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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Régine Robin : c-r de Patrick Sériot, Analyse du discours soviétique, Paris : IMSECO, 1985, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations , 1985, Volume   40, n°4, pp. 834-838.

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        L’ouvrage que Sériot nous propose marquera une date. Linguiste et russisant l’auteur décidé de s’attaquer à une grande question :  qu’est-ce que la fameuse langue de bois du discours politique soviétique ? En quoi consiste-t-elle ? En peut-on décrire les fonctionnements ? Les cinquante premières pages du livre que tout lecteur cultivé lira avec plaisir, sans qu’il soit besoin d’un bagage technique particulier font l’historique de la notion de langue de bois et s’attachent à montrer que tout ce qui s’écrit à ce propos en France relève d’une triple méconnaissance : méconnaissance du fonctionnement d’une langue et de son rapport au réel, méconnaissance du statut du discours, méconnaissance enfin de la parole comme réalisation individuelle du code linguistique.
        Le terme langue de bois est un syntagme dont l’histoire repose sur un malentendu. On disait qu’il était venu de Pologne sous forme d’une traduction en 1956. Or il en est rien. Pour désigner le style officiel, les Polonais utilisent «nowomowa» forgé sur le Newspeak d’Orwell ou drętwa mowa langue figée à slogan, mais qui n’évoque pas le bois. Le tchèque utilise mrtvý jazyk ou langue morte. Le russe bien derevjannyi jazyk pour désigner une langue pauvre, inexpressive, mais la langue bureaucratique sera plutôt désignée par le syntagme kazennyj jazyk, qui n’évoque pas davantage le bois. Pour Patrick Sériot, le syntagme est bien français. Il existait déjà dans la langue de la médecine vétérinaire à propos de la fièvre aphteuse, qui entraîne une langue enflée donc immobilisée. Le terme serait donc né de la collision lexicale entre «‘langue de bois’ des vétérinaires et quelque chose qui tournerait autour de «gueule de bois», sous l’influence lointaine de ‘derevjannyj jazyk’» (p. 28).
        Les innombrables écrits polémiques contre la «langue de bois» ressassent tous un certain nombre d’idées reçues, que on pourrait résumer comme suit.[1] La langue de bois soviétique est une langue. C’est une langue qui dit le mensonge, la fiction verbale, la fable, des entités fictives, surréelles. C’est la langue du pouvoir et c’est le pouvoir qui donne sens aux mots. Car il s’agit d’une langue totalitaire, fermée, monosémique, qui établit une véritable dictature de la langue. Langue cynique, hallucinatoire, pathologique, elle présente le réel comme faux et le faux comme réel. Sa défaillance référentielle entraîne dans ses fonctionnements une hypertrophie de la
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fonction poétique. P. Sériot excelle à repérer dans cette prolifération discursive toute une problématique de la transparence du signe, de l'adéquation du mot au réel, une conception naïve, empiriste de l'énoncé, de l’énonciation et du réfèrent. Pour tous ceux qui poursuivent le fantôme de la « langue de bois », le sens est déjà inscrit dans les mots. Le sujet utiliserait bien ou mal le sens des mots. Il serait libre de choisir ses mots en fonction de leur adéquation au réel. Le mauvais utilisateur, machiavélique, cynique, manipulerait le pouvoir des mots par le mensonge et la perfidie. Mais comme le rappelle P. Sériot, le réel ne se laisse jamais appréhender directement et le langage n'est pas transparent (p. 49). Chaque désignation renvoie à un référent, un espace déterminé par l'idéologie et reconfiguré dans les formes de la langue. Ce qui est quelque peu difficile à saisir, c'est que le référent n'est ni le donné à lire directement, ni un simple découpage conceptuel opéré dans la langue, il relève du discours, «séquence relevant de conditions de productions et d'interprétations particulières».
        Ceux qui fustigent la « langue de bois » soviétique confondent le code, le système des règles, la langue, la réalisation individuelle assumée par un sujet parlant, la parole et le discours, « concept qui vise à déposséder le sujet parlant de son rôle central pour l'intégrer au fonctionnement d'énoncés, de textes, dont les conditions de possibilité sont systématiquement articulés sur des formations idéologiques »[2]. Le langage n'est pas transparent, il n'est pas non plus réductible à de « la communication ». Opaque, hétérogène, il est le siège de multiples micro-fonctionnements qui induisent d'autres effets que ceux de la communication élémentaire et de la réception d'un message. Comme l'écrit dans sa brillante démonstration P. Sériot : « Et si le langage ne servait pas d'abord à communiquer un sens, mais bien plutôt à instituer des places de sujet où chacun peut se reconnaître, du P.C.U.S. au peuple soviétique ? Si c'était du côté d'une forme particulière d'assujettissement qu'il faut chercher ce rapport particulier entre la langue et le pouvoir en URSS ? Nous poserons qu'on ne peut sortir de l'impasse créée par l'approche critiquée plus haut qu'en changeant de perspective : ce n'est ni de langue, ni de parole qu'il s'agit mais de discours » (p. 48). Le discours, l'ordre du discours pour parler comme M. Foucault, n'est aléatoire dans aucune société, il est régulé. On ne dit pas n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand. Ce discours politique soviétique, comment dès lors l'appréhender ?
        P. Sériot se donne comme premier corpus le rapport d'activité au XXIIe Congrès du P.C.U.S. du 17 octobre 1961, présenté par Khrouchtchev (K), et le rapport d'activité au XXIIIe Congrès du 29 mars 1966, présenté par Brejnev (B). Discours distincts ou corpus unique (KB), c'est sur ces textes qu'un certain nombre d'expérimentations vont pouvoir se déployer à partir de procédures d'analyses automatiques des textes ou traitements de données par ordinateur, et grâce à une indexation morpho-syntaxique automatique du russe[3]. Une première expérimentation autour des termes parti et peuple permet d'aboutir à des chaînes d'équivalence d'unités de même rang, à des ensembles de mots substituables, des constellations de compatibilité. Les mêmes mots, les mêmes signifiants acquièrent des valeurs distinctes et montrent la très forte polyvalence des termes, signalant par là la non-pertinence d'une analyse de discours telle qu'on la pratiquait autrefois, fondée sur des phrases centrées autour de mots pivots. S'il s'agit de s'intéresser avant tout aux relations des mots entre eux, il faut mettre plus encore l'accent sur les relations des catégories grammaticales entre elles. De là le recours au traitement des données par ordinateur et la constitution d'un sous-corpus à partir du corpus principal : dans les deux rapports, le dernier chapitre des deux discours représente deux fois 30 pages. La seconde partie de l'ouvrage, plus technique, plus difficile d'accès, est cependant très riche d'enseignements et
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permet pour la première fois, me semble-t-il, de percer scientifiquement les mystères de la fameuse « langue de bois ». Ayant constaté le grand nombre de génitifs dans le sous-corpus, et l'importance, par là même, de la contruction nominale dans le discours politique soviétique, P. Sériot met en rapport ces nominalisations avec le phénomène de la présupposition : « La problématique de la présuppositon permet, a priori, de rendre compte de la division d'un énoncé en différents espaces subjectifs, hiérarchisés et inégaux, autrement dit d'introduire l'hétérogène, le multiple, dans un discours dont on pourra alors se demander s'il est bien encore " la parole " d'un sujet unique et créateur » (p. 235). P. Sériot constate l'existence dans son sous-corpus de certains verbes qui ouvrent des complétives, qui comprennent dans leur description sémantique des « contenus » présupposés, en ce sens qu'ils ne peuvent se concevoir que comme des répliques, comme des énoncés qui s'insèrent dans un dialogue fictif. L'énoncé avec le type de verbes d'argumentation en question serait une sorte de réfutation d'un énoncé antérieur contradictoire et implicite. De même que ce discours pose un « détracteur imaginaire » abstrait, il pose dans le même mouvement un « destinataire idéal », une sorte de narrataire inscrit dans le discours, celui qui accepte les présupposés de toutes les phrases du discours de façon à ce que celui-ci puisse se réaliser comme pseudo-dialogue.
        La conclusion de P. Sériot est passionnante et éclaire d'un jour singulier le fonctionnement du discours politique soviétique. Il ne s'agit pas, comme on l'a si souvent écrit, d'un espace clos, d'une parole fermée, encore moins d'une « langue » qui dirait le mensonge par cynisme et machiavélisme. Les énoncés du discours politique soviétique sont scindés, divisés, hétérogènes, porteurs à l'état de traces d'un autre espace extérieur et antérieur à celui de l’énonciation. Il y a donc comme dans tout discours, dissymétrie, décalage, jeu de l'autre dans le texte, non pas la polyphonie au sens de Bakhtin, mais une polytopie rendant compte d'une stratification hiérarchisée de plusieurs espaces énonciatifs. Le discours politique soviétique est par excellence le règne du préconstruit : « Dans certaines positions syntaxiques, il y a donc non plus présupposé d'existence de la chose dont on parle, mais présupposé de conformité de la relation predicative à un " état de choses " dans la réalité. Nous avons vu avec les verbes d'argumentation que le lieu de préconstruction de l'énoncé sous-jacent à une nominalisation pouvait être non seulement antérieur à l'acte actuel d'énonciation, mais extérieur au discours en question » (p. 269). Si bien que la « langue de bois » n'asserte pas le faux, au contraire. Si elle a une spécificité, ce serait plutôt d'asserter de simples relations entre les objets préconstruits, de n'asserter que des énoncés introduisant des complétives. P. Sériot parle à ce sujet d'une parodie d'un discours scientifique renvoyant à un sujet universel.
        Le corpus est constitute d'un entrelacs de relations avec quelque chose qui est extérieur au discours, s'appuyant sur tout un système d'évidences que le destinataire idéal partage (« les Soviétiques savent bien que », « chacun sait que... », etc.). Somme toute, l'identification au sujet universel qui implique l'effacement des conditions de production de la référence est un phénomène assez banal. Car si le discours politique soviétique contemporain, comme le dit P. Sériot, se caractérise par une tension entre l'homogénéité, le monolithisme et l'hétérogénéité, cette caractéristique conviendrait pour presque tous les discours politiques à un moment de leur évolution. Tous ont à jouer sur une frontière, une tension entre l'hétérogénéité fondamentale de la discursivité qui est obligée de réinscrire, même à l'état de bribes, de façon implicite, de l'autre, une position adversative, et une tendance à la clôture, à la fermeture, au repli sur le système paraphrastique interne de sa propre formation discursive. Phénomène banal du discours politique, et non pas forme « monstrueuse », «démo-
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niaque », « mystérieuse ». La dernière phrase du livre ouvre un nouveau débat. Ayant constaté, décrit et analysé le phénomène de l'assujettissement du sujet d'énonciation à un sujet universel, P. Sériot écrit : « II restera à se demander pourquoi cet assujettissement dans un discours prétendant relever d'une pratique politique marxiste-léniniste » (p. 343).
        Le livre refermé, l'historien qui a accepté de suivre P. Sériot dans sa rigoureuse démonstration aura le sentiment d'avoir enfin quelques lueurs sur le véritable fonctionnement de la « langue de bois ». Nous étions parti de considérations tonitruantes sur une langue perverse, mystérieuse, munie de pouvoirs magiques, disant le faux systématiquement, manquant la vraie communication, opacifiant à dessein le réel. En fin de parcours, nous avons affaire à un discours (ni à la langue, ni à la parole) saturé de préconstruit, fonctionnant à la présupposition, enchâssant du construit avant et du construit ailleurs, où le sujet s'identifie au sujet universel, parodiant le définitoire du discours scientifique. Nous avons, étalé devant nous, un discours dans lequel se déploie tout un système d'évidences, construisant un destinataire idéal qui partage l'ensemble des présupposés et donnant la réplique à un énonciateur absent qui viendrait contredire le bien-fondé de ces évidences. Discours hétérogène, complexe, où l'accumulation des nominalisations crée à la simple lecture cet effet de clôture, de certitude qu'on appelle la « langue de bois ». Apport considérable et démystificateur.
        L'historien aurait bien envie de poursuivre le dialogue avec P. Sériot, de l'obliger à sortir de la synchronie (1961-1966) et de lui demander des comptes sur la longue durée. Quand ce discours prend-il naissance, quand a-t-il tendance à se figer, quand l'accumulation des nominalisations se généralise-t-elle ? Quelle différence entre les années 1930 et aujourd'hui ? Dans son ouvrage, en note, P. Sériot écrit à propos du discours stalinien : « En ce sens, le discours stalinien qui faisait nommément référence aux traîtres hitléro-trotskistes ou aux espions titistes présentait une répartition fort différente de places de sujets énonciateurs conflictuels » (p. 341). Cette réflexion ne nous satisfait qu'à demi, car le discours stalinien n'inscrit pas toujours aussi frontalement (cela dépend des conjonctures) les ennemis dans son propre texte. Il ne s'agit en rien d'une caractéristique. En revanche, dans les années 1930, l'avalanche des nominalisations est aussi forte. Analysant les discours prononcés lors du Premier Congrès des écrivains soviétiques en 1934, nous avons trouvé des fonctionnements similaires à ceux que P. Sériot a étudiés, autour des syntagmes la construction du socialisme et le réalisme socialiste. A notre sens, il serait fort possible de suivre le trajet thématique de certains syntagmes dans leur construction syntaxique et de voir (sans doute autour de 1926-1927) à quel moment ils deviennent disponibles pour être enchâssés dans des constructions où ils vont fonctionner à l'évidence. Cette remarque ne constitue en rien une critique. Le livre de P. Sériot, rigoureux, difficile, sans concession à la mode, nous fait pour la première fois entrer dans l'univers discursif complexe de la société soviétique et à ce titre il marque un tournant à la fois dans l'approche de l'analyse du discours et dans les études soviétiques.

         Régine robin



[1] Citons entre autres l'article de M. Heller, « Langue russe et langue soviétique », Le Monde, 5.7.1979 ; de L. martinez, « La langue de bois soviétique », Commentaire, n° 16 (hiver 1981-1982) ; Gérard moulin, U.B.U.R.S.S., Paris, Gallimard, 1980. On trouvera dans la première partie de l'ouvrage de P. Sériot une analyse approfondie de ces travaux.

[2] D. Maingueneau, Initiation aux méthodes de l'analyse de discours, Paris, Hachette, 1976, p. 6, cité par P. Sériot, passim, p. 52.

[3] Il s'agit de procédures d'analyse automatique du discours sur ordinateur HB 68 (Multics) du Centre interuniversitaire de calcul de Grenoble Les données ont été traitées au C.R.I Centre de recherches en informatique appliquée aux sciences sociales. La grammaire de reconnaissance a été fournie par le Groupe de recherche pour la traduction automatique Grenoble sous la forme de l’outil de traduction automatique qu’était «L’Indexation morpho-syntaxique automa tique du russe».