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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Antoine Meillet :« Nécrologie: I. Baudouin de Courtenay», Revue des études slaves, tome 10, fascicule 1-2, 1930, pp. 174-
175.

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        J. Baudouin de Courlenay est mort le 3 novembre 1939. Né le 13 mars 1845, il était le dernier survivant du grand renouvellement de la linguistique , et en particulier de la linguistique historique, qui, préparé dès les années 1860-1870, a eu lieu surtout de 1870 à 1880.
        Parmi les auteurs de ce renouvellement, il n'a pas été au premier rang, non par manque de dons — il en avait d'éminents, — ni de science, — ses connaissances étaient larges et précises — , mais par un des malheurs de sa situation qui, partout, faisait de lui un étranger mal adapté. Descendant — lointain — d'une famille française émigrée, il est né en Pologne, près de Varsovie; il a été professeur en Russie et en Pologne , sans se fixer définitivement ni dans l'un ni dans ľautre pays ; sa manière de s'exprimer était gauche, peu idiomatique; on dirait que jamais il ne se sert d'une langue maternelle. Écrites en russe ou en polonais, ses.publications ont peu attiré l'attention des savants occidentaux. Il avait d'ailleurs quelque chose d'inquiet, et, aussitôt qu'il était entré dans une voie, il s'apprêtait à en ouvrir une autre. Il n'a jamais été
satisfait de ce qu'il faisait.
        Mais, quand on regarde l'ensemble de son œuvre, on voit qu'il a été un esprit original, et qu'il restera beaucoup de lui. Par exemple, son étude, en russe, sur les anciens monuments du polonais, qui a paru en 1870, est demeurée l'ouvrage fondamental sur la question. Quoique paru en édition allemande, en 1895
(l'édition polonaise: Próba teorji alternacyj fonetycznych est de 1893), son mémoire sur l'alternance phonétique a médiocrement attiré l'attention. C'est qu'il venait trop tôt : à cette date , presque tout le monde ne pensait qu'à la linguistique historique; un livre de linguistique générale n'intéressait guère. En réalité, Baudouin de
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Courtenay y analysait, avec une pénétration et une justesse admirable, un type de phénomènes qui est particulièrement clair en polonais, et en générai dans les langues slaves, mais que l'on observe presque partout et dont l'importance est capitale. Aujourd'hui encore, bien que l'intérêt se soit tourné vers la linguistique générale, les phénomènes d'alternance ne sont pas toujours appréciés avec justesse ni considérés autant qu'il faudrait, parce que l'on ne lit pas assez ce mémoire bref, mais dont chaque mot porte, et où tout le sujet est traité à fond.
        Si les linguistes n'ont pas été justes pour Baudouin de Courtenay, c'est parce que la vie n'a pas été juste pour un homme plein de droiture et de bonne volonté qui a eu le malheur de n'appartenir tout à fait à aucun pays et qui n'a jamais trouvé un équilibre parfait. Mais un maître qui, sans parler des idées qu'il a semées de tous côtés, laisse un travail fondamental demeurera plus que bien d'autres dont la vie a été plus facile et plus unie (1).
A. Meillet

(1) Pour le détail de la vie et des œuvres de J. Baudouin de Courtenay, je renvoie à la note excellente de M. Miloš Weingart, Ročenka slovanského ústavu, II (1929),
Prague, 1930, pp. 172-198, avec un excellent portrait du savant déjà vieux où ľon aperçoit toute sa tristesse , — à la notice de son disciple M. Sčerba ,
Известия по русск. яз. и слов., 1930, III, і, pp. 311-326, — et à ľarticle de St. Szober, Prace filologiczne , XV, 1, pp. vii-liv, avec un portrait et une bibliographie complète.