, tout bien compensé, un certain point culminant dans l'humanité ; et en partant de cette question : Dans quel degré de perfection l'homme a-t-il jusqu'à présent réalisé l'idéal du langage? on s'appuie sur un point fixe, assuré, qui peut servir à en déterminer et à en assurer également de nouveaux. C'est par là que l'on peut reconnaître, et à des signes certains, un développement progressif de la faculté du langage ; c'est en ce sens qu'on a droit et qu'on a raison de distinguer parmi les langues des différences de degré.
        Comme nous ne devons traiter ici que de l'idée générale des rapports grammaticaux et de leur mode d'expression par le langage, nous n'aurons à nous occuper que de l'analyse des premières conditions nécessaires au développement des idées et de la détermination des degrés inférieurs de la perfection des langues.
        Il paraîtra tout d'abord étrange qu'on mette un instant en doute que toute langue, même la plus imparfaite et la moins
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        cultivée, possède des formes grammaticales au sens propre et véritable du mot. N'est-ce pas en effet la présence d'un système plus ou moins complet de ces formes, leur convenance, leur clarté, leur brièveté, qui permettent seules de reconnaître des différences entre les langues? En outre (et c'est ce qu'on ne manquera pas d'alléguer), les langues des sauvages, surtout celles de l'Amérique, ne nous présentent-elles pas des systèmes particulièrement riches, méthodiques, ingénieux, de formes grammaticales ? Tout cela est parfaitement vrai ; il reste seulement à savoir si ces formes-là doivent être considérées en réalité comme des formes; et c'est ce qui dépend de l'idée qu'on attache à ce mot. Pour bien éclaircir ce point, il faut avant tout écarter du chemin deux malentendus qui pourraient fort aisément s'y venir placer.
        Lorsqu'on parle des mérites et des défauts d'une langue, on ne doit pas prendre pour mesure de sa valeur ce qu'un esprit qui n'aurait pas été formé exclusivement par elle serait capable d'exprimer dans cette langue. Malgré sa puissante et vivante influence sur l'esprit, toute langue est aussi en même temps un instrument inanimé et passif; toute langue porte en soi une disposition virtuelle à se prêter aux usages non seulement les plus justes, mais même les plus délicats et les plus parfaits. Si donc celui qui devra à d'autres langues le degré de culture où il est parvenu, en étudie ensuite une moins parfaite, et s'en rend maître, il peut arriver à produire avec elle des effets étrangers à la nature propre de cette langue; de façon qu'il y fait passer un sens, un esprit tout différent de celui qu'est habituée à y mettre la nation qui vit soumise à son unique influence. D'une part, la langue se trouve entraînée hors du cercle où sa nature l’enferme, et de l'autre, comme toute compréhension suppose le concours de l'objet et du sujet, elle reçoit dans son sein un élément nouveau. Et ainsi l'on voit à peine ce qu'il serait impossible d'exprimer en elle et par elle.
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        Si donc l'on considérait simplement ce qu'il est possible d'exprimer dans une langue donnée, il ne serait pas surprenant qu'on arrivât à ce résultat, de déclarer toutes les langues, dans ce qui leur est essentiel, à peu près égales en mérites et en défauts. Les rapports grammaticaux en particulier dépendent absolument de l'intention qu'on y met. Ils sont bien moins attachés aux mots en eux-mêmes qu'ils n'y sont introduits par la pensée de celui qui entend et de celui qui parle. Comme, indépendamment de leur représentation, on ne peut imaginer aucune possibilité soit de parIer, soit de comprendre, il faut bien que chaque langue, si grossière qu'elle soit, possède quelque moyen de les représenter; et quelque insuffisants, quelque rares, quelque bruts que soient encore ces signes, l'intelligence déjà formée par des langues plus parfaites arrivera toujours à s'en servir avec succès, et saura exprimer suffisamment avec eux tous les rapports possibles des idées. Il est bien plus facile de concevoir l'existence de la grammaire dans une langue, qu'un grand développement ou une grande délicatesse du sens des mots : on ne doit donc pas s'étonner de rencontrer dans l'étude des langues les plus grossières et les moins cultivées les noms de toutes les formes que l’on rencontre aussi dans les plus parfaites. Oui, ces formes y sont véritablement toutes indiquées, parce que le langage se trouve toujours, dans l'homme, tout entier et jamais par fragments. Et c'est pour cela qu'on méconnaît aisément la distinction délicate dont nous nous occupons, et qu'on ne se demande pas si ces modes de représentation des rapports grammaticaux constituent des formes véritables et exercent comme telles une action sur le développement des idées de la nation.
        Le nœud de la question est pourtant en ce point. Ce n'est pas ce qu'on peut exprimer dans une langue donnée, mais bien ce que cette langue, par sa force propre et intime, peut opérer et provoquer, qui décide de ses mérites ou de ses défauts. La mesure de sa valeur, c'est la clarté, la précision,
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la vivacité des idées qu'elle éveille dans la nation à qui elle appartient, dont le génie l’a façonnée, et sur qui elle a réagi pour le façonner à son tour. Mais du moment qu'on laisse de côté cette influence du langage sur le développement des idées et l'excitation des sentiments, dés que l'on veut estimer seulement les résultats qu'il peut donner et les services qu'il peut rendre comme simple instrument, on tombe sur un terrain qui n'est plus susceptible d'aucune délimitation : car on ne saurait se former d'avance la notion précise de l'esprit à qui il doit servir d'instrument; et toute action exercée par la parole est toujours un produit commun de l'esprit et de la langue. Chaque langue doit être prise dans le sens que lui a donné le génie de la nation qui l'a formée, et non dans un sens qui lui est étranger et accidentel.
        Quand même une langue ne possède aucune forme grammaticale véritable, comme elle ne manque pourtant jamais d'autres moyens de représenter les rapports grammaticaux, il arrive que non seulement le discours y demeure possible, matériellement parlant, mais même que tous les genres du discours peuvent se naturaliser dans une langue semblable et s'y cultiver. Mais ce dernier fait n'est dû qu'à l'action d'une force étrangère qui se sert d'une langue imparfaite dans le sens d'une plus parfaite.
        Ainsi, de ce qu'avec les signes de presque toutes les langues il est possible d'indiquer tous les rapports grammaticaux, il ne s'ensuit pas que toutes possèdent des formes grammaticales dans le sens où les conçoivent les langues parvenues à un haut degré de culture. La distinction, délicate il est vrai, mais pourtant bien saisissable, gît dans la différence de la matière à la forme. C'est ce que fera voir plus clairement la suite de cette étude. Il suffisait, pour le moment, de distinguer ce qu'une force prise arbitrairement est capable de produire au moyen d'une langue, et l'action que cette langue elle-même peut exercer, par une influence conti-
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nuelle et habituelle, sur les idées et leur développement. Ainsi se trouve écarté le premier malentendu que nous avions à craindre.
        Le second pourrait naître de la confusion qu'on ferait d'une forme avec une autre. En effet, comme, pour étudier une langue inconnue, on se place d'habitude au point de vue d'une autre langue connue, soit de la langue maternelle, soit du latin, on est porté à rechercher de quelle façon les rapports grammaticaux de cette dernière sont exprimés par l'autre; puis l’on applique aux flexions ou aux combinaisons de mots de la langue étrangère le nom même de la forme grammaticale qui, dans la langue déjà connue ou d'après les lois générales du langage, sert à exprimer le même rapport. Or il arrive très souvent que ces formes-là n'existent en aucune façon dans la langue nouvelle, mais qu'elles y sont remplacées par d'autres ou exprimées par des circonlocutions. Pour éviter cette erreur, on doit étudier chaque langue à part, dans son caractère propre, et, par une analyse exacte de toutes ses parties, s'efforcer de reconnaître quelle forme spéciale elle possède, d'après sa constitution, pour représenter chaque rapport grammatical.
        Les langues américaines fournissent de fréquents exemples de méprises semblables. Ce qu'il importe de faire d'abord quand on les étudie sur des méthodes espagnoles ou portugaises, c'est d'écarter toutes les vues fausses de cette espèce, et de considérer dans toute sa pureté la structure originale de ces langues.
        Quelques exemples mettront ces idées mieux en lumière. Dans la langue des Caraïbes, on donne le mot aveiridaco pour la 2e personne du singulier de l'imparfait du subjonctif, si tu étais. Mais qu'on l'analyse plus exactement, et l'on y trouvera : veiri, être; a, pronom de la 2e personne du singulier qui s'unit aussi à des substantifs, et daco, particule qui désigne le temps. Il se peut même , quoique je ne trouve
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pas ce sens indiqué dans les dictionnaires, qu'elle désigne une partie déterminée du temps, car oruacono daco signifie au troisième jour. La traduction littérale de cette expression serait donc : au jour de ton être; et c'est par cette circonlocution que s'exprime l'idée conditionnelle que contient le subjonctif. Ce qu'on appelle ici subjonctif est par conséquent un substantif verbal joint à une préposition, ou, si l’on veut un terme qui rappelle davantage la forme verbale, c'est un ablatif de l'infinitif, c'est le gérondif latin en do. Dans beaucoup de langues américaines, le subjonctif ne s'indique pas autrement.
        Dans la langue Lule, on donne un participe passé ; par exemple : a-le-ti-pan, fait de terre. Mais, mot à mot, cet assemblage de syllabes veut dire : de terre ils font. (3e personne pluriel du présent de tic, je fais. )
        L'idée de l'infinitif, tel que les Grecs et les Latins le connaissaient, n'est encore attribuée à la plupart des langues américaines, pour ne pas dire à toutes, que par une confusion semblable de formes différentes. L'infinitif de la langue brésilienne est un vrai substantif : iuca veut dire tuer et meurtre ; caru, manger et mets. Je veux manger se dit, soit che caru ai-pota ; mot à mot : mon manger je veux, soit avec l'accusatif incorporé dans le verbe, ai caru pota. Cette combinaison de mots ne garde la nature verbale qu'en ce sens qu'elle peut régir d'autres substantifs à l'accusatif. Dans le mexicain, on retrouve la même incorporation de l'infinitif pris comme accusatif dans le verbe qui le régit. Seulement l'infinitif y est remplacé par le futur, mis à la personne dont on veut parler : ni-tlaçotlaz-nequia, je voulais aimer; mot à mot: je, j'aimerai, voulais. Ninequia signifie je voulais; il reçoit en lui la première personne singulier du futur : tlaçotlaz, j'aimerai, et de cette façon toute la phrase se réduit en un seul mot. Le même futur peut cependant aussi suivre le verbe qui le régit, et rester un mot à part ; alors, comme
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cela arrive surtout dans le mexicain , il est annoncé dans le corps du verbe par un pronom que l'on y intercale : c : ni-c nequia tlaçotlaz, je cela voulais, à savoir : j'aimerai. Cette double position, possible à l'égard du verbe, appartient aussi aux substantifs. La langue mexicaine unit donc dans l'infinitif l'idée du futur à celle du substantif, et elle indique l’une par la flexion, l'autre par la construction. Dans la langue Lule, les deux verbes, dont l'un régit l'autre à l'infinitif, se suivent simplement et immédiatement l'un l'autre comme deux verba finita (qui ont leur sens complet par eux-mêmes). Ainsi : caic-tucuec, j'ai coutume de manger; mais littéralement : je mange, j'ai coutume. Même dans l'ancienne langue de l'Inde, comme M. le professeur Bopp l'a fort ingénieusement montré, l'infinitif n'est qu'un nom verbal à l'accusatif, entièrement semblable par sa forme au supin latin[1]. Aussi n'est-il pas d'un emploi aussi libre que l'infinitif grec et latin , qui s'écartent bien moins de la nature du verbe. Il n'a pas non plus de forme passive ; là où elle est nécessaire, c'est le verbe qui régit l'infinitif qui la prend, et non pas l'infinitif lui-même. On dit donc : il est pu manger, au lieu de il peut être mangé.
        De ces exemples il résulte qu'au lieu de donner dans toutes ces langues l'infinitif pour une forme particulière, on devrait bien plutôt présenter avec leur vrai caractère les moyens auxquels on a recours pour le remplacer, et faire observer en même temps à quelles faces de l'infinitif chacun d'eux répond, aucun ne suffisant à les représenter toutes.
        Or, si les cas où le signe d'un rapport grammatical ne répond pas exactement à l'idée de la vraie forme grammaticale sont fréquents dans une langue, s'ils en forment pour ainsi dire le trait distinctif et caractéristique, une pareille langue, fût-on en état d'y tout exprimer, est encore bien loin
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de se prêter au développement des idées. Ce développement ne commence à faire quelque progrès qu'au point où l'homme, allant au delà de la fin matérielle et concrète du discours, cesse de rester indifférent à sa forme : point qui ne saurait être atteint sans l'action ou la réaction de la langue elle-même sur l'esprit.
        Les mots et leurs rapports grammaticaux sont deux choses entièrement et essentiellement distinctes. Ceux-là sont dans le langage comme des objets réels, ceux-ci ne servent que de lien; mais le discours n'est possible qu'au moyen de tous deux réunis. Les rapports grammaticaux, sans avoir toujours dans la langue des signes spéciaux qui leur soient affectés, y peuvent être introduits simplement par la pensée de ceux qui parlent, et la structure de la langue peut être de telle nature, qu'on arrive encore avec ce système à éviter, au moins dans une certaine mesure, l'incertitude et la confusion. En ce cas, en tant que les rapports grammaticaux ont un certain mode d'expression qui leur est propre, on peut dire que la langue possède, dans la pratique, une grammaire sans formes grammaticales proprement dites. Quand une langue, par exemple, forme le cas au moyen de prépositions jointes au mot qui demeure toujours invariable, il n'y a pas là de forme grammaticale, mais seulement deux mots rapprochés auxquels l'esprit attache l’idée du rapport grammatical : e-tiboa, dans la langue Mbaya, ne veut pas dire, comme on le traduit, per me, mais ego per. Le lien n'existe que dans l'esprit qui le conçoit, et non comme signe dans la langue. L-emani, dans la même langue, n'est point, à vrai dire, il souhaite, mais bien il et souhait ou souhaiter, réunis sans aucun des caractères propres du verbe ; expression qui se rapproche d'autant plus de celle-ci : son souhait, que le préfixe l est proprement un pronom possessif. Ici encore c'est donc la pensée seule qui introduit l'idée du verbe. Et pour-
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tant ces deux formes suffisent à exprimer commodément, l'une le cas du nom, et l'autre la personne du verbe.
        Mais pour que le développement des idées se fasse véritablement avec précision, pour qu'en même temps il devienne rapide et fécond, il faut que l'esprit soit débarrassé de cette nécessité de suppléer par un acte de la pensée à l'expression absente du rapport, et que ce rapport ait dans la langue un signe véritable qui le représente aussi bien que les objets eux-mêmes. La reproduction fidèle des procédés de l'esprit, au moyen des sons, voilà en effet le but unique de toutes les tendances grammaticales des langues. Mais on ne saurait prendre pour signes grammaticaux les mots qui désignent déjà des objets, sans quoi on n'aurait encore devant soi que des mots isolés, qui à leur tour exigeraient de nouveaux liens.
        Or, si l'on exclut de la représentation véritable des rapports grammaticaux les deux moyens suivants : assemblage des mots auxquels l'esprit attache l'idée du rapport, et termes représentais d'objets, il ne reste plus de moyen possible pour exprimer ces rapports que la modification des mots qui représentent des objets, et c'est là en effet le seul, le véritable type de la forme grammaticale. Il faut y ajouter encore les mots grammaticaux, c'est-à-dire ceux qui ne désignent aucun objet en général, mais seulement un rapport, et un rapport grammatical, déterminé.
        Alors seulement le développement des idées peut prendre un véritable essor, quand l'esprit trouve un plaisir dans la simple production de la pensée , et ce plaisir-là dépend toujours de l'intérêt, du prix qu'on attache, à la forme pure de cette pensée. Cet intérêt pour la forme elle-même ne saurait être éveillé par une langue qui n'a pas l'habitude de représenter la forme comme forme; et d'autre part, quand il naîtrait naturellement dans l'esprit, il ne saurait lui-même s'attacher à une pareille langue. Il doit donc, là où il s'éveille, transformer la langue ; et là où la langue, par une
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autre voie, s'est enrichie de ces formes, il sera subitement excité par leur présence.
        Dans des idiomes qui n'ont pas atteint ce degré-là, il arrive souvent que ia pensée hésite entre plusieurs formes grammaticales, et, sans s'arrêter à aucune, finit par se contenter du résultat concret. En brésilien, tuba est aussi bien une expression substantive signifiant son père, qu'une expression verbale signifiant : il a un père; bien plus, le même mot s'emploie aussi pour père en général, quoique l'idée de père soit toujours une idée relative. De même xe-r-uba est à la fois mon père et j’ai un père ; et ainsi de suite pour toutes les personnes. Cette indécision de l'idée grammaticale en ce cas va même encore plus loin, et tuba peut, d'après d'autres analogies qui existent dans la langue, signifier aussi : il est père; de même que le mot iaba, formé d'une façon toute semblable, mais particulier à un dialecte méridional, signifie : il est homme. La forme grammaticale se réduit ici à la simple juxtaposition d'un pronom et d'un substantif, et c'est l'entendement qui doit y introduire le lien en rapport avec le sens voulu.
        II est clair que l'indigène, dans cette expression, ne conçoit pas autre chose que les mots il et père réunis, et qu'il faudrait se donner beaucoup de peine pour lui faire entendre nettement la différence des expressions que nous trouvons ici confondues. Aussi la nation qui se sert de cette langue peut-elle bien, à beaucoup d'égards, être intelligente, habile, pleine de sens pratique pour les affaires de la vie ; mais le libre et pur développement des idées, le goût de la pensée abstraite, ne sauraient sortir d'une langue ainsi faite. Au contraire, il faudrait nécessairement que sa constitution subît des changements violents, s'il arrivait que d'autres causes amenassent dans la nation quelque grande transformation intellectuelle.
        Par conséquent, dans les traductions de phrases ainsi com-
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posées et appartenant à des langues semblables, il ne faut jamais perdre de vue que nos interprétations, du moins en ce qui touche les formes grammaticales, sont presque toujours fausses et nous présentent un point de vue grammatical tout différent de celui qu'a eu l'homme qui les parle. Si l'on voulait échapper à cet inconvénient, il faudrait, dans la traduction, ne donner de forme grammaticale que juste autant qu'il y en a dans la langue originale ; alors on rencontre des cas où on devrait, autant que possible, s'abstenir de toute espèce de forme. Ainsi l'on dit dans la langue des Huastèques : nana tanin-tahjal, je suis traité par lui; ce qui, traduit exactement, répond à ceci : je, il me traite. On voit ici une forme verbale à l'actif Jointe à l'objet passif pris pour sujet. Ce peuple paraît avoir eu le sentiment d'une forme passive, mais avoir été amené à celle que nous venons de voir par la nature de sa langue, qui ne connaît que l'actif. Qu'on songe encore que dans la langue huastèque, il n'y a pas de forme pour les cas. Nana, pronom de la 1" personne du singulier, signifie aussi bien je que de moi, à moi, et moi : il n'indique absolument que l'idée du moi. Dans nin et la syllabe ta qui la précède, on trouve, pour unique indication grammaticale, que le pronom de la lère personne du singulier est régi par le verbe[2]. Par là ou peut voir que l'esprit des indigènes n'a pas tant saisi dans ce cas la différence de la forme active et de la forme passive, qu'il ne s'est borné à associer l'idée du moi, dépouillée de toute forme grammaticale, à la conception d'une action étrangère exercée sur lui.
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        Quel immense abîme sépare une langue pareille de la plus parfaite et de la plus cultivée que nous connaissions, la langue grecque ! Dans la structure de ces périodes que règle un art merveilleux, la disposition des formes grammaticales les unes à l'égard des autres forme un ensemble complet et harmonieux qui augmente la force des idées, et qui, en lui-même, satisfait l'esprit par la beauté de son ordonnance et de son rhythme. De là naît un charme particulier qui accompagne la pensée et la revêt, pour ainsi dire, légèrement; à peu près comme dans certaines œuvres de la statuaire antique, indépendamment de l'admirable arrangement des figures elles-mêmes, les contours seuls des groupes qu'elles forment offrent des lignes plaisantes à l'œil. Mais dans la langue cette belle ordonnance ne sert pas seulement au plaisir passager de l'imagination. La pensée gagne en pénétration quand les rapports grammaticaux répondent exactement aux rapports logiques, et l'esprit se sent toujours plus vivement attiré vers l'exercice de la pensée abstraite, de la pensée pure, quand la langue l'a déjà habitué à une séparation sévère des formes grammaticales.
        Malgré cette énorme différence qui peut séparer deux langues placées à deux degrés si divers de développement, il faut pourtant avouer que, même parmi celles à qui on peut le plus justement reprocher leur manque de formes, beaucoup possèdent une foule d'autres moyens qui leur permettent d'exprimer une grande abondance d'idées, de désigner une grande variété de rapports entre ces idées par la combinaison habile et régulière d'un petit nombre d'éléments, enfin d'unir ainsi la brièveté à la force. Ce n'est pas en cela que consiste la différence de ces langues et des langues plus parfaites : s'il s'agit seulement d'exprimer le nécessaire, maniées et travaillées avec soin, elles pourront arriver à peu près aussi loin que les autres. Mais si elles possèdent beaucoup de ce côté, il leur manque de l'autre un point capital :
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l'expression de la forme grammaticale comme telle, et la réaction puissante et salutaire que cette expression exerce sur la pensée.
        Mais si l’on s'arrête un instant ici, et que l'on jette aussi un regard en arrière sur les langues les mieux cultivées, il pourra sembler que les choses s'y passent, a quelques différences près, d'une manière analogue, et que l'on est injuste envers les autres en leur adressant les reproches que nous venons de voir.
        Toute combinaison ou tout assemblage de mots, dira-t-on, une fois qu'il est affecté à la représentation d'un rapport grammatical déterminé, peut bien passer pour une forme grammaticale véritable ; peu importe après tout que cette représentation ait lieu au moyen de termes qui ont déjà une signification par eux-mêmes, et qui désignent quelque objet réel; peu importe que le rapport formel ne soit introduit que par une opération de la pensée. Il est même presque impossible en fait que la forme grammaticale véritable se présente jamais autrement, et ces langues qu'on élève en un rang supérieur, ces langues à l'organisation plus savante sont parties, elles aussi, d'une origine grossière: elles en portent encore en soi les traces visibles.
        II faut avouer que cette objection est considérable, et pour que le présent essai repose sur une base solide, elle demande à être éclaircie avec soin. Pour cela, il est nécessaire d'abord de reconnaître la part de vérité incontestable qu'elle contient, puis de déterminer ce qui néanmoins demeure juste et fondé dans les opinions qu'elle attaque.
        Tout terme qui dans une langue forme le signe caractéristique d'un rapport grammatical, et sert à le désigner de telle sorte qu'il se représente toujours le même dans les mêmes cas, tout terme semblable est pour elle une forme grammaticale.
        Dans la plupart des langues les mieux cultivées, il est facile
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de reconnaître encore aujourd'hui la réunion d'éléments qui ont été associés par le même procédé que dans les langues les plus grossières; et cette origine des formes grammaticales même véritables, par l'adjonction des syllabes significatives (par l'agglutination), a dû être à peu près générale. C'est ce qui résulte clairement de l'énumération des moyens que les langues ont à leur disposition pour représenter ces formes, — moyens qui se réduisent aux suivants:
        1. Adjonction ou insertion de syllabes significatives, lesquelles ont formé autrefois ou forment encore des mots particuliers ;
        2. Adjonction ou insertion de lettres ou de syllabes dépourvues de signification par elles-mêmes, dans le but unique d'indiquer les rapports grammaticaux;
        3. Changement de voyelles par le passage de l'une à l'autre ou par une modification de la quantité ou de l'accent ;
        4. Changement de consonnes dans le corps du mot;
        5. Placement des mots qui dépendent les uns des autres, d'après des lois invariables;
        6. Redoublement de syllabes.

        Le simple placement des mots ne peut donner qu'un petit nombre de combinaisons, et, si l'on veut éviter toute espèce d'ambiguïté, ne peut désigner qu'un petit nombre de rapports. Il est vrai que, dans la langue du Mexique et dans quelques autres de l'Amérique, ce moyen devient d'un usage plus étendu par ce fait que le verbe reçoit en soi ou attache à soi des substantifs. Cependant il demeure, malgré tout, resserré dans d'étroites limites.
        L'adjonction et l'insertion d'éléments dépourvus de signification, les changements de voyelles et de consonnes seraient, si un idiome se formait par une convention réelle, le moyen le plus naturel et le plus convenable. C'est là le vrai principe de la flexion en opposition avec l’agglutination ; et il peut aussi bien exister des mots spéciaux qui répondent à
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des idées de formes qu'à des idées d'objets. Nous avons même vu plus haut qu'en principe ces derniers ne valent rien pour représenter les formes, puisqu'un mot ainsi fait exige à son tour une forme nouvelle pour lui servir de lien avec les autres. Mais il est malaisé de penser que jamais à l'origine d'une langue un pareil mode de représentation des formes ait pu prévaloir : car il présupposerait une conception nette et une distinction précise des rapports grammaticaux. Que si l'on vient à dire qu'il peut bien y avoir eu des nations douées d'un sens aussi net et aussi pénétrant du langage, ce n'est plus là dénouer la difficulté, mais la trancher. Que l’on se représente naturellement les choses, et l'on apercevra bien vite la difficulté qui surgit. Pour les mots qui désignent des objets, l'idée naît de l'aperception de l'objet, le signe de quelque analogie facile à en tirer, l'intelligence de l'action de le faire voir. Mais pour la forme grammaticale tout est bien différent. Elle ne peut être conçue, désignée et comprise que par son idée logique ou par un sentiment confus et obscur qui l'accompagne. Or l'idée même de cette forme ne peut se tirer que d'une langue déjà existante, et l'on manque aussi d'analogies suffisamment précises pour la désigner et rendre cette désignation intelligible. Le sentiment peut bien avoir donné naissance à quelques modes de représentation ; comme, par exemple, les voyelles longues et les diphthongues, et par conséquent cet arrêt, cette vibration plus prolongée de la voix qui, en grec et en allemand, caractérise le subjonctif et l'optatif. Mais comme la nature toute logique des rapports grammaticaux les met fort peu en relation avec l'imagination et le sentiment, les cas semblables doivent avoir été peu nombreux. On en trouve pourtant encore quelques-uns de fort remarquables dans les langues américaines. En mexicain , dans les mots qui se terminent par des voyelles, ou qui rejettent à dessein au pluriel leurs consonnes finales, le pluriel s'indique par une manière de prononcer la voyelle finale
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avec une aspiration très forte, particulière à cette langue, et donnant lieu à un repos dans la prononciation. On y joint parfois aussi un redoublement de syllabes. Ahuatl, femme ; Teotl, Dieu : pluriel, ahuâ, teteô. Certes il est impossible de figurer d'une façon plus sensible au moyen du son l'idée de la pluralité, que dans ces mots où la première syllabe est redoublée, où la dernière perd la consonne finale qui la terminait d'une façon nette et tranchée, où enfin la voyelle finale qui reste reçoit une intonation si prolongée et si marquée, que le son paraît aller se perdre au loin dans les airs. Dans le dialecte méridional de la langue des Guaranis, le suffixe du parfait, yma, se prononce plus ou moins lentement, suivant que l’on parle d'un passé plus ou moins éloigné. Un pareil mode de représentation sort presque du domaine de la parole, et touche à celui de la pantomime (du langage d'action).
        Mais si l'on excepte quelques cas peu nombreux analogues à ceux que nous venons de citer, l'expérience même dépose contre le caractère primitif de la flexion dans les langues. En effet, du moment que l'on se met à analyser une langue avec quelque exactitude, l'agglutination, l'adjonction de syllabes significatives se fait voir de toutes parts ; là même où on ne peut plus en démontrer positivement l'existence, l'analogie conduit à l'admettre, et, pour le moins, il reste toujours incertain si autrefois elle n'a pas existé. Une agglutination manifeste peut bien aisément prendre toutes les apparences de la flexion ; c'est ce que montreront clairement quelques exemples empruntés aux langues américaines. Dans la langue Mbaya, daladi veut dire: tu jetteras; et nilabuitete, il a filé; et le d et le n initiaux sont le caractère du futur et du parfait. Cette modification du verbe, faite au moyen d'un son unique, semble avoir tous les droits au nom de flexion véritable. Et pourtant il n'y a là que pure agglutination. Car les caractéristiques de ces deux temps sous leur forme com-
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plète, qui est encore souvent usitée, sont quide et quine; seulement on supprime le qui, et les syllabes de et ne perdent leur voyelle finale devant d'autres voyelles. Quide veut dire tard, à l'avenir; d'où co-quidi (co, de noco, jour), le soir. Quine est une particule qui signifie et aussi. A combien d'abréviations semblables de mots jadis significatifs les syllabes qui servent à la flexion dans nos langues ne doivent-elles pas sans doute leur origine ! et qu'il serait faux de soutenir que là où les traces de l'agglutination ne se peuvent plus découvrir, la supposer c'est faire une hypothèse vaine et mal fondée! La flexion véritable comme forme primitive est assurément dans toutes les langues un phénomène rare. Néanmoins il faut toujours traiter les cas douteux avec la plus grande circonspection. Car c'est, je crois, une chose prouvée par ce que nous avons dit ci-dessus, qu'il y a quelquefois flexion à l'origine, et par conséquent elle peut se trouver, aussi bien que l'agglutination, dans des formes où seulement il est impossible de la reconnaître aujourd'hui. Il faut même, à ce que je pense, aller encore plus loin ; il faut se garder de méconnaître que l'esprit personnel d'un peuple, d'une race, peut être plus heureusement doué que celui des autres des qualités nécessaires pour la formation du langage et pour l'intelligence des formes abstraites de la pensée (deux choses inséparablement unies). Un peuple semblable, si d'abord, comme tous les autres, il rencontre à la fois devant lui l'agglutination et la flexion, fera un usage plus fréquent et plus intelligent de la dernière, saura plus promptement et plus sûrement changer la première en la seconde, et mettra plus vite la première entièrement de côté. En d'autres cas, les circonstances extérieures, les emprunts d'une langue à une autre, peuvent donner à la formation du langage un essor plus rapide et plus puissant ; de même que des influences opposées seront cause que les langues se traîneront longtemps dans un triste état d'imperfection.
        Tous les moyens que nous venons de signaler sont des moyens naturels, et qui trouvent également leur explication dans l'essence même de l'homme et dans les circonstances de la vie des nations. Je n'ai voulu que repousser l'opinion qui attribue à certains peuples, dès leur origine, une formation du langage s'opérant exclusivement par la flexion et par un développement intérieur, et qui refuse absolument à certains autres toute formation de cette nature. Cetle division, beaucoup trop systématique, me paraît s'écarter des voies naturelles du développement des choses humaines, et même, si j'ai le droit de m'en rapporter à mes propres recherches, elle est contredite par l'expérience, comme le prouve l'étude attentive d'un grand nombre de langues diverses.
        A l'agglutination et à la flexion vient se joindre encore un troisième mode de formation très fréquent que l'on doit ranger dans la même classe que la flexion, parce qu'il suppose toujours un dessein arrêté : c'est quand l'usage donne à un mot l'empreinte spéciale d'une forme grammaticale déterminée, sans que ce mot, soit par agglutination, soit par flexion, porte rien en soi qui caractérise précisément cette forme.
        Le redoublement des syllabes repose sur le sentiment confus qu'éveillent certains rapports grammaticaux. Là où ce rapport emporte avec soi redoublement, renforcement, extension de l'idée, le redoublement de la syllabe est à sa place. S'il n'en est rien, comme on le voit si souvent dans quelques idiomes de l'Amérique, et dans tous les verbes de la 3e conjugaison de l'ancienne langue de l'Inde, il doit sa naissance à une simple particularité phonétique. On peut dire la même chose du changement des voyelles. Il n'y a pas de langue où il soit si fréquent, si important et si régulier que dans le sanscrit. Mais il est très rare qu'il constitue le signe caractéristique des formes grammaticales. Il se trouve seu-
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lement uni à quelques-unes de ces formes, et le plus souvent à plusieurs à la fois; de telle sorte qu'il faut bien chercher ailleurs le signe caractéristique de chacune d'elles.
        Ainsi l'adjonction de syllabes significatives reste toujours le moyen le plus important et le plus fréquent qui serve à constituer les formes grammaticales. En ce point, les langues grossières et les langues cultivées se valent. On se tromperait fort, en effet, si l'on pensait que, chez les premières, chaque forme se décompose d'abord en éléments distincts et individuellement inconnaissables. Non, elles aussi possèdent des formes dont le seul caractère distinctif consiste en des sons simples, isolés, qu'on pourrait fort bien, sans songer à l'agglutination, prendre pour des sons indiquant la flexion. En mexicain, le futur se désigne, suivant la différence des mots racines, par plusieurs de ces lettres isolées ; l'imparfait, par un ya ou un a final. O est l'augment du prétérit, comme a en sanscrit et e en grec. Rien dans la langue n'indique que ces sons soient des débris de mots anciens ; et si en grec et en latin on refuse de considérer les cas analogues comme des cas d'agglutination dont l'origine est à présent inconnue, il faudra bien reconnaître ici dans le mexicain, au même titre que dans les langues classiques, l'existence de la flexion. Dans la langue Tamanaca, tareccha (ce verbe signifie porter) est un présent; tarecche, un prétérit; tarecchi, un futur. Je ne cite ces exemples que pour prouver que l'opinion qui prétend assigner exclusivement la flexion à certaines langues, et à d'autres l'agglutination, ne parait soutenable d'aucun côté, lorsqu'on pénètre plus avant dans l'étude des langues particulières et qu'on arrive à une connaissance plus approfondie de leur structure. Si donc l'on est forcé d'admettre l'existence de l'agglutination même dans les langues supérieures, si même, en beaucoup de cas, on l'y reconnaît manifestement, il faut reconnaître aussi la justesse de cette objection, que chez
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elles, comme chez les autres, l'idée du vrai rapport grammatical n'est introduit dans les mots que par une opération de la pensée. Dans amavit, ἐκοίησας se rencontrent incoutestablement à la fois des signes du mot racine, du pronom et du temps, tandis que l'idée véritable du verbe, qui consiste dans la synthèse du sujet et de l'attribut, ne s'y trouve représentée par aucun signe particulier, et y doit être en effet introduite par la pensée. Si l'on répond que, sans vouloir porter un jugement absolu sur ces formes, il se peut bien que le verbe auxiliaire soit incorporé dans plusieurs d'entre elles et indique cette synthèse, la réponse sera insuffisante ; car le verbe auxiliaire a besoin d'être expliqué lui-même, et on ne peut imaginer une série indéfinie de verbes auxiliaires emboîtés les uns dans les autres.
        Mais toutes ces concessions ne détruisent point la différence qui existe entre des formes grammaticales véritables, comme amavit, et les combinaisons de mots ou de syllabes que la plupart des langues grossières font servir à désigner les rapports grammaticaux. Cette différence consiste en ce que les expressions de la première espèce semblent véritablement jetées et fondues dans une forme unique ; celles de la seconde formées au contraire d?éléments qui sont simplement rangés à la suite l'un de l'autre. Dans le premier cas, la coalescence parfaite de l'ensemble fait oublier la signification de chacune des parties ; la forte liaison de ces parties sous un accent unique module en même temps leur accent particulier et souvent même leur son ; et c'est ainsi que l'unité de la forme achevée, dont souvent le grammairien, dans ses recherches, ne peut plus démêler les éléments, devient le signe d'un rapport grammatical déterminé. On conçoit comme unité ce qu'on ne trouve jamais séparé; on considère comme formant un corps véritable, un organisme fixe et vivant, ce qu'il serait impossible de décomposer pour en faire d'autres combinaisons arbitraires; on ne peut pren-
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dre enfin pour une partie indépendante ce qui ne se présente jamais comme tel dans la langue. Comment s'est accompli ce travail? peu importe pour le résultat produit. Le signe actuel du rapport, quelque indépendance, quelque signification propre qu'il ait pu avoir, s'est transformé en ce qu'il devait être, en une simple modification attachée à une idée toujours la même. Le rapport grammatical, qui primitivement n'était introduit dans ces éléments significatifs que par un acte de la pensée, existe maintenant en réalité dans la langue, par suite de la réunion des parties en un tout fixe et homogène; l'oreille l'y entend, l'œil l'y voit.
        Ce n'est pas que les langues qu'atteint le reproche de ne pas posséder de formes grammaticales d'une nature aussi abstraite n'aient aussi beaucoup de points de ressemblance avec celles que nous venons de décrire.
        Leurs éléments, bien que rangés seulement sans liaison à la suite les uns des autres, se confondent aussi le plus souvent en un seul mot et se groupent sous un seul accent. Mais d'une part ce fait ne se produit pas toujours, et de l'autre il se rencontre en même temps diverses circonstances accessoires qui viennent plus ou moins dénaturer le vrai caractère de la forme. Les éléments qui la constituent sont susceptibles de séparation et de déplacement; chacun d'eux conserve le son qui lui était propre, sans retranchement ni altération ; ils se trouvent ailleurs dans la langue avec une existence indépendante, ou peuvent servir encore à d'autres liaisons grammaticales, par exemple des affixes pronominaux faisant fonction de pronoms possessifs avec les noms, et des pronoms personnels avec les verbes ; les mots, encore dépourvus de flexion, ne portent point en eux, comme il doit arriver dans une langue où l'esprit grammatical a pénétré profondément, les marques distinctives des diverses parties d'oraison ; c'est l'adjonction d'éléments grammaticaux qui seule leur on donne le caractère : la structure gé-
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nérale de la langue est telle, que les recherches se trouvent immédiatement et naturellement amenées à une œuvre de séparation de ces éléments, séparation qui réussit sans grande peine; enfin, à côté de la représentation des rapports grammaticaux au moyen de formes ou de combinaisons de mots qui s'en rapprochent, on trouve les mêmes rapports indiqués aussi par une simple juxtaposition de mots où il est manifeste que la pensée seule doit introduire l'idée de la liaison.
        Or, suivant que les circonstances que nous venons d'énumérer se trouvent réunies dans une langue, ou s'y présentent seulement à l'état de faits isolés, cette langue est d'autant moins ou d'autant plus favorable au développement de la pensée abstraite, et son mode de représentation des rapports grammaticaux s'écarte d'autant plus ou moins du type véritable des formes grammaticales. Ce ne sont pas en effet les cas qui s'offrent isolés et disséminés dans la langue, c'est ce qui fait la nature de son action sur l'esprit, qui peut et doit décider sur ce point. Et cela même dépend de l'impression générale et du caractère de l'ensemble. Les phénomènes particuliers ne peuvent être allégués que comme nous l'avons fait plus haut, pour réfuter des assertions trop hardiment généralisées. Mais ils ne sauraient jamais faire méconnaître l'inégalité du rang que peuvent occuper deux langues d'après l'ensemble de leur constitution.
Plus une langue s'éloigne de son origine, plus elle gagne, toutes circonstances égales d'ailleurs, sous le rapport de la forme. Le seul fait d'un usage prolongé rend la fusion plus complète et l'union plus forte entre les éléments des combinaisons de mots; il efface leurs sons particuliers et rend leur ancienne forme, leur forme indépendante, moins reconnaissable. Car il m'est impossible d'abandonner la conviction que toutes les langues ont dû partir principalement de l'agglutination.
        Tant que les signes des rapports grammaticaux sont consi-
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dérés connue se composant d'éléments isolés, plus ou moins séparables, on peut dire que celui qui parle fait lui-même les formes à chaque moment du discours, bien plutôt qu'il ne se sert de formes déjà existantes. Alors on voit naître d'ordinaire une variété bien plus grande de ces formes. Car l'esprit humain a une disposition naturelle à aspirer au complet en tout; et tout rapport, quelque rarement qu'il vienne à se présenter, tend au même titre et dans le même sens que tous les autres à devenir forme grammaticale. Là, au contraire, où la forme s'entend en un sens plus rigoureux , où elle est fixée par l'usage, et où dès lors le discours habituel ne constitue plus une création de formes perpétuellement renouvelée, il n'en existe que pour les rapports qu'on a besoin de désigner fréquemment ; pour ce qui revient plus rarement, on a recours à des périphrases, ou bien on le désigne par des mots spéciaux, ayant leur existence propre. Cette marche des choses s'explique encore par deux autres circonstances. C'est d'abord que l'homme non cultivé aime à concevoir et à représenter les choses sous tous leurs rapports, leurs aspects particuliers, non pas seulement ceux qui sont nécessaires au but actuel qu'il se propose. C'est qu'ensuite certaines nations ont l'habitude de resserrer des phrases tout entières en des espèces de formes ou soi-disant telles, par exemple d'enfermer au sein même du verbe l'objet qu'il régit, surtout quand c'est un pronom. De là vient que ce sont tout justement les langues auxquelles manque essentiellement l'idée véritable de la forme, qui possèdent la plus étonnante multitude de ces formes prétendues, dont la réunion compose un système complet, soumis aux lois d'une rigoureuse analogie.
        Si la supériorité des langues dépendait de la quantité et de la régularité rigoureuse des formes, de la multiplicité des expressions qui servent à désigner les moindres particularités, comme dans la langue des Abipones, où le pronom de la
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troisième personne est différent selon qu'on conçoit l'homme comme présent ou absent, comme debout, assis, couché ou marchant, on voit qu'il faudrait placer beaucoup d'idiomes des sauvages au-dessus des langues des peuples les plus civilisés : et c'est ce qui arrive assez fréquemment même de nos jours. Mais comme on ne peut raisonnablement estimer la valeur relative des langues que d'après la façon dont elles se prêtent au développement des idées, on reconnaît que c'est tout l'opposé qui est vrai. Cette multiplicité de formes entrave en effet et arrête le développement des idées, bien plus qu'elle ne le favorise : c'est un embarras pour l'esprit que d'être forcé de recevoir dans un aussi grand nombre de mots une foule de désignations accessoires et particulières qui ne peuvent lui être utiles dans tous les cas.
        Jusqu'ici je n'ai parlé que des formes grammaticales; mais il existe encore dans toutes les langues des mots grammaticaux auxquels peut s'appliquer également presque tout ce qui est vrai des formes. Ce sont principalement les prépositions et les conjonctions. Ces mots représentent des rapports grammaticaux ; il s'élève sur leur origine comme vrais signes de rapports les mêmes difficultés que sur l'origine des formes. La seule différence, c'est que tous ne peuvent pas, comme les formes pures, se tirer d'idées pures, mais supposent et exigent des notions expérimentales, comme l'espace et le temps. En conséquence, on est fondé à douter (quoique récemment encore Lumsden ait vivement soutenu cette opinion dans sa grammaire persane) qu'il ait existé dès le principe des prépositions et des conjonctions, au vrai sens du mot. Toutes ont vraisemblablement, selon la théorie plus juste de Horne Took, tiré leur origine de termes concrets, servant à désigner des objets. Dans ce cas, l'action qu'exerce la langue sur sa propre grammaire dépend du degré dans lequel, après leur origine, ces particules s'éloignent ou demeurent rapprochées de leur caractère originel. Je ne
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pense pas qu'aucune langue puisse fournir à l'appui de ce qu'on vient de voir d'exemple plus frappant que la mexicaine dans ses prépositions. Elle en possède trois sortes différentes : 1° celles où, quelque vraisemblable que soit aussi chez elles une pareille origine, l'on ne peut plus découvrir en aucune façon la forme d'un substantif, par exemple c; dans; 2° celles où l'on trouve une préposition associée à un élément inconnu ; 3° celles enfin qui renferment manifestement un substantif joint à une préposition; comme, par exemple, itic, dans, qui est à proprement parler un composé de ite, ventre, et de c, dans; dans le ventre. Ilhukatl itic ne signifie donc pas, comme on le traduit, dans le ciel, mais dans le ventre du ciel, ciel étant au génitif. Les pronoms ne peuvent s'unir qu'aux prépositions des deux dernières espèces , et ce ne sont jamais les pronoms personnels, mais les pronoms possessifs que l'on prend, ce qui dénote bien la présence du substantif caché dans la préposition. Notepotzco se traduit, il est vrai, par derrière moi, mais veut dire proprement derrière mon dos; de teputz, le dos. On peut voir ici par quelle progression le sens primitif s'est perdu, et saisir en même temps le travail exercé sur la formation de la langue par l'esprit du peuple, qui, lorsqu'un substantif comme ventre ou dos devait être employé dans le sens d'une préposition, y joignait une préposition déjà existante, pour ne pas laisser les mots sans liaison grammaticale. C'est de la même manière qu'est formé adinstar en latin, et immitten en allemand. La langue Mixtèque, arrivée en ce point à une forme grammaticale moins parfaite, exprime devant, derrière la maison, justement par chisi, sata huahi, c'est-à-dire: ventre, dos, maison.
        Le rapport qui s'établit dans les langues entre les flexions et les mots grammaticaux devient la source de nouvelles différences parmi elles. On voit, par exemple, que telle langue exprime des relations déterminées plutôt par les cas, et telle
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autre par les prépositions; que l'une marque les temps de préférence au moyen de la flexion, et l'autre au moyen des verbes auxiliaires. Car ces verbes auxiliaires, lorsqu'ils désignent simplement les rapports des parties de la phrase entre elles, ne sont aussi que des mots grammaticaux. Le grec τυγχάνειν n'a plus véritablement de signification concrète connue. En sanscrit, on emploie de la même manière, mais bien plus rarement, schtha (stare). Sur ce point encore, il est aisé d'établir, d'après des principes généraux, la règle qui doit servir à estimer la valeur des langues. Là où les rapports à désigner découlent et participent simplement de la nature d'un rapport plus élevé et plus général, sans qu'il vienne s'y ajouter aucune notion particulière, ce rapport sera mieux représenté par la flexion : s'il en est autrement, les mots grammaticaux seront préférables. Car la flexion, entièrement privée de sens par elle-même, ne contient rien que la pure idée du rapport. Dans le mot grammatical se trouve en outre la notion accessoire qu'on applique au rapport pour le déterminer, et qui, là où la pensée pure ne suffît pas, doit toujours venir s'y ajouter. C'est par cette raison que le troisième et même le septième cas de la déclinaison sanscrite ne sont point des avantages que l'on doive envier à cette langue : les rapports qu'ils expriment ne sont pas assez bien déterminés pour pouvoir se passer d'être précisés et définis plus nettement à laide d'une préposition. Il y a encore un troisième degré, mais qu'excluent toujours les langues qui ont une véritable culture grammaticale, c'est quand un mot, pris dans toute la plénitude de son sens concret, est marqué du signe du mot grammatical, comme nous en avons vu plus haut des exemples pour les prépositions.
        Ainsi, que l'on considère les flexions ou les mots grammaticaux, on est toujours ramené au même résultat. Il se peut que des langues soient capables d'exprimer la plupart, peut-être même la totalité des rapports grammaticaux avec une
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clarté et une précision suffisantes ; il se peut même qu'elles possèdent une grande variété de prétendues formes grammaticales, et que cependant, dans l'ensemble comme dans le détail, le manque de formes véritables soit inhérent à leur nature.
        Jusqu'ici je me suis principalement efforcé de distinguer des formes grammaticales, les analogues de ces formes par où les langues cherchent d'abord à s'en approcher. Bien persuadé que rien ne porte un aussi notable préjudice à l'élude des langues que les raisonnements généraux qui ne s'appuient sur aucune connaissance réelle, j'ai, autant qu'il se pouvait faire sans donner dans des développements excessifs, apporté des exemples à l'appui de tous les cas particuliers; tout en sentant parfaitement que l'étude complète au moins d'une des langues que nous avons considérées ici peut seule porter dans l'esprit une conviction véritable. Pour arriver à un résultat définitif, il est nécessaire à présent d'embrasser dans une vue d'ensemble et sans aucun mélange de faits les deux termes de la question qui nous occupe.
        Quand on étudie l'origine et l'influence de la forme grammaticale, tout se réduit à un point capital, qui est de bien distinguer la représentation des objets et des rapports, des choses et des formes.
        La parole, en tant que matérielle et concrète, et conséquence d'un besoin réel, ne tend immédiatement qu'à la représentation des choses; la pensée, en tant qu'abstraite et idéale, tend toujours vers la forme. Par conséquent une force de pensée supérieure imprime à la langue un caractère de formalité, et réciproquement un caractère dominant de formalité dans la langue augmente la puissance de la faculté de penser.

        I. Origine des formes  grammaticales.

        Dans le principe, la langue n'a de signes que pour les ob-
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jets, et elle laisse à celui qui entend le soin d'ajouter par la pensée les formes qui servent de lien au discours.
        Mais elle cherche à faciliter cette opération de la pensée en formant des combinaisons de mots et en appliquant à l'expression des rapports et de la forme des mots qui servent à désigner des objets et des choses.
        Ainsi se produit à son plus bas degré la représentation grammaticale, au moyen de locutions, de constructions, de phrases.
        Ces premiers moyens sont ensuite assujettis à une certaine régularité; la combinaison des mots devient constante; les mots eux-mêmes perdent peu à peu leur valeur indépendante, la qualité qu'ils avaient d'être signe d'objets, leur son primitif.
        Ainsi se produit à son second degré la représentation grammaticale, au moyen de combinaisons de mots fixes, et de termes encore indécis entre la désignation des objets et celle des formes.
        Les combinaisons de mots gagnent en unité , les mots représentatifs de la forme s'y ajoutent et deviennent des alfixes. Seulement le lien n'est pas encore très-solide, les points d'attache restent visibles, l'ensemble est un agrégat, et non pas une unité.
        Ainsi se produit à son troisième degré la représentation grammaticale par des analogues de formes.
        La formalité se fait enfin jour. Le mot est une unité modifiée seulement, suivant ses relations grammaticales, par un changement de son qui constitue la flexion; chaque mot appartient à une partie d'oraison déterminée, et n'a plus seulement une individualité lexicologique, mais grammaticale ; les mots affectés à la représentation de la forme n'ont plus de signification accessoire, qui trouble l'intelligence; ils sont devenus de purs signes de rapports.
        Ainsi se produit à son degré le plus élevé la représentation
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grammaticale, au moyen de formes véritables, de flexion, et de mots purement grammaticaux.
        Le caractère essentiel de la forme consiste dans son unité, et dans la prédominance marquée du mot auquel elle appartient sur les sons accessoires qui lui sont joints. Ce résultat est sans doute favorisé par la disparition graduelle du sens propre des éléments et par la suppression de certains sons qu'un long usage élimine. Mais l'origine de la langue ne sau -rait s'expliquer tout entière par l'action purement mécanique de forces inanimées , et jamais il ne faut en ce sujet perdre de vue l'influence qu'exercent la puissance et le caractère individuel de la pensée.
        L'unité du mot est due à l'accent. Or l'accent est en soi d'une nature plus immatérielle que les syllabes accentuées elles-mêmes, et on l'appelle avec raison l'unie du discours, non pas seulement parce que sa présence seule le rend proprement intelligible, mais encore parce qu'il est plus réellement et plus immédiatement que tout autre élément du langage, comme la vivante émanation du sentiment qui accompagne le discours. Il mérite encore ce nom quand, par l'unité qu'il leur donne, il marque les mots de l'empreinte de la forme grammaticale : car, comme les métaux, pour se fondre et s'unir rapidement et intimement, ont besoin de la chaleur d'une flamme vive et forte, de même la fusion des formes nouvelles ne réussit jamais que par l'acte énergique d'une pensée forte qui tend à une détermination précise de la forme. La même action de la pensée se reconnaît encore dans les autres caractères de la forme ; de sorte qu'il demeure incontestablement vrai que, quelles que soient d'ailleurs les destinées d'une langue, elle n'atteint jamais une constitution grammaticale excellente, quand elle n'a pas l'heureux privilège d'être parlée au moins une fois par une nation à l'intelligence vive ou à la pensée profonde. Hors de là, rien ne peut la tirer de cet état de demi-culture, de cette médiocrité
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où elle languit avec des formes péniblement assemblées et qui jamais ne donnent à la pensée l'impulsion vigoureuse

        II.   Influence  des formes  grammaticales.

        La pensée, qui se produit au moyen du langage, est dirigée soit vers un terme extérieur et matériel, soit vers elle-même, c'est-à-dire vers un terme spirituel. Dans cette double direction, elle a besoin de la clarté et de la précision des idées, et ces qualités dans la langue dépendent en grande partie du mode de représentation des formes grammaticales.
        Quand elles ne sont représentées que par des circonlocutions et des phrases entières, par des combinaisons de mots non encore soumises à des règles fixes, ou même par des analogues de formes, tous ces moyens engendrent souvent l'ambiguïté et la confusion.
        Or, si l'intelligence est gênée, et si par conséquent le but extérieur du langage n'est pas atteint, il arrive le plus souvent que l'idée elle-même demeure indéterminée, et que, dans les cas où, comme idée, elle prête manifestement à être entendue de deux manières différentes, ces deux aspects de l'idée restent confondus.
        Que si la pensée se tourne non pas seulement à une occupation extérieure, mais à une véritable spéculation intérieure, de cette première condition de la clarté et de la précision des idées naissent encore de nouvelles exigences qu'il est très difficile de satisfaire par la voie imparfaite dont nous parlions.
        Car toute pensée aspire à l'unité et à l'absolu. L'ensemble des tendances de l'humanité se dirige vers la même fin : en dernière analyse, l'activité humaine ne poursuit pas d'autre but que la loi, qu'elle veut ou découvrir par ses recherches, ou établir sur un solide fondement.
        Or la langue, pour bien s'approprier aux besoins de la pensée, doit, autant que possible, en reproduire l'organisme
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dans sa propre structure. Autrement, elle, qui doit être symbole en tout, sera justement un symbole infidèle et imparfait de ce à quoi elle se trouve le plus immédiatement unie. Tandis que d'une part la masse des mots qu'elle possède donne la mesure de l'étendue du monde qu'elle embrasse, de l'autre sa structure grammaticale représente pour ainsi dire l'idée qu'elle se fait de l'organisme de la pensée.
        Le langage doit accompagner la pensée. Il faut donc que celle-ci puisse à son aide passer par une suite continue d'un élément à l'autre ; il faut qu'elle trouve en lui des signes tout prêts pour tout ce qui est nécessaire à son travail d'enchaînement des idées. Sans quoi on verra se former des lacunes où il l'abandonnera au lieu de l'accompagner.
        Enfin, bien que l'esprit tende toujours et partout vers l'unité et l'absolu, il ne peut cependant développer ces deux idées que peu à peu, en les tirant de son propre fonds, et qu'avec l'aide de moyens matériels. Parmi les plus puissants de ces moyens, il rencontre la langue qui déjà pour son propre compte, pour son but le moins élevé et le plus concret, a besoin de règle, de forme, de loi. Aussi, plus il y trouve déjà réalisés ces caractères qu'il cherche lui-même de son côté, plus il peut s'unir intimement avec elle.
        Si l'on considère les langues au point de vue de toutes ces conditions exigées d'elles, on arrive à reconnaître qu'elles ne peuventles remplir, ou du moins les remplir supérieurement, qu'autant qu'elles possèdent de vraies formes grammaticales, et non pas seulement des analogues de ces formes ; et par là se manifeste la différence dans toute son importance.
        La condition première et essentielle que l'esprit impose au langage, c'est de séparer nettement la chose et la forme, l'objet et le rapport, et de ne jamais les confondre l'un avec l'autre. La langue, en l'habituant à ces confusions, ou en lui rendant la distinction plus difficile, paralyse et fausse d'autant son activité intérieure. Or, cette distinction ne commence
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véritablement qu'à la naissance des vraies formes grammaticales, exprimées par la flexion, ou parles mots grammaticaux, comme nous l'avons vu plus haut en présentant le tableau des divers degrés de représentation de ces formes. Dans toute langue qui ne connaît que des analogues de formes, il reste toujours quelque partie de matière, dans la désignation des rapports grammaticaux où tout doit être forme.
        Là où l'œuvre de fusion de la forme, telle que nous l'avons décrite plus haut, n'a pas complètement réussi, l'esprit s'imagine toujours en voir encore les éléments séparés, et alors la langue ne lui présente plus cette conformité qu'il y cherche avec les lois de sa propre activité.
        Il sent des lacunes, il s'efforce de les combler : il n'a pas affaire à un nombre limité de termes cohérents et bien formés , mais à une multitude embarrassante de termes mal faits et mal joints : il ne peut donc procéder avec la même promptitude et la même aisance, ni trouver le même plaisir que lui donne un travail simple et commode d'enchaînement des idées particulières avec les plus générales, au moyen d'une langue dont les formes sont bien appropriées à ce travail, et bien conformes aux lois qui le gouvernent lui-même.
        On voit par là, si l'on réduit la question à sa dernière expression, qu'une forme grammaticale, quand même elle ne renferme en soi aucun autre élément que ceux qui existent dans l'analogue, qui ne la remplace jamais complètement, est pourtant quelque chose de tout différent, au point de vue de l'action qu'elle exerce sur l'esprit, et que cette différence d'action provient de son unité, où se reflète la puissance et la nature de la pensée qui l'a créée.
        Dans toute langue qui n'a pas atteint une culture grammaticale semblable, l'esprit trouve reproduit d'une façon défectueuse et imparfaite le système général des rapports qui servent à la liaison du discours; et c'est justement cette reproduction exacte et complète qui est la condition indispen-
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sable du travail aisé et heureux de la pensée. Il n'est pas nécessaire qu'il arrive lui-même à une conscience nette de ce système : c'est un point qui a manqué à plusieurs nations, même parmi les plus civilisées. Il suffit que l'esprit, qui instinctivement et sans s'en rendre compte procède toujours d'après ce système, trouve dans le langage, pour chacune de ses parties, une expression correspondante, et ainsi faite qu'elle le conduise naturellement à saisir une autre partie avec justesse et précision.
        Si nous considérons à présent la réaction de la langue sur l'esprit, la forme grammaticale véritable, lors même que l'attention ne se porte pas à dessein sur elle, produit et laisse l'impression d'une forme, et favorise ainsi le développement de la pensée abstraite. En effet, comme cette forme contient purement et simplement l'expression du rapport, dégagée de tout élément concret qui pourrait égarer l'entendement, et comme celui-ci y aperçoit une modification de l'idée primitive contenue dans le mot, il est amené nécessairement à saisir l'idée même de forme. Si, au contraire, la fonne n'est pas pure, il ne le peut plus, car il n'y découvre pas assez nettement l'idée de rapport, et de plus il est distrait par la présence d'idées accessoires. Ces deux résultats se présentent même dans le langage le plus ordinaire, et pour toutes les classes d'une nation. Là où l'action de la langue est favorable, il se produit dans les idées en général une grande clarté et une grande précision, et dans les esprits en général une disposition notable à concevoir plus facilement ce qui est purement abstrait. Enfin, il est dans la nature de l'esprit que cette disposition, une fois existante, aille se développant sans cesse; tandis que, si la langue présente à l'entendement les formes grammaticales impures et défectueuses, plus la durée de cette influence se prolonge, plus il devient difficile de se soustraire à cet obscurcissement du côté abstrait et formel de la pensée.
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        Aussi, quoi qu'on dise de la faculté que peuvent avoir les langues dont !a grammaire est défectueuse de favoriser le développement des idées, il demeure toujours très difficile à concevoir qu'une nation, prenant pour base, sans la modifier, une langue pareille, puisse s'élever d'elle-même à un haut degré de culture scientifique. L'esprit, en effet, ne reçoit pas de la langue, ni la langue de l'esprit ce qui leur est nécessaire à tous deux ; et le premier fruit de leur action réciproque, pour qu'elle devînt salutaire, devrait être une transformation de la langue elle-même.
        Ainsi se trouvent établis, autant qu'il se peut faire pour des objets de cette nature, les marques qui servent à distinguer les langues bien faites sous le rapport grammatical, de celles qui ne le sont pas. Il n'en est pas une peut-être qui puisse se vanter d'une conformité parfaite avec les lois générales du langage, pas une qui soit également formée dans tout son ensemble et dans toutes ses parties: de même que parmi celles qui occupent les rangs inférieurs, on en trouverait beaucoup qui se rapprochent en des degrés divers d'une organisation plus élevée. Et pourtant la distinction sur laquelle on s'appuie pour séparer les langues en deux classes bien tranchées n'est pas purement relative et bornée à une différence de plus ou de moins : c'est une distinction véritablement absolue, puisque la présence ou l'absence de la forme comme caractère dominant se manifeste toujours d'une manière sensible.
        Que les langues qui possèdent des formes grammaticales soient seules parfaitement appropriées au développement des idées, c'est un fait qu'on ne saurait nier. Quel parti peut-on encore tirer des autres, telles qu'elles sont? c'est ce qu'il faut demander à l'épreuve et à l'expérience de déterminer. 11 est du moins un point qui reste assuré : c'est que jamais elles ne seront en état d'agir sur l'esprit au même degré et de la même manière que les premières.
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        L'exemple le plus frappant d'une littérature qui fleurit depuis des milliers d'années dans une langue presque entièrement dépourvue de toute grammaire, au sens ordinaire du mot, nous est fourni parla langue chinoise. On sait que, précisément dans ce qu'on appelle le vieux style, celui dans lequel furent composés les écrits de Confucius et de son école, et qui aujourd'hui encore s'emploie généralement pour tous les grands ouvrages de philosophie et d'histoire, les rapports grammaticaux sont représentés uniquement par la place qu'occupent les mots, ou bien par des mots isolés et sans lien : de façon que le lecteur reste souvent chargé du soin de deviner par l'enchaînement des idées s'il faut prendre tel ou tel mol pour un substantif, un adjectif, un verbe ou une particule[3]. Le style des mandarins et le style littéraire ont tendu, il est vrai, à introduire dans la langue un peu plus de précision grammaticale, mais ils ne lui ont pourtant donné aucune forme véritable ; et quant à l'ancienne littérature que nous venons de citer, la plus célèbre de cette nation, elle est entièrement étrangère a ce remaniement plus moderne de la langue.
        Si, comme Et. Quatremère[4] a cherché avec tant de sagacité à le démontrer, la langue copte a été celle de l'ancienne Egypte, nous ne devons pas négliger ici de mentionner aussi la haute culture où il paraît que cette nation avait atteint. Car le système grammatical de la langue copte est, selon l'expression de Sylvestre de Sacy[5], entièrement synthétique, c'est-à-dire tel, que les signes grammaticaux y sont placés
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isolément et sans lien en nvant ou à la suite des mots qui désignent les objets. Sylvestre de Sacy le compare infime en ce point au système chinois.
        Or, s'il est vrai que deux peuples des plus remarquables aient pu atteindre le degré de culture intellectuelle où ils sont parvenus avec des langues entièrement ou presque entièrement dénuées de formes grammaticales, ne semble-t-il pas qu'on puisse tirer de ces faits une puissante objection contre la nécessité prétendue de ces formes? Mais d'abord il n'est nullement démontré que la littérature de ces deux peuples ait possédé justement les qualités qui développent surtout ces propriétés grammaticales des langues que nous considérons. Sans contredit, si une grande richesse et une grande variété de formes grammaticales commodément et nettement exprimées augmente la rapidité et la force de la pensée, c'est surtout dans les œuvres de dialectique et de l'art oratoire que ces mérites se font voir avec le plus d'éclat : aussi est-ce dans la prose atlique que se sont le mieux déployées toute leur force et leur délicatesse. Pour le vieux style chinois, au contraire, ceux même qui portent d'ailleurs un jugement favorable sur la littérature de ce peuple avouent qu'il est vague et haché, de façon que celui qui lui succéda, pour mieux s'approprier aux besoins de la vie, dut se proposer d'acquérir plus de clarté, de précision et de variété. Voilà qui serait en réalité un témoignage en faveur de notre opinion. On ne connaît rien de la littérature de l'ancienne Egypte ; mais tout ce que nous savons d'ailleurs des usages, de la constitution, des monuments, de l'art de ce remarquable pays, indique plutôt une civilisation sévère et purement scientifique, qu'une activité de l'esprit spontanément et naturellement tournée vers les idées pures. Enfin, quand même ces deux peuples auraient possédé précisément les qualités qu'on doit, au contraire, très justement hésiter à leur attribuer, les opinions que nous avons développées plus haut n'en seraient
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point encore ébranlées. Quand l'esprit humain, favorisé par un concours de circonstances heureuses, réussit à appliquer tout l'effort de ses facultés à un travail, tout instrument lui est bon pour arriver au but, bien qu'il y arrive par une voie plus pénible et plus longue. Mais, pour avoir été vaincue, la difficulté n'en existait pas moins. Oui, les langues qui ne possèdent pas de formes grammaticales, ou qui n'en ont que de très imparfaites, exercent sur l'activité intellectuelle une influence qui la trouble et la gêne, au lieu de la seconder; c'est ce qui ressort, je crois l'avoir montré, de la nature même de la pensée et de la parole. Dans la réalité, il peut exister des influences contraires qui atténuent ou qui détruisent les mauvais effets de celles-là. Mais dans les spéculations scientifiques, si l'on veut arriver à des conclusions nettes, il faut apprécier chaque influence en elle-même, comme un moment isolée, et comme si elle ne pouvait ou ne devait être contrariée par aucune autre influence étrangère : c'est la méthode que nous avons appliquée ici à l'étude des formes grammaticales.
        Pour ce qui est de savoir dans quelle mesure les langues américaines peuvent atteindre aussi une culture avancée, la simple expérience ne saurait nous l'apprendre. Les écrits composés par des indigènes en langue mexicaine, et que l'on possède encore[6], ne datent que du temps de la conquête, et par conséquent portent déjà la trace d'une influence étrangère. Il est pourtant fort regrettable que l'on n'en connaisse aucun en Europe. Avant la conquête, il n'existait dans cette partie du monde aucun mode de représentation des idées au moyen de l'écriture. On pourrait déjà regarder ce fait comme une preuve qu'il ne s'y était élevé aucun peuple doué d'une
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puissance d'esprit supérieure et suffisante pour arriver, en forçant les obstacles, jusqu'à l'invention de l'alphabet. Il est vrai que cette invention n'a dû avoir lieu qu'un très-petit nombre de fois, la plupart des alphabets étant sortis l'un de l'autre par voie de transmission.
        Le sanscrit est parmi les langues que nous connaissons la plus ancienne et la première qui possède un système de formes grammaticales véritables, et cela avec une organisation si excellente et si complète, que, sous ce rapport, il ne s'est presque rien produit de nouveau par la suite. A côté d'elle se placent les langues sémitiques; mais c'est incontestablement la langue grecque qui a atteint dans sa structure le plus haut point de perfection. Maintenant comment ces langues diverses se classent-elles relativement l'une à l'autre, sous les différents rapports que nous avons considérés ici? à quels nouveaux phénomènes a donné lieu la naissance de nos idiomes modernes, sortis des langues classiques? Ce sont là des questions qui offriraient une abondante matière à des recherches plus étendues, mais aussi plus délicates et plus difficiles.



[1] Edit. de Nalus, p. 202, nt. 77; p. 204, nt. 83.

[2] La langue huastèque possède en effet, comme la plupart de celles d'Amérique, plusieurs formes de pronoms, suivant que ces pronoms sont Indépendants, régissant le verbe, ou régis par lui : nin ne sert que pour ce dernier cas. La syllabe ta indique que l'objet est exprime avec le verbe ; mais on ne la place ainsi en avant que quand l'objet est à la 1ère ou à la 2e personne. Toute cette manière de désigner l'objet avec le verbe est fort digne d'attention dans la langue huastèque.

[3] Grammaire chinoise, par M. Abel Rémusat, p. 35, 37.

[4] Recherches critiques et historiques sur la langue et la littérature de l'Egypte.

[5] Dans le Magasin encyclopédique de Millin, t. IV, 1808, p. 355, où sont développées également des Idées aussi neuves qu'ingénieuses, au sujet de l'écriture hiéroglyphique et de l'écriture alphabétique, sur la formation grammaticale des langues.

[6] A. de Humboldt : Essai politique sur le royaume de la Noutelle-Espagne, p. 93. Le même : Vues des Cordillieres, et Monuments des peuples de l'Amérique, p. 126.