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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Antoine MEILLET : Les langues dans l’Europe nouvelle, Paris : Payot, 1928 (2e édition, augmentée)

[67]     CHAPITRE   VII/   LANGUES ET  RACES

          On parle volontiers de peuples romans, d’une race slave, d’un type aryen. Autant d’expressions qui n’ont pas de sens précis. Ou bien elles n’ajoutent rien à la notion de parenté de langues, ou bien elles y ajoutent une erreur.
        Il est d’expérience courante qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre une langue et la « race » de ceux qui la parlent.
        L’anglais, par exemple, a été apporté en Grande-Bretagne par des conquérants angles et saxons, donc par des Germains occidentaux, venus du continent. Mais ces groupes de conquérants n’ont, pas plus en Grande-Bretagne qu’ailleurs, éliminé la population antérieure. Ils se la sont assimilée, et seulement dans l’Angleterre propre ; car, comme on le sait, des parler» celtiques se sont maintenus jusqu’au xviiie siècle en Cornouaille, jusqu’à présent dans le pays de Galles et en Ecosse. Des Scandinaves se sont établis sur les côtes et ont partiellement dominé le pays. Puis est venue la conquête par les Normands de France, qui a apporté un nouveau groupe de colons influents. La population de l’Angleterre proprement dite résulte donc d’un mélange complexe d’anciens habitants du pays, de Germains occidentaux (Angles et Saxons), de Germains Scandinaves et de Franco-Normands. Quant aux anciens habitants du pays, ils provenaient eux-mêmes d’un mélange : le brittonique n’était la langue de la partie méridionale de la Grande-Bretagne que par suite de la conquête celtique dont on ne connaît ni la date ni les conditions précises, et qui doit avoir eu lieu au moment de la grande extension du cel-
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tique, vers le vi-ve siècle av. J.-C. Et il est probable que, dès avant la conquête celtique, la population résultait d’un mélange et n’avait pas d’unité originelle.
        La langue anglaise porte encore témoignage de ce mélange. Aussitôt après la conquête saxonne, le germanique occidental y a pris un aspect tout particulier qui ne peut s’expliquer que par le fait que l’anglais est du germanique occidental parlé par des gens habitués à un autre type de langue. Nombre de mots germaniques de l’anglais sont des termes Scandinaves apportés par des Scandinaves. Enfin le vocabulaire anglais s’est empli, de par la conquête franco-normande, de termes français qui s’y sont maintenus. On y trouve le mot emprunté au français beef à côté du mot germanique ox « bœuf » (ochs en allemand), mutton à côté de sheep « mouton » (schaf en allemand), etc. Les termes de droit et d’administration, comme pledge « caution », sont français ; ce mot, qui a disparu en français moderne, était courant en vieux français. Un mot tel que budget « sac » est le français bоиgette ; et quand le français а emprunté à l’anglais, avec d’autres termes de la langue parlementaire, c’est un vieux mot français qui a été pris, avec le sens particulier qu’il avait reçu dans la langue spéciale des politiciens. La structure d’ensemble de l’anglais, la transformation subie par le germanique occidental sur le sol brittanique [sic], la variété d’origines du vocabulaire dénoncent au linguiste la variété d’origines de la population anglaise et la variété des influences qu’a subies, à date historique, l’Angleterre.
        En s’étendant à la Cornouaille, à une partie du pays de Galles, à l’Ecosse, l’anglais est devenu la langue de gens dont des ancêtres assez proches employaient de tout autres idiomes. Le caractère composite de la population de langue anglaise s’en est trouvé encore accru, sans parler des immigrants de toutes sortes qui sont entrés en Angleterre depuis le moyen âge.
        Les Anglais ont colonisé l’Amérique du Nord. Mais ils n’ont pas été les seuls. Parmi les premiers colons, il y a eu aussi des Hollandais et des Français. La population  indigène, peu
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dense, a tendu à s’éliminer et ne joue pas un rôle appréciable dans le développement du pays. Mais depuis le xviiie siècle, depuis que l’Amérique du Nord se développe rapidement, elle a reçu un afflux ininterrompu de colons venus de toutes les parties de l’Europe. Les premiers colons anglais sont maintenant noyés dans des masses d’immigrants de toutes sortes.
        De ces colons nouveaux, les uns, comme les Irlandais, étaient en grande partie de langue anglaise, mais descendaient de gens qui, jusqu’au seuil du xixe siècle, avaient parlé une langue celtique, les autres, et les plus nombreux, avaient d’autres langues. Il y a eu des millions de nègres africains, d’Allemands, de Scandinaves, de Lettons et de Lituaniens, de Polonais, de juifs polonais, russes ou galiciens (parlant pour la plupart le yiddisch, dialecte allemand), de Slovaques, de Finlandais, d’Italiens, de Grecs, d’Arméniens. Certains États du Sud, rattachés maintenant aux États-Unis, ont fait partie du Mexique, où la colonisation initiale a été espagnole et où les indigènes se sont croisés avec les colons. L’anglais, langue officielle du pays et langue des classes dominantes, s’impose à tous les habitants dès qu’ils veulent participer à la vie commune, aux affaires comme à la politique. Il est devenu la langue universelle de l’Amérique du Nord, bien que la grande majorité des occupants actuels des État-Unis et du Dominion britannique du Canada descendent uniquement ou partiellement de parents ou d’aïeux dont la langue n’était pas l’anglais.
        Seuls, les colons français, qui forment au Canada une masse compacte et qui sont en grande partie des ruraux, ont maintenu un îlot français au milieu des sujets de langue anglaise de l’Amérique du Nord. En Louisiane, au contraire, le français se résorbe, et l’anglais tend à se généraliser.
        Ainsi l’on voit que, là où il occupe l’aire la plus vaste et où il est la langue du plus grand nombre de gens, l’anglais est parlé par des hommes dont, au xviiie siècle, les ancêtres parlaient pour la plupart d’autres langues et qui sont venus des régions les plus diverses. En 1910, aux États-Unis, sur une population totale de 9З millions d’habitants, plus de 13 mil-
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lions étaient nés à l’étranger, dont seulement un million en Grande-Bretagne et 1 300 000 en Irlande; 2 600 000 venaient d’Allemagne, 1 700 000 de Russie et de Finlande, 1 170 000 d’Autriche, 500 000 de Hongrie, 1 300 00 d’Italie. Et, parmi les hommes qui sont nés aux États-Unis, beaucoup sont fils ou petit-fils de colons récents.
        Dans le reste de l’Amérique, à partir du Mexique, la langue officielle est partout l’espagnol, sauf au Brésil, où elle est le portugais. Parmi ceux qui, dans ces régions, parlent aujourd’hui l’espagnol  ou le portugais,  bien peu descendent uniquement d’Espagnols ou de Portugais. Le nombre des colons espagnols et portugais n’a pas été grand. Mais à la différence de ce qui s’est passé dans l’Amérique du Nord, il y a eu croisement entre les colons et les indigènes, et le sang indigène entre pour une plus ou moins large part dans le mélange. Au Mexique et dans l’Amérique centrale et équatoriale, les habitants actuels sont avant tout des descendants d’indigènes ; les langues indigènes du pays subsistent encore sur bien des points ; mais partout l’espagnol ou le portugais est la langue officielle,  l’unique langue de civilisation et la seule qui  se répande. Dans la zone tempérée, et notamment dans la république Argentine et au Chili, il y a de nombreux colons venus de tous les pays d’Europe ; la république Argentine est pleine d’Italiens, de Basques, etc.
        L’exemple de l’Amérique, qu’on peut observer à l’époque actuelle, montre que parenté ethnique et parenté de langue sont choses différentes, et qui ne sont unies par aucun lien nécessaire.
        Quand il a composé son grand traité de linguistique (paru de 1876 à 1888), où il donne un aperçu de toutes les langues, Frédéric Müller a classé les langues suivant le caractère physique des hommes qui les parlent. Il ne pouvait trouver un principe de classement moins heureux.
        Sans doute on observe des concordances entre les langues et les types ethniques. Les nègres qui se servent des langues du groupe bantou dans le Sud de l’Afrique ou les gens de type malais qui emploient les idiomes indonésiens dans les
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îles malaises et jusqu’à Madagascar sont différents des blancs qui, en Europe, parlent des langues indo-européennes ou des langues finno-ougriennes. Mais ces concordances tiennent à ce que les langues actuellement, employées dans le monde paraissent résulter presque toutes de l’évolution divergente d’un assez petit nombre de langues plus anciennes, et à ce que les conditions historiques et géographiques ont déterminé des répartitions des langues et des races qui, sans concorder exactement entre elles, présentent des traits communs.
        Ce n’est pas parce qu’ils sont tous de « race » bantou que les nègres du Sud de l’Afrique, à l’exception des Hottentots, parlent des idiomes bantou; c’est parce que le bantou s’est étendu, par conquête, sur tout le Sud de l’Afrique, à une date qui n’est sans doute pas ancienne, de même qu’on parle arabe de l’Egypte au Maroc par suite d’un mouvement de conquête et de civilisation qui se laisse suivre historiquement.
        La race se définit par des caractères physiques. On n’observe guère de races pures à l’heure actuelle ; c’est-à-dire,, pour employer des termes plus précis, qu’il y a très peu de populations physiquement homogènes. Dans la mesure où il y en a, les limites des langues et des populations de type semblable ne concordent jamais d’une manière exacte. En Europe, le type linguistique slave diffère profondément du type allemand, lequel ne diffère pas moins du type roman ; or, on chercherait en vain à classer les types physiques de l’Europe continentale en slaves, germaniques et romans. Les populations de langue finnoise, qui emploient des parlers essentiellement différents des langues indo-européennes, ne se distinguent pas par un type commun vraiment particulier. Les types caractéristiques de l’Europe, le type dolichocéphale blond, le type alpin, le type méditerranéen, ne sont nullement bornés par les limites qui séparent les types linguistiques. Et d’ailleurs ces types ne s’observent presque nulle part d’une manière exclusive.
        Il y a en Europe un groupe qui, de parti pris, ne contracte de mariages qu’à l’intérieur de ce groupe, le groupe juif. Sans doute, il n’en a pas toujours été ainsi, et les juifs sont moins
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exempts de mélanges qu’on ne le croit souvent. Mais les unions hors du groupe sont interdites par la religion et, durant de longs siècles, on n’en a guère observé. Si donc il y a en Europe une « race », c’est assurément la « race » juive. Or, les juifs n’ont pas de langue propre.  Ils adoptent la langue du pays où ils sont. Au moyen âge,  les juifs d’Allemagne parlaient allemand, les juifs du Midi de la France, provençal, et ceux d’Espagne, espagnol. Quand, à l’époque de la Renaissance, la persécution ou le   besoin d’essaimer  ont  amené des juifs à s’établir dans des pays ayant une civilisation inférieure à celle qu’ils possédaient, ils ont gardé leur langue, les colons d’origine allemande dans l’Est de l’Europe, ceux d’origine espagnole dans le Levant méditerranéen. Par suite, là où les juifs ont, par exception, une langue à eux, c’est, en Lituanie, en Russie, en Pologne, en Roumanie, un dialecte allemand; c’est, dans  l’ancienne Turquie, un dialecte espagnol. Longtemps avant l’époque chrétienne, l’hébreu était une langue morte,   et   les  juifs   de   Palestine   parlaient araméen ;    les quelques   mots  sémitiques  que   citent   les   évangélistes   ne sont pas des  mots  hébreux,   ce  sont  des mots   araméens ; , c’est de l’araméen qu’ont emporté  avec eux en Egypte les juifs de la « diaspore », et l’on a trouvé en Egypte de nombreux documents juifs écrits en araméen. Les juifs d’Egypte n’ont d’ailleurs pas tardé à adopter le grec quand le grec a été l’organe d’une civilisation supérieure : deux siècles avant l’ère chrétienne, il a fallu traduire la Bible en grec pour leur usage. Ceux des juifs qui, dans l’Europe orientale et dans les colonies palestiniennes, parlent hébreu aujourd’hui ont pris dans les livres la langue qu’ils ont appris à parler par nationalisme; on peut ainsi parler hébreu comme on parlait latin dans les collèges du moyen âge ; et il y a maintenant des enfants pour qui cet hébreu, rendu artificiellement à la vie, est une langue maternelle.
        Qu’on définisse la race par des caractères physiques actuels ou qu’on la définisse par la lignée – les deux définitions sont possibles – jamais les limites de races et les limites de langues ne concordent d’une manière exacte.
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        Tout enfant, de quelque origine qu’il soit, paraît apte à parler n’importe quelle langue; les différences de tendances résultant de l’hérédité ont des conséquences, souvent importantes, pour le développement ultérieur des langues, mais au début, elles sont si peu sensibles qu’on les aperçoit à peine. Un petit nègre, descendant de nègres du Soudan, parle correctement le français ou l’anglais s’il a commencé dès sa première enfance à pratiquer ces langues dans un milieu où on les parle correctement. Jamais en Europe des différences de « race » n’ont été un obstacle à l’unité parfaite de langue : presque toutes les populations d’Europe ont changé de langue une ou plusieurs fois; toutes se sont montrées capables d’apprendre les langues les unes des autres.
        Personne n’oserait, sans sourire, dire que les Français sont de « race » latine. Il n’y avait pas de « race latine » au moment où l’empire romain s’est étendu hors de l’Italie : la population de Rome était dès lors un mélange des peuples les plus divers. Et, en Gaule, il n’y a jamais eu que peu de colons venus d’Italie : la Gaule a accepté le latin comme langue de civilisation; mais elle ne s’est jamais peuplée de « Latins ». D’ailleurs, quand le latin y est devenu courant, la population était déjà très mêlée. Les Gaulois eux-mêmes y étaient des conquérants, venus à date peu ancienne, et peut-être pas en grand nombre. Plus tard, des Germains y sont venus, à l’époque des grandes invasions. Des races diverses s’y sont, succédé et s’y sont fondues depuis l’époque préhistorique. Donc rien n’est moins homogène, au point de vue purement ethnique, que la population française dont l’aspect même dénonce au premier abord l’origine composite.
        Parler d’une race « aryenne » est plus puéril encore.
        Les langues de l’Inde, dont le sanskrit védique offre la forme la plus ancienne, les langues de l’Iran, dont les plus vieux textes sont l’Avesta et les inscriptions des rois achéménides, l’arménien, le slave, le baltique (lituanien et lette), l’albanais, le grec, le latin, le celtique, le germanique sont, sous des aspects divers, la continuation d’une seule et même langue, qu’on est convenu d’appeler l’ « indo-européen com-
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mun ». C’est un fait linguistique, Quand et comment cette langue une s’est-elle brisée en dialectes et répandue sur l’Europe et une partie de l’Asie, on l’ignore. Quel peuple la parlait et avec quels autres peuples s’est-il mélangé lors de la séparation, on l’ignore tout autant. Il est seulement évident qu’un peuple n’aurait pu couvrir ainsi un continent entier et une grande partie d’un autre à lui seul; l’extension de l’indo-européen, telle qu’on l’observe à l’époque historique, suppose que les populations de langue indo-européenne ont, soit par leur force, soit surtout par leur sens de l’organisation sociale et par le prestige qui en est résulté, donné leur langue à des populations dont le parler était autre. Les peuples qui emploient des langues indo-européennes sont tous indo-européanisés, et non indo-européens,
        Appliqué à toutes les nations de langue indo-européenne, comme il l’a été souvent, le nom d’Aryen est usurpé. Les peuples dont le groupe indo-iranien des langues indo-européennes était la langue  se donnaient à eux-mêmes le nom d’Arya-, qu’on trouve dans leurs plus anciens textes. Le nom même de l’Iran est l’une des formes de ce mot : Aryānām (au pluriel), qui est devenu Erân, et qu’on prononce aujourd’hui Irân en persan. Il est juste d’appeler Aryen   un  Indou du Nord-Ouest de l’Inde ou un Persan ; mais appliquer ce nom à un individu de langue slave, germanique ou romane, c’est donner au mot une extension à laquelle on n’est autorisé par rien. Si l’on a étendu sans droit la valeur du nom d’Arya-, c’est simplement parce que le sanskrit, connu aune date relativement ancienne, sous une forme souvent archaïque, et bien décrit par des grammairiens indigènes, est précieux pour le linguiste  et a joué, dans la  constitution de  la grammaire comparée des langues indo-européennes un rôle dominant. L’emploi du mot aryen, qui a fait une si singulière fortune; mais qui est heureusement en régression, provient d’un fait linguistique mal interprété.
        Il n’y a en Europe presque pas une population, qui, au cours de l’histoire, n’ait changé de langue, et souvent plusieurs fois, là même où elle n’a pas eu conscience d’un changement.
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Le français normal, qui est maintenant la langue commune de tous les Français, est fondé sur le parisien, et, en ce sens, tous les Français parlent « parisien » ; mais en devenant langue commune, le parisien a perdu de ses caractères propres ; et, en ce sens aussi, le parisien est devenu du « français » ; ainsi les Français non parisiens n’ont plus le parler de leurs ancêtres ; et les Parisiens descendants d’une lignée de Parisiens, qui sont à Paris une minorité, ne parlent même plus vraiment le parisien. L’italien normal est fondé sur le toscan; mais il ne se prononce pas à la toscane ; la prononciation est plutôt romaine ; donc aujourd’hui ni les Toscans de lignée toscane ni les Romains de lignée romaine, ni, à plus forte raison, les autres Italiens ne continuent exactement, en parlant l’italien commun, le parler de leurs ascendants.
        La langue se transmet souvent de génération en génération ; mais les fils ont aussi bien souvent un parler autre que celui des pères.

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         CHAPITRE   VIII / LANGUE ET NATION

        Le lien entre la langue et la nation existe : dans un pays où, comme dans l’ancienne Autriche, il y avait plusieurs « nations », c’est par les langues que s’opposaient les nations, et, quand on voulait faire une statistique des nations de l’empire austro-hongrois, on n’avait d’autre ressource que de demander à chaque habitant quelle était sa langue usuelle. Ainsi en Autriche, on comptait pour Allemands ceux qui déclaraient avoir pour langue habituelle l’allemand, pour Tchèques ceux qui déclaraient avoir pour langue habituelle le tchèque, pour Slovènes ceux qui déclaraient avoir pour langue habituelle le slovène, et ainsi de chaque nationalité.
        On a reproché à ce procédé d’être tendancieux et de favoriser la langue dominante de l’État, en l’espèce, l’allemand, aux dépens des langues des autres nations de l’Empire. A tort : la langue qui importe au point de vue social est celle qu’emploient les sujets parlants. Demander aux gens quelle est leur langue maternelle aboutit à leur faire avouer une langue que, dans bien des cas, ils ont abandonnée. Si en France on faisait une statistique linguistique, il serait évidemment absurde de demander à un méridional devenu fonctionnaire ou employé si sa mère lui a parlé patois dans ses premières années : le patois a toutes chances d’être pour lui un parler mort qu’il retrouve à peine au fond de sa mémoire. La langue à déterminer par le statisticien est celle que le sujet reconnaît pour la sienne, – à condition bien entendu que sa déclaration soit libre.
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        Ce n’est pas que la nation s’exprime toujours par la langue, ni qu’un particularisme de langue suffise à donner une conscience nationale.
        En Irlande, où l’esprit national est poussé jusqu’à la passion, la plupart des nationalistes ont pour langue usuelle l’anglais. Par nationalisme, on travaille à y restaurer l’emploi de l’irlandais qui, il y a peu d’années encore, était en voie de disparition rapide. Mais il faut du temps pour remettre en usage une langue qui s’en va. Et, actuellement, c’est eu anglais que s’expriment bien souvent les sinn-feiners irlandais. Le nom du parti est irlandais ; sa langue est encore généralement l’anglais.
        En France, les parlers méridionaux sont inintelligibles à un Français du Nord ; le provençal diffère du français à peu près autant que l’espagnol de l’italien. Néanmoins un Provençal ou un Gascon n’a pas le sentiment d’appartenir à une autre nation qu’un Français du Nord. Un Breton parle une langue d’autre famille que le français ; mais il se sent de nation française. Bien que séparés politiquement de la France depuis 1871, beaucoup d’Alsaciens, qui employaient familièrement un parler alémanique, se sentaient Français dès avant le retour du pays à la France.
        En revanche, un Suisse ou un Belge de langue française ne se sent pas de nation française. Le fait d’appartenir à un Etat différent, d’avoir des traditions historiques différentes, certains usages différents suffit, malgré l’identité de langue, et en partie au moins, de culture, à écarter le sentiment d’être d’une même nation.
        La nation est en effet chose vague, dont le sens et les caractères diffèrent suivant les circonstances. Elle prend une netteté en Orient où se trouvent juxtaposées des nations distinguées à la fois par la langue, parles usages et par la religion. Dans l’ancienne Turquie, à côté des Turcs ottomans, musulmans, de langue turque, on trouvait des Grecs, chrétiens de rite orthodoxe, parlant grec et vivant de manière tout autre – des Arméniens, chrétiens de rite grégorien, donc ayant une Église proprement arménienne, de langue arménienne et
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vivant aussi à leur manière – des juifs, de religion juive, parlant un dialecte espagnol et pratiquant des usages qui leur sont strictement propres – des Arabes, musulmans comme les Turcs, mais parlant arabe et ayant une manière de vivre autre que celle des Turcs – bien d’autres nations encore, moins nettes sans doute, mais encore distinctes.
        Ces nations vivaient côte à côte, sans se mélanger, sans contracter mariage les unes avec les autres, pour autant du moins qu’elles appartenaient à des confessions différentes; elles avaient chacune leurs écoles, leurs institutions. Quand la révolution jeune-turque a mis en évidence le nationalisme turc qui s’était organisé sous le régime hamidien, la structure de l’empire ottoman s’en est trouvée bouleversée. De l’exaspération du sentiment national turc sont venus les massacres d’Arméniens, sous Abd-ul-Hamid, puis sous le régime jeune-turc et, avec un esprit de système nouveau, durant la guerre. Et, à la suite de la guerre, la Turquie a réussi à imposer de cruels échanges de population qui ont chassé les Grecs de l’Asie-Mineure et les Turcs du domaine grec.
        La langue est l’un des caractères de ces nations distinctes que renfermait l’empire ottoman, et qui coexistaient dans les mêmes provinces, dans les mêmes villes. Mais ce n’est pas le seul, et il peut manquer. Il y avait en Asie Mineure, séparés du gros de la nation grecque et de la nation arménienne, dans des régions où ils sont isolés, des Grecs et des Arméniens qui avaient abandonné l’usage du grec ou de l’arménien, et qui, tout en parlant turc, se sentaient encore grecs ou arméniens. Une nation n’est pas liée à tel ou tel soutien matériel, et pas même à la langue. Appartenir à une nation est affaire de sentiment et de volonté.
        Mais il demeure que la langue est le premier, le plus clair et le plus efficace des caractères par lesquels se distingue une nation. La où s’effacent les différences de langues, les différences nationales tendent à s’effacer aussi; et là où manque un sentiment national, les différences de langues tendent à disparaître. En France, où les provinces méridionales et la Bretagne n’ont aucun sentiment national propre, le français est
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partout la langue des villes, la langue de l’école, la seule langue de culture ; bien qu’il ait eu en Mistral un grand poète, le provençal est accessoire pour les gens cultivés qui l’emploient, et la pensée abstraite des Français du midi est de langue française comme celle des Français du Nord. L’absence de sentiment national détermine un affaiblissement progressif du provençal et du breton, qui ne sont plus en usage constant que dans les campagnes, et qui se vident de force propre, qui s’emplissent de mots français plus ou moins adaptés et de tours français, qui deviennent, en un mot, de faibles reflets du français.
        Beaucoup d’Alsaciens incorporés malgré eux à l’empire allemand entretenaient pieusement la connaissance et la culture de la langue française, marquant par là qu’ils étaient Allemands malgré eux.
        Les juifs de l’Europe orientale, qui ont le sentiment de former une nation particulière, n’ont pas seulement conservé leur parler germanique, le yiddisch, qui les distingue de leurs voisins ; ils ont développé l’emploi d’une langue morte, l’hébreu, qui a toujours été leur langue religieuse, et il y a maintenant une littérature moderne en hébreu ; les juifs ont appris à parler cet hébreu, comme les savants du moyen âge parlaient le latin. Et l’hébreu ainsi rénové est entré dans l’usage parlé ; il est la langue des sionistes de Palestine.
        D’autre part, là même où n’existe pas cette volonté de former une unité particulière qui est le fondement d’une nation, la communauté de langue suffit à déterminer une communauté de culture et une communauté de sentiments. La Suisse, qui a pour langues officielles les langues de trois grands pays voisins, l’Allemagne, la France et l’Italie, en fournit un bel exemple.
        Les Suisses se sentent citoyens d’un même État qui a son unité et qui est pourvu d’institutions originales ; ils veulent être suisses ; même leur fédéralisme évolue vers une centralisation croissante. Néanmoins, le fait qu’ils parlent des langues distinctes les oriente de façons différentes ; la plupart de ceux qui  emploient des parlers allemands sont attirés vers la
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        Pour voir d’une manière juste le lien entre la langue et la nation, il faut donc tenir compte de bien des nuances.
        Mais il n’y a guère de nation qui ne vise à posséder une langue en propre, et une langue ne subsiste que misérablement là où elle n’est pas soutenue par un sentiment national.

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        CHAPITRE  IX / LANGUE ET CIVILISATION

        L’unité de langue provient de l’unité de culture, et le maintien d’une langue une s’explique par le maintien de l’unité de culture.
        Alors que l’unité de l’empire romain a déterminé l’extension du latin dans la partie occidentale de l’empire, le latin n’a guère entamé le domaine du grec : seules, l’Italie méridionale et la Sicile, où le grec n’avait du reste pas dépassé la frange maritime du pays, ont abandonné lentement le grec, et sont aujourd’hui de langue romane ; peut-être même des villages de langue grecque de l’Italie méridionale ont-ils conservé la tradition du grec ancien. C’est que la civilisation grecque, qui avait servi de modèle à la civilisation romaine, avait conservé son prestige, malgré la perte de l’indépendance politique. Les gens qui parlaient grec auraient cru déchoir en employant la langue d’un peuple de civilisation inférieure et qui leur devait sa civilisation.
        Les juifs qui sont allés de l’Ouest à l’Est de l’Europe n’ont pour la plupart pas abandonné l’allemand ou l’espagnol pour adopter les langues des pays où ils s’établissaient et dont la culture était moindre que la leur. Différents par la race, par la religion, par les usages, par le parler, ils ont formé une nation séparée au milieu des nations sur le territoire desquelles ils se sont installés. De là est résultée une question juive.
        Une culture propre ainsi constituée peut durer alors même que les conditions qui l’ont fait créer ont disparu. En émigrant
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de Lituanie, de Russie, de Pologne, de Galicie, de Roumanie en Amérique, les juifs qui en foule sont allés en Amérique y ont transporté leur langue, et aujourd’hui, dans New-York, qui est devenu le centre juif le plus important du monde, il y a de grands groupes où l’on parle yiddisch. Sans doute il arrivera là ce qui est arrivé partout où une langue se trouve transportée dans un milieu de civilisation plus élevée : à la longue, le yiddisch ne peut manquer de s’éliminer au profit de la langue dominante du pays, l’anglais. La persistance du yiddisch en Amérique, l’existence à New-York d’une littérature en yiddisch ne sont que des survivances, dont la fin ne peut d’ailleurs être prévue.
        Il y a eu dans le Midi de la France, au xiiie siècle, une civilisation brillante, dont le provençal était la langue usuelle. Elle a peu duré. Durant le temps assez court où elle a pu se développer, elle a eu une poésie lyrique originale, mais assez peu variée ; elle n’a pas créé une prose. La langue savante était alors le latin ; le provençal a été une langue poétique, non une langue de civilisation complète. Quand une prose savante s’est constituée dans la France du Nord, la civilisation propre du Midi était brisée. Jusqu’au xixe siècle, la tradition n’a pas été reprise. Les parlers du Midi n’ont servi durant de longs siècles qu’à l’usage courant et familier ; ils n’ont pas été employés à exprimer des idées générales ; ils n’ont pas été des instruments de civilisation. Et quand, au xixe siècle, on s’est remis à écrire certains parlers du Midi, les seuls, ouvrages notables ont encore été des ouvrages poétiques. La presse est de langue française à Toulouse, à Montpellier, à Marseille. Quand, pour répondre à cette objection, Mistral ne trouvait à citer que les almanachs provençaux, il confirmait en réalité l’absence d’une prose provençale servant à exprimer des idées.
        De même, si le breton armoricain n’est qu’une langue accessoire, employée seulement par des populations rurales, c’est qu’il n’a jamais servi d’expression à aucune civilisation. A aucun moment, la Bretagne n’a eu une civilisation propre, indépendante, si peu que ce soit, de la civilisation française.
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        Tous les efforts qu’on peut faire pour donner au breton une existence littéraire se heurtent au fait qu’il ne représente la tradition d’aucune civilisation particulière.
        Une langue ne vaut que si elle est l’organe d’une civilisation originale. Cette civilisation n’a pas besoin d’être étendue; il suffit qu’elle ait une personnalité. En revanche il est malaisé de détruire une langue originale de civilisation une fois constituée.
        Sans doute, plusieurs, et de grandes, ont disparu. Le babylonien, qui a été la principale langue de civilisation de l’Asie, du golfe Persique à l’Arménie et jusqu’à la Méditerranée, est sorti de l’usage, et le secret même de l’alphabet à l’aide duquel on l’écrivait s’est perdu ; c’a été un triomphe de la philologie au xix" siècle que de le retrouver. L’égyptien, qui a été durant quatre mille ans l’organe d’une forte civilisation, est de même sorti de l’usage, et c’a été un autre triomphe delà philologie que d’arriver à le lire au xixe siècle. Mais pour ces disparitions il a fallu de grands changements historiques, et le remplacement total des civilisations auxquelles servaient ces langues par des civilisations nouvelles, plus élevées, la civilisation grecque, la civilisation arabe. L’égyptien s’employait encore plusieurs siècles après la conquête arabe ; la forme qu’il avait prise avec le temps, forme connue sous le nom de copte, a encore servi à une littérature chrétienne.
        Même dans les conditions les plus difficiles, une langue de civilisation une fois constituée, pourvue d’une littérature propre et de tous les moyens d’expression nécessaires, persiste obstinément. On en a un exemple éloquent dans l’arménien. Il a été créé, au ve siècle ap. J.-C. d’après la tradition, un peu plus tard peut-être, une langue littéraire arménienne, avec un alphabet particulier, pour les besoins de l’Eglise arménienne ; toute une littérature, historique, poétique, exégétique, savante a été écrite dans cette langue ; la littérature arménienne a eu une renaissance brillante au ixe siècle. Et depuis, malgré les persécutions, malgré les ruines, malgré les massacres, l’arménien a vécu. Au xixe siècle, la nation arménienne  s’est donné  deux  langues littéraires nouvelles
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fondées sur les parlers actuels, l’une à l’Est, en territoire russe, l’autre à l’Ouest, en territoire turc. Grâce au fait que ces deux langues se sont fixées sous l’influence de la vieille langue classique, elles sont assez proches l’une de l’autre pour que ceux qui lisent couramment l’une n’aient guère de difficulté à comprendre l’autre. Et dès que quelques Arméniens sont réunis dans une ville où ils ont émigré, ils établissent une imprimerie et fondent un journal imprimé dans leur langue. Tant est grande la vitalité d’une langue de civilisation.
        Dans l’Algérie, administrée par les Français, l’arabe, qui a le prestige d’être une grande langue de civilisation, fait actuellement reculer le berbère, langue des anciens habitants du pays, qui ne s’écrit pas et qui n’a pas de littérature. Le progrès de la civilisation suffit à donner force à l’arabe, bien qu’il ne soit pas la langue de la population dominante. Nulle part la population arabe ne montre de disposition à abandonner sa langue ni au profit du turc dans l’ancien empire ottoman, ni au profit du français ou de l’anglais en Tunisie ou en Egypte. La force de résistance et même d’expansion de l’arabe est, aujourd’hui encore, grande.
        Il n’y a pas lieu de croire que, à l’époque préhistorique où elles avaient une langue commune, les populations de langue indo-européenne aient eu un « gouvernement » commun. L’ancienne unité linguistique indo-européenne reposait sur une unité de « civilisation », non sur une unité politique.

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                   CHAPITRE   X / LE RENOUVELLEMENT DES LANGUES

        Les langues de civilisation de l’Europe actuelle sont très différentes les unes des autres.
        Cinq, l’italien, l’espagnol, le portugais, le français et le roumain, sont romanes; et l’on ne peut négliger le catalan. Cinq, l’allemand, le flamand-néerlandais, l’anglais, le suédois et le dano-norvégien, sont germaniques. Cinq, le tchèque, le polonais, le serbo-croate, le bulgare et le russe, sont slaves ; et il y faut joindre le slovène. On publie, on prêche en gallois. Le grec, quoique déchu, se maintient, en partie grâce à la grandeur de son passé. On travaille à restaurer ou à constituer l’irlandais, l’islandais, le lituanien, le lette, l’albanais même en langues modernes de civilisation. L’arménien garde sa place. II y a ainsi en Europe plus de vingt langues indoeuropéennes qui jouent ou auxquelles on cherche à faire jouer le rôle de langues de civilisation. Il y faut ajouter trois langues littéraires finno-ougriennes : le magyar, le finnois et l’este, et, à Constantinople, le turc.
        Toutes ces langues sont, dans leur état actuel, irréductibles les unes aux autres. Même celles qui ont divergé depuis le moins de temps et qui se sont développées dans les conditions les plus semblables sont devenues distinctes : le portugais est une tout autre langue que l’espagnol, le tchèque diffère beaucoup du polonais. C’est qu’une langue qui se cristallise sous une forme propre s’oppose à toutes les autres ; il s’y établit une tradition particulière.
        Si un Romain de l’époque de Plaute, de Cicéron ou même
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de saint Augustin pouvait entendre un Portugais, un Français ou un Roumain, il serait bien surpris d’apprendre que c’est sa langue qu’on lui parle, et que ceux qui l’ont transmise ont eu constamment le sentiment et la volonté de la continuer purement et simplement. Si l’un de ceux qui parlaient l’ « indo-européen » avait occasion d’observer un Anglais, un Albanais ou un Persan, il aurait assurément plus que de la stupeur quand on lui dirait que tous ces gens parlent sa propre langue, et que la tradition n’en a jamais été interrompue.
        Cette stupeur serait justifiée. Malgré la continuité de la tradition, la langue s’est renouvelée dans tous ces cas. Elle est devenue dans chacun quelque chose d’essentiellement différent, suivant les conditions diverses du développement.
        Ces différences profondes tiennent en partie à ce que les mêmes éléments conservés ont pris suivant les circonstances des aspects différents, en partie à ce que des éléments nouveaux se sont introduits au cours de chaque développement.
        Le français est une continuation du latin. Mais ce latin n’est pas celui que parlaient les descendants d’anciens Latins ; c’est celui qui a été adopté par des gens parlant une langue différente, sans doute le gaulois pour la plupart. On ignore en vérité si des langues parlées en Gaule antérieurement à la conquête gauloise ne s’étaient pas maintenues à côté du gaulois jusqu’à la conquête romaine, si, par suite, certains sujets ne sont pas passés d’une langue autre que le gaulois au latin ; le cas du basque, qui s’est seul conservé jusqu’à présent, peut n’avoir pas été unique. Quelque langue qu’ils aient employée avant de parler latin, les habitants de la Gaule n’ont pu manquer de transporter dans le latin qu’ils parlaient quelque chose de leurs habitudes antérieures.
        On n’a qu’à comparer ce qui se passe actuellement en France: beaucoup de Français du Midi, qui ne connaissent pas les parlers méridionaux et qui n’ont pas d’autre langue que le français du Nord, n’en parlent pas moins le français avec toutes sortes de particularités ; ils ne placent pas les e muets comme les Français du Nord, ils emploient autrement les a, les о et les é ouverts et fermés, ils se servent de l mouillé
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que les Français du Nord remplacent par y et de r dental au lieu de r uvulaire ; ils conservent l’usage des prétérits simples tels que je fis que le français du Nord a abandonnés; ils emploient des mots qui ne sont pas connus à Paris. Quand les Français du Midi écrivent, on ne les distingue guère de ceux du Nord; dès qu’ils ouvrent la bouche, on les reconnaît.
        Il a dû se passer, en une plus ou moins large mesure, quelque chose d’analogue dans l’Empire romain. Les habitants de chaque province, qui ont abandonné des langues diverses au profit du latin, ont parlé le latin chacun avec leurs habitudes linguistiques particulières et, ce qui importe peut-être plus encore, avec les tendances qu’ils tenaient de leur hérédité linguistique non latine. Les différences qui en sont résultées se manifestent à peine dans les textes écrits qu’on possède du temps de l’Empire romain. Mais dès que, avec la baisse de la civilisation et avec la diminution de l’influence de l’école et de la langue écrite qui en a été la conséquence, chaque partie de l’Empire a été livrée à ses tendances propres, les effets des habitudes linguistiques diverses qui existaient suivant les provinces se sont fait sentir, et il y a eu vite autant de formes du latin qu’il y avait de provinces. Dès le iiie siècle ap. J.-C, Rome cesse de jouer, pour la langue comme pour la politique, un rôle dominant dans l’Empire. A partir du haut moyen âge, presque chaque localité a eu son développement linguistique propre.
        Là où le « substrat » ancien est le même, on observe des développements, sinon identiques, du moins semblables. Ainsi les parlers du Nord de l’Italie, employés dans les régions où l’on a parlé gaulois comme en Gaule, présentent avec les parlers gallo-romans un bon nombre de particularités communes. Par exemple, l’ancien и long du latin (prononcé comme français ou) a passé à ü (и français), dans la plupart des parlers du Nord de l’Italie comme en français ; le mot latin crūdum, que l’Italien du centre garde sous la forme crudo (avec и prononcé ou) est crü (avec и français) dans des parlers de l’Italie du Nord comme en français, et il ne s’agit pas là d’une influence du français, mais d’un développement autonome de ces par-
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lers, qui ont à beaucoup d’égards un aspect particulier, nullement français.
        Les différences de ce que l’on a nommé le « substrat » linguistique sont de grande conséquence pour l’évolution des langues. Les aspects divers qu’a pris l’indo-européen commun s’expliquent sans doute en notable partie, au moins pour les débuts et pour l’orientation de chaque grand type de changements, par des différences  de « substrat ».
        Les langues « aryennes » de l’Inde (le nom de « aryen » est légitime dans l’Inde, on l’a vu p. 74) présentent en commun avec des langues indigènes, les langues dravidiennes encore parlées dans le Sud de la presqu’île, un type de consonnes dentales qui ne se retrouvent pas en perse, ni d’ailleurs dans la plupart des autres langues indo-européennes ; et ce type de dentales – qui est à peu près celui des dentales anglaises – y apparaît comme une nouveauté due à ce que l’indo-européen a été adopté dans l’Inde par une population indigène chez laquelle ce type de dentales était courant. Ce type de dentales se trouve aussi dans le parler iranien le plus voisin de l’Inde, l’afghan.
        Le système des consonnes arméniennes ne se distingue presque pas de celui des consonnes du groupe caucasique du Sud dont le géorgien est le principal réprésentant, mais il diffère tout à fait de celui qu’on est amené à supposer pour l’indo-européen commun.
        Il est presque toujours malaisé, le plus souvent impossible, de déterminer précisément en quoi a consisté l’influence du « substrat». Mais dans les singularités d’aspect que présente chacune des langues indo-européennes, le « substrat » a eu un rôle décisif.
Dès lors, on voit combien il est faux de dire simplement que le français, l’espagnol, le roumain sont du latin transformé de manières diverses. Il y a eu deux facteurs : la norme idéale du latin, qui a été la même dans tout l’Empire romain, et le « substrat », qui variait d’une province à l’autre, parfois peut-être d’une localité à l’autre. Il n’est pas moins faux de dire tout simplement que le grec, le latin, le celtique, le germa-
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nique, le slave, etc. sont de l’indo-européen transformé de manières diverses. Ce n’est pas un hasard que l’indo-européen ait pris des formes si différentes. Ce n’est pas un hasard que le p ait cessé de se prononcer en celtique, que l’irlandais par exemple dise athir, là où le sanskrit dit pitā, le grec patēr, le latin pater, etc. Ce n’test pas un hasard que toutes les consonnes du type des occlusives aient en germanique une prononciation différente de celle des consonnes correspondantes des mêmes mots dans les autres langues, que le gotique par exemple dise fadar (avec d prononcé comme le th anglais entre deux voyelles), là où le grec a patēr, le latin pater, etc. Ce sont sans doute des différences de « substrat » qui ont déterminé les divergences initiales et les divergences de développement d’où sont résultés des états actuels entièrement distincts.
        La langue commune est ce qui se voit au premier coup d’œil, et ce qui se laisse reconnaître avec certitude là même où les choses ne sont pas immédiatement évidentes. Le « substrat », au contraire, est un élément indéterminable, dont rien ne permet de mesurer l’importance en chaque cas. Mais le développement est conditionné par la rencontre de ces deux éléments. La théorie des familles de langues, qui ne tient compte que de l’un des deux, parce que c’est le seul saisissable, donne une impression inexacte. Il n’est pas moins nécessaire d’expliquer les divergences que de constater les concordances entre les langues d’une même « famille ». L’originalité de chaque langue est un fait, tout comme la communauté d’origine, et, dans toute la mesure où des tendances nouvelles ont amené la transformation du type ancien, il faut considérer la langue nouvelle comme étant un produit à la fois de la langue commune qu’elle continue et du « substrat » particulier d’où viennent les tendances au changement.
        D’ailleurs le « substrat » peut n’être pas unique, et il peut n’être pas simple.
        Le « substrat » peut n’être pas unique. Soit, par exemple, le groupe germanique ; il repose sur une langue commune ayant existé dans les siècles qui ont immédiatement précédé
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l’ère chrétienne ; entre l’époque indo-européenne et l’époque de la langue commune, la langue que continue le germanique ne peut manquer d’avoir eu une histoire compliquée. Quelques-unes des nouveautés que présente le germanique sont sans doute très anciennes; elles proviendraient de l’extension de l’indo-européen à des populations nouvelles faite à un moment où les parlers indo-européens ont commencé de se différencier les   uns  des  autres.   D’autres   nouveautés   du   germanique doivent provenir de l’extension de la langue nouvelle ainsi constituée, – qui avait sans doute encore un aspect assez indo-européen, à peu près comme le sanskrit des hymnes védiques ou comme le grec homérique, – à des populations ayant une autre langue, donc d’un autre « substrat ». II s’agit là de faits préhistoriques sur lesquels il n’y a pas de témoignage positif; on ne saurait donc rien affirmer, rien préciser. Mais, même еn admettant qu’il n’y ait pas eu successivement pour le germanique deux – ou plusieurs – « substrats » étrangers, il a pu et dû y en avoir plusieurs pour d’autres groupes.  C’est ainsi  que  le latin  est de l’indo-européen accepté   par des Italiens de toutes sortes  et que le gallo-roman est du latin accepté par des habitants de la Gaule, qui avaient, antérieurement, accepté le gaulois.
        Le « substrat » peut être complexe. Les populations d’une même région qui acceptent une langue nouvelle ont souvent été de langues diverses. Ainsi, en Italie, le latin s’est substitué à une quantité de langues différentes, qui étaient en partie mêlées les unes aux autres, comme le grec et l’osque l’étaient en Campanie. Mais surtout, les langues communes s’établissent en général dans des groupes dominants qui attirent des immigrants ; déjà dans l’antiquité, et, de la façon la plus claire, dans les temps modernes, c’est dans les grandes villes que se constituent les langues communes : le français est, en somme, la langue de Paris. Mais, de tout temps, Paris, qui est un nœud de routes terrestres et fluviales, a eu, à côté de sa population locale et de celle qui lui vient de la campagne voisine – où, du reste, le parler diffère sensiblement, et depuis longtemps, du parler parisien – des hôtes de toutes sortes,
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provinciaux et étrangers, dont beaucoup s’y sont fixés; or, ces provinciaux et ces étrangers avaient des parlers variés ; ils ont apporté chacun leurs tendances propres, et les tendances actuelles des Parisiens résultent de toutes ces tendances qu’il est impossible d’observer, de décrire, de mesurer; par suite, même si l’on savait faire lé départ de ce qui est dû à l’action d’un « substrat » défini dans un cas simple, personne ne saurait prévoir la direction que prendra le parisien, bien moins encore, déterminer la part de chacune des influences infiniment diverses qui s’y exercent. Il en a été de même à Rome, où s’est élaboré le latin impérial qui est devenu avec le temps les diverses langues romanes ; de même aussi à Athènes et dans les grandes villes de l’époque hellénistique où, du ive siècle av. J.-C. à la fin de l’Empire, s’est élaboré le nouveau grec commun sur lequel reposent les parlers grecs actuels.
        L’influence du parler varie du reste avec le temps. Rome était un modèle au ier siècle de l’ère chrétienne. Au ive siècle, les centres provinciaux se sentaient égaux en culture à la métropole.
        Mais de ce que les influences qui déterminent le cours nouveau pris par la langue sont trop complexes pour se laisser analyser, il ne résulte pas qu’elles ne soient pas. Le linguiste constate le point de départ et les changements survenus entre les deux dates entre lesquelles il est obligé d’enfermer toute étude du développement de la langue (car il n’y a pas d’histoire sans chronologie). Les tendances d’où procèdent les changements lui échappent pour la plupart ; mais, puisqu’il y a eu changement, et souvent changement profond, il est clair que, au moins dans les cas où il y a eu changement de type phonique ou morphologique, certaines forces, et des forces nécessairement puissantes, ont déterminé le changement.
        Du reste, il ne faudrait pas vouloir tout expliquer par l’action des « substrats ». Des conditions de nature proprement linguistique jouent un grand rôle: en matière de langue plus encore que pour la plupart des autres faits sociaux, un chan-
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gement, même peu important en lui-même, peut avoir des conséquences graves, et un petit fait peut suffire à déterminer une orientation nouvelle. En voici un exemple frappant :
        Il y avait en latin ancien beaucoup de mots terminés par -s.
En particulier, -s servait dans la plupart des noms masculins
à caractériser le cas sujet (nominatif) au singulier et le complément direct (accusatif) au pluriel. On disait focus au cas
sujet du singulier, focos au cas régime (accusatif) du pluriel
tandis que le cas régime du singulier était focum et le cas
sujet du pluriel foci. Le vieux français, qui a conservé la con
sonne -s à la fin des mots, a tiré de ce fait une opposition du cas sujet et du cas régime :

                                    singulier                                               pluriel

                                          ___                                                     ___

         cas sujet            feus                                                     feu

         cas régime         feu                                                       feus

        Puis, à partir du xiii-xive siècle, il a réservé au singulier la forme feu, au pluriel la forme feus, qu’on écrit bizarrement par feux, et où d’ailleurs -s a cessé de se prononcer, comme la plupart des consonnes finales en français. Le reste de déclinaison que représentait la distinction du cas sujet et du cas régime a ainsi disparu, et le français s’est retrouvé conforme au type général des autres langues romanes.
        Dans le cas où les mots sont groupés dans la phrase, -s a subsisté en devenant sonore entre voyelles, et le français a été amené à distinguer l’enfant où il n’y a pas de z avant enfant et lé-z-enfants, où il y a un z devant enfant. De là est sortie, en français moderne, une tendance à caractériser le pluriel par un -z- préfixé aux mots commençant par voyelle ; d’après lé-z-yeux, on a été amené à dire populairement quat-z-yeux, z-yeuter, etc., et l’on peut entendre l’appel z-enfants, au lieu de enfants ! Il se crée ainsi un procédé grammatical nouveau, dû à l’accident que -s final s’est maintenu au début de l’histoire du français.
        En Italie, -s final n’a pas subsisté ; et ce n’est pas un hasard; un bon nombre de faits établissent que, dans le latin d’époque
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républicaine, -s à la fin des mots se prononçait très peu ou disparaissait tout à fait. Quand le latin a été transporté en Gaule par des maîtres d’école qui mettaient en évidence les formes grammaticales, quand il s’est prononcé sous l’influence de l’écriture, et quand il a été parlé par des Gaulois qui employaient souvent -s à la fin des mots dans leur langue, là consonne finale -s s’est consolidée, et elle n’a disparu dans-la prononciation qu’après le moyen âge, quand le français a, d’une manière générale, éliminé les consonnes finales à la fin des mots. En Italie, au contraire, l’ancien état de la langue a persisté ; de bonne heure, on a tout à fait cessé de prononcer -s final ; le résultat a été que focus et focum se sont confondus au singulier (car -m final était aussi faible), et l’italien n’a jamais connu qu’un singulier fuoco pour le sujet et pour le régime. Au pluriel, l’italien n’a jamais eu -s final ; donc il n’a pu se créer une caractéristique telle que z- préfixé à une voyelle pour marquer le pluriel.
        Un accident phonétique a suffi à déterminer une différence très grave entre les tendances du français et celles de l’italien. Or, le cas cité n’est qu’un exemple entre une infinité. Chaque changement de détail crée, pour le développement ultérieur de la langue, des conditions nouvelles.
        Même si le « substrat » est identique, une langue parlée en deux régions séparées et entre lesquelles les relations sont rompues ou relâchées se segmente donc avec le temps en deux langues qui peu à peu prennent des aspects distincts. Car il suffit, pour déterminer des possibilités divergentes, qu’un même état de choses instable dans la langue commune aboutisse à deux résultats distincts dans le détail. C’est la part de hasard qu’il y a dans le développement linguistique comme dans tous les faits historiques, et elle est immense. Ce sont en grande partie de menus incidents linguistiques qui font que les  parlers  français  se sont  si  fort  éloignés  les uns des autres.
        En effet, là même où plusieurs parlers présentent en commun la même innovation, si, à d’autres égards, les innovations ne concordent pas, ces parlers divergent définitivement. Par
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exemple, les parlers italiens du Nord s’accordent avec le français pour altérer en une sorte de k mouillé le с du groupe de consonnes latin ct; mais il résulte de là que le latin factum devient fait en français (le k mouillé ayant passé à i), fac’ en lombard; les deux mots ne se ressemblent plus, malgré la communauté initiale du développement. Le maintien de la voyelle finale de factu(m) en génois fait que, malgré la quasi-identité du traitement de -ct-, le mot français et le mot génois sont bien distincts : fait, maintenant prononcé (le -t ne se prononce pas dans le participe, et ce n’est que d’une manière artificielle que certains Français le font sonner comme dans le substantif fait) est bien loin de fajtu du génois. Le maintien de la diphtongue ei (notée ej) et de la consonne finale suffit à faire que le piémontais fejt ne ressemble pas plus au français fait qu’à l’italien fatto, bien que, au début, l’altération du groupé de consonnes -ct- ait été commune au français et au piémontais, mais étrangère à l’italien.
        Dans un groupe de parlers où l’imitation d’un parler dominant tend constamment à rétablir l’unité, les effets des accidents de ce genre sont généralement éliminés. Mais, dès qu’ils sont séparés et ne subissent plus une même influence, des parlers très semblables entre eux au début se mettent à diverger par suite des conséquences multiples qu’entraînent des changements d’abord assez menus.
        Donc, sans que des différences de « substrat » aient à intervenir, la seule interruption des relations suffit à briser peu à peu l’unité d’une langue.
        Si l’interruption des relations s’ajoute à une différence de « substrat », les changements peuvent être rapides et profonds.
        L’anglais en offre un exemple illustre. La langue que les conquérants angles et saxons ont apportée en Angleterre était un dialecte germanique ; or, le germanique est l’un des groupes indo-européens où le « substrat » (ou plutôt la série des « substrats ») a introduit les innovations les plus graves. Le germanique commun n’était pas arrivé à un état d’équilibre. Les consonnes avaient pris un type nouveau, sujet à toutes
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sortes d’altérations. Un accent d’intensité violent s’était fixé sur la première syllabe des mots et changeait l’aspect de la langue. Les voyelles subissaient des variations étendues sous, l’influence des consonnes et des voyelles voisines. La grammaire de type antique ne s’harmonisait plus avec la prononciation nouvelle. Aussi, dès le début de l’époque historique, les dialectes germaniques sont-ils tous en voie de transformation rapide. Et la transformation est d’autant plus profonde que, à ce moment, les populations germaniques se déplacent, qu’il se produit des mélanges de populations, des changements dans les conditions de vie et qu’une culture latine tend à remplacer la culture nationale. C’est une langue dénuée de stabilité qu’apportaient les conquérants angles et saxons de l’Angleterre.
        Les habitants du pays parlaient alors depuis quelques siècles une langue « brittonique », et sans doute ils n’étaient pas non plus arrivés à un état linguistique stable; car, de même que les langues germaniques, les langues celtiques se transforment rapidement et d’une manière profonde depuis l’époque du celtique commun. Les dialectes celtiques qui ont subsisté en Angleterre, le gallois et le comique, sont parvenus dès le moyen âge à un stade avancé de développement. En adoptant le parler germanique des conquérants, la population de langue celtique de la Grande-Bretagne en a donc accru l’instabilité.
        Le vieil anglais est, par rapport au germanique occidental commun dont il est l’un des représentants, et plus encore par rapport au germanique commun, fortement modifié. Et il n’offre pas seulement des traits nouveaux. Il est dominé, surtout en ce qui concerne les voyelles, par des tendances propres ; ce n’est pas seulement par les changements réalisés que le vieil anglais est, parmi les langues germaniques, une langue singulière ; il l’était par les tendances intimes qui devaient déterminer des changements ultérieurs.
        S’il y avait eu des forces d’arrêt, la langue se serait peut-être stabilisée.
        Chez un peuple très cultivé, la langue écrite a une action
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conservatrice, au moins à certains égards. Mais la littérature avait au xe siècle d’autant moins d’action que la langue savante était le latin ; la littérature profane n’était que poétique ; la littérature religieuse en langue vulgaire était accessoire.
        Une langue commune employée sur un territoire étendu par une population dont les membres entretiennent entre eux des relations fréquentes est fixée par là-même ; il est difficile en effet de faire subir au langage des modifications identiques sur tout le domaine. Mais, au xe siècle, il y avait des parlers
angles et saxons en Angleterre; il n’y avait pas un anglais.
Le xe siècle est l’époque de l’émiettement féodal, et, par suite, de l’émiettement linguistique.    
        Un événement historique a encore accru l’instabilité : l’Angleterre a été dominée, depuis 1066, par les Franco-Normands de Guillaume le Conquérant, et la langue de la classe dominante est devenue le français. Le fond de la population n’a pas changé de langue pour cela ; mais son parler n’a plus eu, pendant trois siècles, que la valeur d’une langue vulgaire, purement locale. L’anglais n’a plus servi à des relations générales ; il n’a plus été employé par une aristocratie répandue dans tout le pays qui a besoin d’une langue commune. Toutes les tendances au changement ont eu libre carrière. Quand l’aristocratie, trop isolée, a fini par adopter la langue du pays et que l’anglais est redevenu commun à tout le monde, les innovations résultant des tendances anciennes  étaient réalisées. L’anglais était parvenu ainsi à une stabilité; mais il ne ressemblait plus au germanique commun, moins encore à l’indo-européen. C’était un idiome nouveau, d’un type nouveau.
        A la prononciation du germanique commun, déjà bien différente de la prononciation indo-européenne, s’était substitué un système phonique original. A la grammaire du germanique commun, déjà simplifiée par rapport à l’extraordinaire complication des formes grammaticales indo-européennes, s’était substituée une grammaire où la flexion ne jouait presque plus de rôle.
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        L’anglais continue le germanique commun, tout comme le germanique commun continuait l’indo-européen. Mais le système phonique de l’anglais n’a guère plus de traits en commun avec le système phonique de l’indo-européen qu’avec celui de n’importe quelle autre langue du monde, de quelque famille que ce soit. Quant au système grammatical de l’anglais, il ressemble plus à celui du chinois ou d’une langue soudanaise qu’à celui de l’indo-européen : bien qu’il y traîne quelques vieilleries dans le verbe, c’est le plus simplifié, le plus moderne qu’il y ait dans tout le groupe indo-européen ; sans rien devoir au roman, il est assez pareil au type roman; toutefois il est plus éloigné encore de l’ancien type indoeuropéen que ne l’est le roman.
        Du système phonique et du système grammatical indo-européen, l’anglais n’a donc rien conservé. Il est une langue indo-européenne au sens historique du mot ; il ne l’est plus au sens actuel. Seules, quelques anomalies, comme l’opposition de la forme du sujet et de celle du complément dans les pronoms de première personne, laissent entrevoir actuellement que l’anglais est de l’indo-européen transformé : I (sujet) « je, moi », me (complément) « me, moi », we (sujet) « nous », us (complément) « nous » rappellent d’assez près les faits indo-européens que continue le sanskrit par exemple avec aham « moi » (sujet), mām « me, moi » (complément), vayam « nous » (sujet), asmān « nous » (complément). Mais les survivances de ce genre sont peu nombreuses et ne tiennent pas de place dans le système général de la langue.
        Par suite les forces qui ont déterminé les changements sont pour beaucoup plus dans l’anglais d’aujourd’hui que la langue indo-européenne commune dont il est, à travers le « germanique commun » et le « germanique occidental », la continuation.
        Le vocabulaire reçoit des enrichissements et subit des pertes indépendamment des changements qui atteignent la prononciation et la grammaire. Il dépend des influences de civilisation qui agissent sur la population. Une population qui, comme les Grecs du vie-ive  siècle av. J.-C, a un dévelop-

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pement de civilisation puissant et original, qui est à la tête de la civilisation de son temps et qui a le sentiment de sa valeur, et qui,  en  même temps, a  sa pleine indépendance politique, n’emprunte presque pas de  mots à des langues étrangères. Au contraire, une population qui subit une domination étrangère et qui accepte une civilisation étrangère, prend à la langue de ses maîtres politiques et de ses maîtres « de culture » la plus grande partie de son vocabulaire, même si elle conserve sa langue propre. On « emprunte » des mots, suivant le terme consacré, dans la mesure où l’on subit des influences étrangères, influences de domination ou influences de civilisation. Et souvent le vocabulaire en est tout transformé. Ainsi le persan a fidèlement conservé jusqu’à présent les traits essentiels de la prononciation et de la grammaire perses tels qu’ils existaient au iiie siècle ap. J.-C. chez les chefs de l’empire sassanide. Mais la conquête arabe et l’islamisation qui en a été la conséquence ont donné à l’arabe un prestige qui l’а rendu dominant, et le persan,  en conservant intactes sa prononciation et sa grammaire, s’est empli de mots arabes qui ont remplacé en grande partie les mots indigènes. Un texte écrit en persan moderne a une grammaire persane avec un vocabulaire presque arabe. Même dans  la langue courante, les mots arabes ont pris une large place.
        Ce n’est pas seulement parce qu’il a transformé sa prononciation et sa grammaire que l’anglais a perdu de son ancien caractère ; c’est aussi parce que à l’ancien vocabulaire germanique il a ajouté, et en partie substitué, un vocabulaire français, à la suite de la conquête franco-normande. Sur la prononciation ou sur la grammaire de l’anglais actuel, l’influence du français ne s’est pas exercée directement d’une manière appréciable. Mais sur le vocabulaire, peut-être aussi sur la manière de bâtir les phrases, l’influence française a été immense. Le vocabulaire anglais est mi-partie germanique, mi-partie français. Et, dans l’ensemble, la structure de la phrase anglaise concorde avec la structure de la phrase française.
        A côté des influences profondes, difficiles à reconnaître et à établir, qui s’exercent sur la prononciation et sur la grammaire.
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il y a donc des influences visibles sur le vocabulaire, influences que déterminent ou la domination politique, ou la supériorité de civilisation, supériorité générale ou partielle, ou l’accord de la domination politique et de la supériorité de civilisation, Les changements du vocabulaire sont indépendants de ceux de la prononciation et de la grammaire ; ils proviennent d’actions différentes, et l’on n’a jamais le droit de conclure des uns aux autres.
        Les langues qui, comme l’anglais, joignent à la transformation du système phonique et grammatical la transformation du vocabulaire achèvent par là de s’écarter du type linguistique qu’elles continuent. Même s’il était demeuré fidèle au type germanique commun dans la mesure où l’est par exemple l’allemand, l’anglais en serait différencié d’une manière décisive par son lexique.
        Après toutes les transformations qui se sont produites, de l’indo-européen au latin et du latin au français, la grammaire française ne ressemble plus à la grammaire indo-européenne, et les quelques mots indo-européens que conserve le français sont méconnaissables du fait des altérations qu’ils ont subies, altérations de la prononciation s’accumulant les unes sur les autres, et altérations du type grammatical. Soit, par exemple, l’indo-européen *peqwō « je cuis », devenu en latin coquō, et que continue la forme cuis du français. On sait comment on est passé de l’une des formes à l’autre ; mais le profane est tenté d’être sceptique quand le linguiste lui affirme la certitude d’une pareille succession de faits.
        Or, à cette transformation complète de l’aspect des mots et de la grammaire s’ajoute un renouvellement non moins complet du vocabulaire. Déjà le vocabulaire latin n’était que pour une partie la continuation du vocabulaire indo-européen ; il s’y était ajouté beaucoup de mots grecs, comme poinā « châtiment », dont le latin a tiré pūnīre « châtier », – des mots phéniciens (en petit nombre), comme le nom de la toile d’emballage, saccus, – sans doute des mots pris à des langues méditerranéennes ou italiques inconnues, – et même des mots gaulois comme le nom du « char », carrus. C’est de ce
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vocabulaire, ayant des origines déjà multiples, que les langues romanes ont hérité. Des influences nouvelles s’y sont ajoutées pour former le vocabulaire français, où il y a, en petit nombre, des mots locaux, en partie méditerranéens ou gaulois, gaulois pour une part, puis, en assez grand nombre, des mots germaniques, pris lors des invasions, ensuite des mots arabes, et enfin des mots italiens, espagnols, anglais, slaves, etc. Cependant la principale source du vocabulaire français est le latin écrit, auquel a été emprunté presque tout le vocabulaire abstrait: le mot latin causa est devenu le français chose en tant que le français continue le latin d’une manière ininterrompue ; mais au sens philosophique, causa a été pris au latin écrit, et a fourni le français cause qui, de la langue philosophique, a passé à la langue la plus familière.
        Pas plus que la grammaire française ne ressemble à la grammaire de l’indo-européen commun, le vocabulaire français ne remonte directement à celui de l’indo-européen. Et les voies qu’ont suivies les mots indo-européens pour arriver au français sont singulièrement diverses : père vient de l’indo-européen par une tradition continue ; parler en vient par l’intermédiaire du grec ; char par l’intermédiaire du celtique ; choisir par l’intermédiaire du germanique. D’autre part, il y a des mots qui ne sont pas d’origine indo-européenne ; ainsi un mot aussi courant que gêne est d’origine hébraïque.
        On voit en quel sens, de quelle manière, sous le bénéfice de quelles réserves, il est licite de dire que le français continue l’indo-européen.
        La valeur actuelle d’une parenté de langues varie à l’infini. Elle diffère suivant le degré de transformation de chaque langue : la parenté de l’espagnol et de l’italien a plus de valeur actuelle que celle de l’italien et du français par exemple ; la parenté des langues slaves a plus de valeur actuelle que celle des langues romanes entre elles ; et ainsi de chaque cas. La valeur d’une parenté de langues, qui parfois est grande, peut devenir négligeable. Le terme même de parenté de langues a des valeurs distinctes suivant la façon dont se sont faites les extensions de langues et suivant la structure des langues.

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CHAPITRE XI / UNIFICATION ET DIFFÉRENCIATION

        A l’origine de toute « famille » de langues, il y a, par définition, une langue « commune », l’indo-européen commun pour la famille indo-européenne, puis le latin pour le groupe roman, le slave commun pour le groupe slave, le germanique commun pour le groupe germanique, etc. Par définition aussi, les « familles de langues » résultent du fait que les unités ainsi formées se sont brisées, et que les sujets qui ont conservé la tradition de chacune de ces langues communes les ont transformées de manières diverses.
        Les faits linguistiques exprimés par les « familles » de langues consistent donc dans des unifications et des différenciations successives.
        En effet l’expérience montre que, sans cesse, les langues communes s’étendent sur de nouveaux domaines et que, sans cesse aussi, elles se brisent en parlers distincts.
        Dans les derniers temps, on s’est demandé souvent si toute histoire linguistique se ramène à ces deux grands faits, et s’il n’y aurait pas eu sur certains domaines, des développements plus compliqués. Pour les langues de l’Europe, la question n’aurait à se poser qu’à propos du basque dont les origines sont encore indéterminées. Il n’y a donc pas lieu d’examiner cette question obscure. Dans le groupe indo-européen, la notion de famille de langues se laisse définir exactement.
        Les deux tendances, tendance à unifier et tendance à différencier, sont également puissantes. L’une ou l’autre l’emporte suivant les circonstances, et souvent toutes deux sont en œuvre à la fois.
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        D’autre part, des influences de civilisation interviennent.
        Dans une région donnée, où se parlent des langues diverses, il n’y a en général qu’une grande langue qui soit la langue de civilisation principale et qui soit en possession d’une sorte de droit à fournir autour d’elle des termes de civilisation. C’est le cas du chinois, par rapport au japonais, au coréen, à l’annamite, ou de l’arabe par rapport au persan, au turc (qui, comme l’hindi, reçoit pourtant des mots de la grande langue de civilisation qu’est, et surtout qu’a été, le persan), au berbère, aux langues des nègres islamisés de l’Afrique.
        Il faut ainsi tenir compte à la fois de la façon dont les langues s’étendent et se brisent en parlers divers et de la façon dont se constituent et dont agissent les grandes langues de civilisation.
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CHAPITRE XII / EXTENSION DES LANGUES COMMUNES

        Le rôle du langage est de rendre possibles les relations entre les hommes. Une langue remplit d’autant mieux cette fonction qu’elle est parlée, ou du moins comprise, par un plus grand nombre d’hommes, sur une aire plus vaste.
        Une langue parlée sur un petit espace par un petit nombre d’hommes ne peut subsister qu’autant que ceux qui la parlent vivent isolés. On rencontre dans les montagnes du Caucase une quantité de langues distinctes les unes des autres. Les populations qui les emploient ne participent pas à la civilisation de leur temps; dans la mesure où elles ne sont pas bilingues, elles n’entrent en rapport avec le reste de l’humanité que par des interprètes qui connaissent des langues d’usage plus étendu.
        Le progrès de la civilisation a donc pour effet d’obliger les gens qui parlent des langues purement locales à connaître en môme temps une langue d’usage plus général. Un paysan français dont le parler usuel est un patois qui ne concorde pas dans le détail avec le patois d’un village voisin et n’est pas compris hors des limites d’une province est obligé de parler français dès qu’il sort de sa petite patrie; pour ses rapports avec l’ensemble du pays, pour sa culture générale, sa langue est le français, plus ou moins correctement employé, et il est par là conduit à préférer le français à son patois qui n’est pour lui qu’une charge inutile, qui demeure une faiblesse dans toute, sa vie.
        Les grandes forces collectives agissent au profit de l’unité de langue.
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        Le français commun est la langue de l’administration ; c’est la seule langue qui puisse s’employer avec les agents de l’État. Pour autant que les citoyens ont affaire aux fonctionnaires publics, ils doivent employer le français, et, s’ils ne savent pas le bien comprendre et l’employer d’une manière juste, ils sont en état d’infériorité. Qui veut devenir fonctionnaire doit posséder le français commun, passablement pouf être fonctionnaire inférieur, tout à fait pour briguer une situation plus élevée.
        Le français est, depuis le milieu du xvie siècle, l’unique langue admise dans les contrats que sanctionne la puissance publique. Pour être comprise exactement, la moindre affaire de transmission de propriété qui intéresse le paysan exige l’usage de la langue commune. Les notaires de village en pourraient dire long sur les difficultés qu’ils rencontrent près de paysans illettrés ne parlant que le patois.
        Le français est la langue de l’école. Depuis la révolution, tout l’enseignement se donne dans la langue commune, et les examens et les concours, même les plus modestes, qui apportent à l’enseignement ses sanctions, ont lieu en français et même concernent en partie la langue française. Ne pas posséder dès l’abord une connaissance exacte de la langue est une faiblesse dont l’enfant souffre dans sa vie scolaire. Or, tous les enfants, à peu d’exceptions près, subissent maintenant l’action de l’école, tandis que, au début du xixe siècle, une très grande partie y échappaient encore, surtout dans les régions rurales.
        Le français est la langue de l’armée. Tous les commandements se font en français, et l’on ne saurait avoir un grade, si humble soit-il, sans une certaine possession de la langue commune. On ne peut devenir un chef que si l’on parle et si l’on écrit cette langue avec quelque correction.
        Ainsi toute la machinerie de l’État moderne, qui prend l’individu à sa naissance et le tient jusqu’à sa mort, impose l’usage et la connaissance de la langue commune.
        A cette action s’ajoutent deux autres influences : celle de la langue écrite et celle des affaires.
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        Dans un pays comme la France, il n’y a pratiquement qu’une langue écrite, le français. Tous les journaux de quelque importance sont en français, en Provence ou en Gascogne comme à Paris. Tous les livres scientifiques ou techniques sont en français. A part quelques publications locales, dont un petit nombre seulement ont une portée, la littérature est en français : le grand poète provençal du xixe siècle, Mistral, n’a pas eu de successeur qui se soit fait un nom dans la nation, et il n’y a pas, à proprement parler, de prose provençale. L’imprimerie a rendu intense l’action de la langue écrite. Le français est, en France et dans les provinces de langue française, en Suisse et en Belgique, la seule langue qui s’écrive utilement; écrire en provençal ou en breton n’est qu’un divertissement de lettré.
        Sauf en Alsace, où se donnent des représentations en dialecte alsacien, le théâtre n’est que français.
        Qu’il s’agisse de commerce, de banque ou d’industrie, une affaire importante n’a jamais un caractère purement local, rarement un caractère régional. Les mêmes sociétés financières, commerciales ou industrielles font des affaires dans le pays entier, imposent grâce à leur influence dominante la langue commune même aux affaires qui pourraient, par elles-mêmes, se servir d’un parler local ou régional. La langue des chemins de fer est le français. Dans les temps anciens où il n’y avait pas de grande industrie, où les marchands formaient un groupe peu étendu et ne s’adressaient pour la plupart qu’à des fournisseurs régionaux et à une clientèle locale, les affaires n’ont pas beaucoup contribué à l’extension des langues communes. Il en est autrement aujourd’hui où un large commerce est une condition essentielle de la vie, et où une seule usine a souvent plus d’ouvriers, venus de provinces diverses et de pays divers, que les plus grandes cités de la Grèce antique n’avaient de citoyens.
        La langue commune est la seule dont les habitants de provinces éloignées l’une de l’autre puissent se servir entre eux; dès que les relations se multiplient, l’usage de la langue commune s’impose. L’unité  de langue de l’empire  romain
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a eu pour condition première les voies romaines. Dans la marine de guerre française, dont les équipages se recrutent surtout en Provence et en Bretagne, la seule langue dont puissent se servir entre eux les marins bretons et provençaux est le français.
        La croissance des villes impose l’emploi de la langue commune. Les grandes villes et les localités industrielles tirent souvent de très loin et de régions diverses, en partie de l’étranger, l’afflux de population dont elles ont besoin pour se développer. Ces immigrés venus de partout ne peuvent s’entendre entre eux ou avec les anciens habitants de la ville qu’à l’aide du français commun. Une ville comme Lyon, placée au centre d’une région où les parlers locaux sont très éloignés du type parisien, mais où les immigrés avaient des parlers différents les uns des autres, est devenue un centre d’où l’influence du français se répand au dehors, et depuis longtemps. On en peut dire autant de Marseille, de Bordeaux, de Lille, de Nancy. On n’entend guère que le parler local dans les campagnes de la Haute-Loire, tandis que, dans une ville d’importance pourtant médiocre et isolée des grandes voies comme Le Puy, le français est l’idiome usuel. Clermont-Ferrand est en Auvergne un centre d’où rayonne le français. Dans le Puy-de-Dôme, le patois résiste chez les ruraux. Mais on voit le français gagner les petites villes et tous les éléments demi-bourgeois de la population.   
        La campagne résiste plus aisément que les villes même petites : le rural échappe à l’action de l’État, de la littérature, des affaires. Cependant les villes, si elles sont avant tout des centres de régions rurales, ne subissent pas entièrement l’extension du français commun : tandis que le français est la langue des grands centres nationaux et internationaux comme Bordeaux ou Marseille, le parler local se maintient partiellement, au moins pour les couches inférieures et moyennes de la population, dans des villes, pourtant importantes, comme Toulouse ou Montpellier qui sont surtout des capitales rurales. Mais là aussi le français se répand.
        Tout le long des voies commerciales qui relient les grandes
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villes, le français commun s’installe, tandis que les régions situées à l’écart conservent relativement le parler local. La pénétration du français commun s’est faite sur le parcours des grandes voies de Paris à Marseille, par Dijon, Lyon et la vallée du Rhône, de Paris à Bordeaux, par Orléans et Tours, de Saint-Étienne ou Clermont à Paris, par Nevers et Moulins.
        Unique langue de l’État, de la littérature et des grandes affaires, unique langue de tous les hommes cultivés et de tous les personnages influents, le français commun est la seule langue qui ait en France un prestige. C’est une tare que de ne pas le parler et l’écrire correctement.
        Au regard de l’étranger, c’est la seule langue avec laquelle on puisse se faire comprendre hors des frontières du pays, le seul des parlers employés en France que des étrangers connaissent, le seul pour lequel on trouve des interprètes.
        Tout impose aux Français d’aujourd’hui l’usage du français commun. La dernière guerre, qui a rapproché dans les mêmes régiments des Français de toute origine, a plus que jamais imposé la seule langue à l’aide de laquelle tous les Français se comprennent entre eux.
        Au début du xixe siècle, l’usage du français commun était le fait d’un nombre relativement restreint d’hommes cultivés. Partout, dans les villes comme à la campagne, subsistaient les parlers locaux. Depuis que la Révolution, en mêlant les Français dans la même armée, en leur donnant à tous une même administration et la faculté de devenir fonctionnaires, a achevé l’unification du pays déjà poussée avant par la royauté, le français central tend de plus en plus à devenir en France la langue universelle.
        Sous l’ancien régime, les habitants du pays avaient des statuts différents suivant qu’ils étaient ecclésiastiques, nobles, bourgeois, marchands, artisans, paysans ; mais ils vivaient pour la plupart côte à côte, dans les mêmes localités, et d’une vie qui différait peu; le niveau de leur culture était presque le même pour la plupart. Depuis la fin du xviiie siècle, il n’y a que des citoyens ayant les mêmes droits; mais les niveaux
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d’existence sont devenus de plus en plus différents entre le riche et le pauvre, entre le chef d’industrie et l’ouvrier, et les différences d’instruction, de formation intellectuelle sont devenues tranchées. Entre le bourgeois de la ville, dont la langue de civilisation était partout le français, et le paysan et le petit artisan employant le parler local, un grand fossé s’est creusé. Pour le combler, l’homme du peuple n’a eu d’autres moyens que de s’embourgeoiser et de se franciser à son tour.
        La francisation a été facile parce que depuis longtemps toutes les notions de civilisation s’exprimaient seulement avec des mots français et que les parlers locaux étaient, en une large mesure, du français patoisé.
        Dans un rayon qui varie suivant les cas de deux à quatre ou même cinq cents kilomètres autour de Paris, les parlers locaux s’effacent. Là où il s’agit de parlers français du Nord, le vocabulaire français se substitue au vocabulaire local, la forme des mots français aux formes patoises par des transpositions systématiques, et enfin, en dernier lieu, les formes grammaticales françaises aux formes grammaticales locales. Les parlers nettement différents, bretons, flamands ou provençaux, se maintiennent mieux, mais là où ils sont attaqués, ils s’éliminent simplement. Et un français plus ou moins proche du français normal prend, presque partout dans le Nord et souvent ailleurs, la place des parlers locaux. Les savants qui, dans la moitié septentrionale de la France, veulent étudier les parlers locaux n’en trouvent plus que des traces; dans des villes aussi petites que Remiremont (dans les Vosges), le parler local n’existe plus qu’à l’état de souvenir. Dans de simples villages, le patois meurt rapidement. On voit approcher le moment où, dans toute la France du Nord, jusqu’à Bordeaux, jusqu’au Massif Central et jusqu’au Sud de Lyon, il n’existera plus que le français commun, plus ou moins correctement parlé. Au fur et à mesure que le paysan devient un bourgeois m – et tout paysan français est de plus en plus un bourgeois – , le patois disparait avec les autres coutumes locales, et le français commun s’installe comme les costumes urbains. A un linguiste qui lui
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demandait s’il savait le patois de son village, un paysan vosgien répondait, il y a déjà vingt ans : « Oui, mes parents m’ont parlé patois ; et ce n’est pas le meilleur service qu’ils m’aient rendu. »
        Sans doute, ce français a des colorations régionales, et ceci d’autant plus qu’il devient davantage la langue de tous. Chaque centre notable fournit un modèle linguistique à la petite région qui l’entoure. Mais, quelles qu’en soient les nuances, cette langue est partout du français.
        Dans le Midi, où les parlers locaux appartiennent à un autre type roman, et où l’on n’obtient pas du français simplement en francisant le parler local, les parlers se maintiennent. La campagne garde presque partout le parler local. Mais toutes les personnes qui ont des relations hors des villages, tous les jeunes savent maintenant le français, ils sont bilingues «t le parler local n’est plus qu’un patois, langue accessoire, réservée à des usages humbles. Observant une petite localité de Provence, près de Forcalquier, M. Brun a constaté que tout le monde y sait le français et le parle à l’occasion, et que si les hommes même jeunes emploient encore entre eux le parler local, les jeunes femmes parlent seulement le français de même que leurs toilettes sont à la mode de Paris.
        En l’espace d’un siècle, l’unification des parlers au profit du français commun a été en France un fait presque accompli. 
        Ce que l’on observe ainsi en France s’est produit de même plus ou moins vite, plus ou moins complètement dans tous les pays de civilisation européenne. Partout des langues communes se substituent aux parlers locaux, et les parlers locaux, devenus de simples patois, s’éliminent.
        Le détail des faits varie d’un cas à l’autre. La puissance de l’État n’intervient pas partout avec la même force. Le rôle de la littérature ou des affaires n’est pas le même partout. II arrive que des types régionaux se conservent plus fidèlement qu’en France et qu’un esprit provincial maintienne aux dialectes un certain prestige; c’est le cas de l’Allemagne par exemple. Mais partout il y a une langue commune, d’origine urbaine,
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qui se superpose aux parlers locaux et qui, peu à peu,  en prend la place.
        Cette langue commune est fixée d’une manière d’autant plus rigide qu’elle prétend davantage jouer un rôle universel. Si une langue veut être connue au dehors, il faut qu’elle ne comporte que peu de flottements. Les langues qui, comme l’anglais, l’espagnol, le français, ont, de quelque manière, un rôle mondial, sont fixées ; toute déviation de la norme y est condamnée comme une incorrection. Il y a un « bon usage » dont il n’est pas licite de s’écarter. Les choses n’ont pas partout la même rigidité ; mais partout il y a une norme.
        Il arrive souvent que la langue commune ait été au début celle de peu de gens, et que les circonstances seules en déterminent l’extension. Ainsi, dans l’ancienne province russe de Transcaucasie, le russe devenait avant la révolution la langue commune. Or, le nombre des colons russes y était petit. A Tiflis comme à Bakou, le russe était la langue commune, alors que, à Tiflis, la population est, pour la plus grande partie, géorgienne et arménienne, et que, à Bakou, elle est turque et arménienne. Mais le russe était avant la ruine de l’Empire russe la langue de l’administration, de l’école, des affaires. Ce qui importe en pareil cas, ce n’est pas l’idiome adopté, c’est qu’il y ait une langue commune. En l’espèce, cette langue commune n’était originairement celle d’aucune des populations du pays, et elle était venue du dehors, avec un nombre insignifiant de colons. Si les événements politiques en déterminaient la disparition, les relations entre les habitants deviendraient malaisées.
        De même en Algérie, le français est la langue de civilisation des divers colons, bien que peu de ces colons descendent de Français du Nord. Mais le français est la seule langue à l’aide de laquelle puissent s’entendre entre eux des hommes dont les uns descendent de Français méridionaux, d’autres d’Italiens, de Maltais (parlant un dialecte arabe), d’Espagnols, de Catalans, de juifs (parlant un arabe un peu particulier), et dont d’autres sont des indigènes, descendant les uns de parents de langue arabe, d’autres de parents de langue berbère. La diver-
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sité des parlers maternels des habitants de civilisation européenne les oblige à employer une langue commune, qui se trouve être le français.
        L’anecdote suivante, contée dans la Frankfurter Zeitung, 8 août 1917 (édition du matin), montre combien vite on est amené à recourir à la langue commune du pays où l’on se trouve ; cette anecdote se trouve dans une chronique non signée, mais faite évidemment par un observateur qui a été sur les lieux. Deux soldats allemands, l’un Allemand du Nord, l’autre Bavarois, travaillent dans la partie occupée de la France; l’Allemand du Nord demande au Bavarois sa hache; mais les parlers des deux soldats sont trop différents ; ils n’arrivent pas à s’entendre ; le Bavarois fait comprendre qu’il ne peut pas se dessaisir de son outil. L’Allemand du Nord dit alors : « Touteswite retuhr ! ». Ces mots font partie du petit vocabulaire français qu’ont acquis tous les soldats en pays occupé ; le Bavarois répond : « Wui, wui, kompri », en employant aussi des mots du même vocabulaire.
        Des faits analogues ont eu lieu autrefois. L’extension du latin dans l’Empire romain a été déterminée par le besoin qu’ont senti les habitants de l’Empire de s’entendre entre eux.
        Une langue commune existait déjà, dans la moitié orientale" de l’Empire, depuis l’époque hellénistique, avec le grec. Cette langue était partout la même, et l’on tendait à oublier les anciens dialectes. Bien qu’aucun pouvoir central n’ait existé sur le domaine grec d’une manière durable, la langue s’y est unifiée entre le IVe et le IIe siècle av. J.-C. environ, par l’effet du besoin qu’ont les hommes d’avoir une même langue quand ils ont une même civilisation. La littérature, l’école, les affaires ont suffi, sans l’intervention d’une autorité publique, à unifier le parler. Le seul rôle de l’autorité a été de maintenir la norme : partout les actes officiels sont écrits dans une langue relativement archaïsante et correcte, et, si la langue est demeurée fixe, le fait est dû à ce qu’il y avait des écoles et une littérature, et à ce que les éléments cultivés de la nation ont tenu à l’usage ancien.
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        Dans la partie occidentale de l’Empire romain, il n’y avait pas, avant la conquête romaine, de langue commune semblable au grec. Le latin, qui était la langue des autorités, s’est répandu partout. Les colonies romaines ont pu jouer un rôle dans cette extension, surtout au début. Mais elles n’auraient pas suffi. L’extension du latin a été déterminée parle besoin qu’ont d’un idiome commun des hommes qui ont des relations fréquentes, et par le prestige d’une langue qui exprime une civilisation supérieure.
        L’aristocratie gauloise a vite adopté le latin, pour garder dans l’Empire romain le plus possible de ses privilèges ; elle a accepté le latin par intérêt. Les gens qui voulaient se cultiver ont été amenés au latin par l’attrait de la civilisation gréco-latine. Le peuple a suivi, sans doute lentement.
        La civilisation qui existait en Gaule avant la conquête romaine ne comportait presque pas l’usage de l’écriture; ce que l’on à d’inscriptions gauloises, comme d’inscriptions ibères, est négligeable.
        N’étant pas écrites avant de tomber au rang de patois locaux, les langues indigènes de l’Europe occidentale ne l’ont naturellement pas été après, et l’on n’a aucun moyen de voir quand et comment elles ont disparu ; à en juger par ce que l’on observe ailleurs à date historique, cette disparition des anciennes langues a dû être lente chez les gens de condition inférieure et surtout à la campagne, et n’a pu manquer de demander plusieurs siècles. Le basque s’est maintenu dans la région occidentale au Sud des Pyrénées, et les parlers celtiques en Grande-Bretagne, parce que la civilisation romaine n’a jamais pris vraiment pied dans ces deux régions.
        Si la France du Nord a été mieux assimilée, cela tient sans doute dans une large mesure à ce qu’il y a eu dans la région du Rhin une zone militaire où, à côté des idiomes locaux, la langue latine s’est imposée. En Illyrie et en Dacie, le latin a suivi les légions, et, même en Orient, ce que l’on trouve en grec, en araméen, en arménien de mots pris au latin est dû à l’armée ; il est curieux que les quelques mots latins qu’on lit dans le texte original des Évangiles – le plus ancien texte
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littéraire qui donne une idée du grec un peu vulgaire – ont des termes militaires, comme le mot legeôn, le nom même de la « légion ».
        Avant l’extension du latin, l’émiettement linguistique était grand en Europe occidentale. Pour la plupart des régions, il est impossible de l’établir en fait, faute de monuments écrits. Mais l’Italie, où l’usage de l’écriture s’est répandu relativement tôt, fournit des données : au IIIе siècle av. J.-C, on y observe un fourmillement de langues diverses.
        Dans la région centrale, les parlers indo-européens, dits italiques, comprennent deux groupes dialectaux distincts : le groupe latin et le groupe osco-ombrien.
        Le parler de Rome, qui a servi de base au latin, classique et qui est devenu par la suite la langue de l’Empire, n’était d’abord qu’un parler latin entre plusieurs, assez différents les uns des autres ; ainsi le nom de la lune qui est à Rome lūna, était lōsna à Préneste (la Palestrina actuelle).
        Les parlers osco-ombriens forment eux-mêmes deux groupes, l’un osque et l’autre ombrien, dont l’usage s’étendait de l’Ombrie jusqu’à la Calabre. Plus ou moins différents entre eux, les parlers osco-ombriens étaient très différents du latin ; ainsi l’interrogatif « qui », qui est quis en latin, est pis en osque et en ombrien.
        Mais les parlers latins, osques et ombriens qui constituent ce que l’on appelle le groupe « italique » de l’indo-européen ne sont qu’une partie des parlers de l’Italie IIIe siècle.
        Sur la côte méridionale, il y avait de nombreuses colonies grecques, et la région de Tarente était si hellénisée qu’on la qualifiait de Grande-Grèce. Dans cette partie occidentale du domaine grec, qui a échappé à l’unification hellénistique, les parlers locaux se sont maintenus longtemps ; or, Cumes par exemple était une colonie ionienne, et Paestum une colonie dorienne. Le parler variait donc d’une localité à l’autre dans une même région:
        Au Nord de Rome et au Nord-Ouest de l’Ombrie, l’étrusque occupait une aire considérable, dont l’étendue n’est pas détermi-
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nable parce que le domaine de la langue n’a pas nécessairement recouvert celui de l’empire étrusque qui a varié avec le temps. Il n’appartient pas au groupe indo-européen. Les textes qu’on en possède demeurent à peu près incompris. A quelque groupe qu’appartienne la langue, une chose est sûre : elle diffère entièrement des parlers osques, ombriens et latins avec lesquels elle était en contact.
        Les expéditions des Gaulois, vers le ve siècle avant J.-C, ont apporté le gaulois dans le Nord de l’Italie, et surtout en Lombardie; le nom de la ville de Milan, Mediolānum « lāno-(sens incertain) du milieu », est un nom gaulois, et qui se retrouve en France dans plus de quinze localités, notamment à [Château]-meillant (Castellum-Mediolānum), dans le département du Cher.
        Toutes ces langues, différentes les unes des autres, sont des langues de conquérants, venues en Italie à des dates diverses, les Grecs, et surtout les Gaulois, encore à date historique. Elles se sont substituées à des langues préexistantes sur lesquelles on ne sait rien.
        Dans la région orientale de l’Italie, on trouve quelques monuments du vénète, dans le pays vénitien, du iapyge et du messapien, au Sud. Autant que les quelques traces qu’on a de ces parlers permettent de l’entrevoir, ils appartiennent au groupe indo-européen. De la Sicile, on a un peu de sicule. Tous ces textes sont à peu près inintelligibles ; on essaie de les interpréter par des combinaisons étymologiques dont la valeur probante est médiocre ou nulle.
        Les textes conservés ne suffisent d’ailleurs pas à donner une idée de la variété des langues qui existaient en Italie avant l’ère chrétienne. Par exemple, il subsistait assurément des parlers ligures dans la région génoise ; or, on n’en a conservé aucun texte. Les populations alpestres avaient sans doute aussi des parlers spéciaux ; des mots de ces parlers subsistent dans le vocabulaire actuel des vallées des Alpes.
        L’établissement des colonies romaines, l’attribution du droit de cité romaine à tous les Italiens, l’organisation de routes qui ont permis a toutes les régions de l’Italie de communiquer
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aisément avec Rome, ont donné le moyen de parer à cet émiettement des parlers en portant sur toute l’Italie le latin de Rome. Les parlers latins locaux ont été absorbés parle latin commun. L’osque et l’ombrien ont cessé de se parler durant la période impériale. Employé dans la région de civilisation avancée qu’était la Campanie, l’osque s’est défendu assez longtemps : on le parlait encore couramment à Pompéi lors de la destruction de la ville ; mais il a fini par disparaître. Le prestige de Rome, en donnant au latin romain la prédominance sur les autres parlers de l’Italie, permettait en effet de remédier à la gêne que la diversité des parlers apportait aux relations.
        Rome ne semble pas avoir eu à faire effort pour étendre l’usage de sa langue pas plus qu’on n’impose aujourd’hui aux provinces l’usage du français. Une fois soumises, les populations ont adopté le latin comme elles adoptaient les coutumes romaines, parce qu’elles y trouvaient honneur et avantage. Après les rudes luttes du début, qui l’ont rendue possible, l’extension de la culture romaine s’est faite d’elle-même. Les langues locales sont mortes de leur manque de prestige, de leurs inconvénients, de leur inutilité.
        Vis-à-vis des anciennes civilisations nationales, la civilisation hellénistique que Rome a reçue et qu’elle a continuée et répandue avait une force immense : elle s’adressait à l’humanité entière et se livrait à quiconque y voulait participer. Les Gaulois ont eu leur culture intellectuelle propre ; mais elle était la propriété privée de groupes d’initiés qui la gardaient pour eux et pour leurs disciples. Le jour où ces petits groupes aristocratiques et religieux ont perdu leur domination, cette culture s’est effondrée. Et la civilisation de Rome, démocratique en un sens puisqu’elle appartenait à qui voulait la prendre, l’а remplacée sans avoir à exercer de pression. Elle a été reçue comme une faveur, non comme une obligation. Seuls y ont échappé ceux qui n’ont pas participé au progrès général de la civilisation.
        Il est rare que l’extension d’une langue provienne d’une contrainte. On n’impose pas directement une manière de parler. La  contrainte  exercée sur les  individus  résulte d’une
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volonté collective, souvent inconsciente, des membres du groupe ; cette volonté collective tient à l’intérêt qu’ont les individus à parler une langue où s’exprime la meilleure forme de civilisation et dont l’usage ne soit pas étroitement restreint.
        Dans les cas où des extensions de langue ont eu lieu ou ont lieu encore, le début en vient le plus souvent d’une conquête, d’une colonisation. Mais pour s’étendre ainsi, il fout qu’une langue serve d’organe à une civilisation supérieure. On ne renonce en faveur d’une langue étrangère à son parler maternel, que si cette langue est apte à rendre des services auxquels n’est pas propre le parler indigène. La contrainte ne s’exerce ordinairement pas sur la langue même ; la supériorité politique ou économique ou intellectuelle qu’ils subissent, le prestige de la religion et de la culture qu’ils adoptent suffisent à déterminer les hommes à parler accessoirement, puis uniquement, une langue qui n’était pas la leur, et surtout amènent les jeunes à préférer une langue qui n’était pas celle de leurs parents.
        L’extension des langues communes provient de leur prestige : pour triompher, il faut qu’une langue commune apparaisse comme le « beau langage ». Malgré la domination des Francs, le germanique n’a pas prévalu sur le latin en Gaule parce que le latin était la langue d’une civilisation plus avancée que ne l’était celle des Germains. L’allemand a subi l’influence du latin beaucoup plus que les langues romanes n’ont subi l’action du germanique. Le latin n’a pas plus été remplacé par la langue des Francs que le christianisme ne l’a été par leur religion. L’arabe ne se laisse entamer presque nulle part parce qu’il a son prestige de langue religieuse et de langue de civilisation : le fait va de pair avec cet autre fait connu que, en principe, malgré les efforts des missionnaires et la supériorité de civilisation des peuples chrétiens, il ne se fait pas de conversion de l’Islam au christianisme.
        Le commerce, qui ne confère pas de prestige, est un moyen, faible d’extension des langues. Le phénicien ne s’est pas répandu comme le grec parce qu’il n’a pas été, comme le grec, le porteur d’une civilisation originale. La Hanse  a pu
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semer tout autour de la mer du Nord et de la Baltique des mots allemands; elle n’a imposé nulle part le bas-allemand, et le bas-allemand est demeuré un groupe de patois.
        La mort d’une langue se produit peu à peu, presque sans qu’on s’en aperçoive. Dans une région où coexistent un parler local et une langue commune de civilisation, les habitants qui, soit par leur situation sociale, soit par leur degré avancé de culture, soit parles relations qu’ils possèdent au dehors, sont tenus de connaître la langue commune sont ceux qui ont un prestige. Ils emploient volontiers la langue commune dont la possession prouve leur supériorité. Et, en vertu de la tendance qui pousse les hommes à se rapprocher des classes considérées comme supérieures et à les imiter, tout le monde tient à connaître cette langue commune. La population tend ainsi à devenir bilingue. Le parler local ne sert plus qu’aux relations de famille, aux rapports privés. Il s’emplit d’éléments étrangers; il se vide de son originalité. Il n’a bientôt plus aucun intérêt, pas même celui de maintenir une tradition à laquelle on tient; car il devient peu à peu un calque grossier de la langue commune, avec d’autres procédés linguistiques, mais presque sans caractère propre. Le parler local est inutile le jour où toute la population, connaissant la langue commune, est bilingue. Les jeunes n’éprouvent plus alors le besoin de connaître le parler local; s’ils l’ont pratiqué dans leur enfance, ils l’oublient l’âge mûr venu. Il en est des patois comme des costumes locaux que les vieux continuent à porter, quand déjà leurs enfants les ont abandonnés et ont adopté le costume habituel dans la ville voisine. Un jour vient où, avec la mort du dernier vieillard qui le savait, le parler s’éteint. C’est ainsi qu’on a vu mourir sur les bords de la mer Baltique les parlers slovinces éliminés par l’allemand; il y a quelques années déjà, on ne trouvait plus dans chaque village que quelques personnes âgées qui les savaient encore ; on ne sait s’il en subsiste aujourd’hui aucun. Il en va de même du breton dans beaucoup de localités.
        Des colonies qui se transportent sur un sol étranger peuvent, conserver longtemps leur parler propre.  Ainsi  des  Grecs,
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des Albanais ont encore en Sicile un parler grec ou albanais. Tant que ces populations ont vécu isolées, elles ont pu garder leur parler, tout en empruntant des mots italiens et des manières italiennes de s’exprimer. La civilisation moderne, en les obligeant à entrer dans son cours général, ruine ces petites enclaves linguistiques. Des Tsiganes ont pu conserver jusqu’à présent un parler propre d’origine indienne en même temps qu’une sorte de statut personnel ; mais ce maintien devient de plus en plus malaisé; on peut prévoir le moment où les derniers Tsiganes devront se fondre dans l’ensemble des populations parmi lesquelles ils ont erré jusqu’à présent, et où par suite ils auront perdu leurs parlers propres.
        Faute de données historiques, on ne sait comment se sont établies et répandues les langues communes sur lesquelles reposent la plupart des familles de langues bien définies que l’on observe maintenant. Les conditions particulières ont varié suivant les cas. Mais partout il s’agit du même type de faits : une langue qui a un prestige supérieur et qui sert à des relations plus étendues se substitue à des parlers locaux. Là où s’est réalisé ce grand type de faits maintenant bien reconnus, il y a des familles de langues nettes, bien reconnaissables. Quant à ce qui a pu se passer sur des domaines où l’on aperçoit des ressemblances vagues, mal définissables, entre les parlers, on ne saurait actuellement le dire avec quelque précision.
        Les extensions de langues ont été chose normale à des époques préhistoriques comme à l’époque historique. Pour expliquer les groupes indo-européens tels que l’indo-iranien, le grec, l’italique, le celtique, le germanique, le baltique, le slave, on est obligé de supposer des langues communes qui ont été employées à des dates diverses sur d’assez grandes étendues de territoire : l’indo-iranien à une date qui est nécessairement antérieure au xve siècle av. J.-C, le slave au contraire à une date qui n’est guère antérieure au ixe siècle ap. J.-C. Le groupement des langues indo-européennes suppose de même un indo-européen commun largement étendu à une époque relativement ancienne,  qui ne peut guère être
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postérieure à la fin du troisième millénaire avant l’ère chrétienne. Le groupement des langues sémitiques suppose un sémitique commun, le groupement des langues finno-ougriennes, un finno-ougrien commun, le groupement des langues indonésiennes (langues telles que le malais, etc.), un indonésien commun, le groupement des langues bantou (dans l’Afrique du Sud), un bantou commun. Il y a là un grand type de développement – plus ou moins net suivant les cas – dont on peut observer en beaucoup de domaines, sinon la marche et le progrès, du moins les résultats.
        Les faits sont parfois saisissants. Ainsi, dans toute l’île de Madagascar, il n’existe qu’une seule langue, peu différenciée, et cette langue est un dialecte indonésien. Un nombre, évidemment assez faible, de colons venus des îles malaises à Madagascar, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, a donc suffi pour donner une même langue à toute la grande île africaine.

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CHAPITRE XIII / DIFFÉRENCIATION DES LANGUES COMMUNES

        L’unité linguistique est un idéal vers lequel on tend, mais qu’on n’atteint pas.
        Dans les meilleurs cas, il y a unité de norme, non unité de réalisation.
        Pour les langues bien réglées, comme le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol, on se plaint sans cesse de ce que les gens parlent ou écrivent incorrectement. Peu de gens parlent ou écrivent le français d’une manière impeccable, et la « crise du français » a fait l’objet de plaintes. II n’est pas rare de voir des écrivains considérables commettre des fautes contre les règles. Il y a peu d’auteurs qui ne soient sujets à négliger certaines règles dans leur parler courant et même dans leurs écrits. On pourrait citer un romancier justement célèbre qui, à la fin d’un de ses livres, a écrit « ils se dissolvèrent » !
        Parmi les Parisiens cultivés, nés et élevés à Paris, on n’en trouverait pas deux qui parlent exactement de la même manière, bien que la norme du français soit fixée dans le détail. C’est qu’une langue ne se transmet pas comme un outil; c’est une capacité qu’ont un certain nombre d’hommes de parler suivant un certain système et de comprendre ce qui est dit conformément aux règles de ce système.
        L’enfant qui apprend à parler pour la première fois, ou le sujet qui, à un âge quelconque, cherche à s’assimiler une langue autre que sa langue maternelle ne reçoivent pas cette capacité toute faite. Ils doivent se rendre compte de la valeur de ce qu’ils entendent, en confrontant les paroles entendues
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avec les réalités auxquelles, elles s’appliquent et en observant les différences entre les éléments linguistiques perçus par eux, différences souvent délicates. Comme on l’a dit, tout dans le langage n’est qu’opposition : les sons, les formes grammaticales, les mots ne prennent leur valeur qu’en s’opposant les uns aux autres. Qui apprend une langue doit sentir ces oppositions, en apprécier la valeur et s’exercer à les reproduire.
        Au cours de cet apprentissage, il y a des faits mal perçus, mal compris, et, parmi ceux qui ont été correctement perçus et compris, tous ne sont pas reproduits quand le sujet s’essaie à parler.
        Malgré la complexité des éléments qui constituent une langue, un enfant normal arrive à comprendre d’une façon .complète et à reproduire presque sans altération le langage de ceux auprès desquels il apprend à parler. La puissance d’assimilation du jeune enfant est chose merveilleuse; dans les trois premières années de sa vie, l’enfant acquiert beaucoup plus qu’il ne fait dans toute la suite. La perfection des acquisitions faites alors dépasse ce qui peut se réaliser plus tard. Quand l’enfant apprend à parler dans un milieu sensiblement homogène, son langage diffère peu de celui de ce milieu. Si donc le changement linguistique se bornait à celui qui résulte de la transmission du langage de génération en génération, il serait lent et il faudrait de longs siècles pour modifier d’une manière essentielle la structure d’une langue. Une langue arrivée à un état d’équilibre et employée par une société homogène est stable ; les changements ne portent que sur des détails et n’affectent pas la structure générale du système.
        Mais la plupart des langues ne sont pas arrivées à un état d’équilibre, et la plupart des sociétés ne sont pas homogènes.
        On l’a indiqué déjà : quand une population adopte une langue qui n’était pas la sienne, elle ne parvient ni à en comprendre toutes les délicatesses ni à en reproduire exactement tout le système. Alors les habitants se trouvent parler de manières diverses. Il en est qui continuent à parler leur langue maternelle. Il en est qui ont appris la langue nouvelle, et qui la parlent d’une manière plus ou moins correcte, suivant leur
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faculté d’assimilation, suivant l’effort qu’ils ont fait, et suivant les circonstances. Le milieu n’a donc plus d’homogénéité. Dans le Midi de la France, où il est une langue d’importation, le français est parlé d’une manière moins une que d’ans la France septentrionale et centrale, où il est indigène.
        Ce cas d’une langue se substituant a un parler ancien est celui où, dès l’abord, la tradition est le plus imparfaite. La modification subie par la langue en pareil cas peut être extrêmement profonde. Ainsi les esclaves nègres des anciennes colonies, en acceptant le français ou l’espagnol, ont entièrement transformé ces langues. Ils leur ont donné une prononciation nouvelle; ils en ont simplifié la grammaire : le verbe, qui est le seul élément compliqué de la grammaire française, le seul où l’on reconnaisse encore des restes de la grammaire indo-européenne ancienne, est réduit à l’unique formé de l’infinitif dans les parlers français créoles. C’est que les parlers des nègres soudanais diffèrent essentiellement du français et que des hommes qui occupent une situation irrémédiablement inférieure ne sentent pas le besoin d’avoir le beau langage de leurs maîtres qui, de leur côté, ne font rien pour les corriger.
        Au contraire les Gaulois, qui parlaient une langue d’un type semblable au latin, et qui ont adopté le latin pour être des citoyens romains et en avoir les droits, se sont assimilé le système complet de la langue latine. Le latin qu’ont parlé en Gaule, durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, les hommes qui ont abandonné leur parler propre était en gros le même que celui qui se parlait en Italie. Mais il se parlait sans doute avec un « accent » particulier. Les traditions n’étaient pas les mêmes. Et surtout, à côté d’hommes qui avaient bien appris la langue, il s’en trouvait qui l’avaient acquise imparfaitement. Le « milieu » linguistique n’était pas homogène, et le changement linguistique a été plus rapide, plus profond en Gaule qu’en Italie. Dès le ixe siècle, le français était plus différent du latin par sa structure générale que ne l’était l’italien central.
        Là où l’enfant qui apprend à parler n’est pas entouré de gens qui ont exactement une même langue, il est relativement
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libre; il peut choisir entre plusieurs des possibilités qui s’offrent à lui, et il peut innover : l’innovation ne choque pas dans un milieu où chacun a en quelque mesure une manière propre de parler comme elle le ferait chez des hommes qui appliquent tous les mêmes règles.
        D’ailleurs, en rompant la tradition, l’adoption d’une langue nouvelle diminue la stabilité de la langue. Une langue est un système où tout se tient et où le changement d’un détail suffit à disloquer l’ensemble. Par exemple, la distinction délicate de è ouvert et de é fermé est en français chose essentielle; des oppositions grammaticales comme celle qui existe entre le futur je ferai et le conditionnel je ferais en dépendent; les gens qui ne reproduisent pas exactement cette distinction détériorent du coup la grammaire; or, les Français du Midi distinguent mal les voyelles ouvertes des voyelles fermées. La prononciation de l’e dit muet, qui tantôt est prononcé et tantôt ne l’est pas, donne aux mots français un aspect caractéristique; or, les Français du Midi placent mal les e muets, prononçant souvent ceux que le français normal laisse tomber et laissant tomber ceux que maintient le français normal. Si le français du Midi était abandonné à lui-même et s’il échappait durant quelques dizaines d’années à l’influence de la France du Nord qui maintient la règle chez les personnes cultivées, il n’en faudrait pas plus pour faire du français méridional une langue ayant un aspect nouveau, différent de l’aspect du français central. Dès maintenant il y a, non pas des français provinciaux, mais des types provinciaux du français qui tendent à se fixer dans chaque région.
        Une langue nouvellement apprise est donc à la fois modifiée, par le fait même de l’adoption, et instable, par suite des différences de parler entre les divers sujets et par suite des altérations qui atteignent certains éléments de cette langue, altérations qui ont souvent de grandes conséquences pour l’ensemble du système.
        Aussi longtemps que l’unité politique et l’unité de civilisation continuent d’agir, les tendances à la divergence sont combattues d’une manière efficace. Tant que l’Empire romain
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a subsisté, tant que la civilisation romaine est demeurée pareille dans toutes les provinces, le latin a gardé dans l’ensemble une unité. Mais, dès le IIIe siècle ap. J.-C, la civilisation antique fléchit. Les provinces, où la civilisation n’était souvent pas inférieure à celle de Rome, ont cessé d’imiter attentivement la capitale. Au ve siècle, l’Empire se brise, et chaque province a un sort distinct. Les relations d’un pays à l’autre deviennent difficiles. Chaque région, chaque localité a sa vie propre. Dès lors le langage se développe d’une manière particulière dans chaque localité. En même temps que l’Empire romain se fragmente en nations distinctes, la langue latine se fragmente en parlers distincts. Au IXe siècle, le français, l’italien, l’espagnol étaient des langues différentes, bien que, en France, en Italie, en Espagne, on n’ait jamais cessé de vouloir parler latin et de croire qu’on parlait latin. L’émiettement du latin en parlers régionaux, en parlers locaux au cours du moyen âge exprime l’émiettement de l’autorité au temps de la féodalité.
        La réaction n’a pas tardé. Dès qu’il y a eu en France une littérature en langue vulgaire, cette littérature ne s’est pas servie des parlers locaux, mais d’une langue commune. On chercherait en vain dans les Chansons de geste le parler de telle ou telle localité; toutes sont écrites dans une même langue, à quelques détails près. Les textes proprement littéraires en français médiéval sont, pour la plupart, peu dialectaux. Depuis le XIe siècle, la tradition de la langue française commune est continue. Cette langue est celle de la royauté qui, partie de l’Ile-de-France, a fait l’unité française.
        L’existence de la langue commune a précipité la différenciation des parlers locaux. Si les Français avaient dû, pour s’entendre entre eux, comprendre le parler les uns des autres, on aurait fait effort pour maintenir une certaine unité dé parler. Et, tout en comportant des différences dialectales, les parlers français seraient demeurés parallèles les uns aux autres. Mais c’est ou le latin ou la langue commune qui était l’instrument employé dans les relations entre gens de localités diverses. Dès lors le parler local n’a plus servi qu’aux rela-
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tions locales, tout au plus aux relations régionales. Par suite chaque parler a développé sans frein ce qui lui était particulier. Et l’on est arrivé à cette situation singulière que, sur le territoire français, les parlers locaux diffèrent d’un village à l’autre ; il y a de véritables frontières linguistiques entre des villages distants de quelques kilomètres ; et il ne faut souvent que quelques dizaines de kilomètres de distance pour que des sujets employant chacun le parler de leur village ne s’entendent pas entre eux. Des soldats de la région de Saint-Flour comprennent mal leurs camarades de la région du Puy ; or, il s’agit de jeunes gens dont les parlers appartiennent à un même groupe du gallo-roman méridional.
        Les patois disparaissent, on l’a vu, depuis le milieu du XIXe siècle, et en France et dans la plus grande partie de l’Europe.
        Mais l’unité linguistique ne se réalise par pour cela.
        On l’а déjà noté : la langue commune est parlée de manières diverses suivant les régions. En France, les habitudes articulatoires, la grammaire varient de province à province, et la façon de parler la langue commune s’en ressent. Ce n’est pas de la capitale que chaque localité reçoit la langue commune. Le français est, en gros, la langue de Paris généralisée. Mais, dans chaque région, il y a des centres particuliers, où le français a pris, des aspects spéciaux. Et ce sont ces centres qui servent de modèles dans des régions d’étendue plus ou moins grande. Les provinces de la France ont trop de liens entre elles pour que ces parlers régionaux s’éloignent beaucoup les uns des autres. Mais ils sont distincts. Le français parlé à Lyon ou à Bordeaux n’est pas exactement celui de Paris.
        Si la tendance au régionalisme qui existe depuis quelques années venait à triompher, les français régionaux pourraient devenir sensiblement différents les uns des autres, et il en résulterait, pour l’unité de la langue, un danger. En Allemagne, où à quelques points de vue le régionalisme a conservé dé la force, la langue parlée diffère sensiblement de province à province.
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        Les sociétés modernes ne sont pas homogènes.
        Les grandes villes où s’élaborent et se développent les langues communes ne sont composées que pour une partie, souvent pour une minorité, de gens nés dans la ville même. II y a à Paris des sociétés régionales, qui maintiennent leurs relations régionales, qui se groupent même en partie dans 1-es mêmes quartiers. On entend à Paris tous les « accents » régionaux de la France. Les étrangers sont nombreux dans les grandes villes. Les Parisiens dont la langue est pure sont noyés parmi des gens dont le parler n’a rien de parisien, et l’étranger qui veut entendre du parisien, n’y réussit pas toujours. Le romaniste allemand Koschwitz, venu à Paris pour y faire un livre sur les parlers parisiens, a enregistré le parler de toute une série de personnages célèbres, et il ne s’est pas aperçu que parmi eux il y avait un seul Parisien – qui n’était même pas né à Paris – parlant parisien, le grand romaniste Gaston Paris. Si par hasard Gaston Paris n’avait pas été élevé à Paris, le parisien ne serait pas représenté dans ce livre sur les Parlers parisiens.
        Il y a des classes sociales. En France, un homme cultivé ne parle pas comme un homme du peuple; le parisien des Champs-Elysées n’est pas celui de la Sorbonne qui diffère de celui des faubourgs. Il y a loin du parler d’un Parisien lettré à celui d’un Parisien des quartiers ouvriers. Chaque différence dans le degré de culture se marque dans la langue. On observe à Londres des différences égales ou plus grandes encore entre le parler des hautes classes et celui du bas peuple.
        Les différences de ce genre sont plus ou moins sensibles suivant que la langue commune est fixée depuis plus ou moins longtemps et que les forces de conservation doivent résister à des tendances plus ou moins puissantes vers certains changements. Le russe d’un lettré diffère moins de celui d’un illettré que le français, l’anglais, l’italien d’un homme cultivé ne diffère du langage employé dans des classes sociales moins lettrées. Toutefois, ces différences tendent à s’atténuer, même dans l’Europe occidentale, parce que toute la population s’in-
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struit de plus en plus, lit de plus en plus, et devient ou veut devenir de plus en plus « bourgeoise ».
        Les hommes se groupent de façons diverses, et chaque groupement a des manières de parler spéciales. Suivant les groupements professionnels ou sportifs, le vocabulaire présente toutes sortes de particularités, si bien que la langue .d’un groupement devient aisément inintelligible à tous ceux qui n’en font pas partie.
        L’exemple le plus typique de ces vocabulaires spéciaux est fourni par la langue des éléments sociaux irréguliers, voleurs, vagabonds, mendiants, qu’on nomme l’argot. Il y a des argots dans toute l’Europe. En France, on suit l’argot depuis le xve siècle ; et il existait assurément auparavant. Le grand poète Villon a composé en argot des ballades qui sont peu intelligibles, mais dont la clé a été livrée en partie par un petit vocabulaire argotique conservé dans le dossier d’un procès criminel de l’époque de Villon, et où sont expliqués certains mots employés par la bande de malfaiteurs à laquelle Villon était affilié. Le vocabulaire argotique s’est perpétué depuis lors ; quelques textes permettent d’en suivre le développement. Il n’a pas cessé de se transformer afin de demeurer inintelligible aux non-initiés.
        Les élèves d’une même école, les soldats qui sont incorporés dans un même régiment et qui habitent une même caserne, les ouvriers qui travaillent dans un même atelier ont chacun des vocabulaires spéciaux. Ils se plaisent à employer des mots et des manières de s’exprimer qui n’ont pas cours hors de leur cercle. Le lexique d’un ouvrier n’est pas celui d’un employé de commerce, et celui-ci diffère à son tour de celui d’un étudiant des Universités. Partout où un certain nombre de gens ont le sentiment de former un groupe à part, ils ont aussi, en quelque mesure, un vocabulaire à part.
        Mais variété de vocabulaire ne signifie pas différence de langue. Une langue est définie par sa prononciation et sa grammaire. Or, les argots, les langues de métiers, d’écoles, de sports n’ont ni prononciation propre, ni grammaire propre.
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        Ils ne se distinguent que par le vocabulaire, et souvent aussi par les tours de phrase.
        Si l’on tient compte de toutes les différences, différences régionales et locales, différences de classes sociales, particularités de vocabulaire des argots et des langues spéciales, on constate qu’une grande langue moderne, tout en gardant une unité, a des aspects très divers.
        Ces différenciations sont de grande conséquence pour le développement des langues. La principale demeure la différenciation suivant les lieux, qui aboutit à faire d’une langue commune un groupe de dialectes distincts, puis des langue vraiment différentes, dont finalement ceux qui les parlent n’aperçoivent même plus les ressemblances.

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CHAPITRE XIV / LES DIALECTES

        Si, comme il arrive durant les périodes où se dissolvent des Etats unifiés et où la civilisation, est en régression, une langue une a son développement propre dans chacune des localités où elle est parlée, les changements se produisent indépendamment en chaque endroit. Mais, d’une part, ces changements résultent de l’état de choses antérieur qui est, par hypothèse, sensiblement le même partout, et, de l’autre, il y a, en quelque mesure, une action mutuelle des parlers voisins les uns sur les autres, puisque les habitants d’une même région ont nécessairement des rapports entre eux, si trouble que soit l’état du pays, si forte que soit la régression de la civilisation. D’ailleurs, les conditions variées, et en partie inconnues, des changements linguistiques sont les mêmes en tout ou en partie sur des domaines étendus et produisent des effets analogues. Il se réalise alors ce que l’on nomme des dialectes.
        Au sens où les linguistes entendent le mot, il y a dialecte là où des parlers sensiblement identiques à un moment donné, puis évoluant d’une manière indépendante, ont réalisé un ensemble d’innovations communes, et où, par suite, les sujets parlant une même langue, tout en utilisant chacun leur parler local, ont le sentiment de former, à l’intérieur de cette langue, un groupe linguistique particulier.
        Un dialecte ainsi défini ne saurait avoir de limites géographiques précises. Car chacune des innovations linguistiques qui le caractérisent a ses limites propres. Par exemple, en
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France, du IVe au VIIIe siècle, le français du Nord et les parlers méridionaux ont constitué deux « dialectes » (qui, bien avant la date des premiers textes, étaient devenus des langues distinctes). Et, surtout si l’on envisage les termes extrêmes, les parlers qui appartiennent à chacun des deux groupes de dialectes ont un grand nombre de traits par où ils s’opposent. Mais chacun des faits caractéristiques a son aire particulière. Entre les parlers nettement septentrionaux et les parlers nettement méridionaux de la Gaule romane, il y a donc une sorte de zone de transition, traversée par plusieurs limites de faits linguistiques.
        Le plus net, le plus constant des faits qui distinguent les parlers du Nord de ceux du Midi, est le traitement de la voyelle a sous l’accent, qui est a dans le Midi, é dans le Nord ;
on dit dans le Nord aimer et dans le Midi amar, en face du
latin amare, et un même nom de lieu est de la forme Nérac
dans le type méridional, Néret (avec un -t purement graphique) dans le type septentrional. Mais tel autre fait non
moins caractéristique a des limites différentes de celles du
traitement de a. Ainsi, le p latin placé entre des voyelles ou
entre des éléments équivalents devient b dans le Midi, v dans
le Nord; le latin capra est représenté par cabra dans les parlers méridionaux, par chèvre en français; or, dans ce même
village de Néret (Indre), dont le nom fournit un bon exemple
du passage septentrional de a à e, le p entre voyelles donne
b, comme dans le Midi, et non v; une chèvre y est une chyeb, et ainsi dans tous les cas analogues.           
        On arrive souvent ainsi à localiser exactement la forme des mots. Par exemple, la finale gallo-romaine -iacum, fréquente dans des noms propres de lieux qui servent aussi de noms de famille, aboutit à -(у)ас dans le Midi, à -a (écrit at) au Nord de la Gascogne, à (écrit -et) dans une zone au Sud de la Loire, à -i (écrit -y) plus an Nord. Un même nom latin, de la forme Miliacum sans doute, donne ainsi Meilhac (où lh note l mouillée) en Gascogne, Meillat en Limousin, dans la Creuse, et jusqu’à la limite Sud du département de l’Allier, sans doute Meillet en Poitou et au Sud du département de l’Allier
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(dans le village de Saint-Désiré, Allier, d’où la famille de l’auteur de ce livre est originaire), Meilly plus au Nord.
        Le dialecte devient plus ou moins saisissable suivant les circonstances historiques.
        Là où chaque parler se développe d’une manière autonome, en subissant peu l’action des parlers voisins, le dialecte demeure vague, même si les innovations communes sont nombreuses. Carie domaine où se produit une innovation ne concorde jamais au juste avec le domaine où s’en produit une autre. Alors le « dialecte » n’a sa netteté que dans une zone centrale où toutes les innovations sont réunies ; ailleurs, les concordances sont imparfaites et l’on parle de zone de transition.
        Quand les habitants de tout le domaine parlant le dialecte ont entre eux des rapports fréquents et qu’il se constitue des centres régionaux de quelque importance, les sujets parlants imitent d’ordinaire le parler d’un même centre. Alors seulement le dialecte prend un caractère défini.
        Toute unité linguistique véritable résulte d’une unification, et cette unification a lieu en vertu d’une volonté plus ou moins consciente des sujets parlants. Ainsi, le provençal est devenu un dialecte caractérisé, et de même le gascon, tandis que, dans le centre de la France, il ne s’est produit nulle part un dialecte dont les sujets parlants aient pris conscience. Il y a en Allemagne des dialectes parce que la féodalité y a laissé des Etats ayant une autonomie ; il n’y a presque pas de dialectes en France, surtout dans la France du Nord, parce que la royauté centrale y a été puissante de bonne heure.
        Bien des discussions qui se sont élevées sur les limites de telle ou telle langue sont vaines. On en aperçoit la vanité quand on sait que les « dialectes » n’ont pas de limites définies, et qu’il n’y a délimites exactes que de chaque fait linguistique en particulier.
        Les parlers slaves méridionaux couvrent un domaine continu depuis le Nord-Ouest, avec les premiers parlers slovènes, au voisinage des parlers allemands et italiens du Tyrol et de la Vénétie, jusqu’au Sud-Est, avec les derniers parlers macédo-
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niens et bulgares, sur les bords de la mer Egée et de la mer Noire. Dans cet ensemble continu, où l’on observe un grand nombre de limites de faits particuliers, mais où nulle part, sauf entre le slovène et le serbo-croate par suite d’accidents historiques, on ne peut marquer une frontière entre deux dialectes caractérisés, il s’est constitué dans le passé deux groupes, l’un au centre, le type serbo-croate, l’autre à l’Est, le type bulgare. Au xixe siècle, lors de la renaissance des nations slaves, il a été créé là, sur la base des parlers de deux régions très éloignées l’une de l’autre, deux langues communes, qui s’écrivent, le serbo-croate et le bulgare. Le serbe et le bulgare communs, employés l’un dans l’État serbo-croate, l’autre dans l’État bulgare, sont venus s’affronter. Mais là où, par suite des circonstances, les langues communes n’ont pu se répandre, comme il est arrivé en Macédoine où le régime turc a subsisté jusqu’aux guerres balkaniques, on ne peut tracer aucune frontière linguistique.
        Les parlers de Macédoine sont une partie de l’ensemble slave méridional ; ceux qui les parlent pourront, suivant les circonstances, prendre pour langue commune le serbe ou le bulgare. Leurs parlers, différents entre eux, ne sont ni vraiment serbes ni vraiment bulgares, surtout si l’on pense au bulgare écrit qui est fondé sur des parlers assez éloignés des parlers macédoniens. Sans doute la simplification des formes de noms est la même en Macédoine qu’en Bulgarie ; mais c’est l’effet d’une tendance qui se manifeste aussi dans les parlers serbes de la région balkanique. Les maîtres d’école bulgares ou bulgarisés ont exercé en Macédoine une forte action dans le dernier tiers du XIXe siècle ; et c’est ce qui a donné occasion aux Bulgares de revendiquer le pays pour leur langue commune; mais il n’y a pas eu d’action continue d’une langue de civilisation : au moyen âge, il y a eu des influences diverses suivant la situation politique; et, depuis la conquête turque, la tradition littéraire a cessé de jouer un rôle appréciable. Si donc les politiciens ont réclamé les parlers de Macédoine pour tel ou tel groupe, les linguistes désintéressés ne peuvent que réserver leur opinion.
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        En réalité ces parlers n’appartiennent en propre ni à l’un ni à l’autre des deux groupes qui se les disputent. Et, même si les données linguistiques avaient une netteté qu’elles n’ont pas, la ressemblance particulière avec l’autre groupe n’aurait rien de décisif. Il est puéril de faire intervenir la linguistique dans des questions de frontières de cet ordre. C’est la politique qui décidera de l’avenir linguistique de la Macédoine.
        Pour qu’il y ait une limite linguistique nette, il faut que deux langues distinctes, parties de centres éloignés, s’étendent en allant à la rencontre l’une de l’autre jusqu’au moment où elles viennent se toucher. On arrive alors à des limites comme celles du français, de l’allemand et de l’italien en Suisse, du français et du flamand en Belgique. Mais la différenciation spontanée d’une langue commune sur un domaine étendu ne donne lieu qu’à des parlers de transition. Elle exclut toute limite précise de dialectes. Il n’y a pas en linguistique de problème plus trouble que celui de l’appartenance de tel ou tel parler à tel ou tel dialecte.
        Si, entre les parlers slaves méridionaux, on peut souvent trouver des limites tranchées, c’est que la région qu’ils couvrent a eu une histoire accidentée, et qu’il s’y est produit des migrations nombreuses. Use limite linguistique tranchée résulte toujours de quelque accident historique ou géographique. Elle ne peut avoir de sens politique que si elle traduit la communauté durable d’une civilisation importante. Là où, comme dans les Balkans, il n’y a jamais eu en fait qu’une même civilisation slave, et où, comme en Macédoine, des influences bulgares et des influences serbes se sont succédé pour aboutir ensuite à une longue interruption des deux influences, toutes les deux passagères, toutes les deux superficielles, la question du caractère serbe ou bulgare de tel ou tel parler a peu de sens linguistique, et moins encore de portée pratique.