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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы



-- Lubor NIEDERLE : La race slave. Statistique, démographie, anthropologie, Paris : Alcan, 1911 (traduction Louis Léger).



[9] Chap 1 : LES RUSSES

§3. développement historique.

Dans la région orientale qui s'est constituée par suite du partage du peuple primitif en trois groupes, s'est développé le grand peuple russe, aujourd'hui divisé.
Quels ont été les commencements de ce peuple durant l'ère préchrétienne et les premiers siècles après J.-C. ? Nous n'en savons à peu près rien. Nous connaissons à la vérité quelques noms cités par Ptolémée, qui lui appartiennent évidemment, mais nous ne savons pas sur lesquels nous arrêter (1). Au IVe siècle de l'ère chrétienne apparaissent des indications vagues sur un grand peuple des Antes, dont le nom désigne les tribus russes du sud entre le Danube inférieur et le Don, mais ce nom disparaît plus tard. Les renseignements que nous fournissent les Arabes sur les Russes du Xe siècle ne sont pas moins énigmatiques. Ce n'est qu'à partir de Constantin
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Porphyrogénète et, plus nettement, de la première chronique kiévienne (2) conservée dans un m.s. du XIIe siècle, que nous avons des détails un peu précis. Ces textes nous apprennent que sur le territoire de la Russie actuelle vivaient une foule de tribus qui constituaient des unités indépendantes. L'annaliste en compte douze :

Les Slaves sur le lac Ilmen avec pour centre Novgorod la Grande.
Les Krivitches auprès des sources du Dnieper, de la Dvina; et du Volga (ceux qui vivaient sur la rivière Polot s'appelaient Polotchanes). Les Dregovitches entre le Pripet et la Dvina.
Les Drevlianes au sud-ouest des précédents.
Les Polianes de Teterevo à Kiev qui devint leur centre.
Les Doulièbes et Boujanes (ou Volyniens) sur le Boug.
Les Tivertsiens et les Oulitches sur le Dniester et sur le Boug.
Les Radimitches sur la Soja.
Les Viatitches sur l'Oka.
Les Siévériens sur la Desna, la Séim et la Soula.

L'annaliste qui énumère ces différents peuples les réunit sous le nom collectif de Rous. Comment ce nom de Rous s'est-il produit chez ces peuple? C'est encore une énigme (3) . Mais quelle
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que soit son origine, il est certain qu'il appartenait d'abord au centre kiévien où fut fondé par les princes varègues le premier état russe et que de là il s'est rapidement répandu vers l'Orient chez les Slaves comme dénomination politique puis ethnique, et qu'il s'est appliqué à des peuples qui, d'après le chroniqueur, étaient d'origine léchite (4).
Le domaine slave vers l'Orient, tel que l'indique au XIIe siècle le chroniqueur russe, n'est pas un territoire primitivement slave, mais naguère habité par des allogènes et colonisé par les Slaves. La preuve de cette assertion nous est fournie par les noms antérieurs, noms lithuaniens et finnois, dans la région située au nord du Pripet et aux environs des sources du Dnieper, dans les bassins de l'Oka et du Volga. Nous rencontrons sur ce sol la première colonisation slave attestée par les textes et non pas le peuple primitif. C'est là que les Slaves orientaux, avant la fin du Xe siècle, après avoir quitté les régions du moyen Dnieper, ont accompli la première étape de leur extension. Si l'on en croit la chronique, ils ne se dirigèrent pas du côté des pays polonais. Au contraire, ce furent les Lechs qui envoyèrent de fortes colonies vers l'Orient, à travers les tribus russes. En revanche, dès la période primitive, la colonisation russe poussa vers les tribus baltiques.
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Nous voyons les Dregovitches établis sur un territoire primitivement lithuanien. La colonisation s'opéra plus rapidement encore et avec plus de succès vers le nord et l'est du côté des Finnois. Ainsi, par exemple, les Slaves de l'Ilmen n'étaient que des colons établis en territoire finnois. De même les Krivitches, les Radimitches, les Viatitches (et peut-être une partie des Siévériens) avaient repoussé de leur territoire primitif les Tchoudes, les Mouromiens, les Mordvines, les Mestchériens et d'autres tribus finnoises.
Vers l'Orient les Slaves siévériens s'avancèrent de bonne heure et avec énergie et refoulèrent les tribus turco-tatares. C'est ce que nous attestent les textes qui, dès le VIe siècle, signalent les Antes comme fort nombreux sur la mer d'Azov et qui mentionnent au IXe et au Xe siècle de nombreuses colonies slaves sur le Don et le Volga, et, à l'embouchure du Kouban, la colonie de Tmoutorakan.
Ce n'est que vers le sud que le développement de la colonisation slave fut longtemps retardé. Il était cependant favorisé par la nature du sol; tous les fleuves descendent vers le sud, vers la Mer Noire.
Le grand obstacle ce fut l'invasion des peuples étrangers qui, à dater du IIIe siècle de l'ère chrétienne, commencèrent à occuper pour un temps plus ou moins long le bassin de la Mer Noire. Au IIIe et au IVe siècle ce furent d'abord les Goths et les Hérules, puis en 376 les Huns,
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puis vers 482 les Bulgares (5), puis vers 557 les Avares. Vers la moitié du VIIe siècle les Khazares passèrent le Don et enfin au cours du IXe siècle les Magyares de l'Oural se dirigeaient du Volga vers le Danube.
Ces invasions n'arrêtèrent pas absolument la marche des Slaves vers le sud ; il est même probable que certaines d'entre elles, par exemple celles des Huns et des Avares, entraînèrent après elles des tribus slaves. Mais pendant cette période on ne peut parler d'une véritable colonisation, d'un établissement des Slaves sur la Mer Noire.
Ce n'est vraisemblablement qu'après l'invasion avare que les tribus russes réussirent à s'établir en grandes masses (les Tivertisiens, les Oulitches) sur le cours inférieur du Dnieper, du Dniester et du Danube.
Le mouvement vers le sud s'accentua. Sviatoslav (957-972) établit tout à fait sa résidence à Preslav (dans la Bulgarie actuelle). Puis survint un nouvel obstacle. Ce fut l'arrivée desPetchenègues, des Turcs (les Ouzes), des Polovtses ou Kumans. Les tribus et les princes russes eurent à soutenir de longues luttes contre ces nouveaux venus dans le bassin inférieur du Don et du Dnieper. Enfin survint l'invasion des Tatares. Victorieux en 1224 ils ravagèrent et dépeuplèrent
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la plus grande partie de la Russie méridionale de la Kalka jusqu'à Kiev, à la Volynie, la Galicie, la Transylvanie et menacèrent même les pays russes du nord-est (6).
Tous ces envahissements exercèrent une action forte et durable sur les destinées de la nation russe. Ils lui barrèrent pour longtemps l'accès du sud et de l'ouest. D'autre part, la pression qu'eurent à subir les Tivertsiens, les Volyniens, les Polianes, les Siévériens obligèrent ces peuples à reculer jusqu'aux Karpathes, au delà du Pripet, de la Soula, de la Desna en chassant devant eux d'autres tribus ; et la nation russe dut s'ébranler dans la direction du nord et du nord-est contre les Finnois. Morceau par morceau la terre finnoise fut occupée par les Russes et colonisée.
A côté des Viatitches, des Krivitches, des Siévériens, les principaux agents de cette colonisation furent les Slaves de Novgorod, particulièrement dans le bassin de l'Onega, de la Dvina, de la Vytchegda, de la Petchora, de la Kama, et de la Viatka. Tels sont les principaux épisodes du développement du peuple russe jusqu'à la fin de
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la domination tatare, c'est-à-dire jusqu'au XVe siècle.
Mais à côté de ces modifications extérieures, de grands changements s'opérèrent dans la vie intérieure du peuple russe; à la vie de la tribu se substitua la vie de la province. Les anciennes unités de tribu se disloquèrent et disparurent peu à peu dans les nouvelles organisations provinciales qui se formèrent autour des princes et peu à peu on vit s'établir une nouvelle répartition du peuple russe qui remplaça les anciennes unités des tribus par trois grands groupes différents au point de vue de la langue, de la vie intérieure, parfois aussi de la vie politique. M. Schakhmatov, dans un remarquable Essai publié en 1899 par la Revue russe de l'Instruction publique, n'a pas encore dit le dernier mot de la science. Bornons-nous à cette simple constatation. Déjà au temps de la domination tatare lesanciennes unités de tribus se sont groupées, soit par suite de leur développement intérieur, soit par suite de causes extérieures en trois groupes :

• Au sud (entre le San, le Pripet et le Dnieper) le groupe petit russe où entrèrent évidemment les anciens Polianes, Drevlianes, Volyniens, Doulièbes, Tivertsiens, Oulitches, une partie des Siévériens et les débris des Croates et des Serbes des Karpathes ;
• Au nord les Grands Russes composés principalement des slaves Novgordiens, des Viatitches, des Krivitches, d'une partie des Siévériens ;
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• A l'ouest les Biélorusses ou Russes Blancs (comprenant principalement les anciens Dregovitches, les Radimitches, une partie des Drevlianes, des Krivitches, et les débris des Lithuaniens).
A cette époque apparurent les termes Grande-Russie, Petite-Russie et Russie Blanche (on ne sait ce que veut dire cette dernière épithète).
Le groupe petit russe est celui qui est resté le plus pur au point de vue de la langue ; le groupe russe blanc l'est moins; il a été influencé par l'union politique avec la Lithuanie à partir de la fin du XIIIe siècle et plus tard, à partir du XVIe par une forte influence polonaise. Les éléments fondamentaux du groupe-grand russe ont été très variés ; mais celui qui a été le plus puissant, c'est la cité qui devait devenir le centre du monde russe, c'est Moscou.
Malgré cette division les trois groupes sont restés les trois branches d'une même nation. Les langues étaient voisines; des liens étroits les rattachaient au point de vue politique (d'abord la lutte commune contre les Tatares, ensuite l'union sous le sceptre moscovite.)
Ils ont eu pendant trop longtemps l'unité religieuse pour qu'on puisse hésiter, malgré les nuances déjà signalées, à en former un seul ensemble, la nation russe.
En ce qui concerne le développement extérieur, nous y notons les étapes suivantes :
La nation russe n'a pas réussi à s'étendre à
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l'occident ; entre l'espace qu'elle occupait et la mer étaient concentrées les tribus lithuaniennes (lotyches) et plus loin vers le sud la forte race polonaise. De ce côté-là les Russes n'avancèrent pas; bien au contraire, leur race subit une période de déclin très sérieux ; elle faillit même périr d'un côté sous la pression de la Lithuanie, de l'autre sous celle des Polonais qui étaient forcés de s'étendre vers l'orient, se trouvant repoussés de l'ouest par les Allemands. Ceci nous explique pourquoi sur les cartes de Bielenstein (7) la frontière russo-lotyche du XIIIe siècle est à peu près la même qu'aujourd'hui et pourquoi le domaine russe occidental est pénétré par l'élément polonais.
L'expansion vers le nord continua, mais avec moins de succès qu'autrefois. Plus on avançait dans ces régions, plus elles étaient inhospitalières. Mais, à dater du XVe siècle, surtout à partir du règne de Pierre le Grand, l'expansion coloniale de l'élément russe se tourna peu à peu vers le nord où elle envoya des colonies de moines et de raskolniks (8). Ces colonies étaient peu imponantes et disséminées. Puis les conditions changèrent. L'expansion vers le nord diminua, le mouvement se détourna vers le sud et sur l'est.
L'invasion tatare avait créé un solide mur d'en-
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ceinte à travers lequel la colonisation russe ne pouvait passer tant que les khanats tatares ne seraient point soumis. Cela ne tarda point. A partir de 1486 la Russie fut délivrée. Le désir de la revanche, l'augmentation de la population, d'autres circonstances encore, poussèrent très énergiquement les Russes dans la direction de l'est, du sud-est et du sud. Ils ne cessèrent plus d'avancer. Leur première ligne qui était sur l'Oka fut remplacée dès la moitié du XVIe siècle par la ligne dite de Toula, de Poutivl sur la Seïm par Briansk et Toula, vers l'Ouna, affluent de la Mokcha. Dans la première moitié du XVIIe siècle les Moscovites occupent la ligne Bielgorod, Voronéje-KozIov, la ligne Tambov-Simbirsk, la ligne de la Transkama (Sengileï-Menzelinsk). D'autre part, ils colonisent en grandes masses la région de Poltava (9). A la fin du XVIIe siècle s'établit la ligne du Don, puis, sous le règne de l'impératrice Anne, la ligne de l'Ukraine (1731-1735) remplacée, quarante ans plus tard, par la ligne du Dnieper entre le Dnieper et la mer d'Azov.
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La marche en avant s'acheva par la conquête du Khanat de Crimée en 1783. Avec ces lignes militaires s'avançait la colonisation des Allemands et des Serbes émigrés en Russie. Le littoral de la Mer Noire fut colonisé en partie dès le XVIIIe siècle, en partie, — par exemple entre le Boug et le Dniester (gouvernement actuel de Tauride) — seulement au XIXe siècle. Vers la même époque la colonisation russe gagna le Caucase (ligne du Caucase sur le Kouban et le Terek de 1779 à I799), mais elle ne devint définitive que dans la seconde moitié du XIXe siècle après la soumission complète du Caucase (1864).
Les Russes pénétrèrent plus tôt dans les régions d'outre-Volga, surtout à dater du règne de Pierre le Grand.
A cette époque ils atteignirent jusqu'à Samara et dans les années 1734-1744 jusqu'à la ligne d'Orenbourg. Dans l'intérieur de l'Asie la colonisation s'opéra tout d'abord par les conquêtes des frères Strogonov et d'Ermak (1558-1582), en Sibérie jusqu'aux cours de l'Obi et de l'Irtych. Elle a été achevée au XIXe siècle par la conquête de toute la Sibérie jusqu'à Sakhaline et à la Mandjourie, au sud par la soumission des steppes Kirghiz et enfin du Turkestan (Tachkent, 1864, Samarkande 1868, Khiva 1873, Kokand i876, Aschabad 1881 ,Merv 1884, Mourghab 1885). Partout les troupes furent suivies de colons, particulièrement d'habitants de la Grande Russie.


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§4. Domaine et frontières de la nationalité.

On voit par cette esquisse du développement de la nation russe — surtout de la colonisation intensive des dernières années — qu'il est impossible de limiter le domaine russe par une ligne continue. Car la population russe en Asie et en Europe ne présente pas une masse compacte, mais un ensemble plus ou moins homogène de groupes coloniaux, parfois même complètement isolés, au milieu de populations allogènes. Les Russes sont établis en masse compacte dans l'Europe orientale, pour la plus grande partie dans l'Empire russe, pour une petite fraction dans l'Empire austro-hongrois. Mais il n'y a guère que les frontières occidentale et méridionale qui soient bien déterminées; à l'est et au nord elles poussent des pointes, elles forment des îlots, le long de fleuves navigables, au milieu d'éléments allogènes, finnois ou turco-tatares. Voici quelle est exactement la frontière du territoire habité d'une façon compacte — sauf quelques îlots allogènes — par le peuple russe, à partir de l'embouchure de la Neva qui à l'ouest touche au domaine finnois (10).
De Pétersbourg la frontière court d'abord le long du golfe de Finlande jusqu'à l'embouchure de la Narova; elle suit cette rivière, longe le lac Peïpous et celui de Pskov vers Izborsk, descend
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vers Loutsyn (Ludsen) jusqu'à Dvinsk, elle contourne à l'ouest Vilna, passe le Niémen au nord de Grodno, atteint Bielostok (Bialystok), Souraj sur la Narev, Bielsk, Drohytchine sur le Boug, longe dans le pays russe de Kholm — d'après les travaux de Frantsev — la ligne de Biela Partchevo, Krasnostav vers Tomachev, puis elle entre en Galicie en contournant Tarnograd, gagne la rivière San au-dessus d'Iaroslaw, se dirige vers Sanok et atteint dans les Karpathes Pivnitchna sur la frontière hongroise (11).
A Pivnitchna la frontière s'avance un peu à l'ouest, fait quelques détours, pénètre dans les comitats de Spies et Sarys (en hongrois Saros), le long de la Poprad jusqu'à Spiska Sobota.
D'après les derniers travaux de Czambel et de Tomachivsky (12), dont les résultats n'offrent que très peu de différences, en Hongrie la frontière russe commence à Lipnik, non loin de l'embouchure du Dunajec, passe à Kaminka aux environs de Stara Lubovna (en magyare O Lublé), de Iakoubiani (Iakobpol), vers Hodermark et Stelbach, Kisgeben, latkiotsi (Zseltek). Puis elle fait un grand demi-cercle vers le nord, atteint Bardiov (Bartfa), descend vers le sud le long de la Topla jusqu'à Petkovtsi (Petkocz), franchit
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l'Ondavka à Valkov (Valko) Beresliv (Breszio), Porauba (Orosz poruba) (13), Hliviscze, Komouch, jusqu'à Oujgorod (Ungvar). Là elle rencontre les Magyares. La frontière longe leur territoire, jusqu'à la ville de Visso sur la rivière du même nom. Mais les Petits-Russes sont ici en minorité. De là la frontière suit la rive droite du Vasir jusqu'à la Bukovine, puis elle traverse, la rivière Suczava, laisse aux Russes le cours supérieur du Seret, traverse Kaminka, Negotin, la ville de Sereth et longe la frontière jusqu'à l'endroit où le Prut sort de la Bukovine. Les villes de Czernowitz et de Sereth forment ici des villes allemandes. On trouve d'autre part des îles russes en Galicie, particulièrement entre Lutcza et Korczyn au sud de Rzeszow, auprès de Rymanow, de Dynow, aux environs de Jaroslaw, dans le bassin de la Wysloka, en Hongrie autour de Spiess et de Krempach. Notons encore en Bukovine une glande île entre le Seret et la Suczava.
Au delà de la frontière autrichienne on considère généralement le Prut comme formant la limite entre les Russes et les Roumains. Mais à la pointe nord de la Bessarabie entre le Prut et le Dniester il y a une région russe, notamment dans l'arrondissement de Khotin, dans ce qu^on appelle la Bukovine bessarabienne. En dehors de
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cette région les Russes sont disséminés et fortement soumis à la roumanisation.
D'après Nestorovsky, la frontière de la nationalité russe passe en Bessarabie par Balamoutovka, Rjavinets, Grozintsi, Sankoutsi, Reugatch, Dinouci, Doijok, Bielovtsi, Gijdev, Kichlo-Salievo, Kichlo-Zamjievo, Bielavintsi, Titskany et Fitesti. Dans les districts de Sorok et de Bielets les colonies russes sont déjà très disséminées ; mais elles ont pénétré jusqu'au sud du Gouvernement. Les évaluations ne sont pas d'accord. Tchoubinsky en 1872 comptait en tout pour la Bessarabie l00 000 Petits-Russes. Nestorovsky en 1905 en conjecture 250.000. La dernière statistique a évalué les Russes à 27,8 p. 100 de la population totale, soit 540.000 (dont 380.000 Petits-Russes).
Au delà du Dniester, à l'est, il n'est pas facile de tracer exactement la frontière. On manque de cartes détaillées. Les cartes ethnographiques que j'ai eues sous la main prolongent le domaine russe jusqu'à la Mer Noire. Mais au sud de la ligne lampol, Baka, Olviopoï, Elisavetgrad, Slavianoserbsk, Novotcherkassk, ce domaine est pénétré de tant d'îlots étrangers (Allemand, Bulgares, Roumains, Tatares, Grecs, Juifs, Arméniens) que l'on ne considère pas les Russes comme formant au sud une population compacte. Et on ne pourra délimiter leur domaine qu'après des relevés ethnographiques très minutieux. Jusqu'ici il nous manque un travail détaillé. Suivant
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Derjavine la dernière statistique a compté dans le gouvernement de Kherson 57 groupes linguistiques, en Bessarabie 41, et dans le gouvernement de Tauride 39. L'élément dominant est néanmoins le Petit Russe.
Nous arrivons aux mêmes conclusions .pour les provinces au delà du Dnieper, du Don et du Volga. Là aussi il y a beaucoup d'éléments non russes et là les données exactes, les bonnes cartes ethnographiques nous font défaut. Sur les cartes russes — qui sont généralement à une petite échelle — le domaine russe comprend le pays entre le Dnieper et le Don et s'arrête au Kouban (la Crimée est tatare). Dans son ensemble la frontière commence au bord de la Mer Noire, au bourg de Gagri sous le Caucase, traverse les montagnes, fait un arc de cercle autour de Piatigorsk et de Stavropol, se rapproche de la rive gauche du Don (il y a 33,7 p. 100 de Russes dans la province duTerek), puis elle contourne la steppe des Kirghiz et des Kalmouks, gagne le Volga inférieur, les bords de la mer Caspienne et du Terek Le long du Volga, depuis son embouchure, s'élèvent de nombreuses villes ou villages russes coupés par des localités allemandes, finnoises et tatares.
Le domaine russe du Volga ne peut être délimité par une ligne ; il est plein d'îlots allogènes qui souvent s'entrecoupent. Ces groupes allogènes occupent vers l'endroit où le Volga fléchit vers le sud un territoire qui va de Saratov par
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Serdobsk, Morchansk et Mourom à Nijny Novgorod. Au nord du Volga la population russe est compacte; elle setend jusqu'aux rives inférieures de l'Onega et du Ladoga, et plus au nord il y a de nombreuses colonies russes sur les rives des fleuves et des lacs ; elles sont disséminées au milieu de populations allogènes.
En dehors de ce territoire sommairement délimité, les Russes se rencontrent en groupes dans quelques vjilles du royaume de Pologne, dans l'intérieur de la Hongrie et de la Slavonie et en Bulgarie dans la colonie de Tataritsa auprès de Silistie. Ils sont établis là depuis le commencement du XVIIIe siècle. A cette époque l'ataman vieux croyant Nekrasov vint s'établir dans cette contrée avec ses compagnons. On les appela les Nekrasovtsy. Les Russes établis dans la Dobroudja sous la pression des autorités roumaines commencent à émigrer en Bulgarie. Dans le delta du Danube il existé encore cependant quelques colonies russes. Ce sont celles de Saint-Georges, de Leta, de Svistovka, de Periprava, et de Karaorman aux environs de Sunna. On rencontre encore un groupe russe considérable à Tultcha (5.621 Russes, 4.372 Roumains, 4.016 Bulgares).
En Asie les Russes occupent avant tout la Sibérie. Leurs villages et leurs villes sont ^tués sur les rivières navigables et sur la nouvelle ligne du transsibérien. Au point de vue de la statistique la Sibérie est presque entièrement russe;
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mais en réalité elle possède d'immenses espaces inhabités, ou occupés par les indigènes. En ce qui concerne les diverses régions, la Sibérie occidentale (région de l'Obi et de l'Irtych) est presque entièrement russe. La population russe est concentrée au sud, sur l'Obi supérieur, l'Irtych et ses affluents.
La Sibérie centrale (bassins de l'Ieniseï et de l'Angara) a déjà moins de Russes. Ils sont particulièrement concentrés dans les provinces méridionales, aux environs de Minousinsk, de Krasnoiarsk et d'Irkoutsk. La Sibérie de la Lena ou des Iakoutes n'en compte que 11 p. 100. En revanche, les provinces de l'Amour et du Littoral et la partie russe de Sakhaline sont russes. On compte dans les gouvernements de Tobolsk et de Tomsk 91 p. 100 de russes; dans le gouvernement de l'Eniseï et la province de l'Amôur 86,5 p. 100, dans le gouvernement d'Irkoutsk 73,6 p. 100, dans la Transbaïkalie 66,2 p. 100, sur le Littoral 50,9 p. 100, à Sakhaline 65,2 p. 100. Dans le gouvernement d'Iakoutsk, au nord-est de la Sibérie la population est surtout composée d'Iakoutes ; les Russes ne constituent que ii p. 100 et résident seulement dans les villes. Dans l'Asie centrale leur nombre n'est pas considérable : 8,9 p. 100 du total de la population (25,7 p. 100 dans les villes et 6,6 p. 100 dans les campagnes). Les Russes sont surtout concentrés au nord : 33 p. 100 dans la province d'Akmolinsk, 25 dans celle de l'Oural, de 7,7 à 10 p. 100
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dans les provinces de Semipalatinsk, Sémirietchié, Transcapienne et Tourgaï ; 3 p. 100 seulement dans celle du Syrdaria, 1,6 p. 100 dans celle de Samarkande et 0,6 p. 100 dans celle du Ferganah. Jusqu'ici la steppe des Kirghiz n'a point de Russes.
Le Turkestan en compte 8,9 p. 100 dispersés dans les grandes villes et dans environ 150 bourgades au milieu des oasis les plus fertiles. La colonie la plus méridionale est celle d'Alexievskoe, à 125 kilomètres de Herat.
En dehors de la Russie d'Europe et d'Asie, il y a un grand nombre d'émigrés russes dans les grandes villes d'Europe, notamment des colonies de raskolniks en Amérique, en Alaska, au Canada, surtout aux environs d'Yorktown, et de Petits-Russes particulièrement au Brésil et dans la République argentine (province de Parana).
Les Russes sont en outre très nombreux dans les principales villes de Californie, des Etats de Washington et d'Orégon.
Quelques colonies russes de Cosaques se sont formées également dans l'Asie Mineure, aux environs de Nicée et de Sinope.$

§ 5. statistique.

Le territoire de l'Empire russe, d'après le recensement du 2 janvier 1897, comptait en tout 83.933.567 Russes, c'est-à-dire 66,8 p. 100 de la population. Si l'on considère que, d'après Pokrosvky, la population
28 augmente chaque année de 1,5 p. 100, soit 1.250.000 Russes, l'augmentation aurait été, durant les quatre dernières années, d'au moins 5 millions. Nous pouvons donc hardiment, pour l'année 1900, supposer un total de 89 millions de Russes. Si nous y ajoutons les Russes d'Autriche et de Hongrie, d'après le recensement de 1900, nous obtiendrons les chiffres suivants :
En Russie et en Asie . ....... 89.000.000
En Autriche . ........... 3.375.576
En Hongrie ............ 429.447
Total pour 1900 ..... 92.805.023
Mais ce chiffre ne répond pas à la réalité. D'abord le recensement hongrois diminue le nombre des Russes. Il les compte en masse parmi les Slovaques ou parmi les Magyares. Il faut donc accroître le chiffre, d'après les appréciations des Russes de Hongrie eux-mêmes, d'au moins 150.000 unités. Puis il faut tenir compte des Russes qui vivent dans diverses colonies et dans les grandes villes européennes au nombre d'au moins 150.000, et d'autre part de la colonisation d'outre-mer, que certains évaluent à plus d'un million. La statistique russe a compté, de 1890 à 1903, 700.000 émigrés en Amérique, Afrique et Australie. D'autre part, on a compté en Galicie 40,000 Juifs qui ont déclaré que le russe était leur langue habituelle. D'après toutes ces indications, le nombre des Russes à la fin du siècle dernier peut être évalué à 94 millions.

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Les Russes sont arrivés très vite à ce chiffre colossal. Nous n'avons pas de données anciennes sur les nationalités, mais nous pouvons nous fonder sur le développement très rapide de la population de l'Empire. Le premier recensement qui date de 1724,donnait 14 millions d'âmes. Ainsi dans l'espace de cent soixante-seize ans, jusqu'à l'année 1900, la population a presque décuplé. En 1796, elle était de 36 millions; en 1851, de 69 millions. En un demi-siècle, elle a doublé. La population augmente d'ailleurs bien plus rapidement dans les villes que dans les campagnes. La proportion de l'accroissement des villes par rapport aux campagnes est comme celle de 51 à 8.
Nous n'avons pas toujours des indications rigoureusement exactes en ce qui concerne les diverses nationalités, les Russes notamment. Étant donnée la prépondérance écrasante des Russes, les chiffres qui les concernent n'ont parfois qu^une valeur approximative. Dans l'empire tout entier, ils constituent les deux tiers de la population intégrale. La proportion la plus forte se trouve dans la Sibérie occidentale (91 p. 100 et 80,9 p. 100 pour toute la Sibérie). Dans la Russie d'Europe, ils représentent 80,05 p. 100. Le foyer principal de leur nationalité est la région située entre le Dnieper, le lac des Tchoudes et le Volga. Là ils constituent 90 p. 100 de Fensemble. Dans cinq gouvernements, ils sont au-dessous de ce chiffre (Saint-Pétersbourg, 82,5, Saratov,83,i, Penza, 83,1, Tauride, 70,9, Simbirsk, 68,2).
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Vingt-deux gouvernements dépassent 90 p. 100. Les gouvernements les plus russes sont ceux de Vladimir (99,8 p. 100), de Koursk, de Kalouga, de Kostroma, d'IaroslavI, de Toula, de Voronèje, de Riazan, d'Orel (plus de 99 p. 100), de Kharkov et de Smolensk (plus de 98 p. 100). Celui de Moscou compte 97 p. 100. Dans la région du Caucase le gouvernement du Kouban compte 00,6 p. 100, et celui de Stavropol 92 p. 100 de Russes.

Densité de la population. — Si nous faisons abstraction de la Pologne où la densité est la plus forte (75 habitants par kilomètre carré), la population russe est surtout concentrée dans la région de la Terre Noire (58 habitants) et de la Petite-Russie au delà du Dnieper. Le centre de Pempire ne compte que 43, la Russie Blanche et les Provinces Baltiques, 26 à 25, la Nouvelle Russie, 24, la région du Volga, 17, l'Oural, 12, et les régions du Nord, 1 habitant par kilomètre carré.
Au moyen âge, le centre de la Russie, autrement dit la région moscovite, dépassait toutes les autres par la densité de la population; mais cette région fit peu de progrès jusqu'à l'année 1861. A ce moment, l'émancipation des serfs créa des conditions tout à fait nouvelles. Au , nord, la densité de lapopulation resta la même pendant les deux derniers siècles. En revanche, les régions du sud subirent de très rapides transformations.
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Jusqu'à répoque de Pierre le Grand, ces régions n'étaient guère peuplées par suite des guerres perpétuelles. Le gouvernement de Smolensk eut longtemps à souffrir des guerres entre les Russes et les Polonais. C'est à partir de Pierre le Grand, et surtout de Catherine, que la population s'accrut rapidement. Ainsi, elle décupla dans les gouvernements de Kazan et d'Azov, tandis que dans la région de l'Océan Glacial ou des lacs, elle ne faisait que doubler et tripler. Tout ceci se rattache au développement historique et aux progrès de la colonisation.
D'après les évaluations de 1905, il y avait par verste carrée (14), pour tout l'empire, 7,7 habitants; pour la Russie d'Europe, 24,9; pour la Pologne, 95,1; pour la Sibérie, 0,6. La partie la plus habitée est le gouvernement de Piotrkow en Pologne (153 habitants); la moins, le gouvernement d'ïakoutsk (0,1 par verste).
Parmi les habitants de langue russe, la Russie compte 1,37 p. 100 de nobles et de fonctionnaires, 0,62 p. 100 d'ecclésiastiques, 0,39 p. 100 de bourgeois, 0,20 p. 100 de marchands, d'habitants des villes, 7,38 p. 100, de paysans, 86,22 p. 100, de Cosaques 3,35 p. 100. On compte 70,35 p. 100 d'agriculteurs chez les Grands-Russes, 86,46 chez les Petits-Russes, 89,93 chez les Russes Blancs. Chez les Russes d'Autriche, on compte 93.3
[33]
p. 100 d'agriculteurs, 25 p. 100 d'industriels, 17 p. 100 de négociant (15) et 2,5 p. 100 de fonctionnaires.
La plus grande partie du peuple russe vit à la campagne, dans des villages qui, en moyenne, comptent 200 âmes. Dans les régions du Volga et de l'Oural, le chiffre est en moyenne de 150 âmes; dans la Petite-Russie, la Nouvelle-Russie et la Terre Noire du centre, de 400 à 300. Dans les régions forestières, par exemple dans celle de Moscou, dans le nord de l'Oural, il ne dépasse pas 160; dans la Russie Blanche et la Lithuanie, on en compte de 100 à 50, et 20 dans les Provinces Baltiques. Dans les pays fertiles, il y a de grands et riches villages; dans les régions forestières, le peuple préfère les petits hameaux, les oasis de culture au milieu des déserts. Là où les villages sont les plus petits, on rencontre le maximum débitants par foyer, par exemple 11 à 13 dans lés régions baltiques contre 6,6 dans la Russie en général.
En ce qui concerne les sexes, le recensement de 1907 donnait chez les Russes 100 hommes contre 103,4 femmes. Mais cette proportion varie beaucoup suivant les régions. D'une façon générale, les chiffres de la campagne sont très différents de ceux des villes : on compte par exemple 106,1 femmes contre 85,9 dans les villes; ceci
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est le résultat de l'émigration des hommes qui vont gagner leur vie dans les villes. Les différences sont très accusées suivant la région : sur les 50 gouvernements de la Russie d'Europe, il y en a 13 qui comptent une majorité d'hommes, particulièrement au sud ; 3 où il y a équilibre entre les deux sexes, et 34 où les femmes dominent. Ils appartiennent particulièrement à la Russie centrale. Le gouvernement d'Iaroslavl. — dont les hommes émigrent le plus volontiers, notamment pour se faire colporteurs — compte jusqu'à 132 femmes pour 100 hommes. A Moscou, il n'y en a que 75,5; à Pétersbourg, 82,6; à Odessa, 86,3. En Galicie, on compte pour 100 hommes 99,2 femmes; en Hongrie, dans le comitat de Marmaros, 101,1. En Russie, on compte 55,9 p. 100 hommes célibataires, contre 52,1 femmes, 40,28 mariés contre 39,42, 3,68 veufs contre 8,38 veuves, 0,03 divorcés contre 0,04 divorcées.
En ce qui concerne la religion, voici les principaux chiffres pour l'Empire russe :

Orthodoxes 95,48 p. 100
Vieux-croyants 2,59 —
Catholiques et Arméniens 1,78 —
Protestants 0,5 —
Juifs 0,8 —
Musulmans 0,01 —


En Russie, l'idée de Russe et d'orthodoxe est à peu près identique (sauf pour le pays de Kholm
[35]
et pour la Russie Blanche). En Autriche et en Hongrie les Russes sont en grande majorité uniates (c'est-à-dire unis à l'Eglise de Rome tout en conservant leur langue liturgique et le mariage des prêtres); 8 p. 100 appartiennent seulement à l'Église orientale.
Dans le royaume de Pologne, on comptait en 1897 78,8 P- I00 de catholiques, 4,4 p. 100 de protestants, 14 p. 100 de juifs et seulement 6, 57 p. 100 d'orthodoxes (4,20 p. 100 suivant un recensement de 1906).
Dans les gouvernements occidentaux de l'Empire, Tchoubinsky comptait encore, en 1870, 290.000 catholiques petits-russes (dans les gouvernements de Lublin, de Siedlec), et il déclarait que, bien que rattachés à l'Eglise romaine, ils se disaient russes.
Récemment, dans le pays russe de Kholm, un certain nombre d'individus considérés comme Orthodoxes, à la suite de l'édit sur la liberté religieuse (17 avril 1905), se sont déclarés, catholiques. Frantsev estime à 300.000 le nombre des conversions pendant les trois dernières années. Ainsi le nombre des Petits-Russes catholiques a considérablement augmenté. D'autre part, il y a en Courlande, dans les gouvernements de Vitebsk, de Pskov, de Suwalki, de Grodno, des Russes Blancs catholiques et dans la Galicie occidentale il y a beaucoup de localités où une partie de la population est catholique et s'est déclarée de langue russe. Le professeur Florinsky
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évaluait récemment le nombre des catholiques russes à un million et demi.

Mouvement de la population. — Le coefficient des mariages, qui permet surtout d'apprécier la vitalité de la nation, est plus fort en Russie que partout ailleurs. Il est de 9 sur 1.000; le nombre des naissances est d'environ 48 p. 1.000 (dont 3,4 p. 100 d'enfants illégitimes). Le nombre des morts est de 34 sur 1.000. C'est un gros chiffre assurément, mais le nombre des naissances l'emporte de beaucoup. L'accroissement annuel de la population est de 1,5 p. 100, soit environ 2 millions d'âmes. La proportion n'est pas la même dans les diverses régions. Celles où l'accroissement est le plus considérable sont la Nouvelle-Russie, la Russie Blanche et la Petite-Russie. Celles où il est le plus faible sont la région baltique et la moscovite. Dans la Russie d'Europe — sans la Finlande, la Pologne et le Caucase — on a évalué l'accroissement annuel à 1,41 p. 100. En 1900, il est monté jusqu'à 1,83 p. 100.
L'émigration et l'immigration sont pour la Russie des phénomènes sans importance. Ce qui est beaucoup plus important, ce sont les déplacements de la population dans l'intérieur de l'Empire. Dans le dernier quart du XIXe siècle, on a vu se produire un fort mouvement centrifuge dans la direction du sud et de l'est. Les plus grandes masses, surtout de la Russie méridio-
[37]
nale se portent constamment vers la Nouvelle-Russie, les régions d'Outre-Volga, l'Oural méridional, la Sibérie, le Turkestan, etc. L'émigration des Grands-Russes vers le sud offre un intérêt spécial au point de vue du problème petit-russe.
L'émigration aux pays d'outre-mer se fait particulièrement par les ports de l'Allemagne. Elle se dirige surtout vers l'Amérique. Jusqu'ici elle est bien peu importante, si l'on considère l'immensité de la nation. Cependant elle s'accroît sans cesse. De 1893 à 1902, pendant la première période quinquennale, elle a été annuellement de 30.000 âmes et de 45.000 pendant la seconde; en 1903, il est parti 72.000 personnes. Le plus gerand nombre émigre dans l'Amérique du Nord (94,3 p. 100 en 1903). Les autres vont dans l'Argentine (le Parana), l'Afrique (à partir de 1903) et le Canada.
L'instruction du peuple est encore peu développée. En laissant de côté la Pologne et la Finlande, on ne compte que 22,9 p. 100 de lettrés (32,6 hommes et 13,7 femmes). En Pologne, la proportion est de 30,5 p. 100 (34,2 pour les hommes, 26,8 pour les femmes). On trouve plus de 30 p. 100 dans les gouvernements finnois et en particulier dans ceux où il y a de grandes villes : Esthonie (79 p. 100), Livonie (77,5), Courlane (70,9), Saint-Pétersbourg (55,1), Moscou (40,2), Kovno (41,9), Varsovie (30,1), Suwalki (37,4), laroslavl (36,2), Plock
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(33,5), de la Mer Noire (31,2), Siedlec (30,0) et Piotrkow (30,9). On trouve moins de 20 p. 100 dans 24 gouvernements et quelques-uns ont même moins de 15 p. 100 (ceux de Penza et de Pskov).
Si l'on retranche de la population les enfants au-dessous de neuf ans, le nombre des lettrés s'élève à 41 p. 100 pour la Pologne et 30 p. 100 pour la Russie. Dans les pays de langue russe, on a compté, en 1897, 29,6 lettrés parmi les hommes et 9,34 parmi les femmes, c'est-à-dire en moyenne 19,78 p. 100. En Autriche, les Russes sont également peu éduqués. La statistique autrichienne, depuis six ans, n'a compté que 21,8 p. 100 de lettrés parmi les Russes ou Ruthènes. Ils occupent donc le dernier rang parmi les Slaves autrichiens, de même que les Russes parmi les peuples civilisés de leur empire.

§ 6. Différenciation intérieure de la nation.

Les Russes, de même que les autres grandes nations, n'ont jamais formé un peuple complètement homogène. Dès les premiers siècles de l'histoire, nous voyons apparaître une série d'unités distinctes et plus ou moins différentes, et, même après leur groupement en une seule nation politique sous le nom de Russie, les anciennes nuances n'ont pas disparu. Elles se sont en partie équilibrées, elles ont pris de nouvelles formes, un nouveau développement, par-
[39]
fois me me elles se sont accentuées. Cette accentuation s'est, au cours du dernier siècle, tellement prononcée, que beaucoup de personnes ne veulent pas reconnaître une seule nation russe, mais deux nations : les Grands-Russes et les Petits-Russes, et, à côté d'eux, une troisième unité nationale, moins distincte il est vrai et moins développée, les Russes Blancs.
J'ai dit plus haut (§ 3) comment s'est établie cette tripartition du monde russe. En laissant de côté pour le moment la question linguistique, je me contenterai d'indiquer seulement quels sont aujourd'hui les rapports internes et externes de ces groupes, où en sont aujourd'hui les tendances qui, pour des raisons politiques ou scientifiques, prétendent, au lieu d'une seule nation russe, constituer deux peuples, le Grand-Russe et le Petit-Russe, autrement dit Ukrainien.
Les relations des trois groupes russes ont été surtout étudiées au point de vue linguistique. Mais ce serait une erreur de croire qu'il ne s'agit que de nuances dialectales. On constate des différences dans la vie domestique du peuple, dans son caractère et son aspect physique, dans les traditions historiques. Cependant la langue nous offre l'élément le plus certain d'analyse, et c'est au point de vue linguistique que les trois groupes peuvent ainsi se délimiter :
D'après Sobolevsky et Karsky, le territoire grand-russe est séparé du domaine russe blanc par une ceinture de dialectes intermédiaires qui
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traverse Opotchka et VeIkie-Louki dans le gouvernement de Pskov, passe par les gouvernements de Tver, de Smolensk et de Tchernigov ; la partie méridionale du gouvernement de Tver, presque tout le gouvernement de Smolensk et la partie septentrionale du gouvernement de Tchernigov, limitée par la ligne Rjev, Briansk, Novgorod-Sieversky, Tchernigov est purement ou principalement russe blanche.
A Novgorod-Sieversky se. trouve le nœud, le point de contact où les dialectes grand-russe et russe blanc se rencontrent avec le petit-russe.
Les Petits-Russes et les Russes Blancs sont séparés par une ligne qui va de la Narev par Proujany, Louninets, jusqu'au cours de la Pripet qui suit cette rivière, sauf dans la région de Mozyr habitée par les Russes Blancs, jusqu'au nœud dont nous parlions tout à l'heure.
Il est assez difficile de déterminer avec précision la frontière du petit et du grand-russe. Elle va grosso modo de Krolevets, en traversant la partie sud-ouest des gouvernements de Tchernigov et de Koursk dans la direction de la ville de Soudja; par Oboïan et Stary-Oskol, elle se dirige vers Korotiak sur le Don, longe le Don, puis se dirige vers le Donets. La partie septentrionale du territoire du Don est habitée par des Grands-Russes, la-partie méridionale est mixte. A l'est du gouvernement de Kharkov, il y a un îlot grand-russe.
La région du Caucase est très bigarrée ; les
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Grands-Russes occupent le territoire des Cosaques du Terek, le bassin du Volga ; c'est eux aussi qui ont colonisé la plus grande partie de la Sibérie où l'on trouve d'ailleurs l'autre nationalité. Des colonies de Grands-Russes sont en outre disséminées par toute la Petite-Russie; en revanche, on trouve des colonies de Petits-Russiens dans les gouvernements de Saratov, Samara, Astrakhan, Vologda et au delàde l'Oural.
Les Grands-Russes s'avancent surtout du côté de Kharkov. Cette ville, au commencement du XIXe siècle, appartenait aux Petits-Russes; aujourd'hui elle compte 58 p. 100 de Grands-Russes et 25p. 100 d'Ukrainiens.

§ 7.
II est bien difficile d'apprécier la force relative des trois groupes, étant donnée la manière dont les recensements ont été faits jusqu'ici dans l'Empire russe. D'après le recensement de 1897, 55.667.469 habitants ont déclaré parler le grand-russe (mais dans quelles régions géographiques ?), 5.885.547, le russe blanc, et 22.380.551 le petit-russe. Si nous tenons compte de l'accroissement annuel de 1,5 p. 100 pour les quatre années suivantes, nous trouverions donc pour la fin de l'année 1900 les chiffres suivants :

Grands-Russes (environ) ...... 59.000.000
Russes blancs ( — )...... 620.000
Petits-Russes ( — )...... 2.370.000

A ces derniers, il faut ajouter presque tous les
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Russes de l'Autriche-Hongrie, soit 3.805.023 (en laissant, de côté les 40.000 Juifs qui se déclarent Petits-Russes), et 500.000 qui vivent à l'étranger. Nous aurons donc pour la fin de l'année 1900 un total de 28 millions. Mais les statisticiens de la Petite-Russie déclarent ce chiffre trop bas et en conjecturent de beaucoup plus élevés. Ainsi, tout récemment, pour l'année 1905, M. Netchouï Levitsky compte — pour le monde entier — 37.206.000, dont 31.174.000 pour la Russie d'Europe. Ces évaluations échappent à notre contrôle. Mais on peut admettre 30 millions.
Gnatiouk, à la fin du siècle dernier, supposait 30 millions; Grouchevsky, en 1906, 34 millions ; Karsky, pour 1903, admettait environ 8 millions et demi de Russes Blancs.

§ 8.
La différenciation dialectique et ethnographique ne se borne pas à ces trois groupes principaux. Dans chacun d'entre eux elle découvre des groupes moindres qui portent des noms historiques ou des sobriquets populaires.
Ces différences apparaissent surtout chez les Petits-Russes, où non seulement les philologues déterminent de nouveaux dialectes, mais où l'histoire et le peuple signalent toute une série de noms, où certaines peuplades (comme par exemple les Gorals des Karpathes) ont une physionomie si originale qu'on se demande s'ils n'ont pas une origine particulière, peut-être non-slave.
Tchoubinsky, dans son recueil si précieux
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d'ethnographie, reconnaît, chez les Petits-Russes de la Russie méridionale, trois types : le polésien, l'ukrainien, le podologalicien.
Le premier, celui des Poliechouks (Polexiani des anciennes chroniques), est celui des habitants de la Polésie (16), dans la partie méridionale des districts de Kiev, de Radomysl, dans la Volynie du nord-est, jusqu'à la rivière Goryn, dans une partie des gouvernements de Siedlec et de Grodno qui constitue la Podlasie.
Les habitants du district de Pinsk s'appellent les Pintchouks. Ils vivent au nord de la rivière Goryn, sur les deux rives du Styr, au delà du Tour et de la Pripet, et rejoignent au nord de la Pina les Podliachiens du gouvernement de Grodno.
Nous rencontrons un autre type ukrainien à l'ouest du Dnieper, dans le gouvernement de Kiev, la région centrale de la Volynie et le sud-est de la Podolie. C'est celui des Cosaques ou Zaporogues.
Ils présentaient et présentent encore aujourd'hui une singularité ethnographique. On a beaucoup discuté sur l'origine de ces associations guerrières et commerciales qui, dans des luttes perpétuelles contre les Tatares et les Turcs, se sont formé une individualité ethnique, notamment au point de vue de la vie domestique et de l'organisation sociale.
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Les anciennes théories qui les représentaient comme étant d'origine étrangère sont assurément inexactes; il est certain que les Cosaques sont d'origine russe. Suivant la région où se sont fondées et établies leurs associations, on les distingue aujourd'hui en Cosaques du Kouban, du Don, du Terek, de l'Oural, etc. Leurs types sont différents. Ainsi les Cosaques du Don supérieur qui parlent grand-russe sont blonds, les Cosaques du Don inférieur qui parlent petit-russe sont, en grande majorité, très bruns. Le recensement de 1905 a trouvé, pour la Russie d'Europe et d'Asie, 3.700.000 Cosaques qui vivent dans les provinces cosaques du Don, d'Orenbourg, du Kouban, du Terek, d'Astrakhan, de l'Amour, du Transbaïkal, du Littoral, d'Akmolinsk, de Semipalatinsk, de l'Oural. A côté de ces Cosaques russes, il y a aussi des Cosaques allogènes, par exemple les Cosaques bouriates du Transbaïkai, les Cosaques kalmouks du Don, les Cosaques turcs des territoires d'Orenbourg et de l'Oural, les Cosaques mordvines des territoires d'Akmolinsk et d'Orenbourg.
A côté des noms des Cosaques et des Zaporogues, on rencontrait naguère les noms de Stepoviks pour les habitants des steppes méridionales, de Poberejtsy (riverains) pour les habitants du sud de la Podolie actuelle, et de Volyntsy pour ceux de la partie occidentale du district de Berditchev (gouvernement de Kiev) et de certaines parties de la Podolie.
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A un troisième type appartiennent les habitants de la Volynie occidentale et de la Galicie : sur les frontières de Galicie et de Pologne, on leur a donné le nom de Rousini et aussi de Rousniaks. Ils ont encore dans la région des Karpathes une foule de noms locaux : Bukoviniens, Kraïniens, Hrivniaks, Opolanes, Galiciens, Lvoviens ou autres dus au nom de telle localité, habitée par eux. L'elément principal, ce sont les Gorals (montagnards, du mot gora, montagne) des Karpathes, qu'on appelle aussi Verkhovintsy (de verkh, sommet). On distingue particulièrement quatre tribus parmi ces Russes : à l'ouest, les Lemki, des deux côtés des monts Beskydes, particulièrement dans les cercles de Sandets, de Jasio et de Sanok, les Boïki, voisins des précédents, à l'est du San, les Toukhoksi, plus loin au sud, du cercle de Sambor au cercle de Stanislavov, et encore plus loin dans les montagnes, du cercle de Kolomya, de Stanislavov, en Bukovine, et dans le comitat hongrois de Marmaros, on rencontre les Houtsoules (Huculi) qui s'appellent eux-mêmes chrétiens, Rousniaks, ou gens russes.
Dans la population russe de la Bukovine, on distingue trois types : les Podolianes ou Polianes, les Houtsoules et les Lipovanes. Ces derniers sont des raskolniks qui ont quitté la Russie au XVIIIe siècle.
Les Houtsoules sont une tribu tout à fait singulière et intéressante, une énigme de l'ethnolo-
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gie slave. Ils ont donné lieu à toutes espèces d'hypothèses. Ivan Vagilevitch les rattachait aux Ouzes turcs, Kochkov aux Thraces ou aux Scythes, plus récemment Volkov recherche leurs origines dans le Caucase. D'autres admettent une forte intrusion d'éléments étrangers dans l'élément slave primitif, d'autres les considèrent comme des Slaves pur sang. Ils sont remarquables par la beauté de la taille, par l'anti-quité et la richesse de leurs coutumes, par leur sens artistique, leur costume pittoresque, mais aussi par leur manque de culture intellectuelle qui les met au dernier rang parmi les Slaves. On compte encore chez eux 93 p. 100 d'illettrés. Le nom des Houtsoules est probablement d'origine roumaine (goc, plus l'article roumain ul). Les noms des Boïki et des Lemki sont des surnoms donnés par les voisins à cause de l'emploi des mots lem et boï. Vagilevitch a vu chez les Lemki — sans raison d'ailleurs — des restes de Celtes disparus. En 1890, Schoukhevytch évaluait leur nombre à 60.000 (17).
Chez les Russes Blancs, on rencontre aussi des nuances dialectales et des noms locaux de tribus : par exemple les Polianes dans le district de Slonim, les Siekals ou Sakals dans celui de
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Volkovitsk. Chez les Grands-Russes, malgré l'immensitéde l'espace occupé par eux, les relations sont toujours restées faciles à cause de l'égalitédu sol; il ne s'est pas établi de différenciations considérables dans la langue, ni des types aussi accentués que chez les Petits-Russes. On trouve cependant aussi chez eux des noms locaux dus le plus souvent à des particularités dialectiques. Ainsi, dans le gouvernement de Voronèje,on rencontre des Iagouny, des Kagouny, des Tsoukany, des Stchekouny, des Talagaï; dans le gouvernement de Koursk, des Saïany. Dans le gouvernement de Kalouga, les habitants de la partie occidentale du district de Mosalsk et des districts de Briansk et de Troubtchev (gouvernement d'Orel) s'appellent les Poliechi, et les habitants de la partie orientale du district de Mosalsk, les Polianes. Les habitants de la rive septentrionale de la Desna sont appelés par les Petits-Russes les Zadesentsy (Transdesniens). On emploie également nombre de noms tirés de ceux des villes (Moscovites, Novgorodiens, etc.).

§ 9.

Cette différenciation des types est confirmée en partie par la méthode anthropologique. Les Petits-Russes du midi se distinguent en effet des Russes Blancs et des Grands-Russes, non seulement par la coiffure et la barbe, mais par la constitution même du corps.Ainsi, nous trouvons au midi plus de brachycéphales, des teints plus foncés, des tailles plus élevées que
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chez les Grands-Russes et les Russes Blancs. Mais, d'autre part, ces groupes eux-mêmes sont loin de présenter une parfaite unité. Bien au contraire. Ce qu'on connaît jusqu'ici de l'examen physique des types russes présente des variations assez intenses des groupes locaux, variations plus considérables que ne l'est par exemple la différence moyenne des groupes grand-russe, petit-russe et russe blanc.
Pour l'ensemble, si nous nous en référons aux indices anthropologiques recueillis par A. Ivanovsky, voici ce que nous constatons.
Chez les Russes, la taille moyenne est d'environ 1m,65. Chez les Grands-Russes, on trouve 51 p. 100 de taille inférieure et 49 p. 100 de taille supérieure; chez les Russes Blancs, 36 de taille inférieure, 64 de taille supérieure; chez les Petits-Russes, 47 p. 100 de taille inférieure et 53 p. 100 de taille supérieure.
En ce qui concerne la couleur des yeux et des cheveux, les Slaves de Russie appartiennent pour la plupart à un type mixte. Ce n'est que chez les Russes Blancs que domine le type blond pur (48 p. 100 contre 31 p. 100 châtains, et 2 bruns). Chez les Grands-Russes, on trouve la proportion suivante : 37, 41, 22 p. 100; chez les Petits-Russes, 30, 42, 28 p. 100. Ainsi les Petits-Russes ont plus de tendance au type brun, mais il y a dans l'intérieur du groupe des différences considérables : voici par exemple quelles sont les proportions enVolynie, d'après Kojoukhov, 42,29,29.
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Parmi les Grands-Russes, les plus clairs sont ceux de Tver et de laroslavl, les moins clairs ceux des gouvernements de l'est. Au point de vue de l'indice céphalique, on trouve chez les Grands Russes 9 p. 100 de dolichocéphales, l19 p. 100 de mésocéphales et 72 p. 100 de brachycéphales. Des proportions analogues se rencontrent chez les Petits Russes : 12 p. 100, 16 p. 100,72 p. l00. On trouve chez les Russes Blancs 13, 23, 64 p. l00. II y a d'ailleurs d'importantes variations. Ainsi les Petits Russes du nord sont plutôt brachycéphales; mais à Voro-nèje, à Poltava, en Volynie, on rencontre une portion assez considérable de dolichocéphales.
Aucune des parties de la Russie ne fournit autant de dolichocéphales et de mésocéphaïes que la Volynie peuplée de Petits Russes (31, 34).
De même les Gorals des Karpathes présentent un type très distinct des habitants de la plaine. Mais ce sont là des phénomènes que nous constatons aussi chez leurs voisins les Polonais. Ce qui a contribué à la confusion des types, c^est chez les Grands Russes le croisement avec les Finnois du Volga; chez les Petits Russes, le croisement avec les peuples turco-tatares.

§ 10.

Tous ces groupes, grands et petits, différent les uns des autres. Mais aucune différence n'est plus accusée que celle des Grands Russes et des Petits Russes. Les distinctions entre les diverses tribus dans les grands groupes
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ne sont en somme que secondaires. Ce sont des variations de dialectes, de costume, de vie domestique. La différence entre les Grands Russes et les Petits Russes n'est pas non plus considérable ou du moins ne le paraît pas; les philologues sont d'accord pour proclamer que les Russes Blancs sont une partie des Grands Russes ou , tout au moins une branche très rapprochée.
Entre les Grands-Russes et les Petits-Russes la différence est plus profonde. Elle existe non seulement dans la langue, mais dans la complexion physique et morale, dans le caractère, le tempérament, les chants populaires, dans les mœurs et coutumes. Et cette différence est encore accentuée par les destinées historiques et dans ces dernières années par les divergences politiques. Ces divergences vont si loin que souvent elles aboutissent à la rupture de tous les liens de famille. Les représentants de la classe intellectuelle chez les Petits-Russes ne veulent pas se considérer comme Russes, comme une nation de même origine et de même caractère que les Russes. Ils déchirent l'unité du monde russe en deux parties, en deux nations : l'une située au nord est constituée par les Grands-Russes, les Russes parf excellence, autrement dit Rossiany, autrement dit les Moskaly, les Moskvitchs. Les autres, les gens du sud, ce sont les Petits-Russes, les lougorusses (18), ou
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d'après une dénomination plus récente les Ukrainiens.
Jusqu'ici on n'est pas d'accord sur les noms à employer. Les Grands-Russes et les étrangers, conformément à la tradition, se servent surtout des vocables : Grands-Russes, Petits-Russes, en tenant compte du nom historique de la Petite-Russie (sauf la Galicie et Vladimir). La dénomination de lougorusses se rencontre plus rarement (par exemple chez Pypine et chez Kostomarov). Les Petits-Russes n'aiment pas beaucoup ces deux noms et préfèrent depuis quelque temps celui d'Ukrainiens. Les Galiciens emploient le terme Rousin avec l'adjectif rouski opposé à Rossianin, rossisky pour les Grands-Russes. Ce nom a été adopté en dehors des frontières de la Russie, mais il n'a pas été accepté de l'autre côté. Les Gorals de Galicie s'appellent volontiers Rousniaks. Les Allemands emploient, d'après le latin, la forme Ruthenen qui a aussi passé en français. Les conflits entre les deux nationalités ont engendré des dénominations ironiques ou injurieuses. Ainsi les Petits-Russes appellent les Grands-Russes Katsaps (têtes de bouc, à cause de leur barbe) ou Khazares, et ceux-ci appellent les Petits-Russes Khokly (de khokhol, houpette, à cause de l'ancienne manière de se coiffer des Cosaques).
Il y a donc conflit entre les Grands et les Petits-Russes. Ce conflit intéressant a des rai-
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sons anciennes et naturelles. Il y a longtemps que s'est produite la différenciation des Russes du nord et du sud ; elle s'est développée peu à peu, mais sans relâche. Il y a aussi des griefs et des malentendus depuis longtemps entre la Grande et la Petite-Russie et leur vie tout entière a été distincte pendant des siècles. Cependant autrefois il n'y avait pas de conflit entre les Grands et les Petits-Russes, au sens actuel. Au contraire les deux partis avaient l'idée de leur parenté, voire même de leur unité, ainsi qu'on peut le voir par l'exposé des motifs pour lesquels Bogdan Khmelnitsky se donna à Moscou et au tsar Alexis Mikhaïlovitch (en 1653) quand il détacha l'Ukraine de la Pologne.
Le conflit des deux nations russes n'a éclaté en réalité qu'au XIXe siècle.
Il a eu pour origine :
1° Les efforts des Petits-Russes pour se créer ou pour faire renaître une langue et une littérature à eux.
2° Toute une série de discussions scientifiques sur la question de savoir quels sont les rapports des Grands-Russes et des Petits-Russes, particulièrement au point de vue linguistique et anthropologique.
Enfin et surtout :
3° L'état actuel politique et social des Petits-Russes dans l'Empire et le développement général dans ces dernières années des idées sociales et démocratiques.
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Ainsi aujourd'hui le conflit passe de plus en plus du terrain littéraire et scientifique, sur le terrain politique.
Le conflit a commencé en 1798, lorsque J.-P. Kotliarevsky publia en petit-russe son Enéide travestie. A dater de cette époque on s'efforce de créer une littérature indigène. Mais ces tendances furent bien vite contrariées par le pouvoir qui craignait que ce séparatisme littéraire ne fût contraire à l'unité de l'État. Et à différentes reprises, notamment en 1847, 1863 et 1876, il fut interdit d'imprimer et de publier, sauf quelques rares exceptions, des livres en petit-russe. Mais ces prohibitions obtinrent un résultat absolument opposé à celui qu'elles visaient. Les tendances d'émancipation littéraire s'affermirent d'autant plus qu'elles étaient plus rigoureusement réprimées et elles trouvaient un terrain favorable dans la Galicie orientale appartenant, comme on sait, à l'Autriche.
D'autre part, le conflit fut aggravé, renforcé par les discussions scientifiques sur les rapports des deux nations. On discuta sur l'antiquité de l'idiome petit-russien, notamment dans la région de Kiev, sur la question de savoir qui avait produit les premières annales russes et la première littérature russe dans l'Etat kievien. Ces polémiques se produisirent surtout de 1850 à 1860; elles sont marquées par les travaux de Sreznevky, de Lavrovsky et surtout de Pogodine qui prétendait démontrer que jusqu'au XVIe siècle
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Kiev avait été occupé par les Grands-Russes, initiateurs de l'histoire et de la littérature, et que les Petits-Russes notaient venus des Karpathes qu'après la conquête tatare. Cette théorie rencontra des adversaires chez les historiens de la Petite-Russie ; elle fut reprise plus tard avec beaucoup d'énergie (en 1883) au point de vue linguistique par Sobolovsky, et réfutée avec non moins de vigueur par les historiens Dachkievitch, Antonovich, Grouchevsky, A. lablonowsky, et les philologues V. Jagic, A. Schakhmatov, A. Krymsky, A. Kolessa, A. Loboda, etc.
Naturellement, on ne se borna point à la question de savoir de quand datait le petit-russe à Kiev. On étudia aussi les degrés de parenté des deux idiomes. N'y avait-il qu'une seule langue russe avec deux dialectes, ou bien fallait-il reconnaître deux langues différentes ? Ces débats, auxquels prirent part les principaux philologues russes et slaves, favorisèrent singulièrement la théorie qui prétendait séparer les deux groupes et élargir l'abîme qui se creusait entre eux.
Mais ces polémiques théoriques ne se bornèrent pas à la linguistique sur laquelle elles opéraient de plus en plus souvent et à grand renfort d'appareil scientifique. Déjà Maximovitch avait déclaré qu'il faut reconnaître en Russie non seulement deux langues, mais deux types nationaux ; mais il n'avait pas formulé nettement sa doctrine. C'est ce qu'osa faire Kostomarov qui
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produisit une véritable révolution, et, après lui, toute une série d'anthropologistes.
Maximovitch n'avait pas abouti à formuler une distinction précise : Kostomarov y réussit dans l'article intitulé : « Les deux nationalités russes », article publié par La revue Osnova (la Base) en 1861. Il y signalait les différences d'histoire, de langue, de coutumes, de caractère, d'aspect physique, et il établissait cette théorie: qu'il n'y a point seulement deux langues russes, mais aussi deux nationalités qui diffèrent complètement l'une de l'autre et que seule l'histoire a réunies en un tout.
Cette théorie de Kostomarov eut un grand succès ; elle fut développée et amenée à cette conclusion. Sur ces deux nationalités une seule, celle des Petits-Russes, est purement slave ; les peuples qui vivent au nord et à l'est de la Dvina et du Dnieper ne sont pas des Slaves, mais des Finnois, des Tatares, ou des Touraniens plus ou moins slavisés dont toute l'organisation et en particulier le gouvernement absolu, sont d'origine et de caractère asiatiques.
Cette conclusion, à laquelle les inventeurs de la théorie des deux nationalités n'avaient guère songé, trouva un terrain favorable, en particulier chez les Polonais victimes de la néfaste révolution de 1863. Et c'est dans leur émigration que fut propagée la doctrine des deux Russies, l'une slave, l'autre touranienne. Parmi les propagateurs de cette doctrine, rappelons seulement les
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noms de François Duchinski et de sa femme Séverine Duchinska, de Buszczynski et de l'historien français Henri Martin (19).
Chez les Petits-Russes cette théorie n'a pas trouvé un terrain aussi favorable ; mais on l'a acceptée de différents côtés, et elle nous explique l'épithète de Khazares (20) qui est parfois donnée aux Grands-Russes; cette épithète est due évidemment à des idées tout à fait inexactes sur l'origine des Grands-Russes. Les anthropologistes ont traité la question d'une façon plus scientifique en signalant les différences considérables qui existent entre les Grands et les Petits-Russes. Les Petits-Russes sont en grande partie brachycéphales et de teint brun, tandis que les Grands-Russes sont généralement de teint clair ; on démontre en même temps que ce type brachycéphale foncé est le pur type slave (Volkov, Taylor). Mais cette théorie, bien qu'elle ait pour elle un certain nombre de données, on peut la considérer comme non démontrée. Il y en a une autre qui considère le type russe blanc et grand-russe comme le type propre des Slaves; or cette théorie a pour le moins autant d'arguments à
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faire valoir. Et les différences qui se produisent dans l'intérieur des deux groupes sont souvent plus considérables que celles qui existent entre eux (21).
Voilà donc dans quelles circonstances, sous quelles influences a jailli le conflit, et on en est arrivé à ce résultat.Les intellectuels de la Petite-Russie déclarent nettement qu'ils constituent une nation slave distincte : et pour cette nation « ukrainienne )> ils réclament tous les droits naturels qui peuvent assurer sa conservation et son développement. Pour eux lexercice de ces droits ne se borne pas à obtenir des écoles où l'enseignement se donne en petit-russe, la libre expansion de leur littérature, mais la reconnaissance de leur autonomie politique. Les patriotes modérés et pratiques, tenant compte des circonstances, se contentent de demander l'autonomie dans l'intérieur de l'Empire. Les radicaux sont naturellement plus exigeants. Ils s'imaginent que l'organisation actuelle de l'État russe ne durera pas. Ils comptent sur un démembrement, rêvent la création d'une Ukraine indépendante, organisée sur la base de la démocratie et du socialisme.
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Oserai-je exprimer franchement mon opinion sur ce conflit et sur l'avenir de ces tendances? Je suis de ceux qui considèrent comme naturel et équitable que le gouvernement russe satisfasse les exigences légitimes des Petits-Russes. Mais je n'hésite pas à déclarer que, malgré les différences relevées plus haut, il y a tant de traits communs dans l'histoire, la tradition, la foi, la langue et la culture des deux peuples — sans parler de la commune origine — que, pour un observateur lointain et impartial, ils ne sont que deux parties d'un seul et unique peuple russe.
Au point de vue slave, et même au point de vue russe, nous souhaitons que cette unité soit conservée vis-à-vis de l'étranger et autant que possible dans la vie politique, littéraire et linguistique, tout en respectant les besoins et les exigences politiques des deux parties. Nous le souhaitons au moins, en ce qui concerne la haute littérature. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle la langue a été commune et les plus grands écrivains du XIXe siècle ont fait honneur aux deux groupes.
Bien entendu, cette unité doit résulter d'une entente réciproque, d'une reconnaissance mutuelle et non pas de la contrainte ou de la force. La forme de cette entente sera trouvée par les chefs des deux parties, lorsque sera effacé le souvenir des oppressions et des persécutions. Et alors on trouvera — nous aimons à l'espérer, — un terrain d'accord pour l'union intérieure et
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contre l'étranger, tout en conservant les deux individualités, comme le voulait déjà Kostomarov, et alors se réaliseront peut-être les belles paroles de Gogol qui écrivait en 1844 à Mme Smirnov :
« Que les forces différentes des deux races se développent de telle sorte que, s'étant ensuite unifiées, elles produisent quelque chose d'achevé dans l'humanité. »



NOTES

(1) Ces questions ont été étudiées par l'auteur dans un vaste ouvrage en langue tchèque : Les antiquités slaves, qui mériterait, lui aussi, d'être traduit en français. Tr. (retour texte)
(2) Chronique dite de Nestor; voir ma traduction (Leroux, 1884) et l'Index qui l'accompagne. Tr. (retour texte)
(3) Sur cette énigme, voir notre édition de Nestor. Tr. (retour texte)
(4) Sur ce nom, voyez le deuxième chapitre. Tr. (retour texte)
(5) Il s'agit ici des Bulgares du Volga qui devaient plus tard donner leur nom à une partie de la péninsule balkanique. Tr. (retour texte)
(6) On a prétendu que la région kiévienne avait perdu entièrement sa population russe primitive et qu'elle avait été seulement repeuplée aux XIVe et XVe siècles par des colons venus de Galicie. Mais on n'a pas démontré le bien-fondé de cette hypothèse. Cependant il est certain, ainsi que l'atteste Plan Carpin à la date de 1346, que le pays fut très dépeuplé et que les seigneurs polonais introduisirent à dater du XVe siècle beaucoup de nouveaux colons dans les vastes domaines qu'ils avaient acquis. (retour texte)
(7) Savant allemand du XIXe siècle qui s'est particulièrement occupé de la langue lette. Tr. (retour texte)
(8) Hérétiques (de raskol, schisme). Tr. (retour texte)
(9) Les Petits-Russes des régions entre le Boug et le Dniester dès le XIVe siècle commencèrent, sous la protection des princes de Kiev et de Lithuanie, à pénétrer dans la région de Poltava. Mais ce n'est qu'à dater du XVIe siècle que, sous la protection de Moscou, ils émigrèrent en masse. Au XVIIe siècle, ils occupaient déjà les gouvernements de Kharkov, la partie occidentale du gouvernement de Voronéje et la partie méridionale du gouvernement de Koursk. Cette immigration s'explique par le développement des Cosaques, la nécessité de fuir la domination polonaise, et l'affaiblissement des Tatares, notamment de la Horde de Crimée.(retour texte)
(10) Je n'entre pas ici dans tous les détails topographiques parce qu'ils n'ont point d'intérêt et que d'ailleurs les auteurs ne sont pas toujours d'accord.(retour texte)
(11) Nous avons passé dans cette énumération quelques noms de lieux que le lecteur ne trouverait pas sur les cartes françaises. Tr.(retour texte)
(12) La différence entre la frontière de Czambel et celle de Tomachivsky consiste en ceci que Tomachivsky compte comme russes dans les comtats de Spies et de Sarys quelques communes de plus.(retour texte)
(13) Dans ce mot magyar Orosz veut dite russe. Nous supprimons ici quelques noms de localités sans intérêt. Tr.(retour texte)
(14) La verste vaut 1.067 mètres.(retour texte)
(15) Dans la Galicie orientale, le commerce est en grande partie aux mains des Israélites. Tr.(retour texte)
(16) Polesie, région qui longe les forêts. Tr.(retour texte)
(17) A. Sobolevsky retrouve le nom des Houtsoules et des Boïki dans les Goulatsi et les Boutsi du gouvernenient de Kiev (district de Tcherkassk). Et il invoque ce rapprochement à l'appui de sa théorie sur l'arrivée des Russes des Karpathes à Kiev après l'invasion tatare.(retour texte)
(18) Russes du midi.(retour texte)
(19) J'ai eu à diverses reprises l'occasion de me prononcer sur ces théories et sur l'abus que Duchinski et ses disciples prétendaient en faire. Voir notamment La Revue des Cours littéraires (année 1868) et mes Souvenirs d'un Slavophile (p. 20 à 25, Paris, Hachette, 1905). Tr.(retour texte)
(20) Les Khazares, anciennement Kozares, peuple scythique d'après la Chronique russe dite de Nestor. Voir ma traduction de cette chronique (p. 325). Tr.(retour texte)
(21) D'ailleurs, j'admets fort bien l'existence des deux types pré-éuropéens dans diverses localité de la Slavie primitive. A l'époque où ces types étaient purs, il n'y avait pas encore de Slaves en Europe. Lorsque les Slaves ont apparu, les deux types se sont croisés chez eux ; tel a prévalu dans une région, tel dans une autre. Mais le premier était prépondérant ; c'est ce qu'attestent sans relâche de nouveaux arguments (note de l'auteur).(retour texte)


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