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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- René MARTEL : «La politique nationale des Soviets en Ukraine», Le Monde slave, Mai 1934, p. 313-320.


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        Depuis quelque temps les relations se tendent entre Moscou et l'Ukraine. Sans exagérer l'importance des différends qui ont surgi, tendance un peu trop commune parfois dans nos pays, il faut bien, toutefois, reconnaître l'importance du malentendu. Le suicide de l'ancien commissaire du peuple à l'instruction publique, en Ukraine, Skrypnik, a prouvé que le mal était profond. Il reste à se demander comment le monde officiel soviétique se représente le problème. Nous avons lu, avec intérêt, les déclarations de Postyshev, de Kosior, mais rien ne nous semble valoir l'exposé méthodique fait par le successeur de Skrypnik au commissariat de l'instruction publique, Zatonskij, le 20 août 1933, à la première session du comité national des minorités près ce même commissariat. Ce discours a été intégralement publié en brochure, à Kharkhiv.
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        Bien que ce conseil des minorités, pour l'Ukraine, existât, en théorie depuis très longtemps, il n'avait jamais été réuni. Le seul fait qu'il ait été convoqué indique une politique nouvelle et qui s'écarte de l'ancienne tendance, nettement ukrainisatrice, des dirigeants aujourd'hui disparus. Zatonskij aperçoit deux raisons de fait à collaborer, sans plus tarder, avec les représentants des minorités en Ukraine. Il faut couvrir ce pays d'un véritable « réseau » d'écoles minoritaires et réviser les manuels scolaires composés dans les langues parlées par les minorités, car aucun d'eux, paraît-il, ne donnerait satisfaction.
        Mais avant de venir à l'étude des problèmes concrets, Zatonskij souligne les fautes commises, en Ukraine, dans le domaine de la politique des nationalités, en général, et par le commissariat de l'instruction publique en particulier. Fautes d'autant plus inexcusables que le parti communiste avait déterminé, sans ambages, sa ligne de conduite et l'avait précisée à plusieurs reprises, dans ses congrès, en se référant à la doctrine de Lénine. On peut, sur ce point précis, se reporter aux résolutions adoptées par les Xe, XIIe et XVIe congrès. «La politique du parti», y lisait-on, «doit combattre également et avec une même énergie deux adversaires aussi redoutables l'un que l'autre, le chauvinisme grand-russe et le nationalisme local.»
        L'erreur de Skrypnik, et ses vues s'affirmaient déjà dès 1923, a été d'oublier le second terme de la proposition et de concentrer tous ses efforts contre le chauvinisme grand-russe, en laissant, au contraire, le champ libre au nationalisme local. Skrypnik avait adopté un raisonnement spécieux et quelque peu sophistique : « Si vous brisez », disait-il, « le chauvinisme grand-russe, le particularisme local verra s'effondrer la base sur laquelle il se fonde et il disparaîtra de lui-même, par voie de conséquence.» Conception idéologique pure, répond Zatonskij, conception antimarxiste parce qu'elle ignore le principe de la lutte de classes. Le nationalisme local, comme Stalin l'a fait remarquer, en 1930, au XVIe congrès du parti, est un prétexte commode offert à la bourgeoisie non ralliée pour lutter contre le régime : «Le danger de cette tendance à favoriser le nationalisme local est de cultiver le nationalisme bourgeois, d'affaiblir l'unité des peuples travailleurs de l'U.R.S.S. et de faire le jeu de l'intervention étrangère »
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        Zatonskij constate que le nationalisme de grande puissance renforce le nationalisme local, et inversement. La faute de Skrypnik a été de n'apercevoir qu'un côté du problème en négligeant «les racines de classe» de l'idéologie nationaliste.
        Le nationalisme ukrainien s'était cependant affirmé, dès le début de la Révolution, avec assez de netteté pour que toute confusion dût être impossible. En 1917, l'un des secrétaires généraux de la Rada, Sadovskij, proclamait ouvertement que «la volonté d'indépendance» des Ukrainiens nationalistes était, avant tout, un moyen de lutter contre le bolchévisme, marquant ainsi sa tendance à substituer à la notion de lutte de classes l'idée de la conscience nationale. Ce confusionnisme volontaire, si on nous accorde ce barbarisme commode et expressif, se retrouve, suivant Zatonskij, dans le dernier discours prononcé par Skrypnik, le 14 février 1933, au commissariat de l'instruction publique :

«C'est précisément dans la conscience nationale que réside la particularité historique de l'Ukraine. c'est en cela que consiste le caractère particulier des conditions du développement de sa civilisation, ukrainienne en sa forme, socialiste en son fond. Seule la révolution prolétarienne nous a délivrés du joug du tsarisme russe, seule la révolution prolétarienne nous a donné la possibilité de créer une nouvelle civilisation prolétarienne ukrainienne, de forme nationale, de fond socialiste. Il ne saurait, pour nous, être question de créer une nouvelle civilisation prolétarienne ukrainienne en ignorant, en oubliant les minorités nationales qui jadis furent opprimées, tout comme les Ukrainiens, par le tsarisme et la bourgeoisie.»

        Zatonskij remarque, en passant, que ces doctrines, acceptées par certains membres du parti communiste, avaient trouvé une profonde résonance chez les sans-parti, lisons dans les cercles intellectuels ralliés.
        Cette circonstance amène l'orateur à esquisser une brève réfutation. Le nationalisme ukrainien a été persécuté jadis. Mais sommes-nous sûrs qu'il ne deviendra pas persécuteur à son tour ? C'est le propre de tous les nationalismes de retomber dans les fautes qu'ils reprochent à leurs anciens oppresseurs. Le nationalisme couvre, de l'idée nationale, la lutte qu'il mène contre le prolétariat et induit ainsi en erreur les masses travailleuses. Les écoles des minorités nationales sont
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aptes à dissiper ces illusions funestes. En 1933, elles ont accueilli en Ukraine, 420.000 enfants dans l'enseignement primaire et 121.000 dans le secondaire. Mais le nationalisme n'a pas cessé d'être dangereux. Stalin, au XIIe congrès du parti, en 1923, avait dénoncé le péril que faisaient courir à l'État soviétique les nationalismes rivaux :

« On pourrait concentrer toute la force de leur action et de leur lutte contre le chauvinisme grand-russe dans l'espoir que, si ce puissant ennemi s'effondrait, il entraînerait avec lui le nationalisme antirusse... Mais, par malheur, dans certaines de nos républiques, ce nationalisme anti-russe, de défensif qu'il était, passe déjà à l'attaque...
Sans doute, en comparaison avec le chauvinisme grand-russe, qui englobe à lui seul les trois quarts des problèmes des questions nationales, le chauvinisme local est moins important. Mais, pour le travail local, pour la population locale, pour le développement paisible des Républiques nationales elles-mêmes, ce chauvinisme a une importance primordiale. »

        Et, en Ukraine, les erreurs commises par le nationalisme local ont été graves. Il ne s'agissait de rien moins, ces temps demiers, que de préparer, en liaison avec les hitlériens, l'intervention étrangère, de séparer l'Ukraine de l'Union soviétique ; des membres du parti sont tombés dans des pièges à eux tendus par la défensive polonaise et la sigurantza roumaine. II a donc été nécessaire de combattre le nationalisme ukrainien, tout au moins dans ses excès. Et cette réaction indispensable a donné naissance aux bruits les plus fantaisistes. On a parlé d'un changement accompli dans la politique nationale de l'Union, de la liquidation de l'ukrainisation. Zatonskij dément formellement ces allégations.

«Quant à l'ukrainisation, considérée comme une aide efficace apportée au développement de la culture ukrainienne, nationale en sa forme, mais obligatoirement socialiste en son fond, nous n'y avons pas renoncé et nous n'y renoncerons pas dans l'avenir. De même nous ne renoncerons pas à certaines mesures de caractère obligatoire. Ainsi un employé qui est à la disposition des travailleurs, doit, obligatoirement, savoir l'ukrainien qui est la langue de l'immense majorité de la population de l'Ukraine. Nous exigerons cette connaissance du maître d'école, du médecin, de l'employé, comme du membre de notre parti qui travaille en Ukraine. Mais si l'on comprend par ukrainisation la dérussification du prolétariat; si on oblige, par la force,
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un enfant d'une nationalité ou d'une autre à fréquenter l'école ukrainienne, nous ne reconnaissons plus là notre ukrainisation bolchéviste, nous ne voyons plus qu'une honteuse perversion nationaliste.»

        On a contesté qu'il y ait eu dérussification. Voyons les faits. On comptait, pour l'année scolaire 1929-1930, 1.287 écoles russes, en Ukraine, fréquentées par 285.500 enfants. Il ne restait plus, en 1932-1933, que 1.004 écoles avec une population scolaire de 211.000 élèves. Ces chiffres sont d'autant plus éloquents que, au cours de ces dernières années, les écoles se sont multipliées en Ukraine. Dans des villes comme Kherson, Makeevka, il n'y a pas une seule école russe, comme s'il n'y avait pas de Russes. En général les besoins de la population russe, en Ukraine, ne sont satisfaits, pour les écoles, que dans des proportions de 40 à 60 %. A Kharkiv même 50 % des enfants de nationalité russe sont contraints de fréquenter l'école ukrainienne.
        On peut expliquer cette situation par l'hostilité des nationalistes ukrainiens contre les Russes qu'ils considéraient comme « le danger principal » pour l'Ukraine. Or non seulement la langue, mais la civilisation russe est, elle aussi, menacée en Ukraine. Zatonskij rappelle que les travailleurs russes ont des droits égaux à ceux des autres nationalités et que la langue russe est un moyen de réaliser, sur la base intellectuelle, une union entre tous les peuples des Républiques associées.
        Même ignorance systématique, en Ukraine, de la littérature et de l'art russe. Pour mettre fin à cette situation paradoxale, certaines mesures ont été prises : ainsi le nombre des théâtres russes a été augmenté. On vient d'en ouvrir un à Kharkiv. Ils restent cependant peu nombreux, puisqu'on en compte 9 contre 12 attribués à la minorité juive.
        On a longtemps prétendu que le prolétariat ouvrier, en Ukraine, n'était pas, en majeure partie d'origine ukrainienne, mais avait été « importé » des anciens gouvernements russes voisins, de Kaluga, de Briansk, de Kursk. Cette affirmation doit sa fortune à un linguiste russe, le professeur Mirtov, qui nourrissait, d'ailleurs, des sentiments peu favorables aux Ukrainiens. Or rien n'est plus faillible qu'un linguiste dont la petite science conjecturale se trouve régulièrement en défaut à l'épreuve des hommes et des faits. Le prolétariat n'a pas
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été « importé » en Ukraine, affirme Zatonskij. Même si une partie de ses effectifs est venue d'autres régions de l'Union, l'immense majorité de la classe ouvrière en Ukraine est d'origine ukrainienne. Le développement des régions industrielles, la croissance extraordinaire des grandes villes de l'Ukraine, a eu pour résultat l'ukrainisation des centres urbains sans que le pouvoir central fasse rien pour s'y opposer. Les droits de la majorité ukrainienne sont reconnus et proclamés, mais il doit être entendu que la politique normale et parfaitement rationnelle d'ukrainisation ne doit, en aucun cas, s'accompagner d'un processus de dérussification qui serait, en réalité, une régression intellectuelle, un retour aux formes les plus odieuses de l'ancienne politique tsariste. Les Russes ne seraient pas d'ailleurs les seuls à pâtir de l'intolérance ukrainienne.
        Les Israélites constituent, en Ukraine, une minorité nationale importante, bien qu'elle semble tendre à s'assimiler et à se fondre dans l'ensemble de la population. C'est là, croyons-nous, un fait nouveau. En tout cas, on constate qu'à Kharkiv, par exemple, 28% seulement des élèves d'origine juive ont désigné le yiddisch comme leur langue maternelle. Or il n'a été possible de les faire entrer dans les écoles réservées à la population juive que dans la proportion de 53 %. Le reste est allé aux écoles ukrainiennes.
        Il faut, toutefois, dès qu'il s'agit des Juifs, distinguer avec soin les cas particuliers. Dans certains cas, ils ont adopté la culture russe ; dans d'autres, au contraire, ils se sont repliés sur eux-mêmes et ont fait pression sur leurs coreligionnaires pour les empêcher de se rallier à une civilisation étrangère. Les nationalistes ukrainiens se réjouissent parfois de l'assimilation des Juifs. Certains, par contre, sous l'influence des doctrines de l'antisémitisme hitlérien, souhaiteraient éliminer l'élément juif.
        La population polonaise, en Ukraine, est groupée en masses compactes dans certaines régions à l'exclusion des autres. Cette circonstance favorisa rétablissement d'écoles polonaises. La question religieuse intervient parfois, dans les régions de la rive droite du Dnêpr, par exempte, pour troubler un problème qui, au point de vue purement national ou linguistique, n'est pas très complexe. Cet élément introduit des données parfois inattendues et qui réclament des solutions concrètes, chaque cas particulier devant être examiné à part.
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        Quoi qu'il en soit, les minorités nationales en Ukraine disposent d'écoles primaires en quantité suffisante, à l'exception toutefois des Russes. La minorité polonaise a même été particulièrement bien traitée à cet égard. L'enseignement secondaire est moins brillant, de même que l'enseignement supérieur et technique. Zatonskij estime cependant que tous ces degrés de civilisation doivent être assurés dans leur plénitude aux minorités nationales. Il ne suffit pas, comme le prétendent les nationalistes ukrainiens, de donner aux minorités nationales les moyens de «liquider l'analphabétisme» en utilisant leur langue maternelle et leurs maîtres. Par voie de conséquence, il faudra donc leur assurer des cadres pédagogiques qui puissent satisfaire aux demandes des trois ordres d'enseignement.
        La minorité grecque du district de Marioupol est dans une situation complexe et délicate, car la langue dont elle se sert n'est pas le grec moderne, mais un dialecte particulier, différent même de celui des Grecs de la mer Noire. Zatonskij ne songe ni à les russiser ni à les ukrainiser, mais à les amener à adopter la langue grecque communément parlée en Grèce.
        Les Allemands d'Ukraine seraient privilégiés entre tous. S'il faut en croire les statistiques officielles, leurs besoins intellectuels seraient assurés dans la proportion record, de 115 à 120 %. Ce chiffre impressionnant, et qui est cependant exact, s'explique par la réputation des écoles allemandes, où nombre de Juifs, de Russes et même d'Ukrainiens envoient leurs enfants.
        Zatonskij a envisagé la possibilité de refondre entièrement le «réseau des écoles minoritaires». Ses conceptions techniques sont intéressantes, car elles révèlent un esprit pratique et préoccupé des réalités. Il a grand souci des conditions géographiques, des questions de communication, même à l'intérieur d'une ville. Il a pensé à réorganiser les écoles «utraquistes» considérées, jusqu'alors, comme un moyen de hâter le processus d'ukrainisation. Il voudrait voir ces écoles bilingues répondre vraiment au but qui les a fait instaurer, à savoir permettre aux différentes nationalités de conserver leur culture. Le nouveau commissaire à l'instruction publique essaye de maintenir une continuité dans les études, en évitant les changements de méthodes et de programmes et en gardant, en particulier, la première langue utilisée dans renseignement : « II n'y a aucun inconvénient à ce que l'on parle
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plusieurs langues à l'école. Partout, chez nous, les enfants entendent parler russe, ukrainien, yiddisch et je n'y vois rien à craindre. »
        Les efforts qui ont été accomplis pour donner des écoles aux minorités nationales en Ukraine commencent à porter leurs fruits. En une année, en bien des endroits, le nombre des écoles, des enfants inscrits dans les établissements réservés aux minorités nationales, a passé du simple au double. On se préoccupe également des questions annexes aussi importantes, du matériel scolaire, des manuels, des cadres. Ce dernier point reste inquiétant. Si le nombre et la qualité des maîtres laissent encore à désirer, leur valeur civique et leur dévouement au régime ne sauraient être loués sans réserves. Le corps enseignant compte encore trop de fils de popes, trop d'ennemis du prolétariat et qui ne font pas mystère de leurs opinions. La formation d'un corps enseignant compétent et sûr constitue une des tâches les plus urgentes. Il faut mettre au point les manuels, reprendre une plus large diffusion des livres destinés aux enfants (la crise de 1932 s'est traduite par un recul de l'édition des ouvrages scolaires) et encourager les écrivains des minorités nationales.
Telles sont les idées principales de cette intervention, vraiment riche de faits et de pensée. Cette mise au. point de Zatonskij a une autre valeur : elle n'était pas, tout d'abord, destinée à être publiée et l'auteur s'exprime, avec beaucoup de netteté, mais aussi de pondération, sur un certain nombre de questions qui nous ont été parfois présentées sous un tout autre jour. Il convient, en particulier, d'envisager avec beaucoup de prudence et de réserve les différentes phases par lesquelles le mouvement ukrainien est en train d'évoluer. Gardons-nous plus que jamais d'opinions trop tranchantes et de formules définitives.


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