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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Dr. Georges Montandon, Frontières nationales. Détermination objective de la condition primordiale nécessaire à l’obtention d’une paix durable, Lausanne : Imprimeries réunies, 1915. (avec une carte hors-texte)

Cette plaquette est imprimée depuis mars 1915. L'auteur se trouvant alors, en qualité de médecin, auprès d'une des armées belligérantes, il lui fut conseillé de surseoir à sa diffusion. La Conférence des Nationalités, qui se tient ces 27-29 juin 1916 à Lausanne, est l'occasion de la présenter maintenant au public.

Depuis l'impression de la plaquette, des faits nouveaux se sont produits, à commencer par l'entrée en guerre de l'Italie. Ces faits ne changent rien au principe exposé. Les modalités de l'exécution de ce principe seraient, le moment venu, à examiner de façon détaillée pour en rendre l'application le moins dur possible à ceux qui auraient à en souffrir temporairement. Mais ces lignes doivent être brèves. Pour la même raison, l'autonomie de divers peuples (pas encore l'indépendance, actuellement, pour raisons pratiques) n'est pas mentionnée; disons simplement que cette autonomie serait désirable.

Quant au principe lui-même, il pourra déplaire aux amateurs de clair-obscur et aux hommes à la pensée courbe. Il sera par contre reconnu comme géométriquement et chirurgicalement nécessaire par ceux qui ont comme but l'obtention d'une paix durable.

 

Dr G. M

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Les destinées des peuples en guerre ne sont pas encore irrévocablement établies que déjà s'ébauche dans les journaux la discussion des conditions de paix et que se silhouette dans les conversations le tracé des frontières futures. Dans cette discussion, deux mentalités s'affrontent : celle du conquérant et celle du pacifiste — pour, d'un mot, caractériser en l'exagérant le principe dont elles dérivent.

La première ne rêve que la plus grande patrie ; elle conçoit la paix par le maintien sous tutelle de l'ennemi jugulé. C'est, somme toute, la mentalité austro-allemande, mais c'est aussi — toutes nuances mises à part — celle de ceux qui, en France, oublieux des justes raisons de leurs revendications de quarante-quatre années, ne sauraient se contenter d'une Alsace-Lorraine rentrée au foyer, et, réclamant le Rhin jusqu'à Coblence, font pour l'avenir don à l'ennemi de la justesse de leurs arguments.

La seconde mentalité est comparable à celle du préposé à l'ordre public, qui fait arrêter et châtie le délinquant, sans lui appliquer les procédés pour lesquels il le condamne. Les représentants de cet état d'esprit espèrent une trêve durable — par l'équité après le châtiment ; ils rêvent même de la paix définitive. Mais parmi les dissertations innombrables auxquelles donnent lieu le présent et l'avenir, aucune proposition fixe ne surgit sur les modalités susceptibles de créer une situation ayant effectivement chance de demeurer stable.

Dépouillant momentanément nos sympathies latines, et nous revêtant de notre seule qualité de Suisse, nous nous efforcerons de juger la question de façon neutre, objective, scientifique dirions-nous. Nous rechercherons le critérium nous paraissant le mieux déterminer ce que devraient être les frontières futures et, ce critérium une fois établi, la façon d'en obtenir la réalisation quasi intégrale.

La solution envisagée pourra être taxée de cruelle : moins cruelle en tout cas que la guerre elle-même ! Elle sera qualifiée d'impraticable : à cela nous répondons que, selon Tolstoï, nous admettons vide de sens la phrase
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banale qui oppose la pratique à la théorie ; une théorie impraticable est simplement échafaudée sur des données fausses ou bien les facteurs de la pratique ne sont précisément pas ceux que réclame la théorie.

Du point de vue de l'organisation sociale, la marche de l'humanité à travers les âges se laisse diviser en cinq étapes.

Primitivement, l'homme errait par couples sur les plateaux et par les bois. Cette première période, individuelle, est celle de l'aurore de l'humanité, aurore de longue durée, de quelques centaines de mille années, peut-être.

La formation de la tribu fut la première manifestation d'organisation. Cette période tribale, seconde période, marqua les dernières époques de la préhistoire, quelques dizaines de milliers d'années.

La tribu se fortifia en s'élargissant et en créant, au détriment, il est vrai, des droits de l'individu, un organisme central héréditaire, la dynastie. La période dynastique, troisième période, remplit les sept mille ans de l'histoire, des Pharaons aux Habsbourg.

Ces périodes, naturellement, ne sont pas nettement délimitées ; elles chevauchent les unes sur les autres. De même, certaines manifestations de la Grèce antique, de l'ancienne Rome, de la Confédération helvétique, étaient annonciatrices de la quatrième période, période nationale, qu'ouvre à deux battants la Révolution française, et que caractérise le sentiment qu'ont aujourd'hui les nations civilisées, dans leur majorité, de se sentir égales aux autres en droits, comme les individus se sentent égaux les uns aux autres dans le corps de la nation.

La période nationale, enfin, n'est pas encore pleinement épanouie que déjà pointe à l'horizon une période confédérale où, de par la finalité logique vers laquelle tend l'humanité, les frontières s'abaisseront, tandis que les inégalités artificielles entre individus tendront encore à s'aplanir.

Après cette constatation des faits, intervient une question de sentiment. Ces cinq périodes représentent-elles des états de valeur égale ou sont-elles d'essence supérieure les unes par rapport aux autres?

Pour nous, elles sont de valeur inégale et chacune d'elles est supérieure à celle qui l'a précédée. C'est pourquoi, jugées globalement, nous sentons la cause des Alliés, champions, volontaires ou non, du principe national, supérieure à celle des Austro-Allemands, défenseurs du principe dynastique, et
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c'est pourquoi, en conformité de l'époque que  nous vivons, les frontières nouvelles d'après guerre devraient être «nationales».

Frontières «nationales», disons-nous, et non ethniques ou linguistiques. Définissons exactement ce que par là nous entendons.

Une nation n'est caractérisée ni par la race, ni par la langue. Les groupements ethniques (races et sous-races) sont les divisions naturelles des espèces humaines (l'espèce actuelle et les espèces éteintes), les races chez l'homme correspondant aux variétés chez les animaux; or, les sous-races sont aujourd'hui si mêlées en Europe que c'est une tâche ardue que d'essayer d'en dissocier les éléments.

La langue se passe de définition, mais remarquons bien que si elle groupe souvent des peuples parents, elle n'est nullement un critère absolu de cette parenté ethnique. Comme l'a dit un linguiste, Abel Hovelacque, la langue n'est qu'une « raison sociale ».

C'est également de Hovelacque que l'on a cette définition de la nation, qu'approuve l'anthropologiste Topinard : «Issue du hasard des événements, plus encore que de la disposition géographique des lieux, la nation s'affirme par la communauté des intérêts, des souffrances et des gloires ; les cœurs battant à l'unisson d'un bout à l'autre du territoire en sont la caractéristique.» C'est la définition que nous adoptons. Il est au reste juste de constater que souvent la langue suffit pour créer cette union des cœurs.

Quant au terme de peuples, il n'est qu'une expression courante, dont se sert également l'ethnologie pour désigner des groupements apparents (ethniques, linguistiques, politiques) qu'elle étudie sous le rapport de leur civilisation.

« Race » s'applique donc à une notion ethnique, c'est-à-dire anthropologique ou somatologique, « langue » à une notion linguistique uniquement, « nation » à une notion politique, «peuple » à une notion ethnologique.

Il est rare que deux nations soient aussi idéalement séparées que la France l'est de l'Espagne. Le faîte des Pyrénées délimite deux peuples, deux langues, deux traditions. Malgré l'affaiblissement matériel et numérique d'un des pays, l'autre ne tend pas à déborder sur lui ; la pénétration réciproque est anodine. Avec un peu de bonne volonté de part et d'autre, pas de raison locale de rancune et de guerre pour l'avenir.
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La frontière de France avant 1870 avait les mêmes raisons morales d'être définitive. Certes l'Alsace allemande avait été annexée par Louis XIV, mais les Alliés de 1815, victorieux de la France, lui laissèrent cette province ; c'est donc qu'ils la considéraient devenue française. Car la France, avec cette force d'attirance qu'elle possède en commun avec l'Angleterre, avait fait des Alsaciens des citoyens de cœur. Déjà en 1815, et à plus forte raison en 1870, la nation était compacte. Maintenant les vrais Allemands habitent en foule les provinces annexées et les journaux discutent gravement les conditions d'existence qu'il faudra leur faire dans la terre reconquise à la France !

Un exemple encore plus typique des difficultés apparentes auxquelles donnerait lieu la délimitation des pays est celui de la frontière russo-allemande sur la Baltique. Les deux provinces allemandes entrant en ligne de compte sont la Prusse orientale (chef-lieu Kœnigsberg) et la Prusse occidentale (chef-lieu Dantzig), cette dernière province à cheval sur la Vistule. Or la première comprend une majorité de Prussiens, tandis que la seconde est en bonne partie habitée, sur ses deux rives, par des Polonais. Vu l'interpolation de cette distribution des habitants par rapport aux troncs slave et germain, la frontière actuelle, l'annexion des deux provinces complètes par les Russo-Polonais ou la fixation d'une frontière intermédiaire seraient également inéquitables.

Un troisième exemple, l'exemple classique de la question complexe, réputée insoluble, est le problème macédonien.

Or tous trois et tous autres problèmes similaires seraient simples à résoudre par l'application généralisée, lors de la délimitation des nouvelles frontières — quelles qu'elles soient — du principe ci-dessous préconisé, et la stricte exécution de cette mesure laisserait espérer une longue durée de l'ordre établi.

Deux nations s'entendent assez facilement quand le tracé de la frontière ne relève que de facteurs géographiques. Ce qui toujours rend les compromis ardus, c'est la question de la population. Quand le vainqueur déplace la frontière, la population, elle, reste en place et une « marche » est créée.

Il est vrai que si la morphologie et le tempérament d'un individu sont affaires d'hérédité, sa mentalité peut être totalement façonnée par l'influence du milieu. Faut-il rappeler que les janissaires, la garde fidèle et fanatique des anciens sultans, était uniquement formée d'enfants chrétiens volés en bas âge dans les pays conquis ? Mais la situation d'un peuple annexé n'est pas à
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comparer à cet exemple extrême et la mère-patrie vaincue aura la nostalgie des terres irredente où habitent ses nationaux. C'est pourquoi, si les marches offrent peut-être un avantage militaire à celui qui les possède, ces marches sont en tout cas des causes de rancune et des prétextes de guerre. Supprimer les marches, c'est éliminer la raison profonde de plus d'un grand conflit.

Comment donc les supprimer?

— Après la fixation d'une frontière (si possible) naturelle, par la transplantation massive, au delà de la frontière, des non-nationaux (ou de ceux que l'on décrète tels), puis par l'interdiction du droit de propriété ou même du droit de séjour pour les étrangers dans les provinces-frontière.

La transplantation peut se faire avec ou sans indemnité, avec indemnité payée par les deux pays ou par le vaincu, globale ou individuelle, totale ou partielle. Ce ne sont que modalités. Que seul celui chez lequel l'indécision sur le choix des moyens est plus forte que la volonté d'atteindre le but déclare impossible cette réalisation !

Evidemment nous revenons à Charlemagne. Que fit-il des anciens Saxons toujours en révolte? Il déporta tout leur peuple. Mais appliquez la mesure aux conditions actuelles : elle paraîtra, ce nous semble, admissible, légitime, apaisante.

Que la France recouvre sa frontière de 70 ! Pourquoi, par gain de paix future, et tout en dédommageant ou faisant dédommager, si l'on veut, ceux qu'elle lèse, et tout en admettant, par scrupule extrême, certaines exceptions après examen individuel, pourquoi la France ne décréterait-elle pas l'expulsion de tous les Allemands et de tous leurs descendants établis dans la Terre d'Empire depuis le traité de Francfort ?

Que la Russie puisse imposer comme frontière la basse Vistule (ou mieux la ligne de l'Alle, ainsi que nous le verrons plus loin) ! Pourquoi n'échangerait-elle pas — de force s'il le faut — les Prussiens de la rive droite contre les Polonais de la rive gauche, tandis que pour la province de Posen et pour la Silésie orientale, le chassé-croisé des habitants se ferait sur une moindre échelle ?

Et puis, lorsque la constitution d'une Grande-Serbie lui aura permis de rétrocéder à la Bulgarie des terres qui pour le linguiste et l'ethnologiste sont manifestement en majorité bulgares, pourquoi les deux nations, après avoir établi une frontière moyenne, ne rappelleraient-elles pas leurs nationaux en
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deçà de la frontière ? Car, si la question de Macédoine ne fut pas plus tôt solutionnée, c'est que les trois nationalités intéressées réclamaient toutes le territoire jusqu'à  l'extrême  limite   où  se  trouvent quelques-uns de leurs nationaux.

Cette intuition des nécessités historiques actuelles, quelques simples paysans eurent l'honneur de la ressentir. Lorsqu'en 1912 la Grèce abandonna aux Bulgares certains districts peuplés de Grecs, spontanément les habitants de ces districts mirent le feu à leurs villages et émigrèrent en Grèce. — Les Bulgares comprennent que, pour créer un état de fait et éviter des revendications futures, ils doivent expurger leur littoral de ceux qui n'ont pas leur mentalité, et les Turcs — trop tard — après avoir campé pendant des siècles sur les terres des vaincus, chassaient, avec raison, depuis deux ans, les Grecs de Thrace pour les remplacer par les réfugiés turcs des provinces perdues.

Nous irons même plus loin. Si, en contradiction des événements qui semblent se préparer, si contre nos vœux et notre attente les Alliés ne réussissaient pas à arracher la Belgique à leur adversaire, ce fait nous apparaîtrait comme la preuve qu'il existe en sociologie des lois aussi inflexibles qu'en sciences physiques.

Prenez une boule creuse d'argent. Remplissez-la d'eau. Bouchez hermétiquement. Exposez la boule au gel. Par l'augmentation de volume que subit l'eau se transformant en glace, la boule éclate quelle que forte que soit l'armature qui s'y est opposée.

De même, depuis que s'est rompu l'équilibre de densité de la population entre l'empire central et ses voisins, la masse du peuple allemand, ignorante des causes, peu à peu se serait faite agressive. Le pangermanisme ne guiderait pas l'Allemagne ; il ne serait que le produit de la sensation inconsciente du peuple.

Eh bien! il faut le dire, ce qui, dans ces conjonctures, pourrait advenir de plus heureux, et pour la France et pour l'Allemagne, serait la répartition en territoire français de toute la nation belge, — sept millions d'habitants, parfaitement ! L'Allemagne trouverait par cette émigration en masse le terrain nécessaire à l'expansion qu'elle réclame. La France, malgré une gêne momentanée, aurait la sagesse de recueillir et de répartir ce flot de citoyens nouveaux, compensant par là les pertes relatives que l'arrêt des naissances lui a fait subir. — Par ailleurs, logique inéluctable, si la France devait s'an-
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nexer toute la rive gauche du Rhin, le corollaire de cette annexion devrait être l'expulsion en bloc de la population allemande qui s'y trouve établie.

C'est en vertu de ce principe des nationalités, et en revenant à l'hypothèse probable d'une victoire alliée, qu'un autre bouleversement doit se produire.

Au temps où les peuples étaient accouplés par la force ou le mariage de leurs souverains, l'Autriche-Hongrie fut formée. Elle emprunte ses citoyens à tous les groupes voisins : Allemands, Slaves du Nord (Tchèques, Slovaques, Polonais, Ruthènes = Petits Russiens), Slaves du Sud (Slovènes, Serbo-Croates), Latins de l'Est (Roumains), Latins de l'Ouest (Italiens).

Les Hongrois seuls représentent un groupe isolé et (de même que les Finnois et les Turcs) une épave asiatique détachée des peuples de l'Oural-Altaï, épave perdue au milieu de la masse européenne ; mais la nation hongroise déborde politiquement sur ses voisins, sans avoir su se les attacher.

L' Autriche-Hongrie eut, il est vrai, un rôle historique, nécessaire. Son recrutement hétérogène, la hiérarchie successive qui place ses nationalités en état d'infériorité les unes par rapport aux autres, la cohésion artificielle que maintiennent pour un temps la tradition et la dynastie, en font maintenant un anachronisme au milieu de l'évolution nationaliste qui s'opère, Car là est la question: combien d'Italiens du Trentin, par exemple, combien de Roumains de Transylvanie, mis en présence d'un bulletin de vote pouvant être libellé en toute liberté, se déclareraient les premiers autrichiens, les seconds hongrois de sentiments ? Voilà ce qui fait la différence radicale, totale, incompréhensible pour un Autrichien imbu de la tradition aulique, entre son pays et le nôtre. Que ce soit par cette guerre ou par une autre, l'Autriche-Hongrie d'aujourd'hui doit disparaître, parce que son rôle est épuisé. Les peuples qui la composent deviendront indépendants ou se rattacheront aux pays voisins par union ou par confédération, chaque nationalité groupant ses citoyens en deçà des frontières nouvelles.

Sur la carte qui suit ont été tracées, en outre des frontières actuelles (en pointillé carré), les limites des Etats européens telles que nous les concevons nationales (en gros traits pleins). Ces limites ne sont pas tortueuses comme les frontières linguistiques; elles suivent en général des lignes naturelles (cours d'eau, ligne de faîte, pied de chaîne de montagnes) se trouvant dans la zone moyenne où deux nationalités s'enchevêtrent. Elles offriraient par là
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une délimitation avantageuse aux points de vue militaire, économique, administratif. Les flèches indiquent le sens suivant lequel certaines populations auraient à « roquer ».

Ces frontières hypothétiques représentent le minimum de ce que les Alliés pleinement victorieux exigeraient. Mais ce minimum représente à son tour une notable diminution de la puissance austro-allemande et comme il correspondrait avec l'équité «nationale», il est à présumer qu'il serait de bonne politique prévoyante de s'en tenir à lui, quitte à exiger d'autres compensations ou garanties (indemnités de guerre écrasantes, occupation temporaire et purement militaire de certaines provinces allemandes, etc.)

 Les frontières ainsi fixées seraient les suivantes.

Russie.Elle recevrait la partie nord de la Bukovine, peuplée de Ruthènes, la Galicie avec les deux versants des Carpathes orientales et centrales, (car les Ruthènes n'en occupent pas seulement le versant nord, comme des auteurs même très russophiles le croient), la Pologne autrichienne (Cracovie), la Silésie orientale, la province de Posen (moins les districts de l'Ouest, trop excentriques ; les Polonais de ces districts opéreraient un chassé-croisé avec les Allemands de la Silésie orientale, assez nombreux) et, sur la rive droite de la Vistule, les territoires à l'Est de l'Alle. En effet, porter la frontière russe jusqu'à la basse Vistule serait annexer Kœnigsberg. Or Kœnigsberg est purement allemand et, historiquement le «berceau de la Prusse »; de plus, les Allemands de la rive droite de la Vistule sont plus nombreux que les Polonais de la rive gauche. On aurait par contre un échange de populations à peu près de mêmes effectifs en portant la frontière à la ligne de l'Alle.

La ligne des lacs mazuriques, à l'Est de celle de l'Alle, eût aussi pu être envisagée, mais, entre autres objections, elle est trop forte comme cette guerre l'a prouvé et il est bon que dorénavant les Allemands se sentent moins bien couverts sur ce secteur de leur frontière.

La ligne de la basse Vistule, de Bromberg en aval, serait géographiquement la frontière idéale si les Russo-Polonais renonçaient à Posen. On aurait alors une ligne à peu près droite de l'embouchure de la Vistule à Breslau sur l'Oder, mais le chassé-croisé des deux populations Kœnigsberg-Posen prendrait de fortes proportions.

Etat tchéco-slovaque.Le pays tchèque (Bohème, chef-lieu Prague; Moravie, chef-lieu Brunn) formerait un Etat indépendant auquel se joindrait probablement le pays slovaque (versant sud des Carpathes occidentales; entre
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autres villes Chemnitz). L'extrême Nord de la Bohême, déjà peuplé d'Allemands, serait le refuge de tous leurs concitoyens disséminés en assez grand nombre dans la Bohême, et cet extrême Nord se rattacherait à l'Allemagne, de même que la partie occidentale de la Silésie autrichienne, uniquement peuplée d'Allemands.

A propos de cet accroissement purement local du territoire allemand, il y a lieu de prendre en considération la proposition de ceux qui parlent d'affaiblir la masse allemande en la divisant, en séparant, par exemple, l'Allemagne du Sud de celle du Nord. Si le but était réalisable, le moyen serait à conseiller. Mais l'unité de l'âme allemande paraît réelle aujourd'hui ; de telles mesures sont factices et peuvent toujours être éludées en fait par les intéressés.

Italie.L'Italie recevrait : 1° le Trentin italien (soit les districts délimités au Nord par la ligne de faîte allant de l'Ortler, à l'Ouest, au mont Sella, à l'Est, ligne qui couperait le cours de l'Adige entre Bozen et Trente ; 2° la ligne de l'Isonzo ; 3° la partie centrale de la Dalmatie, avec Zara, Sebenico, Spalato, jusqu'à l'embouchure de la Narenta, au Sud ; 4° Valona, dans l'Albanie du Sud.

Elle ne recevrait par contre pas Trieste et l'Istrie. D'abord, seule Trieste-ville (partiellement) et la côte occidentale de l'Istrie sont peuplées d'Italiens ; d'autre part, la côte dalmate, que réclame l'Italie, n'a que 3 % d'Italiens contre 97 % de Serbo-Croates. Il est vrai que l'Italie ne peut consentir que la future Grande-Serbie occupe toute la côte dalmate, laquelle est admirablement mieux découpée et par là plus utilisable en stratégie navale que la côte italienne d'en face. Mais, par ailleurs, il paraît singulièrement dangereux pour l'avenir, de vouloir éliminer complètement l'Allemagne, l'Autriche et la Hongrie de l'Adriatique. En lui laissant Trieste et Pola, ou plutôt l'un des deux seulement, avec un couloir conduisant de Klagenfurt en Carinthie à la mer, la puissance germanique ne sera guère dangereuse en Méditerranée, et cette soupape de sûreté préviendra une explosion. C'est pourquoi la politique autrichienne de taquineries envers l'élément italien à Trieste fut, à notre sens, d'une étourderie incompréhensible ; il y avait lieu : ou de le faire bénéficier — à l'anglaise — des plus grandes libertés, ou de l'expulser en bloc.

En tenant le centre de la côte dalmate et Valona, l'Italie serait suffisamment garantie contre le danger d'une trop grande Serbie — et les Italiens de Trieste et Istrie iraient précisément peupler la côte dalmate attribuée à l'Italie. Cela conduit à envisager les frontières de la :

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Grande-Serbie.Sous une forme ou sous une autre, le Monténégro ferait corps avec cet Etat. Ensemble, ils recevraient : 1° la partie sud de la côte dalmate jusqu'à la Narenta, avec Cattaro et Raguse ; 2° la Bosnie-Herzégovine; 3° la Croatie-Slavonie (chef-lieu Agram), actuellement à la Hongrie. Les pays mentionnés sous ces trois chefs sont peuplés par des Serbo-Croates ; 4° le Sud de la Styrie, la majeure partie de la Carniole (chef-lieu Laibach) et l'Est de l'Istrie, contrées habitées par les Slovènes, actuellement à l'Autriche ; cette partie de la Grande-Serbie pourrait jouir d'une certaine autonomie, vu la différence linguistique. Fiume serait le port des pays slovènes et serbo-croates du Nord ; il serait du reste intelligent de laisser la Hongrie déboucher économiquement à Fiume, son port actuel, pour ne pas la rejeter, sans espoir de retour, dans les bras germains.

Ceux des Slovènes qui aujourd'hui se trouvent habiter le boyau hypothétique Klagenfurt-Trieste, passeraient en Grande-Serbie ; de même, les Serbo-Croates de la côte italienne de Dalmatie et les Serbes de la rive gauche du Danube. L'agrandissement inouï de la Grande-Serbie ferait aisément supporter ces trois renonciations minimes.

La Grande-Serbie obtiendrait également une rectification de frontières en Albanie, peut-être avec le droit de déboucher économiquement à Durazzo. Mais le principe des nationalités exigerait le respect d'un noyau albanais indépendant, à peu près compris dans ses limites actuelles, territoire dans lequel on expédierait tous les Albanais des provinces voisines.

Par contre, la Grande-Serbie céderait à la Bulgarie les rives gauche et droite du Vardar, soit Kotchana, Istip, Vélès, Prilep, Okrida et Monastir, et à la Grèce Doiran. La Grèce obtiendrait cette rectification (en plus d'une bonne partie du vilayet de Smyrne) en compensation de Sérès et Kavala, qu'elle céderait à la Bulgarie (avec exode, bien entendu, des populations non nationales en dehors des frontières nouvelles). La Bulgarie recouvrerait, en outre, du côté roumain, les deux tiers environ de l'ex-Dobroudja bulgare cédée en 1912.

En échange de cette rétrocession, la Roumanie s'agrandirait de la région sud-est de la Hongrie, peuplée de Roumains (Transylvanie et partie des districts environnants). Cependant, la limite que nous avons tracée sur la carte ne correspond pas à la plus grande extension des Roumains, car ici se justifie le mieux le principe de la transplantation des populations.

La nationalité roumaine est actuellement disposée en anneau ; la moitié sud-est de l'anneau est formée par la Roumanie actuelle, la moitié nord-ouest
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de l'anneau par les monts ouest et nord de Transylvanie et la Bukovine. Mais le centre de l'anneau est habité par un groupe compact de Hongrois et d'Allemands. Englober l'enclave dans la Roumanie nouvelle serait inique, relier l'enclave au centre hongrois par une portion de l'anneau, tout aussi inique pour cette portion. Il ne reste donc qu'à enseigner aux habitants à savoir quitter les terres de leurs pères pour le plus grand bien de leurs deux nations. Cette permutation des Hongrois du centre de la Transylvanie se ferait au mieux avec les Roumains du Nord de la Transylvanie, comme l'indiquent les flèches de la carte, et l'on aurait ainsi une Hongrie et une Roumanie également et équitablement compactes.

En ce qui concerne la Turquie, cet empire, comme les pays incivilisés, paraît devoir passer pour un temps sous la domination, c'est-à-dire sous l'éducation européenne, Constantinople et les Détroits revenant à la Russie.

Le Danemark recevrait son ancien Schleswig, y compris la ville de ce nom. Mais enlever le canal de Kiel à l'Allemagne serait la manière la plus efficace de faire mûrir une nouvelle guerre.

Le Luxembourg serait séparé économiquement de l'Allemagne et, quoique indépendant, ne ferait militairement plus qu'un avec la Belgique. Celle-ci retrouverait ses frontières d'avant la guerre.

Enfin la France récupererait l'Alsace-Lorraine, exactement dans ses limites de 1870. La volonté de ne rien annexer au delà justifierait la légitimité de ses revendications et rendrait sa bonne foi éclatante aux yeux de tous les peuples, même, croyons-nous, à ceux de ses ennemis. Le simple calcul, au reste, conseille de ne pas demander plus.

En effet, la contre-revanche allemande, si elle doit se déclancher un jour, ne s'exercerait pas d'emblée contre la France mais contre la Slavie, politiquement et stratégiquement. La France serait donc dans la situation enviable de ne marcher que si ses intérêts l'exigent. La ligne qui s'étend de Luxembourg au Rhin est suffisamment étroite pour être rendue solide. Quant au flanc gauche de la France, il est à présumer qu'une autre fois les Belges avertis le couvriraient efficacement. D'ailleurs ces deux pays, France et Belgique, sont destinés à rester alliés par la force des circonstances et l'Angleterre liera son avenir encore plus intimement avec eux. Pourquoi ?

— Parce qu’une des conséquences de la guerre sera la construction du tunnel sous la Manche (et c'est pourquoi on peut dire que si la bataille de la Marne a sauvé la France, celle de l'Yser a sauvé l'Angleterre). Les sous-marins allemands n'ont pas été assez rapides et assez nombreux pour bloquer
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ce dernier pays, mais la technique marche à pas rapides et l'Angleterre doit à bref délai pourvoir à rendre une telle menace illusoire. Or France, Angleterre et Belgique, prémunies contre toute surprise, sont de taille, même seules, à rendre vaine une réédition — improbable dans ces conditions — d'attaque allemande vers l'Ouest.

 

En conclusion, nous traversons une époque de nationalisme paroxysmal. Seules des solutions entières satisferont pour un temps les nations assoiffées de vivre leur vie. Libération des nations sans mutilation d'autres nations : telle est la formule génératrice d'un équilibre stable, loyalement acceptable au bout de peu d'années par vainqueurs et vaincus.

Cet état de trêve loyale permet d'autres prévisions — certainement prématurées dans le feu de l'action, mais que pressent celui qui scrute l'horizon. De même que les beaux temps de l'Europe dynastique sont passés, de même l'Europe nationaliste se sentira un jour lassée. Tandis que les problèmes économiques et sociaux deviendront la préoccupation dominante, les pays sentiront le besoin d'une plus grande solidarité ; ils aspireront à niveler les frontières — économiques tout d'abord, — à former en quelque sorte une confédération dont la Suisse offre le prototype. Plus que dans le maintien d'une tradition historique, nous voyons le rôle de notre pays dans la mission qu'il remplit aujourd'hui en tendant les mains aux belligérants par-dessus la mêlée, dans l'exemple d'unité, malgré les origines diverses, qu'il donne en fait au monde pour l'avenir. Peu à peu, pas à pas, dans un avenir indéterminé mais qui paraît certain en dépit de l'heure présente, les nations se forgeront des liens qui les uniront fraternellement et se grouperont d'elles-mêmes autour de ce noyau de cristallisation.


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