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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- A. Meillet : «De l'unité slave», Revue des études slaves, 1921, Volume 1, Fasc. 1-2, p. 7-14.

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        Les prétendues unités ethniques qu'on observe en Europe ne sont, on le sait, que des unités linguistiques plus ou moins approximatives. On a beaucoup parlé de Lituanie ethnographique, de Pologne ethnographique; pour autant que ces expressions ont un sens, on entend par là des domaines où le fond de la population emploie des parlera de type lituanien ou de type polonais. Si l'on parle de « race » en pareil cas, c'est pour matérialiser le fait linguistique; ce n'est qu'un mot qui n'ajoute rien à la seule réalité aisément observable, la réalité linguistique. On appelle peuples slaves ceux qui emploient des parlers slaves.
        Ces unités linguistiques diffèrent beaucoup les unes des autres.
        Les seules vraiment nettes se rencontrent dans le cas des nations qui sentent leur unité; en l'état actuel de l'Europe, elles aboutissent à la conservation ou à la création d'une langue commune de civilisation. Aux parlers polonais il se superpose donc une langue littéraire, qui a une tradition littéraire depuis le XIVe siècle, qui sert d'organe à la nation polonaise et qui est la marque visible et un instrument puissant de l'unité nationale. Aux parlers lituaniens il se superpose un lituanien commun, constitué au XIXe siècle, mais qui a déjà beaucoup contribué à donner aux gens employant des parlers lituaniens le sentiment de former une nation à part.
        Toutes les autres unités linguistiques ne sont pleinement senties que des linguistes; elles ont une efficacité restreinte, variable suivant les cas.
        Le trait caractéristique de l'unité slave, c'est que, toute sensible qu'elle soit aux sujets parlants, toute étroite qu'elle soit au point de vue linguistique, elle exerce peu d'action et n'a qu'une efficacité faible. Ce contraste pose un problème dont la solution, aisée à découvrir, est instructive et pour la linguistique générale et pour la slavistique en particulier.
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        La bonne conservation de l'unité slave tient à deux faits.
        D'une part, les langues slaves ne divergent entre elles que depuis un temps relativement court. Alors que l'unité celtique était brisée plusieurs siècles avant le début de l'ère chrétienne, que l'unité germanique l'était sans doute aussi au Ier siècle avant J.-C. , que l'unité latine elle-même a commencé de se disloquer dès la seconde moitié du IIIe siècle après J.-C, quand la civilisation romaine a été ruinée, l'unité slave persistait encore au vnie siècle après J.-C. : le nom Karl de Charlemagne a pu encore être emprunté par l'ensemble des langues slaves, au sens de « roi », de telle sorte qu'il a été dans toutes les langues slaves adapté de la même manière et que la diphtongue ar (or en slave) y a le traitement normal de or devant consonne tel qu'il apparaît pour les mots slaves communs dans chaque dialecte : russe корóль, serb. krâlj, pol. król. Une innovation commune de cette sorte suppose que les populations de langue slave conservaient une certaine unité linguistique à l'époque de Charlemagne.
        Et en effet, le slave des premiers traducteurs, au IXe siècle, tout en présentant plusieurs particularités dialectales caractéristiques, est encore voisin du type slave commun, assez pour que, compte tenu de ces particularités dialectales, visibles et facilement appréciables, cette langue littéraire serve aux linguistes de substitut commode au slave commun qui n'a pas été fixé par écrit.
        Les autres langues slaves qu'on possède, depuis le XIe ou le XIIe siècle, offrent un état de développement plus avancé, et, par suite, une différenciation plus accusée; mais elles sont encore assez semblables les unes aux autres pour qu'on entrevoie que l'unité slave subsistait peu de siècles avant la date des premiers monuments.
        En second lieu, l'évolution linguistique n'a pas été rapide chez les peuples slaves. Bien que le slave commun présente, par rapporta l'indo-européen, des innovations graves et nombreuses et que le système slave offre des caractères propres caractéristiques, aucune langue indo-européenne n'avait conservé, à beaucoup près, au IXe siècle après J.-C, un type aussi archaïque, aussi proche du vieux type indo-européen dans l'ensemble, que les parlers baltiques et slaves : le maintien des finales, qui avait permis de maintenir la flexion nominale avec presque toutes ses formes casuelles, a permis, du même coup, de conserver en
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gros la structure syntaxique de la phrase indo-européenne. Et aujourd'hui encore, une langue baltique, le lituanien, ou des langues slaves, comme le polonais, le russe et le serbe, sont les seuls parlers vivants qui permettent de voir jouer en quelque mesure sous les yeux du linguiste le mécanisme syntaxique indo-européen.
        Se faisant à l'intérieur d'un type archaïque, les innovations ont eu lieu parallèlement dans les divers dialectes, de sorte que, là même où ils n'ont pas exactement les mêmes formes, les dialectes slaves en ont, dans une large mesure, d'assez semblables. Beaucoup de traits qui se trouvent dans toutes les langues slaves ou dans plusieurs d'entre elles à la fois sont dus, non à la conservation d'usages slaves communs, mais au parallélisme qui est résulté de l'unité dil point de départ et du maintien d'un même type général.
        En fait, qui connaît une grammaire slave apprend aisément les autres. Il y a , dans toutes les langues slaves , un fonds commun de prononciation, de grammaire et de vocabulaire courant.
        Ces conditions qui ont permis le maintien de lˇunité slave ont eu en même temps pour conséquence le manque d'efficacilé de cette unité.
        A la date tardive où s'est brisée l'unité du slave commun, la nation slave, dont cette langue était l'organe, avait une civilisation arriérée.
        Demeurées durant l'antiquité à l'écart de la civilisation gréco- romaine dont la civilisation moderne est l'héritière , les populations de langue slave commençaient seulement à prendre contact avec cette civilisation quand leur unité nationale s'est brisée. Quelques dizaines de mots empruntés au germanique et au latin comme kupiti, qui repose sur un germanique kaupjan « acheter », ou krizí, qui repose sur un latin de basse époque * krudie (lat. crucem « croix »), portent témoignage de ce commencement d'action. Mais celte influence s'est exercée en un temps où la civilisation subissait une crise; elle est demeurée limitée à peu de cas et superficielle : la christianisation des Slaves n'était pas achevée plusieurs siècles après ces emprunts. Un certain nombre de Slaves particulièrement avancés commençaient à prendre connaissance de la civilisation de leur temps. Les meilleurs ne se l'étaient sans doute pas bien assimilée, et le plus grand nombre n'en connaissaient que peu de chose. C'était assez pour ruiner le vieux fonds païen destiné à
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disparaître; c'était trop peu pour constituer une civilisation slave ayant son caractère propre. En se disloquant, les éléments de la nation slave emportaient une langue commune, niais aucune civilisation durable. Le seul héritage que les peuples de langue slave, aient gardé de leur période d'unité nationale, c'est un mécanisme linguistique.
        Le cas tout comparable du germanique montre qu'une simple communauté initiale de mécanisme linguistique a peu de portée pratique, une fois que les procédés ont assez divergé pour qu'on ne s'entende plus d'un parler à l'autre. Comme les peuples de langue slave, les peuples de langue germanique ont eu leur période d'unité avant d'acquérir la civilisation gréco-romaine. De cette période d'unité, il leur est resté un mécanisme caractéristique et dont les traits principaux se retrouvent clairement dans toutes les anciennes langues germaniques : le vieil islandais comme le vieux haut allemand, le vieil anglais comme le gotique. Aujourd'hui encore, l'allemand, l'anglais, le danois, le suédois gardent, surtout dans la structure du verbe, des traits hérités de l'époque de communauté. Néanmoins les langues germaniques sont senties par les sujets parlants comme profondément distinctes les unes des autres, et les ressemblances frappantes qu'elles offrent n'ont qu'une faible portée pratique.
        De même les restes de la communauté celtique qui subsistent dans les parlers brittoniques (gallois ou bretons armoricains) et gaéliques actuels sont dénués d'utilité pratique, parce qu'ils n'expriment pas une communauté de civilisation encore utile et appréciable.
        C'est qu'une langue n'a de prestige et d'action que dans la mesure où elle est l'organe d'une civilisation. Les langues slaves, comme les langues germaniques, ont pu, en des temps où la civilisation était en état de crise, s'étendre par conquête sur des populations elles-mêmes médiocrement civilisées. Elles n'ont pas mordu sensiblement sur les pays où la population possédait dès longtemps ou avait acquis déjà le grec ou le latin, sous leur forme littéraire et savante. Slave et germanique sont demeurés d'abord des idiomes de peuples semi-barbares qui se mettaient à l'école — une école bien appauvrie — des maîtres de civilisation grecs ou latins.
        Mais, tandis que tous les peuples de langue germanique dont la langue a persisté n'ont subi qu'une seule influence forte, qui a
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duré jusqu'à l'époque moderne, celle du latin, les peuples de langue slave ont été partagés dès l'abord entre l'influence grecque et l'influence latine. L'action qui s'est exercée sur le slave commun avait été tout entière occidentale; il en est resté quelques éléments importants, mais peu nombreux. Après la dislocation des Slaves, on observe à l'Occident une influence latine, à l'Orient une influence grecque. L'œuvre des premiers traducteurs est fondée sur le type grec; mais on sait quelle résistance elle a rencontrée à Rome. Les croisements des deux influences que révèle l'étude du vocabulaire sont curieux à noter, mais la portée en a été médiocre.
        Ainsi, au lieu de tendre à les unifier, la civilisation a tendu dès le début à dissocier les parlers slaves. D'abord, il y a eu des contacts entre les textes religieux des divers Slaves. On aperçoit des influences occidentales sur certains textes vieux slaves, tels que les feuilles de Kiev ou de Prague, des, influences orientales sur un texte slovène comme les feuilles de Freising. Des mots créés par les premiers traducteurs slaves ont passé au tchèque médiéval et même au polonais : ce n'est pas un hasard que le vieux tchèque ait blahoslaviti et le vieux polonais błogosławić pour rendre benedicere, alors que les premiers traducteurs avaient formé suivant un procédé connu blagosloviti pour rendre ἐυλογεῖν. Mais ces communications disparaissent de plus en plus. Dès l'abord, même ces quelques mots empruntés ont été adaptés aux langues qii ils figurent, si bien que les concordances ne sont pas parfaites ; le tch. blahoslaviti (dont la fortune a du reste été médiocre) et le pol. błogosławić ne concordent pas exactement avec les formes du vieux slave, différentes elles-mêmes entre elles puisque, à côté de blagoslaviti de l'Évangile, on trouve, dans le Psautier, blagoslavestiti et blagoslovestiti et, dans le Suprasliensis, blagoslovesiti (qui sert de perfectif) et blagoslovestiti (qui sert d'imperfectif). Instables dès le début, les formes ont varié de langue à langue. Et surtout chaque groupe slave se replie, de plus en plus, sur lui-même. Le groupe russe s'isole du groupe méridional. Le groupe catholique romain, d'autre part, s'isole du groupe qui relève de l'Eglise d'Orient.
        La situation des langues slaves s'oppose d'une manière absolue à celle des langues néo-latines autres que le roumain. L'aspect des mots qui forment le fond du vocabulaire usuel, et la morphologie diffèrent beaucoup de l'italien à l'espagnol, au portugais et au français. Mais tout le vocabulaire qui sert à l'expression des idées
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abstraites, étant emprunté à la langue qui durant le moyen âge et jusqu'à l'époque moderne a été l'organe de la religion, de la philosophie et de la science, à savoir le latin qui s'employait dans les écoles, est sensiblement identique dans fes langues romanes occidentales. L'identité de (je) fais avec l'italien faccio , l'espagnol hago, le portugais faço n'apparaît pas du premier coup. Mais un adjectif comme fr. facile, it. facile, esp. facile, port. facil, ou un abstrait comme fr. facilité, it. facilità, esp. facilidad, port. facilidade se reconnaît du premier coup, parce qu'il s'agit de formes latines écrites légèrement adaptées. Comme les faits de ce genre sont innombrables, qu'ils s'étendent à l'ensemble du vocabulaire de la pensée abstraite, depuis ses formes les plus familières jusqu'aux plus élevées, toute personne cultivée qui sait une de ces langues romanes, et qui par surcroît a étudié le latin, arrive vite à lire les autres. Différentes par le vocabulaire usuel, par l'aspect des mots, par le mécanisme grammatical, les langues romanes occidentales ont, grâce à la continuité de l'influence latine, constamment gardé et accru leur unité pour tout ce qui est de la civilisation. Deux sujets de langue romane se comprennent d'autant mieux qu'ils sont plus cultivés et que les matières dont ils traitent sont plus universelles : après une brève initiation, un Français parcourt aisément un journal italien,, espagnol ou portugais et y aperçoit l'essentiel. Au contraire, deux sujets de langue slave s'entendent d'autant mieux qu'ils parlent de choses plus humbles : ce sont les moyens d'expression de la civilisation et de la pensée qui diffèrent le plus d'une langue slave à l'autre.
        Depuis que les langues slaves ont commencé de se différencier, la divergence de leurs vocabulaires savants n'a cessé de s'accroître. Et même les groupes qui semblaient devoir se constituer ont été bientôt brisés par les circonstances.
        Le russe a été rapproché du slave méridional par le fait que la langue des premiers traducteurs, qui repose sur un parler macédonien, est devenue la langue savante de la Russie, et que le russe, même courant, lui a beaucoup emprunté; le russe a pris jusqu'à une forme grammaticale comme le participe présent. Mais la conquête turque a ruiné la culture slave méridionale et a introduit dans les langues slaves du Sud de nombreux éléments non slaves, d'origines diverses. Et il se trouve maintenant que c'est le russe qui est plein de mots savants de type slave méridional, tandis que
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ces mots sont plus rares dans les langues slaves méridionales, surtout en serbo-croate.
        Au moyen âge, le tchèque et le polonais ont subi les mêmes influences, et le polonais a subi une influence tchèque appréciable. On pourrait donc s'attendre à voir ces deux langues qui appartiennent à un même groupe avoir des vocabulaires pareils et présenter un parallélisme dans l'ensemble. Mais, au XIXe siècle, leur unité, sensible jusqu'alors, a été brisée : tandis que les Polonais se tenaient à leur langue littéraire traditionnelle, avec ses emprunts abondants aux langues occidentales, et notamment à l'allemand, les Tchèques, soucieux avant tout de marquer leur caractère national, ont slavisé leur langue en substituant à presque tous les mots d'origine étrangère des mots slaves créés par composition et par dérivation. Du coup, les Tchèques et les Polonais se sont trouvés avoir des langues savantes entièrement distinctes. Même à qui connaît d'autres langues slaves, même à qui sait le polonais, la lecture d'un journal tchèque est impossible tant qu'il n'a pas appris le vocabulaire tout nouveau constitué par les rénovateurs de la nation tchèque.
        Aussitôt après leur libération , les Bulgares se sont mis durant un temps à l'école des Russes, et leur vocabulaire savant a été rapproché du vocabulaire russe savant avec d'autant plus de facilité que ce vocabulaire est lui-même en grande partie d'origine méridionale. Mais, comme les Serbo-Croales ne suivaient pas la même ligne de conduite, il résultait de là une séparation de plus en plus tranchée de deux langues fondées sur des parlers au fond peu différents, qui se relient les uns aux autres par des transitions insensibles, et dont les tendances sont au fond en grande partie les mêmes.
        Ainsi, au cours du XIXe siècle où le mouvement national slave a été si fort et où toutes les nationalités slaves ont été ou conservées, ainsi la Pologne, ou agrandies, ainsi la Russie, ou restaurées , ainsi la Serbie, la Bulgarie et la Bohême, toutes les actions de civilisation ont tendu à dissocier les unes des autres les langues communes qui se sont ou développées ou constituées parmi les nations de langue slave. Chaque nation a, depuis le IXe siècle après J.-C., procédé à sa manière, sans se soucier des autres. Dans chacune, les influences subies ont été diverses suivant les circonstances et suivant les temps.
        Ainsi s'est réalisé ce paradoxe que tout en ayant un même fonds essentiel de vocabulaire, un même aspect général des mots,
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des formes grammaticales pareilles, le type d'ensemble le plus manifestement un qui soit en Europe, les langues slaves ne servent presque à aucun rapprochement des peuples, faute d'être — et d'avoir jamais été — les instruments d'une civilisation ayant une autre unité que celle de la civilisation générale européenne.

         Paris, novembre 1920.