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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Ch. Quénet : «Tchaadaev dans la Russie intellectuelle de la première moitié du XIXe siècle», in Mélanges publiés en l'honneur de M. Paul Boyer, Paris : Champion, 1925, p. 170-184.

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        Tchaadaev est, pour quiconque veut étudier la Russie intellectuelle, extrêmement précieux: un de ces hommes qui touchent à tout, qui se trouvent intimement mêlés à la vie de leur époque, qui changent à mesure que changent les temps, et dont suivre les idées et les gestes, c'est suivre les idées et les gestes de tout un pays et de toute une période historique.
        Dans la Russie des Romanov, du commencement du XVIIe siècle au commencement du XXe, c'est sur la noblesse que s'appuie le gouvernement des tsars. Les Tchaadaev ont reçu la noblesse héréditaire au XVIIe siècle. Au XVIIIe, ils sont dans la diplomatie, dans la garde et les voilà devenus d'assez grands personnages pour que l'un d'eux épouse une princesse Chtcherbatov. Ils se piquent de lettres. Un Tchadaev publie une traduction de Georges Dandin; un autre une comédie satirique dirigée contre un fonctionnaire impérial. Cet auteur a deux fils; l'un, Pierre, né très probablement en 1794, est le personnage dont nous allons nous occuper.
        Vers sa troisième année, Pierre est orphelin. C'est le prince Chtcherbatov qui va se charger de son éducation. Jusqu'à sept ans, les petits Russes du XVIIIe siècle poussaient et croissaient sous la surveillance des bonnes et des gouverneurs. A partir de sept ans, ils étaient mis entre les mains des professeurs et des répétiteurs. Le prince Chtcherbatov donna au jeune Tchaadaev des maîtres de
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choix, russes et allemands. Il était lui-même un des historiens remarquables de son temps. Les leçons se donnaient en français. Tchaadaev,. obligé, plus tard, d'écrire à l'empereur Nicolas, s'excusera de ne pouvoir le faire en russe.
        En 1808, Tchaadaev entre à l'Université de Moscou où il retrouve des maîtres allemands à côté des professeurs russes. ll se lie avec quelques jeunes gens, qui deviendront des libéraux et des révolutionnaires. En 1811 ou 1812, il s'engage dans la garde. Les bonnes, les répétiteurs, l'université, la garde, c'est la suite classique par où commence l'histoire de tout noble russe du XVIIIe ou du XIXe siècle.
        La guerre de 1812, les campagnes de 1813 et de 1814 mènent Tchaadaev de Moscou à Paris. C'est moins un officier qu'un intellectuel qui traverse l'Allemagne et la France; intellectuel très averti, «extraordinairement intelligent, d'une culture remarquable», dit son neveu Jikharev. Dès l'Allemagne, l'esprit de Tchaadaev est entré en ébullition. Imaginez ce jeune homme, tout nourri de science et de méthode occidentales et qui, pour la première fois, entre en contact avec les deux grandes puissances intellectuelles de l'époque: l'Allemagne et la France. A Paris, il est conquis. L'art, la littérature, la politesse, le libéralisme, le catholicisme lui entrent par tous les pores. L'empereur Alexandre fait lui-même,. dans les salons, figure de libéral. Et la guerre de 1812, la « guerre patriotique », comme l'appellent les Russes, lui a donné la figure « d'ange gardien» du pays. Le grand éveil du patriotisme russe, puis la traversée de la savante Allemagne, fiévreuse de nationalisme, puis le séjour dans le pays de la Charte et de M. de Chateaubriand ont surexcité les esprits. Les jeunes gens attendent d’Alexandre et de la Russie de grandes choses. lis reviennent: c'est le silence, c'est la mort. L'empereur n'est qu'un despote nerveux, indécis, fuyant. La désillusion est atroce. «Pendant deux ans, écrit Iakouchkine de Tchaadaev, nous avions été témoins des plus grands événements; chacun de nous y avait participé; nous ne pouvions plus subir le spectacle du vide qu'était la société de Saint-Pétersbourg. En 1814, la jeunesse de Saint-Pétersbourg mena une existence accablée».
        Les premières sociétés secrètes allaient naître de ce désenchantement. Puisque l'empereur ne voulait pas agir, il fallait aller de l'avant, sans lui. «L’Union du Bien public» est fondée en 1816. Les loges maçonniques, tolérées, groupent tout ce qui a un nom et un désir.
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Tchaadaev est libéral et il est franc-maçon. Mais il l'est un peu à sa manière: libéral nuancé de scepticisme à l'égard de l'utilité des réformes, plein d'idées et vide de dévouement; franc-maçon, de la loge la plus aristocratique de Saint-Pétersbourg, mi-partie russe, mi-partie polonaise, pas très sérieuse, réunion de beaux esprits, de gens bien nés et de joyeux garçons.
        Les libéraux, qui ont cherché d'abord dans la franc-maçonnerie un moyen de se grouper et un instrument d'action, vont être vite déçus. La maçonnerie russe est toute troublée par les discussions entre mystiques, disciples des Allemands, et rationalistes, que mène l'ex-capucin FessIer, professeur à l'Académie ecclésiastique orthodoxe de Saint-Pétersbourg. Les rites y tiennent beaucoup de place. Les «jeunes» qui voudraient faire de la politique et conspirer s'y heurtent aux «vieux» qui lisent Swedenborg et rêvent du temps de la grande Catherine. Dès avant 1820, la rupture est un fait accompli. Au témoignage de Vigel, l'ami de Tchaadaev, les libéraux « en ont assez de la maçonnerie »). Ils s'en vont. Tchaadaev rompra vers 1821.
        Pendant que cette jeunesse va vers l'avenir, l'empereur Alexandre remonte vers le passé. Il est devenu l'homme des Congrès et de la Sainte-Alliance. Il combat en Europe la «démagogie». Dans la nuit du 28 au 29 octobre 1820 se produit un événement qu'il va considérer comme «un coup des radicaux». La première compagnie du premier bataillon de ce vieux et illustre régiment qu'est le Semenovski se révolte contre son colonel. Dans la nuit du 29 au 30, les quatre autres compagnies se mutinent à leur tour. Tout le Saint-Pétersbourg qui gouverne et qui administre est sur pied. Le grand-duc Michel Pavlovitch essaie de calmer les rebelles; il n'est pas écouté.
        L'empereur est à Troppau où il règle les affaires de Naples. La première nouvelle de la sédition lui arrive par un courrier de cabinet. Les détaiIs lui sont apportés par Tchàadaev qu'a envoyé le général commandant la garde Vasiltchikov. Le régiment est cassé; soldats et officiers sont dispersés dans les gouvernements de la Russie orientale et de la Sibérie. Le conseil de guerre condamne les meneurs à être pendus et Schwartz, le colonel, à être décapité. L'empereur fait grâce; les soldats seront passés six fois par les verges et envoyés aux mines de Sibérie. Le régime de répression politique va commencer; il s'incarnera dans le général Araktcheev.
        La première victime du nouveau régime sera Tchaadaev. C'est
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une histoire assez obscure. Peu de temps après Troppau, Tchaadaev est choisi pour être l'un des aides-de-camp de l'empereur. Alors, sans que personne s'y attende, il donne sa démission. Il est probable que le voyage a fait marcher les mauvaises langues; Tchaadaev hautain, olympien, très naïvement égoïste, n'a pas que des amis; la malignité publique l'accuse d'avoir, en vue de son avancement, demandé la vilaine commission de Troppau. La démission n'est pas encore acceptée que la poste, qui surveilleles libéraux, ouvre une lettre dans laquelle les faveurs de l'empereur et de Vasiltchikov sont traitées assez cavalièrement. Dangereux témoignage de mauvais esprit dans des temps si peu propices à l'indépendance de l'esprit et du caractère. D'où la disgrâce. Tchaadaev, autorisé à, quitter le service, ne reçoit pas, contrairement à l'usage, d'élévation de grade, même pas le droit de porter l'uniforme.
        En fait, s'il a si aisément donné sa démission, c'est que, depuis' plusieurs années (nous sommes en 1821), il passe par une grande crise d'âme. D'indifférent en matière de religion, de vaguement déiste, il est devenu, sous l'influence d'une femme, probablement de sa cousine, la princesse Élisabeth Chtcherbatova, un mystique, disciple de l' Allemand Jung-Stilling. Avec cela, il fait une neurasthénie aiguë. Tantôt en pleines lumières, spirituelles, tantôt en pleines ténèbres, tantôt malade, tantôt croyant l'être. Son frère et ses amis lui conseillent de voyager. En juillet 1823, il prend le bateau pour l'Angleterre, paradis du libéralisme. Nous le trouvons à Paris le 1er janvier 1824, à Milan le 30 décembre (il y rédige sur son état d'âme une note qui pourrait faire croire à un détraquement complet de ses facultés) ; en mars 1826, il est à Rome pour deux mois, pris tout entier par cette «chose extraordinaire qui ne ressemble à aucune autre, qui dépasse toute attente et toute imagination». En mai et juin, il est à Carlsbad, où il rencontre Schelling; enfin, il rentre en Russie, dans le courant de juillet, juste pour se faire arrêter. C'est qu'en effet les «libéraux», les « démagogues », les «radicaux» viennent de tenter une révolution. Il ne s'est plus agi seulement d'une rébellion militaire; la monarchie russe a failli se voir imposer une constitution, a failli même sombrer.
        Profitant du désordre causé dans les esprits après la mort de l'empereur Alexandre, par la renonciation au trône du grand-duc Constantin, et l'avènement de son frère cadet, Nicolas, les sociétés secrètes avaient soulevé Saint-Pétersbourg et les provinces du Sud. Pour la
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première fois en Russie, quelqu'un, encore un ami de Tchaadaev, Serge Mouraviev, avait crié: ( Vive la République!». Saint-Pétersbourg avait caché un «dictateur », le prince Troubetskoï, qui aurait pu être le maître de l'heure s'il avait eu plus de décision. Les conjurés avaient inscrit à leur programme le régicide ; les marins et les soldats avaient tiré sur le nouvel empereur. Ces événements s'étaient passés dans les derniers jours de décembre 1825. Le procès des révolutionnaires — les décembristes — se termina en juillet 1826. Serge Mouraviev et Pestel — un autre ami de Tchaadaev — étaient condamnés à l'écartèlement. Non par bravade, encore moins par dévouement, mais par une splendide inconscience, Tchaadaev choisissait un pareil moment pour rentrer. On trouva dans ses malles des livres interdits et des lettres compromettantes, toutefois rien de bien grave. Interrogé, il fit des réponses d'une parfaite orthodoxie politique, qualifia de «folle» et de «criminelle» la révolution decembriste et fut relâché. Il se retira dans un petit village que sa tante possédait près de Moscou, l'esprit travaillé par ce qu'il avait vu, lu; entendu en Occident. Dans le même village vivait une jeune femme, Catherine Panovaïa, «rongée, dit Longinov, par le sentiment du vide de tout ce qui l'entourait, certaine que sa vie était perdue et cherchant d'instinct à échapper au cercle ensorcelé qui la tenait captive ». Tchaadaev et Catherine Panovaia e rencontrèrent. Les sujets de conversation étaient faciles à trouver; des deux côtés, même dégoût, même mélancolie. Catherine Panovaïa était, de plus, une femme cuItivée. Elle posa des questions à Tchaadaev qui l'éblouit par la richesse de ses connaissances et l'éclat de son esprit. Puis, il y eut un peu de froid. Catherine Panovaia s'en plaignit. Tchaadaev prépara une lettre de réponse, mais, suivant son habitude, la corrigea, la refit, la développa, la transforma en un petit traité qu'il montra à ses amis et, vu les rigueurs de la censure, fit circuler sous le manteau. Il y avait mis l'essentiel de ses idées. Il écrivit une suite; le tout fut désigné sous le nom de Lettres Phitosophiques, au total huit ou neuf; il ne nous reste que trois lettres et des fragments. Textes précieux pour l'histoire des idées, puisqu'ils sont le premier essai, en Russiel d'une philosophie de l'histoire.

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        Ces textes ont un autre intérêt, secondaire, mais bien captivant. Que peuvent bien devenir les idées de l'Europe mises dans la tête
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de ce grand seigneur russe, Français de plume, libéral à l'anglaise, mystique à l'allemande, liseur infatigable et neurasthénique?
        Ses yeux se sont ouverts, en Occident, sur un fait. Tourné par son éducation et par ses goûts vers l'histoire et la philosophie, par sa crise mystique vers la religion, il a trouvé toute une littérature qui répondait aux besoins de son esprit; c'est la littérature romantique catholique de la fin de l'Empire et des premiers temps de la Restauration. Elle est signée des plus grands noms: Chateaubriand, Joseph de Maistre, Bonald, Lamennais, Ballanche. II a trouvé une société aristocratique, libérale, préoccupée de hautes questions intellectuelles. Sous ces influences, il a lentement abandonné son mysticisme individualiste pour s'attacher à un christianisme « social», organisé, universel. Toujours orthodoxe par les liens extérieurs, il a passé, en fait, de Jung-Stilling à l'Église catholique. Autrefois, il cherchait un guide pour lui seul; il reconnaît maintenant la nécessité d'un chef universel, le Pape. Dès lors tout s'éclaire dans sa pensée: pourquoi la Russie est-elle restée en dehors de la civilisation européenne ? Parce qu'elle est restée en dehors de l'Église catholique. C'est cette Église qui a donné à l'Europe sa constitution, ses idées fondamentales: devoir, justice, droit, ordre, son Moyen-Age où l'unité de l'Europe occidentale s'est affirmée pour toujours. La Russie vivant dans le schisme, rattachée à Byzance que Photius venait « d'enlever à la fraternité universelle»), est restée séparée de la civilisation, en-même temps que séparée de l'Église; son isolement dure encore, et c'est là la raison de ses maux.

« Les peuples de l'Europe ont une physionomie commune; un air de famille. Malgré la division générale de ces peuples en branche latine et teutonique, en méridionaux et septentrionaux, il y a un lien commun qui les unit tous dans un même faisceau, lien visible pour quiconque a approfondi leur histoire générale. Vous savez qu'il n'y a pas bien longtemps encore, toute l'Europe s'appelait la chrétienté, et ce mot avait sa place dans le droit public. Outre ce caractère général, chacun de ces peuples a un caractère particulier, mais tout cela n'est que de l'histoire et de la tradition. Cela fait le patrimoine héréditaire d'idées de ce peuple ».

        La Russie, au contraire, non seulement n'appartient pas à la famille européenne, mais même n'a pas de caractère national. Elle ne se trouve ni associée aux autres peuples chrétiens, ni marquée, au milieu
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de ces peuples, d'un caractère d'individualité. Elle ne possède ni la tradition générale de la civilisation, ni une tradition qui lui serait propre. Elle ne peut rattacher sa pensée «à aucune suite d'idées progressivement développées », elle « n'a pris part au mouvement général de l'esprit humain que par une imitation aveugle, superficielle, très souvent maladroite... Vous trouverez en conséquence qu'un certain aplomb, une certaine méthode dans l'esprit, une certaine logique nous manquent à tous. Le syllogisme de l'Occident nous est inconnu. Il y a quelque chose de plus que la frivolité dans nos meilleures têtes. Les meilleures idées, faute de liaison ou de suite, stériles éblouissements, se paralysent dans nos cerveaux. C'est de la nature de l'homme de se perdre quand il ne trouve pas moyen de se lier à ce qui le précède et à ce qui le suit ».
        De la comparaison entre le passé et le présent de l'Europe, le passé et le présent de la Russie, Tchaadaev tire une théorie de l'histoire. Et en cela il est fortement aidé par ses lectures de Guizot et de Schelling. Cette comparaison lui fait croire que l'histoire fondamentale est l'histoire de la CIvilisation. Or, quel est dans l'histoire de la civilisation le facteur principal? C'est le facteur spirituel. Dès lors, il ne s'agit pas seulement d'accumuler des faits; de les critiquer, de les décortiquer. Il faut encore les juger de ce point de vue: en quoi ont-ils contribué au progrès de la civilisation? II y aura donc deux espèces de vérité pour un fait: une vérité critique et matérielle établissant le caractère extérieur du fait, une vérité philosophique et spirituelle établissant la valeur intérieure du fait. La vérité critique établit la place du fait, la vérité philosophique établit son rôle. Sans aucun doute, c'est la vérité philosophique qui est de beaucoup la plus importante à connaître, parce que c'est elle qui nous donne la définition du fait en tant que facteur spirituel, en tant qu'agent de civilisation. Sera donc vrai, suivant son action civilisatrice, c'est-à-dire suivant le plan du grand ordonnateur qui est Dieu, tout fait qui aura contribué au progrès moral de l'humanité; sera faux tout fait qui l'aura retardé ou empêché.
        Dès lors les hommes et les peuples du passé vont se classer pardegrés de vérité, ils vont prendre des rangs et les hommes comme lespeuples d'aujourd'hui par eux prendront conscience «du sentiment des destinées qu'ils sont appelés à remplir ». Les Russes, « adossés» à l'Europe, que va leur révéler sur l'avenir cette considération de l'histoire?
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Bien qu'ils n'appartiennent à «aucun des systèmes de l'univers moral», ils tiennent pourtant, par leurs superficies sociales, au monde de l'Occident. « Ce lien, bien faible à la vérité, poursuit Tchaadaev, sans nous unir aussi intimement à l'Europe qu'on se l'imagine, ni nous faire ressentir sur tous les points de notre être le grand mouvement qui s'y opère, fait cependant dépendre nos destinées futures de celles de la société européenne. Ainsi, plus nous cherchons à nous amalgamer avec elle, mieux nous nous en trouverons. Nous avons vécu jusqu'ici tout seuls; ce que nous avons appris des autres est resté à l'extérieur de nous comme une simple décoration, sans pénétrer dans l'intérieur de nos âmes; aujourd'hui les forces de la société souveraine ont tellement grandi, son action sur le reste de l'espèce humaine a tellement gagné en étendue que bientôt nous serons emportés dans le tourbillon universel, corps et âme. Cela est certain, assurément nous ne saurions rester longtemps encore dans notre désert. Faisons donc tout ce que nous pouvons pour préparer les voies à nos neveux. Ne pouvant leur laisser ce que nous n'avons pas eu, des croyances, une raison faite par le temps, une personnalité fortement dessinée, des opinions développées dans le cours d'une longue vie intellectuelle, animée, active, féconde en résultats, laissons-leur du moins quelques idées qui, bien que nous ne les ayons pas trouvées nous-mêmes, transmises ainsi d'une génération à une autre, auront toutefois quelque chose de l'élément traditif, et par cela même certaine puissance, certaine fécondité de plus que nos propres pensées. Nous aurons ainsi bien mérité de la postérité, nous n'aurons pas passé inutilement sur la terre».
        Ainsi, fidèle à son principe, Tchaadaev tirait de la considération de l'histoire deux enseignements: l'un sur la destinée de la Russie, l'autre sur son propre devoir. La destinée de la Russie était de s'amalgamer à l'Europe, le devoir personnel était de préparer cet amalgame en commençant l'histoire russe, c'est-à-dire en créant un facteur spirituel, en amorçant une tradition, en ouvrant les yeux des Russes sur la constitution intime de cette Europe et de cette civilisation dans laquelle ils allaient entrer, et cela était nécessaire pour que les Russes comprissent qu'il ne fallait plus imiter, mais assimiler.
        Raison de l'isolement de la Russie, définition de la vérité en matière d'histoire, détermination des destinées de la Russie, ces trois grands points étaient étudiés à la fois sous leur aspect russe et sous leur aspect universel. Les idées fondamentales rompaient avec l'école
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historique russe du XVIIIe siècle. Pour celle-ci, tout était matériel, humain, accidentel; pour Tchaadaev, tout était spirituel, providentiel, exécuté selon le thème d'un plan divin. La philosophie de l'histoire dans Tchaadaev était une philosophie religieuse, et par là Tchaadaev représentait la Russie dans le grand mouvement de philosophie, d'histoire et de religion dont les chefs étaient de Maistre, Bonald, Lamennais, Ballanche en France, Schelling, Schlegel, Schleiermacher en Allemagne. L'étude de ce mouvement européen ne serait donc pas complète sans lui.

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        Ce courant d'idées n'était, en Russie, que fort imparfaitement connu. Ce que savait un esprit d'une immense lecture et d'une immense curiosité comme Tchaadaev, les Russes, même les plus instruits, même supérieurs à Tchaadaev par le talent, par le génie, ne le connaissaient pas, ne le savaient pas. Il y avait des romantiques, en Russie, mais ils lisaient Byron, non Chateaubriand. Il y avait des schellingistes et la philosophie allemande y était en pleine floraison; mais il n'y avait pas d'admirateurs de la philosophie catholique française, pas de disciples de Lamennais, pas de lecteurs de Ballanche; Bonald n'y était pas très connu ; les amis de M. de Maistre, qui avait passé quatorze ans à Saint-Pétersbourg, préféraient, pour la plupart, ses éblouissantes conversations à son livre «Du Pape» ; on ne connaissait pas Guizot; il y avait sans doute peu de Russes pour réclamer, comme Tchaadaev, les sermons de Lacordaire, pour suivre les articles de Genoude, de d'Eckstein, les discours de Berryer. Tchaadaev qui, en fait , appartenait à un groupe européen, apparut aux yeux des Russes comme un isolé, un penseur solitaire. Le résultat fut une catastrophe.
        Les Lettres philosophiques passaient de main en main, en manuscrits; cette circulation sous le manteau de vers, de pamphlets, de comédies, d'œuvres à thèse était considérable; elle avait créé l'industrie des copistes; elle fournissait les sujets de conversation, de discussion aussi bien dans les capitales que dans les petites villes de province. Les Lettres de Tchaadaev circulaient ainsi depuis plus de cinq ans lorsque l'éditeur de la revue Le Télescope s'avisa, pour essayer de ramener à la vie sa publication agonissante, d'imprimer la «Lettre première», celle qui avait servi à Tchaadaev de point de
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départ et où était instruit le procès de la Russie. Le scandale fut effroyable.
        Nous sommes en 1836. Depuis onze ans, l'empereur Nicolas impose à la Russie et essaie d'imposer à l'Europe le régime dont Lamartine dira qu'il vise à «l'immobilité du monde». Uniates et francs-maçons sont supprimés; catholiques, dissidents, protestants sont tenus en lisière. Les Polonais sont sous le joug. Libéraux, simples frondeurs, simples mécontents sont mis en surveillance. Les seuls hommes autorisés à penser étaient quelques intellectuels qui, s'appropriant les théories de Fichte et de Hegel, posaient, en appliquant à la Russie ce que les autres disaient de l'Allemagne, les principes de «nationalité» et de «mission des peuples». Ils concevaient la «nationalité» comme séparée du reste du monde, la «mission» comme unique et réservée. Le peuple russe était donc un tout complet, n'ayant nul besoin de l'Europe, loin de là, appelé à prendre la tête de l'Europe, mis en réserve par Dieu. Ce qui, chez lui, paraissait barbare n'était que simplicité primitive, pleine santé, force intacte. La Russie devait tendre à se préserver de l'Europe, chez laquelle la civilisation n'était que le vernis de la corruption, à se conserver, à reprendre son développement propre que l'occidentalisme de Pierre le Grand avait interrompu. Les Russes étaient à la tête des Slaves, les Slaves à la tête des autres peuples. Ces nouveaux intellectuels devaient s'appeler plus tard «slavophiles».
        La «Lettre» de Tchaadaev, avec sa négation du passé de la Russie, son occidentalisme et son catholicisme étaient pour eux un blasphème. Elle fut, suivant la vivante expression de Herzen, «un coup de feu dans la nuit». «Le vacarme qui suivit fut épouvantable», note Nikitenko dans son journal. Vigel écrivit une lettre de dénonciation au métropolite de Saint-Pétersbourg, Seraphin, et déclara que, « au milieu même des horreurs de la Révolution française, alors que la majesté de Dieu et des rois était foulée aux pieds, on n'avait pas vu une chose pareille, que jamais, nulle part, dans aucun pays, personne ne s'était permis une pareille audace».
        Le ministre de l'Instruction publique rédigea, dès qu'il eût lu l'article du Télescope, un brouillon de résolution qui fut adopté par le Comité général de censure à l'unanimité et remis à l'empereur. Celui-ci le lendemain rendit son arrêt. L'article y était appelé «un mélange d'insolentes absurdités, dignes d'un fou») ; Tchaadaev devait
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être enfermé dans sa propre maison et recevoir chaque jour la visite d'un médecin chargé de se rendre compte de son état mental; la revue était interdite; l'éditeur exilé dans un gouvernement du Nord; le censeur, recteur de l'Université de Moscou, cassé de toutes ses charges. «L'impitoyable cri de douleur» poussé par Tchaadaev, dit Herzen, s'éteignit, et tout retomba dans le silence.
        Toutefois, en laissant publier la «Lettre première», Tchaadaev avait cédé au plaisir de se faire imprimer plus qu'au désir d'exprimer ses opinions. Depuis 1830 environ, les idées de la « Lettre » n'étaient plus exactement les siennes. Il avait subi l'influence des slavophiles et, tout en les contredisant, il avait adopté quelques-unes de leurs conclusions.
        C'est ce qui ressort de sa correspondance et de divers témoignages. Voulant se justifier devant l'empereur et l'opinion publique, il va composer l'Apologie d'un fou et imprimer à sa pensée une accélération d'évolution.
        L'Apologie reste, malgré tout, dirigée contre les slavophiles. Tchaadaev y maintient contre eux que la Russie n'a pas d'histoire. Elle s'est étendue, elle forme «un peuple puissant», elle est un « phénomène étonnant, si l'on veut» ; elle n'est pas un fait d'histoire. Il faut bien se rappeler, pour comprendre l'affirmation de Tchaadaev, sa philosophie de l'histoire. Avoir une histoire, c'est entrer dans le mouvement général de la civilisation chrétienne, c'est se donner une tradition dont le présent et l'avenir héritent et qu'ils continuent. «Nos Slavons fanatiques pourront bien de leurs feuilles diverses, écrit Tchaadaev, exhumer de temps à autre des objets de curiosité pour nos musées, pour nos bibliothèques; mais il est permis de douter, je crois, qu'ils parviennent jamais à tirer de notre sol historique de quoi combler le vide de nos âmes, de quoi condenser le vague de nos esprits». «La véritable histoire de ce peuple (le peupIe russe) ne commencera que du jour où il se sera saisi de l'idée qui lui était confiée, qu'il est appelé à réaliser, et lorsqu'il se mettra à la poursuivre avec cet instinct persévérant, quoique caché, qui conduit les peuples à leurs destinées. »
        Mais, tandis que, dans les Lettres philosophiques, Tchaadaev disait de la Russie non seulement qu'elle était sans passé, mais encore qu'elle resterait sans présent et sans avenir tant que, un jour encore lointain, elle ne serait pas entrée dans le mouvement général de l'Eu-
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rope chrétienne, il affirme, dans l'Apologie, que l'isolement de la Russie lui a été et lui est un bien. Elle n'a pas eu d'histoire; tant mieux, «c'est là une situation fortuné », «c'est là un beau privilège» qui lui permet de «contempler et juger le monde de toute la hauteur d'une pensée dégagée des passions effrénées, des pitoyables intérêts qui, ailleurs, troublent la vue de l'homme et faussent son jugement. Il y a plus: j'ai l'intime conviction que nous sommes appelés à résoudre la plupart des problèmes de l'ordre social, à achever la plupart des idées surgies dans les vieilles sociétés, à prononcer sur les plus graves questions qui préoccupent le genre humain». Pour cela, il ne s'agit pas de «peindre ou restaurer des temps et des mœurs dont personne parmi nous n'a conservé ni la mémoire, ni l'amour», mais de «bien saisir le caractère actuel du pays, tel qu'il est donné, tel qu'il se trouve fait par la nature même des choses, et d'en tirer tout le parti imaginable».
        C'est d'une entreprise semblable que Pierre le Grand a donné l'exemple. C'est ce que pourrait faire aujourd'hui «un seul acte souverain de cette volonté suprême qui contient toutes les volontés de la nation, qui en exprime toutes les aspirations, qui plus d'une fois déjà, lui a ouvert de nouvelles voies, a déployé devant ses yeux de nouveaux horizons et fait descendre dans ses intelligences de nouvelles lumières».
        Ce privilège du «splendide isolement», cette mission de la Russie, cette remise entière de son sort entre les mains de l'empereur, tout cela venait des slavophiles. Tchaadaev, par la suite, allait encore leur prendre une autre idée, presque aussitôt après qu'elle eût été introduite par eux dans la doctrine de l'école. «Il y avait de l'exagération, écrit-il déjà dans l'Apologie, à ne point faire sa part à cette Église si humble, si héroïque parfois, qui seule console du vide de nos annales, à qui revient l'honneur de chaque acte de courage, de chaque beau dévouement de nos pères, de chaque belle page de notre histoire». (Il n'est pas bien d'accord avec lui-même, ce qui est dû à ce qu'il emprunte bien plus qu'il ne s'assimile.) Plus tard, en 1845, dans une lettre au comte de Circourt, il prend à son actif les théories des slavophiles: «l'Église orthodoxe est essentiellement ascétique»; de là vient qu'elle n'a qu'indifférence pour la politique, «pour tout ce qui se passe en dehors d'elle». Mais de même que la Russie et l'Europe se complètent, de même, dans la pensée de Tchaadaev, font l'Église orthodoxe et l'Église catholique, l'une ascétique, l'autre
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sociale. «Ce sont là les deux pôles de la sphère chrétienne, tournant sur l'axe de sa vérité absolue, de sa vérité vraie».
        Ces conclusions, tirées de leurs principes, étaient bien inattendues pour les slavophiles. Ils se sentaient plus choqués des différences qu'ils trouvaient entre eux et Tchaadaev qu'heureux des ressemblances.
        Les années qui vont de 1840 à 1850 voient le plein épanouissement de leur activité. En même temps contre eux se groupent les «occidentaux» Herzen, Ogarev, Bêlinski, Granovski. Des deux côtés, beaucoup de talent, de brillantes intelligences, une haute courtoisie. Quand ils apprirent les mesures prises par l'empereur contre Tchaadaev, les deux slavophiles Khomiakov et Baratynski renoncèrent à faire paraître la réfutation qu'ils préparaient. Ce fut, chez Tchaadaev, une suite ininterrompue de visites rendues par les deux partis, si bien que le gouverneur général de Moscou, le prince GaIitzin, finit par en être exaspéré.
        Tchaadaev, bon gré, mal gré, resta toute sa vie compris dans le groupe des «occidentaux». Les slavophiles, qui avaient rattaché à leur doctrine l'idée de la «religion nationale», ne pouvaient souffrir les affirmations de Tchaadaev sur le christianisme «social» de l'Église catholique et sur la Papauté. Si Tchaadaev, de son côté, corrigeait sa première vue de l'histoire russe en disant qu'il y avait là toutefois quelque chose, qu'il y avait Pierre le Grand, le désaccord ne s'en trouvait qu'augmenté, puisque, par une espèce de préraphaélitisme politique, les slavophiles voulaient revenir à la Russie d'avant Pierre le Grand, à la vraie Russie, à la Russie russe, pour lui faire reprendre son développement interrompu. Les «occidentaux», au contraire, reçevaient de Tchaadaev non seulement des idées, non seulement des faits et le commentaire des faits, mais encore une espèce d'excitation à penser. «J'aimais à le regarder, écrit Herzen, au milieu de cette clinquante aristocratie, des sénateurs écervelés, des vieux roués et de toute l'honorable médiocrité du temps. Si grande que fût la foule, les yeux le trouvaient tout de suite; l'âge n'avait pas courbé sa haute stature; il était toujours vêtu avec beaucoup de soin; quand il se taisait, son pâle et fin visage restait absolument immobile, comme s'il eût été de cire ou de marbre; la tête était chauve; les yeux gris-bleu étaient tristes avec je ne sais quelle nuance de bonté; les lèvres minces souriaient, au contraire, ironiquement. Dix ans, je l'ai vu, les bras croisés, appuyé contre une colonne, contre un arbre du boulevard,
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dans les salons, dans les théâtres, au club, veto incarné, protestation vivante, regardant passer le tourbillon des hommes ... Vieux comme jeunes se sentaient mal à l'aise avec lui, hors de leur assiette; ils se troublaient, sans savoir au juste pourquoi, devant son visage immobile, son regard pénétrant, son amère raillerie, sa condescendance accusée. Quelque chose dont ils ne pouvaient se rendre compte eux-mêmes les obligeait à le recevoir, à l'inviter et, plus encore, à l'aller voir chez lui». Les lundis, de une heure à quatre heures, tout Moscou défilait chez Tchaadaev. Il n'y avait pas d'étranger de passage qui ne se crût obligé de lui rendre visite: Mérimée, Marmier, Liszt, Berlioz ...
        Vers 1850 commence l'assombrissement. Les «occidentaux» sont dispersés; la lutte avec les slavophiles s'attiédit. Tchaadaev sent venir les grandes ombres de la fin. Son état nerveux empire, son imagination tourne à vide, les besoins d'argent se font pressants. Il se prend, par instants, à s'interroger sur ses propres idées. Il admet que, peut-être, il «faut céder au cours du temps et se rattacher à d'autres convictions». «Il est dur de mourir dans le doute, écrit-iI, quel qu'il soit». En 1853 éclate la guerre C'est le siège, puis la chute de Sébastopol, la défaite. La Russie et l'Occident sont-ils donc faits irrémédiablement pour ne pas se comprendre ? pour lutter l'un contre l'autre? Et par la faute de qui? Par celle des slavophiles qui s'imaginent que l'Europe est «sur le point de retomber dans la barbarie» et que la Russie, au contraire, «monde à part, héritier direct et légitime du glorieux Empire d'Orient, ainsi que de ses titres et de ses vertus», est destinée, elle seule, parce qu'elle est «la Russie», à «opérer la régénération du genre humain». Les slavophiles ont donc encouragé le gouvernement dans «l'étourderie fatale de sa politique», ils l'ont poussé à la croisade contre «l'occident impie et déchu ... Et voilà comment un beau matin l'avant-garde de l'Europe se trouve en Crimée».
        La guerre révélait que rien n'avait été préparé ni prévu. L'incurie et la corruption de l'administration vouaient l'armée à la défaite. Le mécontentement éclata et se fit menaçant. «Réveille-toi, Russie ! disait un des mille pamphlets qui se passaient de main en main; lève-toi, dresse-toi devant le trône du despote, demande-lui compte du désastre national. Dis-lui que son trône n'est pas l'autel de Dieu et que Dieu ne nous a pas condamnés à être d'éternels esclaves…
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Voici qu'au troisième jour la vérité s'est levée, ressuscitée d'entre les morts. Avance, tsar! comparais devant le tribunal de Dieu et de l'histoire!..» C'était un nouveau mouvement révolutionnaire qui s'annonçait.
        L'empereur Nicolas, qui avait brisé le premier, celui des décembristes, fut la victime du second. Anéanti, doutant de son œuvre et se sentant incapable d'en entreprendre une autre, il résolut d'en finir. Atteint de la grippe, il multiplia les imprudences, sortant sans manteau par les grands froids. Il mourut le 3 mars 1856.
        Le 26 avril, l'homme qui avait assisté aux origines de la Russie révolutionnaire, qui avait vu la première vague se lever en 1815 et se briser, en 1825, dans une écume de sang, qui voyait se lever la deuxième, mourait à son tour. Dans l'après-midi, Tchaadaev, s'étant senti mal, avait demandé la communion. A quatre heures il succombait à une attaque d'apoplexie.
        Il laissait la Russie plus isolée de l'Europe, plus intérieurement troublée que jamais. Les pensées de ses sombres dernières années le ramenaient à ce qu'il avait écrit en 1829 : «Nous sommes du nombre de ces nations qui ne semblent pas faire partie intégrante du genre humain, mais qui n'existent que pour donner quelque grande leçon au monde. L'enseignement que nous sommes destinés à donner ne sera pas perdu assurément; mais qui sait le jour où nous nous retrouverons au milieu de l'humanité, et que de misères nous éprouverons avant que nos destinées s'accomplissent? »

        

         Paris, juillet 1924.