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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Paul MASSON-OURSEL : «Les préfixes verbaux en indo-européen et leur influence sur la logique», Actes du Congrès international de philosophie scientifique. III : Langage et pseudo-problèmes, Paris : Hermann, 1935, p. 16-17.

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        L’examen critique des données de la grammaire comparée apporterait des enseignements précieux à l’épistémologie. Nous nous bornerons à indiquer ici que les préfixes en usage dans les langues indo-européennes désignent des procédés logiques ou des attitudes psychologiques. Nous fournirons à ce propos trois exemples.

        I. Le préfixe sanskrit anu et la théorie indienne de l’inférence.
        Les termes qui correspondent, tant bien que mal, dans le vocabulaire philosophique indien, à ce que nous appelons induction ou inférence, ne connotent pas l’infusion d’un particulier concret dans quelque essence abstraite, ce qui ne se conçoit que dans une logique de l’identité, telle que se présente la logique aristotélicienne ou issue d’Aristote. En effet les termes en question sont préfixés par anu, «conformément à», «suivant la direction de», mieux encore : «selon la pente qui achemine d’un plus haut à un plus bas». Anumâna, que l’on traduit par inférence, implique «mensuration conforme», étant entendu que le vrai se trouve prédéterminé par des proportions canoniques, normes d’orthopraxie (pramâna) ; — donc «intelligence en fonction de». Tel est le cas lorsqu’à travers, pour ainsi dire, la perception sensible, nous saisissons l’essence intelligible. Anukrti signifie imitation, non par copie de quelque réalité sensible ou intelligible, mais par création selon les mêmes règles mensuratoires. L’usage du préfixe visé permet à la logique indienne de se fonder sur l’analogie, base bien différente de la non-contradiction.

        II. Abhi et μετα, comme acheminements à une philosophie de l’absolu, dans l’Inde et en Grèce.
        Le préfixe sanskrit abhi désigne d’abord une direction (abhidhyâna,
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aspirer à), ensuite une plénitude (abhijaya — victoire sur..., victoire complète) ou un superlatif (abhivinita, parfaitement éduqué), enfin une prééminence (abhi-bhû, devenir prépondérant). Nous avons plus d’une fois attiré l’attention sur le singulier parallélisme qui se manifeste entre la métaphysique issue de la physique péripatéticienne et l’abhidharma que les conciles bouddhiques ont, à une certaine époque, superposé à la théorie des phénomènes ou dharmas1. Dans les deux cas il s’agit d’abord d’une suite ou d’un simple prolongement de la doctrine du donné empirique, puis on passe de là insensiblement à une «philosophie première» dont les principes se situent sur un plan «supérieur» ou plus fondamental.

        III. Le préfixe allemand auf (dans aufheben) et la logique hégélienne.
        Nous avons tout lieu de croire que la pensée romantique allemande n’aurait pas abouti à la logique de Hegel, qui procède par oppositions et synthèse ultérieure des concepts antagonistes, si la langue allemande n’avait possédé un terme, aufheben, qui signifie à la fois «abolir» et «dépasser». Le fait est que la pensée française, qui ne dispose pas de la même ressource verbale, conçoit rarement et avec difficulté l’idée de l’Aufhebung ; il y a même là l’origine d’une des incompréhensions les plus profondes entre notre esprit national et celui de l’Allemagne. Tout au plus citerait-on, du côté français, l’adage d’A. Comte, pénétré d’inspiration hégélienne : «On ne détruit que ce qu’on remplace». Si la pensée critique ou révolutionnaire, chez nous, est volontiers négative, tandis que chez nos voisins elle se présente comme un dynamisme constructif, c’est en conséquence d’une différence de mentalité qu’atteste la possession par l’idiome germanique du préfixe auf, dans un usage auquel rien ne correspond en notre langue.
        De semblables remarques pourraient être multipliées. Elles montreraient que les prépositions utilisées en préfixes verbaux indiquent moins des «relations» objectives, que des «attitudes» originales du sujet pensant. Elles témoignent d’une logique de l’action, plus foncière que cette logique de la non-contradiction, valable pour les seuls concepts, et qui nous fut léguée par Aristote.

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1 V. notre Philosophie comparée, lre éd. (1923), p. 140 ; Journal asiatique, juill.-sept. 1933, p. 186 (étude sur les préfixes abhi, adhi, ati comme moyens d’exprimer la transcendance).