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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Claudine NORMAND : «Comment faire l'histoire de la linguistique?», Actes du colloque Les sciences humaines, quelle histoire?!, Paris-X-Nanterre, 1980, p. 271-288.

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                   Je présenterai ici les remarques que m'inspirent douze années d'enseignement de la linguistique (niveau d'initiation) et d'histoire de la linguistique. Je me limiterai strictement aux réponses que j'ai pu apporter à des problèmes pédagogiques, réservant à d'autres contributions et à la discussion le soin d'aborder les questions plus abstraites des rapports d'une science à son histoire.

 

         Quels "outils" ?

 

                   La particularité, peut-être répandue, de mon enseignement est la suivante : supposant acquises, même de façon superficielle, les connaissances générales indispensables (dans un manuel d'histoire de la linguistique), je me limite par principe, à la lecture de textes d'une période déterminée. Il s'agit donc d'apprendre à faire une lecture, c'est-à-dire, qu'on l'appelle commentaire ou analyse, autre chose qu'une répétition, résumée ou non. Exigence minimale ! Mais l'ambition

272   est plus grande puisque, par cette démarche, je me donne pour objectif d'éclairer les conditions et péripéties d'élaboration des notions théoriques et, plus largement, de donner une idée de l'unité-diversité d'un moment jugé décisif.

                   Quelle méthode appliquer aux textes pour atteindre cet objectif ? La question n'est pas rhétorique et la réponse reste incertaine. Mais cette première question en entraîne d'abord une autre : si l'on admet que toute méthode dépend de certains choix théoriques, de quels éléments dispose en général un linguiste, de par sa formation, non seulement en linguistique évidemment, mais en histoire des sciences ? Ce point (en quelque sorte institutionnel) serait intéressant à développer pour éclairer la place (l'absence?) de l'histoire dans les sciences humaines. Il me suffit ici de faire remarquer que, n'étant pas, en règle générale, philosophe "spécialisé", ses choix méthodologiques seront marqués par une certaine simplification.

                   Mon hypothèse est que le choix, en France, dans les deux dernières décennies, ne se situe guère qu'entre deux ensembles notionnels, deux paradigmes, dont j'énumère ici les termes essentiels avec leurs variantes :

 

         1 ) - le développement, le progrès, la maturation, l'évolution, la rationalité croissante, les précurseurs, les influences ; les choses s'éclairent, on voit de mieux en mieux, on voit aujourd'hui ce qu'on ne voyait pas autrefois, etc... En bref : le changement dans la continuité.

        

         2) - les seuils, les coupures, les ruptures, un discours radicalement nouveau, un changement irréversible, une autre problématique, une révolution scientifique ; on voit aujourd'hui ce qu'on ne pouvait pas voir autrefois ; d'ailleurs on ne voit pas, on construit, etc.., En bref : le changement dans la discontinuité.

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             Je ne développerai pas ici les implications de chacun de ces ensembles, leurs rapports avec les traditions empiriste et rationaliste. Je répète que la simplification de cette présentation est telle que Bachelard, par exemple, théoricien de la coupure pourrait être renvoyé en 1) au titre de la "rationalité croissante" et que Khun, théoricien du "paradigme" voisinerait assez curieusement en 2) avec Althusser. Je ne dis pas que cette dichotomie soit bonne ; elle pourrait au contraire servir de point de départ à un développement sur la complexité réelle de la situation théorique. Je dis que c'est de cette première démarcation qu'on dispose, en gros, lorsqu'on veut faire parler les textes sur eux-mêmes et sur leur temps. Evitant donc la tentation maximaliste (refuser ce schéma trop simple), je voudrais montrer par quelques exemples concrets, quels sont ceux de ces "outils" qui permettent d'atteindre, fût-ce très partiellement, notre objectif. Je choisirai mes exemples chez des pré-saussuriens : les néo-grammairiens Brugmann et Osthoff et l'américain Whitney. Je limiterai, faute de place, les citations de ces auteurs prolixes, vous renvoyant à deux textes de 1875 : la préface aux recherches morphologiques ... de B. et O., (traduite par P. Caussat in A. Jacob-cf. biblio) et La vie du langage de Whitney (rééditée très partiellement - cf. ibid).

                   Je choisis ces deux textes parce qu'ils se présentent, avec un ton très différent, tous deux comme des nouveautés radicales : manifeste polémique de jeunes gens qui se proclament révolutionnaires d'une part, ouvrage ambitieux et dogmatique qui prétend dire le premier et presque le dernier, mot de la linguistique générale d'autre part. Ils ont en commun d'avoir déclaré la guerre au même ennemi théorique l'organicisme, à quoi ils ramènent tout le premier comparatisme, sous la figure de Schleicher et de son vulgarisateur M. Müller.

                   La tradition a consacré les deux dans l'abondante série des précurseurs de Saussure, privilégiés parce que très proches dans le temps et nommés dans le cours de linguistique générale (CLG).

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   Les deux s'affirment comme promoteurs de changements théoriques radicaux.

                   Qu'en est-il de leurs textes lus aujourd'hui ?

 

         Dans la perspective du progrès de "la Science".

 

                   Les commentaires spontanés offrent en abondance les effets du recours aux notions de la première série. Je les résumerai sous quatre rubriques.

 

         1. Le texte dit ce qu'il dit, et s'il se dit nouveau c'est qu'il l'est et qu'avant lui on s'est trompé.

                   Qu'on le résume, qu'on le "contracte" ou qu'on le paraphrase, le sens de la démarche est le même : prendre le discours pour ce qu'il se donne. Il se dit là une vérité qui reste identique sous les métamorphoses formelles du résumé : cette vérité native est évidemment conciliable avec les influences qu'un lecteur un peu cultivé repérera si l'auteur ne les avoue pas lui-même.

                   Ainsi pour B. et 0. : ils sont les révolutionnaires qu'ils disent être. Ils ont rompu avec le "premier" comparatisme, avec Schleicher mais aussi avec Bopp, puisqu'ils proposent une méthode entièrement nouvelle, l'observation des langues et dialectes vivants, s'appuyant sur des "principes" d'une rigueur jusque là non observée :

        

         1) Les lois phonétiques sont sans exception,

         2) Les soi-disant exceptions relèvent de l'application de l'analogie.

                   Tout va changer dans cette nouvelle perspective : on pourra désormais analyser en toute rigueur les "innovations" linguistiques et dégager les lois qui les régissent, sans "sortir de l'observation immédiate" (les données immédiatement observables des langues et dialectes actuels) ; du même coup on abandonne enfin au "brouillard indo-germanique", "l'image brumeuse" de la langue-mère, poursuivie
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   et reconstruite par Schleicher.

                   Ainsi Whitney énumère les principes, qu'il considère acquis et fondés, d'une linguistique générale : il dessine sans hésitation les contours de son objet : "le langage dans son ensemble comme moyen d'expression de la pensée humaine, ensuite, dans ses variétés" ; les causes des variétés, les raisons d'être du langage et ses "premiers commencements" (ch. l). L'ampleur du projet va jusqu'à promettre à la linguistique "l'étude des progrès de l'humanité en tant qu'on peut les découvrir par les faits de langage".

                   La méthode pose aussi peu de problèmes que l'objet, si bien que l'ouvrage, tel un manuel d'une science parfaitement constituée, peut se donner comme objectif de "tracer et d'appuyer par des exemples les principes de la science linguistique et d'établir les résultats obtenus". Non pas programme donc, mais bilan.

                   Contre les erreurs des organicistes qui continuent à proposer, sous la bannière périmée de M. Müller, des solutions mythiques, "préjugés" rejetés par tout homme de bon sens, Whitney défend la position de la vérité, qui se développe dans une série d'évidences : "le langage n'est pas une puissance, une faculté ; ce n'est pas l'exercice immédiat de la pensée, c'est un produit médiat de cette pensée, c'est un instrument" ; chaque langue est "une institution, et une de celles qui, dans chaque société, constituent la civilisation". Toute autre opinion, y compris celle qui assimile la linguistique à la psychologie est "une erreur qui se trouve suffisamment réfutée par notre exposé" (p. 248). Il est donc "grand temps que cessent les controverses et qu'en linguistique comme dans les autres sciences d'observations il y ait un corps non seulement de faits reconnus mais de vérités établies, qui s'impose à tous ceux qui prétendent au nom de savant" (p. 262).

 

         2. La continuité du progrès.

 

                   Cette perspective de lecture, spontanée et massive, se trouve tout
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naturellement en accord avec la plupart des textes non modernes, si bien que la paraphrase peut se dérouler sans problème. Elle est le corollaire de la démarche précédente : la vérité triomphe graduellement de l'erreur, dans un mouvement qui confirme la marche de la raison vers la lumière complète (ou toujours plus complète) de la science. Les anciens se trompaient de façon surprenante. Comment pouvait-on ne pas voir la parenté des langues germaniques avec les langues latine et grecque ? se demande Bopp. Ah ! si on avait su voir plus tôt le sanskrit, quels progrès auraient déjà été accomplis ! Comment pouvait-on s'égarer délibérément dans le brouillard des "reconstitutions scripturaires" alors qu'on peut choisir "l'air vif de la réalité et du présent palpables"? "Ce n'était pas là la démarche correcte et l'évidence en est tellement aveuglante qu'on doit s'étonner du nombre de ceux qui ne s'en sont pas encore clairement aperçu" (B. et 0.). A la fois ils s'y prenaient mal (ne sachant pas voir ce qu'ils avaient sous les yeux) et ils n'en savaient pas assez. Mais si l'on suit désormais la bonne méthode "il n'y a point de limites au progrès de l'étude comparée et aux résultats qu'elle peut produire" (Whitney).

                   Tout naturellement cette vision du progrès s'accommode d'une continuation vue comme maturation d'un germe initial qui s'achève dans l'épanouissement de la vérité, c'est alors :

 

         3. Le précurseur.

 

                   Ainsi Saussure reprend et achève Whitney à qui il emprunte la définition du langage comme institution et l'idée du caractère conventionnel du signe. Les précurseurs rassurent la raison ; à travers le déroulement historique et ses transformations aléatoires, court toujours le même fil brillant : du Cratyle à Saussure, Whitney n'est qu'une étape dans la formulation identique du signe. L'autre revient au même, pour l'essentiel.

 

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   4. La totalité du savoir.

        

                   Ainsi de précurseur en successeur, dans une conquête graduelle de la lumière, s'opèrera l'unification, voire l'achèvement, du savoir, et la linguistique n'est qu'une délimitation provisoire dans une théorie de la nature humaine. Elle doit nous amener à "une compréhension plus profonde du psychisme de l'humanité en général" (B. et O.), "Enfin elle poursuit indirectement une autre étude ; c'est celle du progrès de l'humanité et celle de l'histoire des races" (Whitney).

                   A cette lecture spontanément réitérante j'oppose rapidement les questions suivantes :

 

         1) Quel intérêt y aurait-il à lire des textes s'ils disent plus confusément les mêmes choses que nous ou s'ils s'égarent tellement qu'il ne s'agit là ni de linguistique ni de philosophie, mais d'un discours bâtard, s'offrant, tel un fossile, à la pure curiosité de l'amateur de vieilleries ?

                   A cela on peut répondre qu'en effet un apprenti-linguiste a mieux et beaucoup plus à faire qu'à s'attarder ainsi sur un "passé dépassé". Et si, cependant, l'on s'obstine, alors il faut au moins apprendre à lire et interroger les textes, par exemple à la manière que Bachelard et Canguilhem nous ont apprise :

 

         2) Pourquoi dites-vous ceci plutôt que cela ? Quelles sont vos preuves, vos sources, vos convictions de départ, vos références ? Qu'est-ce qui vous guide et que vous ignorez peut-être ?

         -Et vous-même d'où parlez-vous, à partir de quelles connaissances ou de quels a priori, pour vous permettre de mettre en question ce qui se dit ici de bonne foi ?

                   Sur ce je propose d'essayer la deuxième série de notions.

 

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   La nouveauté de la rupture.

 

                   Aux quatre rubriques précédentes j'oppose alors les propositions opposées : le texte est daté, l'histoire d'une science est marquée par la discontinuité, le précurseur est un "faux objet" que l'on remplacera par la notion de problématique chaque fois spécifique.

 

         l) Le texte est daté et, ce qu'il dit, il ne le dit pas n'importe comment ; sa forme importe.

                   Ainsi B. et 0. en 1875 : l'agressivité du ton ne s'explique que dans le cadre de la polémique menée contre l'influence de Schleicher qui, en 1863, dans La théorie darwinienne et la Science du langage, assimilait encore terme à terme, objet et méthode, la linguistique et l'histoire naturelle. Si Schleicher lui-même n'est jamais nommé, la métaphore de l'organisme est tournée en dérision en même temps qu'est condamnée, au nom de l'évidence, "l'idée d'une vie propre et autonome de la langue, supérieure aux individus parlants".

                   Ainsi Whitney, en 1875, s'éclaire d'être lu d'abord comme l'adversaire acharné de M. Müller, vulgarisateur anglo-saxon de Schleicher. La polémique implicite dans La vie du langage, est explicite dans des compte-rendus et commentaires qui de 1870 à 1892 jalonnent cette querelle. Alors que M. Müller, par exemple, propose en 1863 comme maître mot de l'essence du langage, la notion de "faculté venant de la nature", i.e. de "la main de Dieu" et s'exprimant sous la forme d'un "instinct mental aussi irrésistible que tout autre", Whitney lui reproche, dans une note acerbe de 1870, de ne pas avoir essayé de donner un statut scientifique à son affirmation, en s'appuyant sur "des faits de l'histoire humaine et de l'histoire du langage".

                   Ce recours à des textes voisins qui se reprennent et se répondent, permet d'éclairer les déclarations allusives qui sont constantes dans le texte de 1875, par exemple sur "les controverses" qu'il est grand
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temps d'arrêter ou "le différend (qui) est à peu près réglé maintenant". Une recherche systématique sur ce thème dans d'autres textes contemporains permet de remettre en place le débat théorique qui, à cette époque, concerne la position de la linguistique générale, son objet, sa méthode :

                   La linguistique générale doit-elle être une science naturelle ou une science historique ? Comme composante de ce débat se dégage la question insistante de la place de la linguistique par rapport aux autres sciences, et en particulier les sciences nouvelles, la psychologie (référence précise des néo-grammairiens), la sociologie (référence diffuse de Whitney).

                   On voit que les controverses sur ces questions de frontières prennent place dans des essais de classification des sciences, d'inspiration plus directement philosophique (Goblot 1898 - Naville 1901 ...). Dans les échos que ces textes suscitent chez les linguistes on relève deux préoccupations plus ou moins mêlées :

         - définir la linguistique par rapport aux autres sciences,

         - définir une linguistique générale i.e. théorique par rapport aux résultats considérés comme empiriques du comparatisme précédent.

                   Ainsi Séchehaye qui affirme la nécessité pour la linguistique de passer du statut de "sciences des faits" à celui de "science des lois" est par ailleurs amené, dans le même texte de 1908, à désigner le domaine de cette nouvelle science (la linguistique générale) comme une partie du domaine de la psychologie sociale.

                   Ici surgit alors le souvenir de telle phrase "fondatrice" du CLG, écho et/ ou réponse à cette préoccupation insistante et confuse sur plus de trente ans :

 

         "La tâche de la linguistique serade se délimiter et de se définir elle-même", en dessinant en particulier les "limites" qui la distinguent irréductiblement des autres sciences'.
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             Réciproquement, ce n'est que par l'approche précédente, que la portée même de ce principe saussurien peut être évaluée, non dans l'absolu mais dans les conditions historiques d'un moment.

                   C'est alors le moment de préciser la perspective adoptée, en introduisant la notion de récurrence. Le texte est daté, il ne prend son sens que replacé dans le contexte contemporain et dans ses rapports au passé récent, mais cette place même ne se dessine que dans un après-coup. Les textes sont pris dans des contraintes de pensée, de démarche, de recherche que leurs auteurs vivent plutôt comme des situations de liberté et de spontanéité. II faut être pris soi-même dans des réseaux tout différents pour voir se dessiner la cohérence des raisons précédentes.

                   Ainsi, formé aux démarches de la linguistique formelle, nous en retrouvons les linéaments dans le CLG, alors que Meillet, dans son compte-rendu de 1916, ne pouvait en faire qu'une lecture sociologique, laissant hors de son champ de vision tout ce qui était amorce de formalisation (la valeur, par exemple).

                   Apprendre à lire historiquement, c'est apprendre la différence et essayer d'en débrouiller les raisons, dans la mesure où elles tiennent à la conjoncture.

 

         2) La discontinuité,

 

                   La recherche de la différence conduit à penser en termes de discontinuité. II faudra évidemment trouver les différences pertinentes et reconnaître que la discontinuité peut avoir des degrés. Dans un premier temps, le schéma de la coupure épistémologique, a permis de baliser le terrain, de repérer l'émergence de la nouveauté, dans une démarche sans doute trop simple mais d'abord indispensable pour sortir du cercle magique de la répétition-continuité.

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             On suppose donc des seuils ou des coupures : on les lit après-coup, à la lumière des "connaissances sanctionnées".

                   Ainsi la synchronie et la langue saussuriennes. Ces nouveautés évidentes furent soulignées par Saussure lui-même, mais il suffit de lire les compte-rendus contemporains pour voir à quel point elles furent soit refusées soit méconnues. Plus que tout autre, cet exercice de lecture comparée nous a permis de faire comprendre ce qu'est une problématique et d'éliminer corrélativement les précurseurs.

                   Il ne s'agit que de montrer que ce qui a été dit avant est forcément autre chose, même si le mot est le même.

                   Ainsi pour Whitney, le terme institution s'inscrit dans un ensemble spécifique et relativement cohérent : il définit le langage en général ; il est synonyme de conventions, contrat, hérité d'une histoire et, par là, renvoie explicitement à une position dans le débat sur l'origine du langage (nature/convention). En même temps, il se rattache à un point de vue qu'inspire la sociologie naissante et permet de définir la linguistique dans le cadre des méthodes de ces nouvelles sciences, historiques, sociales, qui s'occupent de dégager "les lois de l'activité humaine".

                   Saussure reprend à Whitney le terme "institution sociale", mais comme une définition de la langue (et non du langage en général ; l'accent mis sur "sa nature spéciale" (institution "pas comme les autres") intègre le terme dans une problématique toute différente où il prend son. sens par rapport à système de signes, synchronie, sémiologie, etc. De sorte que sous le même mot se définissent des positions qu'on peut supposer radicalement opposées comme il apparaît ici et ailleurs :

 

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 "Pour nous l'histoire d'un mot est l'histoire de ses mutations de sens et de ses changements de formes dans lesquels il n'entre d'autre force que la force libre de la volonté humaine, agissant là comme ailleurs sous l'influence des conditions et des motifs". (Whitney ch.VIIl).

"... le signe échappe toujours dans une certaine mesure à la volonté individuelle ou sociale, c'est là son caractère essentiel, mais celui qui apparaît le moins à première vue". (CLG p. 34).

 

                   On montrera de la même façon que la définition de I'arbitraire du signe chez Saussure n'a à peu près rien à voir avec la formule constamment reprise par Whitney, à qui Saussure l'aurait empruntée : le signe est conventionnel.

                   Un des exemples les plus frappants est sans doute celui du terme analogie, pris chez Schleicher dans une problématique organiciste (l'analogie corrompt l'organisme linguistique primitif) ; chez B. et 0. dans une problématique des lois du changement (l'analogie est la loi des soi-disant exceptions aux lois) ; chez Saussure dans une problématique synchronique ; l'analogie est entièrement "grammaticale", puisqu'elle est la manifestation même du fonctionnemert ordinaire de la langue, sur les deux axes des associations et des syntagmes. Dès lors le terme qui servait à expliquer le changement historique désigne la structure. Il n'y a pas là conciliation mais différence radicale de point de vue sur les "faits".

                   On pourrait multiplier les exemples de ce que cette approche permet d'éclairer, de distinguer, d'évaluer. Passons aux difficultés qui accompagnent ces démonstrations.

 

         Les difficultés pratiques et théoriques.

 

                   La première tient au fait que les auteurs en question se voient eux-mêmes comme des innovateurs, en polémique et rupture avec le passé immédiat. Or les ruptures que la démarche proposée permet de repérer
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ne coïncident pas forcément avec celles qu'ils proclament. Ainsi Whitney pense avoir pulvérisé la "ding-dong théorie" de M. Müller sur l'origine du langage ; mais c'est pour lui opposer une théorie tout aussi spéculative sur l'origine "par convention", qui, non seulement ne sort pas du vieux débat philosophique, mais procède à partir d'évidences, dont le caractère "scientifique" est au moins aussi douteux que celui des évidences précédentes. Et cependant le changement de point de vue importe car il n'est pas indifférent pour la suite qu'on soit passé de "la main de Dieu", invoquée par M. Müller, à la "volonté individuelle et collective" qui fait, selon Whitney, de la formation des langues "un incident de la vie sociale et du développement de la civilisation" (ch. XIV).

                   Autrement dit nous évaluons rétrospectivement la portée de ce changement, en fonction des pensées et démarches nouvelles qu'il a permises par exemple en mettant l'accent sur la communauté et, par suite, sur l'usage, aux dépens de l'histoire.

                   On dira de même, pour B. et 0., que la radicalité du changement n'est sans doute pas où ils la situaient : ils se croient révolutionnaires par rapport au premier comparatisme mais ils conservent le même objet (comparaison et histoire des langues indo-germaniques), jugeant suffisant d'avoir changé la méthode (observation du présent à la place de la reconstruction hypothétique du passé lointain). S'il nous paraît aussi que l'attention nouvelle portée aux dialectes vivants constitue un changement important, ce n'est pas pour les effets qu'ils en attendaient : ils pensaient que ces observations sûres, parce qu'"immédiates", leur permettraient d'éclairer le passé de la langue de façon plus rigoureuse ; nous voyons plutôt, dans cette démarche, se préparer la mise en place de notions, d'un ordre tout différent, sur le fonctionnement synchronique de la langue. Ainsi cette remarque qui, pour eux, confirme le caractère sans exception des lois phonétiques (lois des changements), serait surtout intéressante dans la mesure où elle annonce la considération des contraintes du système synchronique :

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         "Dans tous les idiomes populaires vivants, les configurations phonétiques propres aux dialectes font corps à toute la matière de la langue et sont observées par les membres de la communauté parlante avec une rigueur bien plus grande qu'on ne pourrait s'y attendre…"

                  

                   Dans chaque cas donc, on est amené à évaluer les différences pertinentes selon un critère rétrospectif, ce qui ne va pas sans une certaine gêne devant le risque de normativité, voire de téléologie. Autre difficulté : le seuil, s'il existe, n'est jamais nettement dessiné dans ce genre de textes. Naguère, je pensais pouvoir montrer assez facilement, par une lecture comparée, qu'il y avait "coupure" chez Saussure alors qu'elle était absente chez Whitney. L'analyse concrète des textes m'a plongée dans des difficultés imprévues où je renforçais ma conviction en même temps qu'il me devenait de plus en plus difficile d'en donner la preuve. Ainsi, la nouveauté, sûrement radicale, de la théorie de la valeur produit, chez Saussure, dans un discours lui-même si embarrassé dans des termes philosophiques sur la réalité, le concret, le signifié… qu'on peut n'y voir qu'un avatar de "la philosophie occidentale".

                   Bien moins évident encore le changement chez Whitney ou B. et 0. ; mais impossible de résoudre la difficulté en les renvoyant à une "préhistoire" de la science, à un avant de la coupure, car ce serait penser la coupure comme une nouvelle origine, ce qui laisserait entier le mystère de la gestation du nouveau.

                   C'est ainsi que j'ai été amenée à utiliser des expressions aussi peu satisfaisantes que : on voit se préparer une nouvelle démarche, un nouveau point de vue sur les faits ; ici s'annonce un changement de terrain ; ici on piétine, là on avance, etc.,. ; métaphores douteuses et inévitables.

                   Pour résumer les risques théoriques de ces difficultés pratiques : comment éviter que le recours aux "connaissances sanctionnées" ne soit un retour à l'opposition : erreur/vérité ? La notion de problé-
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matique est-elle une garantie suffisante ? "Tribunal de l'histoire", "police des concepts" ! Est-ce préférable au mythe du progrès continu de la raison ? Et même est-ce tellement différent si la Raison peut ainsi se tromper, errer, puis se reprendre parce qu'elle apprend toujours plus ? Le modèle positiviste de la Science qui réapparaît alors est-il si étranger à la première démarche ? Science/non science, seIon des critères fixés rétrospectivement, ou maturation continue des sciences qui doit permettre à toutes de réaliser un jour le modèle idéal (la physique ? la biologie ?) avec, à l'horizon, le Savoir Unifié, cher aux néo-positivistes ?

                   Qui peut être sûr, sinon d'échapper complètement à ce modèle, du moins d'en reconnaître toujours les divers avatars ? On peut au moins se prémunir par un usage prudent de la critique. Critiquer, c'est-à-dire séparer non pas ce qu'on garde de ce qu'on jette, mais le nouveau de l'ancien, en sachant que l'ancien n'est pas à jeter, mais à remettre à sa place, a sa date, terrain nourricier et différent. Remarques simples sans doute mais qui aident à comprendre ce qui fait qu'"on pense ce qu'on pense" à un moment donné, par l'analyse, toujours lacunaire des multiples déterminations et surdéterminations. Peut-être ainsi peut-on montrer une coupure qui, dans les sciences humaines, n'est sans doute jamais vraiment acquise.

 

         La troisième oreille.

 

                   Il faudrait savoir lire, savoir entendre, ce qui se dit dans les contraintes de telle rhétorique, sous l'assurance des certitudes, dans la confusion des questions esquivées. C'est pourquoi on choisira toujours d'analyser les discours les plus embarrassés. La métaphore incohérente de B. et 0., par exemple, selon qui "l'édifice entier de la science comparative" doit à la fois être radicalement révisé dans ses fondations et curieusement conservé pour des "pans entiers" qui sont autant de résultats incontestables.
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   Quelque chose se dit là mais en quelque sorte "en-dessous" ou "malgré", par fragments disjoints. C'est comme si le texte disait mais il dit sans dire, ou plutôt ça "ne peut pas se dire encore.

                   Par exemple, la synchronie chez Whitney. Lorsqu'au milieu de considérations étymologiques étranges il rapproche to grow et green, puis glisse cette remarque, sans suite, sur "l'oubli et l'indifférence chez ceux qui parlent à l'égard de l'origine des mots qu'ils emploient", car seul compte, pour eux, l'usage actuel. Mais comment penser la synchronie, comme objet autonome, lorsque le consensus s'est fait depuis déjà longtemps sur l'intérêt, exclusif, d'éclairer les changements, leurs lois, leurs causes ?

                   Comment penser les rapports, les valeurs, quand on considère les termes dans leur réalité individuelle et concrète, comme des cailloux ou des fossiles ? Et pourtant Whitney, étudiant longuement les accidents phonétiques qui rendent compte des cas particuliers read/read et man/men (par rapport au parfait et au pluriel réguliers en anglais) termine par cette remarque :

 

 "Ceci est encore un cas dans lequel on s'est appliqué à faire une distinction grammaticale d'une différence de forme qui, dans son origine, a été inorganique c'est-à-dire accidentelle" (ch. VIl).

 

                   Est-il abusif de dire qu'ici s'ébauche, sur le terrain du comparatisme, une pensée de la différence pure, du rapport formel ? Ainsi dans le déroulement, généralement assuré, du discours, parfois quelque chose se coince, comme si un élément nouveau s'essayait à entrer sous de vieux termes inadaptés. Alors s'enchevêtrent des compromis confus, par exemple sur "la différence de participation dans l'œuvre du langage, qui existe entre l'individu et la société", passage dans lequel Whitney essaie de concilier la liberté, la volonté et la conscience, sans cesse affirmées, de l'individu parlant avec les contraintes de l'usage collectif car :

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 "Pour que des sons articulés puissent s'appeler langue, il faut qu'ils soient acceptés par la société si limitée qu'elle puisse être. De là vient que l'action individuelle sur le langage est restreinte et conditionnelle" (ch.VIIl)

 

                   Sur ces passages hésitants on peut, avec prudence, faire jouer les métaphores : ici "se prépare" la distinction langue/parole, on passe sur "le terrain" de la synchronie... Mais ce n'est pas pensé encore, c'est là sans être vraiment formulé ni explicité.

                   Avoir recours à la récurrence entraîne ainsi le recours à la méconnaissance : ils ne savent pas ce qui s'écrit par eux, parce que la distance n'est pas prise par rapport aux réseaux de pensée qui les gouvernent. Il faut être pris dans d'autres réseaux, non moins contraignants, pour voir ce qui n'était pas vu. "Lecture symptômale" certes, mais historique. La sympathie pour le passé, l'expérience de la très relative liberté de parole et un goût obstiné d'archiviste à la recherche des liaisons multiples d'un discours, doivent permettre d'éviter les pièges du jugement.

 

         La contradiction :

 

                   Autre forme de méconnaissance. L'histoire "avance sans doute mais parfois "par le mauvais bout", dans un premier temps de recul. Ainsi l'introduction de l'histoire en linguistique, histoire sociale et non plus genèse organique, Whitney l'affirme sans cesse : la linguistique est une science historique parce que tout ce qui se passe dans le langage est l'effet de la volonté consciente et libre des hommes ; la création des mots, par exemple, se fait "par l'opération raisonnable, i.e. l'opération réfléchie des hommes" guidée par la nécessité d'adapter leurs moyens à leurs besoins. Or :

 

"toute matière dans laquelle on voit les circonstances, les habitudes et les actes des hommes constituer un élément prédominant, ne peut être autre chose que le sujet d'une science historique ou morale". (Ch. XV).

 

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   Dans cette conception de l'histoire ce qui occupe le devant de la scène c'est l'individu, sa conscience, sa liberté. La société n'est encore qu'une collection d'individus, une somme de volontés particulières. Si donc, dans le slogan victorieusement consacré par Whitney, la linguistique est devenue science historique c'est d'abord au détriment de la rigueur des faits et des lois que revendiquait Schleicher dans son modèle naturaliste.

                   On a avancé, sans doute, en sortant de l'organicisme, mais c'est en passant d'abord par la subjectivité.

                   Même contradiction chez B. et O., qui, introduisant avec fracas la psychologie, proclament, à partir de là, la suprématie du locuteur, de son psychisme, de sa parole vivante.

                   Ce qui est d'abord régression par rapport au modèle scientifique dominant, constitue, de fait, une étape sans doute indispensable "pour que" puisse se penser un jour langue/parole, préalable de toute linguistique formelle. Pour pouvoir la distinguer de la langue, il fallait penser la parole, c'est-à-dire le locuteur, ce personnage dont une linguistique organiciste n'avait rien à faire ; pour penser le système synchronique, il fallait aussi retrouver, par delà l'évacuation de la norme (ou de la raison) dans le relativisme du comparatisme, l'usage, ses contraintes actuelles impératives, incontournables par ce même locuteur, il fallait l'institution.

                   Et alors : non pas "enfin Saussure vint !"  mais, comment aurait-il pu ne pas venir ? Il suffisait que sur ce terrain d'idées ainsi remuées apparût une "nature" non conformiste, ou, comme le dit Bachelard du vrai chercheur "une âme en mal d'abstraire et de quintessencier".

 

 


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