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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- J. MAROUZEAU : «Dire ‘non’», Mélanges de linguistique offerts à Ch. Bally, Genève, 1939, p. 415-420.

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   Dire «non» n'est pas le simple pendant de dire «oui». Un énoncé positif est normalement la constatation de ce qui est; il se présente d'ordinaire comme une notation directe, comme la réaction du sujet parlant à la perception du réel : « II fait jour. Tout le monde est parti. » Un énoncé négatif apparaît en quelque manière comme une notation du second degré, qui suppose comme intermédiaire un énoncé positif non exprimé : « II ne pleut pas » est la constatation faite par quelqu'un qui s'est d'abord imaginé qu'il devait pleuvoir. Dans une certaine mesure, l'énoncé positif est plus immédiat, plus automatique; l'énoncé négatif est une sorte d'interprétation; il représente, comme dit M. Ch. Bally (Linguistique générale et linguistique française, p. 196) «un refus d'assertion».

                   De cette première observation en découle une seconde plus importante. Du fait que la négation suppose l'intervention de l'esprit, elle fait appel à certains facteurs psychologiques qu'il peut être intéressant de déterminer. Celui qu'il convient de reconnaître d'abord est justement la tendance à dire non.

                   L'énoncé est pour le sujet parlant une occasion et un moyen de manifester son moi; or, la personnalité s'affirme moins en constatant qu'en contestant, moins en acquiesçant qu'en niant. Dire oui n'est pas difficile et ne confère pas de prestige; approuver, c'est se subordonner et se soumettre. Au contraire, l'objection et le refus ménagent des satisfactions d'amour-propre; ce sont des attitudes auxquelles se complaît l'égocentrisme.

                   Tellement que certaines personnes prennent en principe et par tempérament l'attitude négative. Non seulement les caractères forts, qui se plaisent à braver, mais aussi les timides, préoccupés de se défendre. Il est difficile, si l'on a dit oui d'abord, de se raviser pour dire non; il est commode au contraire de se mettre d'abord à couvert par un refus, quitte à céder ensuite par une complaisance dont on pourra éventuellement recueillir le bénéfice.

                   La vie en société, qui est essentiellement une lutte, conduit l'individu à prendre une attitude de mise en garde, si bien que la
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première démarche de l'esprit n'est pas toujours la plus directe et la plus simple. Le sujet parlant se méfie de la spontanéité qui désarme; il se tient prêt à ne pas dire ce qu'il pense comme il le pense, et le détour en vient à être sa voie naturelle. Tel ne dit pas qu'il est en retard, qu'il accepte, qu'il souffre, etc... ; il dit: «je ne suis pas en avance; ce n'est pas de refus; je ne suis pas bien». Il ne dit pas « oui », il acquiesce en disant : « je ne dis pas non. » II arrive que certains qualificatifs dans l'usage courant ne sont guère employés qu'en fonction d'une négation: possédant un adjectif « facile » et son contraire « difficile », on exprimera volontiers l'idée du premier par la négation du second, et inversement; dans le parler de certaines gens, «c'est difficile» se dit «ce n'est pas facile », et «c'est facile » se dit « ce n'est pas difficile ».

                   La propension à dire non devient ainsi une habitude d'esprit; or, l'habitude crée l'indifférence, et l'indifférence appelle le correctif de l'insistance ; c'est ainsi que la négation prend aisément l'aspect de la dénégation. Sans doute l'énoncé positif lui-même est fréquemment présenté sous une forme intensive: «Oui, je dis..., je pense certes..., bien sûr que je... » Mais cela surtout dans l'énoncé réfléchi, dans l'exposé doctrinal, dans un texte écrit, quand le sujet parlant a l'initiative de la parole. Que surgisse un contradicteur — et ['interlocuteur est assez naturellement appelé à l'être — les occasions de nier avec force se multiplient ; d'où objections, protestations; attitudes pour lesquelles l'énoncé simple de la négation ne suffit plus : il y faut des formes intensifiées ; « Certes non ! Jamais de la vie ! Pour rien au monde ! » Si nous représentons schématiquement par deux lignes parallèles l'extension de l'énoncé positif et celle de l'énoncé négatif, en marquant sur chaque ligne le point où l'intensité apparaît, il faudra reconnaître à la dénégation une zone beaucoup plus grande qu'à l'affirmation :

 

                   Ces diverses considérations expliquent la plupart des particularités qu'on peut relever en latin dans l'emploi de la négation. Car la
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tendance à donner à la négation valeur de dénégation conduit à renforcer les mots négatifs.

                   La négation la plus menue, la plus dépouillée à laquelle nous puissions atteindre en latin est , qui subsiste à l'état fossile dans nĕ-queo; or, longtemps avant nos textes, elle a été renforcée en nē, qui est dans nē-quidem, en ne-i > nī, qui est dans nī-mirum, en nĕc ou ne˘g, qui est dans nec-opinans et dans neg-otium.

                   Puis la négation s'est annexé des déterminatifs de renforcement: *ne-oinom > noenum > non, — ne-hilum > nihil (nihil prodest = il ne sert de rien), — *ne-ullus > nullus (nullus cedit = il ne cède nullement). Plus tard elle s'adjoindra des accusatifs de relation, passum, punctum, d'où le français ne pas, ne point. Et le français continuera ce provignement par ne... pas du tout, ne... pas le moins du monde.

                   Par ailleurs, la négation se renouvelait par substitution: haud est une négation intensive, minus une négation dissimulée, uix une négation approximative. Ainsi se constitue tout un stock de formes propres à exprimer les aspects variés et nuancés de la négation.

                   Le processus est celui de tous les renouvellements par recherche de l'intensité: la forme usuelle paraît insuffisante à rendre une notion qui par nature est intensive : on la renforce ; le renforcement, banalisé par l'usage complaisant qu'on en fait, devient à son tour insuffisant: on le renouvelle, et à mesure qu'on construit de nouvelles formes, les anciennes ou bien disparaissent de la langue vivante et se fossilisent (ne-queo, nec-opinans) ou bien se spécialisent dans l'emploi déterminé (ne subordonnant final, ni subordonnant conditionnel).

                   On pourra s'étonner que, si telle est la complaisance à nier, le latin manque justement d'un mot pour dire «non». Mais en réalité ce qu'il n'a pas, c'est le mot banal répondant à notre non, négatif à tout faire; et s'il ne l'a pas, c'est que précisément il lui substitue volontiers des synonymes intensifs tels que immo, minime, haudquaquam. L'absence de négation courante est ainsi un signe même de la tendance à nier complaisamment.

                   La propension qu'à l'idée négative à appeler l'intensité conduit à faire apparaître un type d'énoncé qui relève à la fois de la morphologie et de la stylistique; c'est le procédé de la litote, qui
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consiste essentiellement à substituer à un énoncé l'exclusion de l'énoncé contraire.

                   Le mécanisme de la litote diffère suivant la nature de l'élément qui est à la base de l'énoncé. Si nous prenons le cas élémentaire de l'adjectif, il faudra distinguer entre les adjectifs qui expriment une caractérisation absolue non susceptible de nuances ou de degrés (une quantité est ou n'est pas égale à une autre; un objet est ou n'est pas noir; «il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée»...), et les adjectifs qui expriment une caractérisation relative, compor­tant le plus ou le moins (une maison est plus ou moins haute, le temps est plus ou moins beau, etc...). Dans le premier cas on passe immédiatement de l'affirmation à la négation: dès qu'une porte cesse d'être ouverte, elle est fermée; dans le second cas il y a une zone d'interprétation: entre une canne qu'on dit longue et une canne qu'on dit courte, il y a place pour les cas où la longueur de la canne est telle qu'on n'éprouve pas le besoin de la caractériser; en d'autres termes, long signifie notablement long, et court signifie notablement court. De ouvert à fermé le passage se fait sans transition; entre long et court il y a une sorte de zone d'indifférence; il y a un degré zéro. C'est ce qu'on peut figurer grossièrement par le schéma suivant:

 

                                  

 

                   II en résulte que la négation de ouvert équivaut nécessairement à la constatation de fermé, tandis que la négation de long ne conduit, théoriquement du moins, qu'à la constatation de non long, qui n'est pas nécessairement la constatation de court. Mais, et c'est ici qu'intervient la psychologie de la négation, le fonctionnement de la litote est tel que dans l'usage la négation de long équivaut non seulement à court, mais le plus souvent à très court. Dire qu'une chose n'est pas telle ou telle équivaut, par l'effet de ce qui a été dit plus haut de la nature intensive de la négation, à dire qu'il s'en faut de beaucoup, du tout au tout, qu'elle le soit. L'expression négative n'a pas pour effet de ramener l'affirmation à zéro, elle équivaut à 'lui substituer l'affirmation du contraire; énoncer qu'une qualité n'est pas ne signifie pas l'absence de cette qualité, mais la
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constatation de la qualité opposée. C'est ainsi que «il n'est pas fort» en vient à signifier « il est débile », que « je n'aime pas » signifie « je déteste », etc.

                   Les effets de cette disposition expliquent l'évolution sémantique des négatifs latins : inimicus ne signifie pas « qui ne montre pas de l'amitié», mais «qui manifeste de l'hostilité »; inamabilis signifie « repoussant », inutilis signifie « nuisible », etc. Le sujet parlant, au il moment où il énonce une constatation négative, va plus loin que ne pourrait le faire croire la forme de son énoncé; il se laisse aller à dépasser le but; sa négation est dénégation: en disant inimicus, inutilis, il exprime à-peu-près la nuance de : « Certes il n 'est pas ami ! Ah non il n'est pas profitable! » Quel est dans ce processus sémanti­que le rôle de l'intonation, c'est ce qu'on pourrait sans doute établir par l'observation de la langue vivante.

                   A la disposition d'esprit négative est liée assez naturellement une disposition péjorative: constater un caractère négatif revient d'ordinaire à le déplorer, à le critiquer, à le réprouver, et c'est ce qui explique que la plupart des mots négatifs d'une part soient péjoratifs par leur composition même : indignus, indocilis, infelix, ingratus, iniustus, etc., et d'autre part aient une tendance à le devenir, même si leur sens premier ne les y destine pas ; le fait est notable en français pour des mots comme « innocent », qui du sens de « non nuisible » a passé à celui de « faible d'esprit » ; « insolent », qui, parti du sens de « inhabituel » a abouti à celui de « outrageant » ; « indécent, ignoble, immonde », etc., qui ont pris valeur de superlatifs péjoratifs.

                   Même lorsque n'entre pas en jeu la tendance dépréciative, agit en tous cas la propension à s'exprimer par le détour négatif. De même que nous disons: « vous n'êtes pas sans savoir... ; je ne refuse pas de...; il n'y a personne qui ne... », de même le latin multiplie les nullus non, nemo non; et on connaît le sort fait au substitut bi-négatif de et : necnon.

                   II y a là une disposition naturelle aux esprits les plus divers, depuis les moins cultivés jusqu'aux plus raffinés. Mais elle a été exploitée en littérature, et particulièrement dans la poésie, comme un procédé de style. Parfois avec parcimonie et seulement quand les circonstances s'y prêtent. Parfois aussi sans discrétion ou même à contresens, Si l'on admet sans scrupule les formules devenues usuelles
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ne plura, haud mora,
etc., on est arrêté quand deux ou trois négations s'additionnent ou se neutralisent, comme dans:

         Virg. Géorg. I, 83: Nec nulla interea est inaratae gratia terrae.

surtout si les termes négatifs à conjuguer sont séparés par un long intervalle :

         Géorg. I, 118: Nec tamen, haec cum sint hominum... labores
Versando terram experti, nihil improbus anser
Strymoniaeque grues et amaris intiba fibris
Officiunt.

         Il faut alors un véritable calcul pour établir la résultante des données négatives, et c'est pourquoi l'expression d'une idée par la négation du contraire est de mise surtout dans un énoncé intellectuel, par exemple au cours d'une démonstration savante:

         Lucr. V, 539: Propterea non est oneri neque deprimit auras,
Vt sua cuique homini nullo sunt pondere membra,
Nec caput oneri collo, nec denique totum
Corporis in pedibus pondus sentimus inesse.

         Le point de départ est l'idée du poids, et le but de l'énoncé est de passer en revue les cas où la pesanteur n'agit pas ; il est naturel, pour chaque exemple invoqué, de revenir à la notion de départ.

                   Mais s'il s'agit d'une description, qui doit être évocatrice, il peut être maladroit d'exprimer les mots qui suggèrent précisément le contraire de ce qu'on veut évoquer; sans doute la négation les annule pour l'esprit qui réfléchit, mais non pour l'imagination et la sensibilité, qui sont affectées invinciblement par l'énoncé même du terme nié. Comme dit M. J. Vendryes (Le Langage, p. 159) « on évoquel 'image en croyant la bannir ».

                   Dans la description que fait V. Hugo d'un paysage de lumière :

         Les champs n'étaient point noirs, les cieux n'étaient point mornes,

         il est impossible qu'il ne reste rien, dans l'esprit du lecteur, de l'impression qui se dégage de noirs et de mornes.

                   Lorsque Lucain décrit la marche d'une troupe nombreuse, c'est à notre réflexion qu'il parle, mais non à notre imagination, en exprimant l'idée du nombre par la négation de l'unité:

         Lucain I, 470 : Agmine non uno densisque incedere castris.

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   Il est déplacé d'employer l'adjectif clarus quand on veut suggérer quelque chose d'indistinct:

         Lucain I, 352: ... Non claro murmure uulgus
Secum incerta fremit.

de faire figurer, et par deux fois, l'idée de la fermeté dans la description de l'affolement :

         I, 280 : Dum trepidant nullo firmatae robore partes.

                   Il y a ici utilisation inadaptée et méconnaissance d'un procédé qui méritait de n'être pas galvaudé. Lucain, à qui ces exemples sont empruntés, abuse de la forme négative jusqu'à donner l'impression d'une manie et d'un tic. Dans le seul chant I de la Pharsale, et en s'en tenant aux initiales de phrases, on peut relever entre les vers 50 et 500 les tours négatifs suivants :

         Sed neque in arctoo...; Nec gentibus ullis...; Nec quemquam iam... ; Nec coiere pares... ; Sed non in Caesare tantum...; Non erat is populus...; Non te furialibus armis; Nunc neque te longi..., Partiri non potes... ; Non secus ingenti... ; Nullus semel ore receptus...; Nec numina derunt...; Non claro murmure...; Nec cinis meus est... ; Non Corus in illum... ; Nec qualem meminere...; Nec solum uulgus...

                   Il y a mieux. Le chant II de la Pharsale nous offre un exemple extraordinaire de l'abus littéraire qu'on peut faire de la négation. Lucain raconte le remariage de Marcia avec Caton. Vu les circonstances, la cérémonie doit être très simple et ne prête pas à des développements poétiques; mais comment, pour un poète à la recherche de l'effet, se résigner à ce renoncement? Lucain trouve un biais: il emploiera la prétérition, et, ne pouvant nous décrire ce qu'on a vu, il nous énumérera en trente vers le détail de ce qu'en d'autres circonstances on aurait pu voir:

         II, 350 et suiv.       

         ...... Tempora quamquam
Sint aliena toris, iam fato in bella uocante,
Foedera sola tamen uanaque carentia pompa
Iura placent...
Festa coronato non pendent limine serta,
Infulaque...
Legitimaeque faces, gradibusque...
Stat torus...
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Turritaque...
Non timidum nuptae...
Lutea demissos uelarunt flammea uultus,
Balteus aut...
Non soliti lusere sales, nec more Sabino
Excepit tristis conuicia festa maritus.
Pignora nulla domus, nulli coiere propinqui.
Ille nec horrificam sancto dimouit ab ore
Caesariem... Nec foedera prisci
Sunt temptata tori...

         Il est difficile d'aller plus loin dans l'abus inconsidéré d'un procédé. Le poète cède ici à la tyrannie d'une formule, et perd par là même le bénéfice d'un moyen d'expression.

 

Paris.                                      J. Marouzeau.