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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Antoine Meillet : compte-rendu de : Travaux du Cercle linguistique de Prague. — 4. Réunion phonologique internationale à Prague (18-21 décembre 1930). Prague (Jednota č. matematiku), 1931, in 8, 326 p., in BSLP, t. 32, fasc. 3, 1931.


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        Le groupe de linguistes qui a son centre à Prague a commencé de se constituer au congrès de La Haye en 1928 et s’est fixé au congrès des slavistes de Prague en 1929. Il a déjà publié trois volumes qui ont été annoncés ici et dont on connaît la portée pour le développement de la linguistique générale.
        Ce n’est pas par hasard que le groupe se réunit à Prague. Prague est la ville où le sentiment du slavisme est le plus vif. Or, ce groupe de linguistes comprend surtout des savants qui ont pour langue maternelle des langues slaves. Le linguiste qui lui donne le plus sa marque propre est le prince Troubetskoy, Russe émigré qui enseigne à Vienne. A côté de lui se trouvent, au premier plan. M. Karcevskij, qui enseigne à Genève, et M. R. Jakobson, qui réside à Prague, M. Polivanov, qui est demeuré en Russie. Des linguistes tchèques comme M. Mathesius, M. Havránek, M. Weingart (qui n’a pas participé à ce recueil) tiennent une large place dans le groupe. A part quelques pages de M. D. Jones en anglais, tout le recueil est écrit en allemand et en français, et le procès-verbal de la réunion en français. Mais dans sa rédaction, partout on note une pensée slave, et même une forme slave. En même temps que de l’enseignement général de F. de Saussure à Genève, le groupe se réclame de Baudouin de Courtenay.
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        La réunion de Prague en décembre 1930 avait, été préparée avec soin. Elle avait un objet précis. Sur les/questions à examiner, des mémoires approfondis avaient été préparés par des savants qualifiés. Un projet de terminologie avait été soumis aux participants et à des linguistes qui s’intéressent au groupe. Aussi la discussion a-t-elle été fructueuse.
        Slaves pour la plupart — M. Belić était venu de Belgrade, MM. Doroszewski, Nilsch, Szober, Ulazsyn, de Pologne —, les membres de la réunion y disposaient de données qui ne sont pas familières à tous les linguistes. Les faits slaves de tous domaines ont été particulièrement considérés. De plus le prince Troubetskoy apportait sa connaissance précise et réfléchie des langues du Caucase, et M. Polivanov des informations étendues sur les langues asiatiques, de l'uzbek au japonais. Du côté européen, M. A. W. de Groot opérait sur le néerlandais, et M. Sommerfelt sur les parlers Scandinaves et celtiques. Ainsi la réunion s’entretenait à la fois d’idées neuves bien élaborées et de faits ayant une fraîcheur. Le recueil est rendu par là savoureux, et jamais l’épithète de « suggestif » n’aura été plus justifiée.
        La discussion a porté sur la « phonologie ». Comme on le sait, le groupe distingue la phonétique qui traite des sons appliqués dans le langage en eux-mêmes, c’est-à-dire de la production de ces sons et de leur caractère acoustique, et la phonologie, qui traite de cessons en tant qu’ils sont employés dans les langues et qu’ils y ont une fonction. La phonétique relève de la physiologie, de la physique, et même de la psychologie, dans la mesure où la psychologie étudie la perception des sons. La phonologie est propre au linguiste.
        Sur la terminologie, la réunion a abouti à des conclusions qui figurent aux pages 309-323. Ces conclusions, qui en somme résument la discussion, devront être examinées par tous les linguistes ; et, comme elles répondent à des idées nettes constituant un système complet et articulé, tout le monde en devra faire son profit. Elle comprend des distinctions utiles et des précisions qu’il sera bon de maintenir. Elle aurait eu plus de chance d’exercer toute
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l’action qui convient si les auteurs ne l’avaient encombrée de ces termes lourds et pédants pour lesquels les Slaves ont une si fâcheuse affection. Par exemple, pour distinguer l’étude du son de celle de la production du son, il est à souhaiter qu’on ne parle pas trop de phonétique phénoménologique et de phonétique organogénétique. De pareils termes rendent inutilement rébarbative la lecture de certains ouvrages scientifiques ; M. Brun, qui n’assistait, pas à la réunion, mais qui a envoyé des notes, a protesté avec raison. Pour s’imaginer qu’il est utile que les mots expriment par eux- mêmes les notions auxquelles ils servent de signes, il faut que les linguistes oublient les enseignements les plus clairs de leur propre science. De par la transparence des formations de leurs langues les savants de langue slave et, dans une mesure heureusement moindre, les savants de langue allemande inclinent à former et à employer de pareils termes qui doivent se comprendre par eux-mêmes : l'anglais et surtout le français y répugnent. Si les linguistes français tombaient dans ce travers, ils ne seraient ni lus ni écoulés de leurs concitoyens, et ce serait justice.
        Les termes de phonème et morphème, dus à Baudouin de Courtenay, ont eu un grand succès parce qu’ils sont à la fois simples et nécessaires. C’est une idée fâcheuse qu’a eue M. Ulaszyn de dire en allemand phonema, avec un pluriel phonemata!. Par bonheur il n’a pas été suivi.
        M. W. Doroszewski a rendu service en rappelant que Baudouin de Courtenay a introduit ce mot, et en indiquant comment s’en est développé l’emploi. La définition de la phonologie a permis de donner comme conséquence une définition du phonème : « unité phonologique non susceptible d’être dissociée en unités phonologiques plus petites » ; cette définition est celle qu’ont expliquée à la fin du volume, les auteurs du recueil ; il faut donc la retenir. La note ajoutée précise la valeur du mot : il y a phonème là où, en remplaçant un phonème par un autre, on change le sens. Le phonème peut comporter en certains cas un jeu phonétique étendu, si ce jeu ne va pas jusqu’à permettre une confusion avec un phonème voisin. Ce qui intéresse le lin-
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guiste, c’est ce par quoi les phonèmes s’opposent les uns aux autres à l’intérieur d’un système linguistique. En délimitant avec rigueur la notion de phonème, la réunion de Prague a donné à ses discussions une base solide et a rendu à toute la linguistique un important service. En effet celte notion est fondamentale.
        Le phonème est examiné à tous les points de vue, depuis les plus généraux : Phonologie und Psychologie, par D. Čyževskyj et Phonetik und Phonologie par K. Bühler, ou On Phonems par D. Jones, jusqu’à une application — de grande importance théorique — : La phonologie et la poétique, par J. Mukařovský.
        L’article de M. Polivanov, La perception des sons d’une langue étrangère, est d’un vif intérêt. On y voit, dans des exemples nets et bien analysés, comment sont entendus les phonèmes d’une langue étrangère ; il en résulte, pour qui sait interpréter les faits, une sorte d’analyse des phonèmes des deux langues considérées en ce qu’ils ont de caractéristique. D’autre part, ces faits sont instructifs pour la théorie des emprunts.
        Non moins instructif, à d’autres égards, est l’article de M. Havránek, Zur Adaptation der phonologischen Systeme in den Schriftsprachen. La façon dont est analysée la formation des langues écrites slaves est curieuse : on y voit comment ceux qui ont fixé ces langues ont mis en évidence autant qu’ils l’ont pu, et d’une manière extrême, le système phonique propre à chacune et ainsi les ont différenciées le plus qu’ils ont pu. Il y a là des faits remarquables dont M. Havránek donne un aperçu lumineux.
        M. A. Belić étudie, à l’aide de bons exemples serbo-croates, L’accent de la phrase et l’accent du mot.
        Les mémoires où est exposée la doctrine fondamentale du recueil sont surtout ceux de MM. Troubetskoy et Jakobson.
        Les trois mémoires du prince Troubetskoy sont brefs, mais substantiels, et il conviendra de les lire attentivement. Ce sont : 1° Die phonologischen Systeme, p. 96-115. L’auteur y pose des principes. Le second de ces principes, suivant lequel les deux membres d’une opposition phonique sont de
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valeur inégale, l’un possédant une certaine caractéristique, l’autre ne la possédant pas, prête à discussion. Il faudrait en effet examiner si toutes les combinaisons articulatoires sont également normales, également équilibrées en elles-mêmes. Tel n’est pas le cas : il y a des phonèmes naturels, qui se trouvent dans presque toutes les langues, et il y en a d’autres qui résultent de particularités, souvent singulières, d’un système phonique singulier. Par exemple, les nasales n et m sont des phonèmes quasi universels; au contraire n guttural n’existe à l’état autonome que dans peu de langues, et ñ (le gn) français est aussi un phonème peu courant. D’autre part, un phonème donné est un ensemble oii tel caractère en domine d’autres : les occlusives sonores ne se distinguent pas des sourdes non aspirées par la seule résonance glottale; elles sont en outre plus faiblement articulées. Un d n’est pas t + résonance glottale ; c’est autre chose dans l’ensemble. L’exemple cité, des consonnes dures et des consonnes molles du russe, ne prouve pas, parce que l’on a le sentiment que, dans les consonnes molles, il y a la consonne type + une sorte de yod.
        Le second mémoire, p. 160-163, porte sur la « morphonologie ». On peut ne pas aimer ce terme qu’a proposé M. Ulaszyn et que le prince Troubetskoy a accepté. Mais la chose que Baudouin de Courtenay a mise en évidence, sur le nom, bien satisfaisante, Alternance (en allemand alternation), est de première importance.
        Le troisième mémoire, p. 228-233, est intitulé : Phonologie und Sprachgeographie. Les auteurs s’occupant de géographie linguistique n’accepteront pas l’idée — ou le reproche? — qu’ils ont jusqu’ici toujours opéré avec des idées « diachroniques ». Ils observent les faits et s’efforcent d’abord de donner une image exacte de la réalité présente, quitte à en tirer des conclusions sur l’histoire. A ceci près, les remarques de l’auteur devront être pesées et méditées.
        Les trois mémoires de M. R. Jakobson sont rédigés d’une manière moins aisée. Le plus important des trois, p. 164-182, est : Die Betonung und ihre Rolle in der Wort- und Syntagmaphonologie, où le rôle varié de l’accent et
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de ses diverses formes est bien analysé. Le second, p. 234-239, a un titre un peu énigmatique : Ueber die phonoloqischen Sprachbünde ; les idées indiquées dans ce mémoire n’y sont que résumées; on les examine ici, p. 7, à part. Le troisième, p. 247-2G7, Prinzipien der historischen Phonologie, est trop embarrassé de termes techniques encombrants: umphonologisierung, etc. Mais il présente nombre de considérations qui forcent l'attention.
        M. S. Karcevskij n’a donné qu’un mémoire, p. 188-227 : Sur la phonologie de la phrase. Il y décrit avec finesse les cadences et les anticadences (le terme est heureux), les intonations tendues et les intonations relâchées, etc. dans la phrase. M. Karcevskij distingue de la phrase la proposition, qui est une notion grammaticale.
        On ne saurait entrer ici dans les détails du recueil qui, d’un bout à l’autre, devra être lu, lu avec attention, et médité.
        A la fin, on trouve le procès-verbal des séances tenues à Prague, qui est instructif et, comme il a été indiqué ci-dessus, une série de définitions.
                   A. M.