M. Bréal se retire au moment où il vient de publier ce livre sur la Sémantique, dont tout le monde a senti le charme et dont les progrès de nos études font chaque jour mieux apprécier la portée par les spécialistes; il achève un nouvel ouvrage qui renouvellera une question capitale; je n'ai pas à parler d'une carrière scientifique qui se poursuit avec éclat. Mais il est un trait de caractère que je tiens à indiquer, parce que j'en ai souvent éprouvé le bienfait, et dont la simple mention dira plus que beaucoup de louanges: M. Bréal a conseillé, soutenu et encouragé les jeunes gens sans leur demander de penser comme lui, et lorsque, après un enseignement long et glorieux, attristé seulement par la mort d'élèves éminents qu'il aimait, il a voulu abandonner sa chaire, il a souhaité d'y avoir pour successeur un disciple qui le continuerait en ne le répétant pas.
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La jeune école linguistique française, dont une amitié fraternelle unit les membres, n'a présenté qu'un seul des siens à l'élection des corps savants; celui qui occupe aujourd'hui cette chaire est donc aussi, en quelque manière, l'élu de ses collaborateurs, de ses anciens maîtres, de ses camarades, de ses élèves, et leur représentant; ce sera l'une des parties principales de sa tâche que de travailler à coordonner les efforts des linguistes français et que de contribuer à mettre en lumière leurs recherches. La leçon que vous allez entendre doit beaucoup de vues importantes aux travaux de l'ami qui a bien voulu faire associer son nom au mien sur la liste de présentation, M. Maurice Grammont, l'un de ces hommes rares qui apportent des idées nouvelles.
En entrant ici, j'y retrouve des maîtres à qui je dois beaucoup de ma formation intellectuelle, dont la chaude sympathie m'a soutenu dès le début de mes études et m'accompagne jusqu'à cette chaire: ils connaissent trop mes sentiments intimes pour me permettre de les remercier à cette place. Mais il en est un, mort prématurément, que j'ai la douleur de n'y plus rencontrer: James Darmesteter, à qui une brève carrière a suffi pour laisser une œuvre qui ne périra pas.
Je puis encore rappeler un autre nom: après avoir donné à notre pays dix ans d'un enseignement lumineux et avoir suscité autour de lui les vocations scientifiques, M. Ferdinand de Saussure est rentré dans sa patrie pour y occuper la chaire de grammaire comparée à la belle Université de Genève. Aucun de ceux qui ont eu le bonheur de les entendre n'oubliera jamais ces leçons familières de l'École des hautes études où l'élégance discrète de la forme dissimulait si bien la sûreté impeccable et l'étendue de l'information, et où la précision d'une méthode inflexiblement rigoureuse ne laissait qu'à peine entrevoir la génialité de l'intuition.
Mes dettes de reconnaissance sont immenses. Permettez-moi de ne les pas énumérer toutes et de commencer dès aujourd'hui l'enseignement de la grammaire comparée.
J'aborde immédiatement l'objet de ce cours, en vous exposant quelles considérurions m'ont amené à rechercher, dans les pre-
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mières leçons que je suis appelé à faire ici, les causes sociales des faits linguistiques.
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Quand ils se proposent d'expliquer les changements qui surviennent dans les langues, les linguistes recourent d'ordinaire à un très petit nombre de notions fondamentales distinctes.
Ils constatent que, à certains moments, en certains lieux, la prononciation subit telle ou telle modification, et ils formulent en une loi phonétique cette modification qui atteint la prononciation en tant que telle, et indépendamment de toute considération de sens ou de rôle grammatical. Ainsi, à la fin du mot, dans la France du Nord, un a de syllabe finale devient e muet entre le VIe siècle et le Xe après Jésus-Christ; un impératif canta devient chante, exactement comme un féminin lenta devient lente. - D'autres changements ont lieu en fonction du sens, du rôle grammatical ou syntaxique, et, bien qu'ils puissent à l'occasion avoir des résultats identiques aux précédents, ces changements dits analogiques en diffèrent par leur nature d'une manière essentielle. Ainsi cantas, cantat sont devenus (tu) chantes, (il) chante(t) par de simples changements de la prononciation; et les changements de la prononciation ont simultanément transformé canto en (je) chant (sans e muet final), comme ils ont transformé homo en on; le français du XIe siècle conjuguait donc chant, chantes, chantet , mais certains verbes du même type, tels que trembler ou entrer, avaient e muet à la 1re personne, soit tremble, entre; sur ce modèle et sous l'influence concomitante de chantes, chantei, l'e muet s'est introduit à la 1re personne, et l'on a dit chante; on le voit, l'e muet de tu chantes résulte d'un changement de la prononciation, celui de je chante d'un changement de la flexion grammaticale; ce sont deux procès distincts, et qui n'ont qu'un trait commun, celui de s'être développés spontanément et sans aucune influence extérieure appréciable.
Mais, et ceci est un troisième type distinct des deux précé-
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dents, la langue d'une localité donnée est toujours plus ou moins accessible à l'influence des populations avec lesquelles ses membres sont en rapport: on emprunte des mots, des tours syntaxiques, des formes grammaticales, des manières de prononcer à d'autres langues, à d'autres parlers ou même à des textes écrits. Le résultat peut être exactement pareil à celui des changements spontanés; ainsi la prononciation wa s'est substituée à we à Paris; cette prononciation wa est reproduite actuellement dans tous ceux des parlers français qui subissent l'influence parisienne; loi s'y prononce donc lwa comme à Paris, et non plus lwe; mais à Paris le changement était spontané, tandis que, dans ces parlers, wa est emprunté. Le résultat est identique, mais le procès diffère absolument, et c'est le procès qu'il importe avant tout d'analyser.
Les « lois phonétiques », l'analogie, l'emprunt, tels sont les trois principes d'explication qu'a reconnus la linguistique au cours du XIXe siècle; appliqués à des langues très diverses, de tous temps et de tous pays, ils se sont partout et toujours trouvés vérifiés par l'expérience; et l'on s'est rendu mieux compte de l'histoire des langues à mesure qu'on les a employés avec plus de rigueur et de précision, et qu'on a suivi de plus près, analysé avec plus d'exactitude les changements de prononciation, les innovations analogiques et les emprunts de toutes sortes. La linguistique en a été renouvelée tout entière.
Pour immense que soit le parti qu'on en a tiré, on en peut attendre plus encore qu'ils n'ont déjà fourni à l'explication des langues.
Tout d'abord, il reste des familles entières de langues auxquelles on n'a presque pas commencé de les appliquer, fût-ce d'une manière élémentaire, et même dans les groupes où l'application en a été poussée le plus loin, il reste une infinité de parlers, de dialectes, de langues même où presque tout est encore à faire.
Dans les domaines qui ont été étudiés le plus attentivement, il n'y a sans doute pas une question dont on ne puisse renouveler l'étude en apportant à l'application des principes une pré-
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cision nouvelle, en utilisant les découvertes des philologues qui se consacrent à chaque langue, en refaisant le travail philologique et en reprenant l'étude de tout l'ensemble des faits qui, de près ou de loin, se rapportent au sujet; en linguistique, comme en toute science, la solution de beaucoup de problèmes tient à un degré de précision de plus dans la détermination des faits; les solutions qui semblent acquises deviennent incertaines quand on serre de près les dépouillements sur lesquels elles reposent; et chaque précison obtenue vient poser des problèmes nouveaux.
Aucune philologie ne se suffit à elle-même. Et, si l'indianiste est obligé de demander à la Grèce et à la Chine les dates que les textes sanskrits lui refusent, le linguiste qui étudie une langue est souvent aussi obligé de demander des témoignages à la philologie des langues étrangères: ce sont les mots arméniens empruntés à l'iranien qui ont permis d'écrire la phonétique historique du persan.
Et ce n'est pas de la philologie seule que le linguiste attend des précisions plus grandes: le temps n'est plus où la linguistique était un département de la philologie, et où la grammaire comparée pouvait recevoir parfois un nom que les linguistes n'ont d'ailleurs jamais adopté, celui de philologie comparée. L'observation des faits actuels est encore plus capable d'expliquer le passé que l'étude du passé d'expliquer le présent, et les langues modernes, tant dans leurs formes les plus populaires que dans leurs formes écrites et littéraires, ont attiré l'attention des savants, qui se dirigeait autrefois d'une manière trop exclusive sur les langues qu'on ne peut plus observer; on s'est mis à décrire avec une exactitude singulière tous les détails des idiomes modernes.
On ne se contente même plus de l'observation directe, et l'on s'est ingénié à inventer des appareils qui permettent d'enregistrer les sons émis et d'inscrire chacun des mouvements articulatoires; les premiers essais de ce genre ont été faits ici, dans le laboratoire de physiologie; reprises depuis en des proportions plus étendues, ces recherches ont amené la création d'un labo-
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ratoire de phonétique à côté de la chaire de grammaire comparée. La mesure s'introduit ainsi dans la phonétique, et c'est le commencement d'une petite révolution.
Moins encore peut-être que de l'observation phonétique directe on peut se contenter des remarques vagues et fuyantes de la psychologie vulgaire, avec lesquelles les linguistes ont trop longtemps opéré. En cherchant à tirer parti des faits linguistiques, les psychologues ont été conduits à les éclairer à l'aide des données de la psychologie moderne; or, il n'y a pas de fait linguistique qui ne repose sur quelque activité psychique, et dans l'étude duquel on ne puisse profiter des découvertes de la psychologie. Quelques linguistes sont même allés jusqu'à vouloir trouver dans la psychologie l'explication de tous les faits linguistiques; c'est une grave erreur, mais qui procède d'un point de départ juste.
En même temps l'étude du vocabulaire se renouvelle, et renouveler l'étude du vocabulaire, c'est renouveler toute la phonétique historique, qui repose sur l'examen étymologique des mots, et par là toute la linguistique historique. D'une part on a compris que l'étude des mots ne peut se séparer de l'étude des choses désignées par ces mots; de l'autre, les atlas linguistiques qui se préparent de divers côtés et dont la publication a même commencé - la France a pris de ce côté une remarquable avance - fournissent à l'étude du vocabulaire des outils de recherche dont les premiers résultats acquis font entrevoir la décisive importance. Quand on constate l'existence d'un mot en latin et de son représentant phonétiquement correct dans un parler français moderne, on est au premier abord tenté de croire que ce mot s'est simplement transmis de génération en génération; la géographie linguistique, combinée avec l'examen des choses et l'histoire des choses, a montré que cette vue simple était une vue inexacte; elle a révélé des séries d'emprunts dans des cas où l'on supposait, assez naïvement, la persistance d'un même vocable durant des suites illimitées de siècles. Il apparaît de plus en plus qu'on s'est exagéré le rôle du changement spontané; on a attribué au changement spontané, phonétique ou morpholo-
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gique, tout ce que l'on a pu expliquer par là, et l'on se plaisait à ne voir dans l'emprunt qu'un fait accessoire; en réalité, l'emprunt est un fait normal, et dont l'importance dans le développement linguistique éclate chaque jour davantage.
Ainsi, de toutes parts, à l'application schématique des trois principes de la « loi phonétique », de l'action analogique et de l'emprunt on voit se substituer l'observation toujours plus précise de réalités toujours plus complexes et plus variées. Et, dans la suite de ce cours, il y aura lieu de mettre en évidence cet enrichissement. Mais si près de la réalité que permettent d'approcher les progrès de la philologie, de la physiologie, de la psychologie, de la géographie linguistique, de l'étude des choses elles-mêmes, et si soigneusement que les linguistes tiennent compte de la complication souvent inextricable des faits, le défaut essentiel de toute méthode historique demeure: malgré toutes les précisions, malgré tous les enrichissements, les principes posés n'expliquent jamais que des faits particuliers, et ne fournissent que des conclusions particulières; on aboutit à une poussière d'explications, dont chacune est juste peut-être, mais qui ne constituent pas un système, et qui ne sont pas susceptibles d'en constituer jamais un. La constitution de l'histoire des langues a été un moment essentiel dans le développement de la linguistique; mais l'histoire ne saurait être pour la linguistique qu'un moyen, non une fin.
II
Le développement linguistique obéit à des lois générales. L'histoire même des langues suffit à le montrer par les régularités qu'on y observe.
En effet, quand on examine les changements qu'a subis la langue indo-européenne commune sur les divers sols d'Asie et d'Europe sur lesquels elle s'est implantée, on fait une double constatation. Pour le détail matériel des changements, chaque dialecte a suivi ses voies propres, si bien qu'aujourd'hui les diverses langues indo-européennes ont des systèmes phoné-
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tiques, des grammaires, des vocabulaires entièrement distincts, et que les traces de leur ancienne unité sont ou tout à fait indiscernables on sensibles seulement à un spécialiste exercé. Mais, en même temps, ces changements, tous différents les uns des autres dans leur matérialité, sont exactement semblables dans leur direction générale.
A l'égard de la prononciation, les articulations qui ont été altérées sont presque partout les mêmes. Ainsi, et ceci est un principe général, la fin des mots a souffert plus que les initiales. Même une langue, dont l'état de conservation, sur ce point comme sur tant d'autres, émerveille le linguiste, le lituanien, impose aux voyelles finales de ses mots des abrègements et des changements de timbre dont l'intérieur du mot n'a pas l'équivalent. Les autres langues indo-européennes, moins conservatrices, ont toutes perdu plus ou moins complètement la fin du mot indo-européen ; les rares mots indo-européens qui se retrouvent en français n'en ont plus aujourd'hui la moindre trace, sinon dans l'écriture, du moins dans la prononciation; un indo-européen *esti est devenu è dans il est, *dōnom est devenu don, l'accusatif féminin *oinām est devenu une, dont l'e muet final, dernière trace de l'a latin, ne se prononce plus, et ainsi dans tous les cas. C'est donc une tendance générale des langues indo-européennes que la tendance à articuler les fins de mot d'une manière particulièrement débile.
Le développement morphologique des langues indo-européennes présente des tendances générales. non moins nettes. Ainsi la flexion inde-européenne commune était très compliquée et comprenait un grand nombre de formes diverses; les rapports que les mots soutiennent entre eux dans la phrase étaient indiqués par des formes flexionnelles variées, et par suite la phrase inde-européenne se présentait comme un agrégat très lâche d'éléments autonomes, rangés dans un ordre libre ; cet ordre dépendait seulement de l'importance attribuée à telle ou telle notion par le sujet parlant. A mesure que les langues de la famille ont évolué, toutes ont, plus ou moins tôt, plus ou moins vite et plus ou moins complètement, réduit l'importance de la
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flexion et resserré plus étroitement les éléments de la phrase. Là où l'indo-européen avait trois modes, l'indicatif, le subjonctif et l'optatif, que distinguent encore toutes les langues attestées sous la forme la plus archaïque, le grec ancien, l'iranien ancien, le sanskrit védique, on n'en trouve bientôt plus que deux, comme en latin, en irlandais, en germanique, en arménien, ou même plus qu'un seul, comme en slave; de même qu'en latin, il n'y a que deux modes en grec moderne par contraste avec le grec ancien, en sanskrit classique et en prâkrit par contraste avec le védique. De même, les huit cas de la déclinaison indo-européene n'apparaissent plus que dans les formes anciennes de I'indo-iranien ; des autres langues, celles qui ont le plus conservé ont perdu un cas, comme l'arménien, le polonais, le lituanien, le. latin ancien, ou deux, comme le russe; et, sauf une amorce d'iIlatif en lituanien oriental, on ne voit pas qu'aucun cas nouveau ait été ajouté à ceux que distinguait l'indoeuropéen commun. Les relations des mots entre eux et les nuances de sens exprimées par les cas ont été rendues par d'autres procédés: par l'ordre des mots qui tend à devenir fixe, de libre qu'il était, et par des mots spéciaux: prépositions, conjonctions, articles. Ce développement est nécessaire : dans une langue comme l'arménien moderne, où la flexion nominale a des formes distinctes pour un nombre de cas à peine moindre que celui de l'inde-européen, les désinences qui marquent chaque cas sont si fixes et si constantes, identiques d'ailleurs pour le singulier et pour le pluriel, qu'elles sont de tous points comparables aux prépositions françaises; une observation pure et simple des faits, qui ne tiendrait pas compte de l'histoire - et c'est ainsi qu'on devrait toujours décrire les langues - aboutirait à mettre sur un même plan les unes et les autres; en même temps, le fait que le nominatif et l'accusatif ont presque toujours une seule ct même forme en arménien moderne a 'pour conséquence immédiate un ordre fixe des membres nominaux de la phrase verbale, comme en français.
Les développements phonétiques et morphologiques des langues indo-européennes, divers dans leur détail matériel, ont
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donc obéi à des tendances exactement semblables, et présentent un saisissant parallélisme.
De là résulte, pour le dire en passant, la nécessité, que trop longtemps on n'a pas aperçue, de suivre dans toute son étendue depuis l'indo-européen jusqu'à l'époque moderne, la courbe du développement de chacune des langues de la famille. Les comparatistes ont cru longtemps, quelques-uns croient peut-être encore, qu'on peut se contenter d'expliquer les formes les plus anciennes de chaque langue, en les rapprochant du type indoeuropéen; c'est un procédé commode, et qui permet d'ignorer beaucoup de choses, ce qui est utile, mais il est artificiel. Qui veut vraiment expliquer n'a pas plus le droit d'isoler les périodes modernes des périodes anciennes que l'on n'a le droit d'expliquer l'état actuel par lui-même, en négligeant le passé. Le latin n'est qu'un moment de la grande transformation qui partant de l'indo-européen a abouti aux parlers romans actuels et qui de ceux-ci aboutira à quelque état nouveau. Ainsi les altérations qui de l'indo-européen *ésti « il est» ont fait le français est, l'italien e avaient commencé dès avant le latin historique, où l'on a déjà est, et non plus *esti ; le français une, qui représente un indo-européen *oinām, était déjà préparé en latin par l'abrègement de l'a de ûnain et par l'affaiblissement très marqué de l'articulation de la nasale finale. De même l'échelonnement des altérations par lesquelles les huit cas de l'indo-européen ont disparu en français est remarquable: dès avant la période historique du latin, dès l'italique commun sans doute, l'ablatif et l'instrumental sont déjà fondus en une forme unique; l'ancien latin a encore un vocatif distinct du nominatif, mais seulement au singulier et seulement dans la seconde déclinaison; il a encore un locatif Karthaginī distinct de l'ablatif Karthagine, mais seulement au singulier, et dans certaines conditions strictement définies; ce locatif tend à disparaître à l'époque classique; les autres cas se maintiennent tant que dure le latin littéraire; quand les dialectes romans de la Gaule commencent à être écrits, on n'y reconnaît plus que deux cas; c'est au XIVe siècle seulement, à la date où toute déclinaison disparaît en français, qu'on
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peut dire que la ruine de la déclinaison indo-européenne, commencée bien avant l'époque historique, est achevée dans les dialectes italiques. Par une conséquence nécessaire, l'ordre des mots est devenu de plus en plus fixe, développement qui ne s'est terminé qu'à une époque moderne. - Il y a donc une continuité dans l'évolution linguistique, et cette continuité révèle la constance des causes qui déterminent les modalités du changement.
Les changements linguistiques ne prennent leur sens que si l'on considère tout l'ensemble du développement dont ils font partie; un' même. changement a une signification absolument différente suivant le procès dont il relève, et il n'est jamais légitime d'essayer d'expliquer un détail en dehors de la considération du système général de la langue où il apparaît.
Dès lors la nécessité s'impose de chercher à formuler les lois suivant lesquelles sont susceptibles de s'opérer les changements linguistiques. On déterminera ainsi, non plus des lois historiques, telles que sont les « lois phonétiques» ou les formules analogiques qui emplissent les manuels actuels de linguistique, mais des lois générales qui ne valent pas pour un seul moment du développement d'une langue, qui' au contraire sont de tous les temps; qui ne sont pas limitées à une langue donnée, qui au contraire s'étendent également à toutes les langues. Et, qu'on le remarque, ce ne seront ni des lois physiologiques ni des lois psychiques, mais des lois linguistiques. Quand on aura constaté par exemple que, entre deux voyelles, les consonnes tendent à subir certaines modifications, il faudra examiner si toutes les modifications observées se laissent ramener à une formule générale, en tant du moins qu'elles procèdent de la position intervocalique, et non de telle ou telle autre circonstance; si l'on constate que ces altérations, dont l'aspect est au premier abord très divers, proviennent toutes d'une diminution de la force avec laquelle les consonnes sont prononcées, il ne restera plus qu'à rechercher la cause de cette faiblesse particulière, qui caractérise les consonnes articulées entre deux voyelles; or, la cause ressort immédiatement de la formule même: les voyelles sont
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dans la syllabe, les éléments ouverts par excellence, ceux qui comportent le minimum d'articulation; une consonne placée entre deux voyelles s'adapte aux éléments vocaliques précédents et suivants, tend à se vocaliser en quelque sorte, de la même manière qu'une voyelle placée près d'une nasale tend à se nasaliser.
De même l'élimination progressive des flexions complexes de l'indo-européen au cours du développement des divers dialectes se ramène à une formule compréhensive qui révèle la cause psychique du phénomène. Dès l'époque indo-européenne commune, les formes qui caractérisent une seule et même catégorie grammaticale variaient suivant les mots, et aussi en fonction d'autres catégories grammaticales; elles variaient suivant les mots, ainsi l'optatif λύοι du présent grec λύω ne ressemble guère à l'optatif εἴη εἰμι de ; elles variaient suivant les catégories grammaticales, ainsi l'optatif présent λύοι de λύω est tout autrement constitué que l'optatif aoriste λύσειε du même verbe, et la première personne du pluriel εἶμεν « que nous soyons » diverge beaucoup d'avec la première du singulier εἶην. Or, partout et toujours, les langues tendent à abolir une pareille absence d'unité, et à instituer l'unité de forme pour l'unité de rôle grammatical et de signification. Ce résultat s'obtient par divers moyens, souvent par généralisation de l'un des procédés, ainsi quand la Ire personne du pluriel des verbes est caractérisée par -ons dans tous les verbes français. Un autre procédé très ordinaire est l'élimination des formes trop compliquées. Ainsi le français moderne a entièrement perdu le passé défini, du type j'aimai, je fus, je dis, dont les formations sont trop divergentes et la flexion trop différente de celle des autres formes verbales; cette forme, trop riche en anomalies, ne survit plus que dans la manière de parler de certains Français qui subissent l'influence de patois locaux, et le français actuel ne connaît, en dehors de l'imparfait, d'autres formes du passé que celles qui sont constituées à l'aide d'un participe. Ce qui montre que pareille disparition n'a rien de fortuit, c'est qu'on en retrouve en slave le pendant exact; le slave commun avait un aoriste qui présentait des caractères comparables
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à ceux du passé défini français; cet aoriste a été simplifié dans certains dialectes; le russe et le polonais l'ont éliminé de très bonne heure, et les parlers serbes l'éliminent actuellement; en slave comme en français, c'est une forme nominale qui tend à fournir l'unique expression du passé. Les langues de la Perse et de l'Inde présentent des développements tout pareils. Dans les mêmes conditions générales, on voit ainsi se réaliser les mêmes changements de formes grammaticales, et cela dans des conditions où tout soupçon d'influence mutuelle est naturellement exclu.
La recherche des lois générales, tant morphologiques que phonétiques, doit être désormais l'un des principaux objets de la linguistique. Mais, de par leur définition même, ces lois dépassent les limites des familles de langues; elles s'appliquent à l'humanité entière.
Une famille de langues aussi grande, aussi variée, et qu'on peut suivre durant un aussi long espace de temps que la famille indo-européenne fournit assurément un champ d'observation assez vaste pour que les conclusions puissent prétendre à une valeur générale. En effet, il n'y a pas à objecter que l'expérience serait faussée par le fait même de la parenté des langues indoeuropéennes entre elles. L'affirmation de la parenté de deux langues n'implique la persistance d'aucun lien entre les deux; èUe suppose seulement un fait historique: des langues parentes sont des langues qui, à un certain moment du passé, n'en faisaient qu'une; puis, à un moment ultérieur, des sujets parlant une langue ont été séparés par des circonstances quelconques de telle sorte qu'il y a eu deux groupes évoluant d'une manière indépendante. Il suit de cette définition que, du jour où la séparation des sujets parlants est accomplie, on se trouve en présence de deux développements distincts, et par là même de deux témoignages distincts, ayant chacun leur valeur propre dans les démonstrations de la linguistique générale. Durant les premiers temps après la séparation, l'identité de la langue parlée par les groupes examinés rend les conditions très semblables au point de vue proprement linguistique: l'expérience présente alors un
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intérêt tout particulier il certains égards. Plus tard, quand les langues ont beaucoup divergé et que, comme c'est le cas actuel pour les langues de la famille indo-européenne, elles diffèrent profondément les unes des autres et n'ont presque plus rien de commun entre elles — quelle ressemblance y a-t-il entre l'anglais et le russe moderne? - leur témoignage vaut en linguistique générale exactement ce que vaudrait le témoignage de langues de familles distinctes. Entre ces deux termes extrêmes, on a tous les degrés de dissemblance imaginables, et par là même une variété infinie d'expériences, dont la valeur en linguistique générale est inappréciable.
Néanmoins un sceptique pourrait tenter d'élever des doutes sur la portée des conclusions acquises, aussi longtemps qu'on n'aura pas suivi, pour autant que les faits attestés permettent de le faire, le développement de toutes les autres familles de langues. Les conditions différentes dans lesquelles se trouvent ces familles, la variété des combinaisons qu'elles offrent à l'étude permettront de vérifier la valeur des conclusions générales que l'étude des seules langues indo-européennes autorise à tirer; elles permettront de plus de poser un certain nombre de questions qui, par des hasards divers, ne se posent pas aussi clairement dans les langues indo-européennes, et l'attention se trouvera ainsi attirée sur des détails peut-être importants, mais peu apparents, qui ont échappé jusqu'ici. La grammaire comparée des langues indoeuropéennes présente à ces recherches des modèles, et les méthodes qu'elle est parvenue à fixer éviteront aux travailleurs beaucoup d'inutiles tâtonnements. Déjà la grammaire comparée de certains groupes - le groupe sémitique, le groupe finno-ougrien par exemple - est très avancée; ailleurs le travail est commencé et poussé assez avant pour qu'on en puisse déjà tirer profit, ainsi pour le turco-tatare, pour le bantou, pour le caucasique du sud, pour le malais. Au fur et à mesure que les grammaires comparées des divers groupés se constitueront d'une manière plus systématique, les lois de la linguistique générale acquerront plus de certi tude, plus de précision et épuiseront plus complètement l'ensemble des faits de langue
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L'ancienne grammaire générale est tombée dans un juste décri parce qu'elle n'était qu'une application maladroite de la logique formelle à la linguistique où les catégories logiques n'ont rien à faire. La nouvelle linguistique générale, fondée sur l'étude précise et détaillée de toutes les langues il toutes les périodes de leur développement, enrichie des observations délicates et des mesures précises de l'anatomie et de la physiologie, éclairée par les théories objectives de la psychologie moderne, apporte un renouvellement complet des méthodes et des idées: aux faits historiques particuliers, elle superpose une doctrine d'ensemble, un système.
III
Toutes les lois générales qu'on a posées, toutes celles dont cette recherche, à peine entamée, réserve encore la découverte, ont cependant un défaut : elles énoncent des possibilités, non des nécessités.
Ainsi la loi relative à la débilité caractéristique de l'articulation des consonnes intervocaliques n'empêche pas les consonnes de subsister entre voyelles durant un temps illimité dans càtaines langues. Le t intervocalique du mot indo-européen qui signifie « cent», celui du sanskrit çatam et du latin centum, subsiste dans le grec moderne ekato ; le k intervocalique du mot indo-européen pour « dix », celui du latin decem, subsiste sans la moindre altération dans le grec moderne deka; de même, en lituanien, en slave, le t intervocalique du mot signifiant « mère» est aussi intact que celui du sanskrit védique mâtā, du grec ancien μήτηρ, du latin mater, et l'on peut entendre un Lituanien dire mote, un Russe dire mat', materi, un Serbe dire mati, et ainsi dans tous les cas semblables. Toutes ces consonnes intervocaliques, toutes celles que présentent les exemples innombrables qu'il serait aisé d'énumérer, ont au moins quatre mille ans d'existence, et rien n'en fait prévoir la prochaine altération.
Les lois de la phonétique ou de la morphologie générale historique ne suffisent donc à expliquer aucun fait; elles énoncent
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des conditions constantes qui règlent le développement des faits linguistiques; mais, même si l'on parvenait à les déterminer d'une manière complète et de tout point exacte, on ne saurait pour cela prévoir aucune évolution future, ce qui est la marque d'une connaissance incomplète; car il resterait à découvrir les conditions variables qui permettent ou provoquent la réalisation des possibilités ainsi reconnues. Pour décisif que soit le progrès qui résulte de la constitution de la linguistique générale, on ne saurait donc s'en contenter.
L'élément variable qu'il reste à déterminer ne peut évidemment se rencontrer dans la structure anatomique des organes ou dans le fonctionnement de ces organes; il ne se rencontre pas davantage Jans le fonctionnement psychique: ce sont là des données constantes, qui sont partout sensiblement les mêmes, et qui ne renferment pas en elles des principes de variation. Mais il y a un élément dont les circonstances provoquent de perpétuelles variations, tantôt soudaines, et tantôt lentes, mais jamais entièrement interrompues: c'est la structure de la société.
Or, le langage est éminemment un fait social. On a souvent répété que les langues n'existent pas en dehors des sujets qui les parlent, et que par suite on n'est pas fondé à leur attribuer une existence autonome, un être propre. C'est une constatation évidente, mais sans portée, comme la plupart des propositions évidentes, Car si la réalité d'une langue n'est pas quelque chose de substantiel, elle n'en existe pas moins. Cette réalité est à la fois linguistique et sociale.
Elle est linguistique: car une langue constitue un système complexe de moyens d'expression, système où tout se tient et où une innovation individuelle ne peut que difficilement trouver place si, provenant d'un pur caprice, elle n'est pas exactement adaptée à ce système, c'est-à-dire si elle n'est pas en harmonie avec les règles générales de la langue.
A un autre égard, la réalité Je la langue est sociale: elle résulte Je ce qu'une langue appartient à un ensemble défini de sujets parlants, de ce qu'elle est le moyen de communication entre les membres d'un même groupe et de ce qu'il ne dépend
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d'aucun des membres du groupe de la modifier; la nécessité même d'être compris impose à tous les sujets le maintien de la plus grande identité possible dans les usages linguistiques; le ridicule est la sanction immédiate de toutes les déviations-individuelles, et, dans les sociétés civilisées modernes, on exclut de tous les principaux emplois par des examens ceux des citoyens qui ne savent pas se soumettre aux règles de langage, parfois assez arbitraires, qu'a une fois adoptées la communauté. Comme l'a très bien dit, dans son Essai de sémantique, M. Bréal, la limitation de la liberté qu'a chaque sujet de modifier son langage « tient au besoin d'être compris, c'est-à-dire qu'elle est de même sorte que les autres lois qui régissent notre vie sociale ».
Dès lors il est probable a priori que toute modification de la structure sociale se traduira par un changement des conditions dans lesquelles se développe le langage. Le langage est une institution ayant son autonomie; il faut donc en déterminer les conditions générales de développement à un point de vue purement linguistique, et c'est l'objet de la linguistique générale; il a ses conditions anatomiques, physiologiques et psychiques, et il relève de l'anatomie, de la physiologie et de la psychologie qui l'éclairent à beaucoup d'égards et dont la considération est nécessaire pour établir les lois de la linguistique générale; mais du fait que le langage est une institution sociale, il résulte que la linguistique est une science sociale, et le seul élément variable auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est le changement social dont les variations du langage 'ne sont que les conséquences parfois immédiates et directes, et le plus souvent médiates et indirectes.
Il ne faut pas dire qu'on soit par là ramené à une conception historique, et qu'on retombe dans la simple considération des faits particuliers; car s'il est vrai que la structure sociale est conditionnée par l'histoire, ce ne sont jamais les faits historiques eux-mêmes qui déterminent directement les changements linguistiques, et ce sont les changements de structure de la société qui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage. Il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une struc-
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ture linguistique donnée et comment, d'une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par deschangements de structure linguistique.
L'objet de ce cours sera donc de rechercher dans quelle mesure il est possible de reconnaître dès maintenant des rapports entre le développement linguistique et les autres faits sociaux. Les travaux préparatoires sont encore trop rares, les études de détail manquent encore trop pour qu'on puisse espérer donner des solutions définitives du premier coup. Mais il importe plus d'indiquer les problèmes nouveaux que pose le progrès de la science que de répéter les solutions, d'ailleurs nécessairement incomplètes, qu'ont reçues les vieux problèmes; le devoir du professeur est, surtout ici, de montrer les recherches à entreprendre plus encore que de donner les résultats des travaux déjà faits. Le XIXe siècle a été le siècle de l'histoire, et les progrès qu'a réalisés la linguistique en se plaçant au point de vue historique ont été admirables; les sciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique ydoit prendre la place que sa nature lui assigne. Le moment est donc venu de marquer la position des problèmes linguistiques au point de vue social. Regarder vers l'avenir plutôt que vers le passé est le moyen de suivre l'exemple du maître qui m'a précédé dans cette chaire, et de demeurer fidèle à l'esprit de la noble maison qui m'a fait l'honneur de m'accueillir.