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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Maxime RODINSON : «Quand M. Laurat fait de la linguistique», La Nouvelle Critique, n°29, 1951, p. 49-58.

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        Vers la fin de la dernière année scolaire, un très grand nombre de professeurs de l’enseignement supérieur et secondaire furent étonnés de trouver, dans le courrier parvenu à leur nom aux établissements où ils enseignaient, une plaquette : « Staline, la linguistique et l'impérialisme russe », par Lucien Laurat. A l’intérieur une petite carte de visite portait ces mots : « hommage de l'auteur absent de Paris qui s’excuse de ne pouvoir dédicacer personnellement son ouvrage ». La maison d’édition responsable de cette massive distribution s’appelle Les Iles d’or. Au dos, encadrée en haut par la mention Les Iles d’or, et en bas par Plon, se lit une liste d’ouvrages antisoviétiques dont les auteurs sont respectivement Messieurs Rossi, El Campesino, A. Ciliga, Joseph Czapski. On voit tout de suite dans quelle compagnie se trouve M. Laurat.
        Bien des destinataires involontaires du livre de M. Laurat ont tourné et retourné cet opuscule en s’interrogeant sur l’origine d’un tel cadeau. Il se trouve donc à Paris un éditeur assez munificent pour distribuer des milliers de livres à titre de « service de presse » ! Il n’est que de parcourir la liste des ouvrages proposés par ces éditeurs pour supposer que
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l’origine «les fonds est la même que pour M. Jean-Paul David et quelques autres propagandistes tout aussi désintéressés. Aussi bien le titre Les Iles d'or est-il significativement emprunté à une œuvre de Maurras...
        Et l’auteur du pamphlet ? Au temps où M. André Pierre chantait les louanges de la révolution soviétique et où M. Altmann luttait pour la paix, M. Laurat était un économiste marxiste. En 1930, il publiait chez Rivière un livre intitulé L'accumulation du capital d'après Rosa Luxembourg suivi d'un Aperçu sur la discussion du problème depuis la mort de Rosa Luxembourg. C’était un simple résumé des thèses de Rosa Luxembourg, avec, en appendice, un exposé sournoisement anti-léniniste de la théorie de l’impérialisme. L’ouvrage supposait une connaissance pratique du maniement des textes marxistes, pas forcément bien compris, et la connaissance d'un certain nombre de langues, dont le russe. La virtuosité dans ces deux arts devait mener loin M. Laurat. De même qu’il s’estimait profond connaisseur de l’économie politique marxiste — encore que son collègue en « talmudisme marxiste » Marcel Ollivier lui reprochât dès 1935 de critiquer sur certains points Luxembourg pour suivre l’économie vulgaire[1] — Laurat se posait en linguiste et, dans Monde de Barbusse, donnait un exposé (non critique) de la théorie du linguiste russe, Nikolaï Iakovlevitch Marr[2]. Depuis il n’a fait qu’avancer dans la voie d’un socialisme trotskysant, pédant, ultra-révolutionnaire en paroles, antisoviétique à un point qui confine au délire.

        Quel est le point de départ de l'argumentation de son nouveau libelle ? Elle est simple. Staline n’est pas un marxiste, M. Laurat est un marxiste. Staline est d’une grande ignorance, car il n’a pas cité certain texte d’Engels que connaît M. Laurat. Aussi « son insuffisante connaissance des écrits d'Engels ne le qualifie nullement pour donner à qui que ce
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soit des leçons de marxisme » (p. 45). De plus « à l'âge de 71 ans il n'a pas publié un seul volume enrichissant la théorie marxiste en quelque domaine que ce soit » (p. 14). Vous et moi pourrions lui citer quelques titres de livres (et naturellement bien plus que des titres de livres !) Mais vous et moi ne comptons guère, pas plus que les centaines de millions d’individus qui ont bénéficié des capacités exceptionnelles de Staline à dominer et à utiliser la théorie marxiste. L’important c’est qu’ « aucun des grands théoriciens marxistes du XXe siècle n’a jamais éprouvé le besoin de le citer » (p. 14). Qui sont ces grands théoriciens ? Évidemment pas de « vulgaires » chefs guidant le prolétariat révolutionnaire de divers pays ou du monde entier vers la victoire. Ni George Dimitrov, ni André Jdanov, ni Maurice Thorez, ni Mao Tse Toung. Il s’agit du « renégat Kautsky », du socialiste d’antichambre royale Vandervelde, d’Otto Bauer et de R. Hilferding... Même « les théoriciens et historiens les plus en vue du bolchévisme » n’ont pas cité Staline. Qui sont ces hommes ? On vous le donne en mille : Boukharine, Preobrajenski, Riazanov et Trotski !
        Le marxiste selon Laurat n’est donc pas quelqu'un qui, partant des théories dégagées par Marx et Engels, développées par leurs grands successeurs, s’efforce d'utiliser les tendances de l’histoire révélées par ces théories pour guider les masses vers la société nouvelle qu’elles prévoient. Non, un marxiste est quelqu’un qui fait des résumés de Marx et de ses disciples les plus aventureux, qui peut discuter à ses moments perdus de la réalisation de la plus-value capitalisable selon Ch. Dvolaïtzky et qui rédige des ouvrages antisoviétiques distribués gratuitement par un éditeur réactionnaire.
        Et la linguistique ? C’est aussi fort simple. Marr avait une théorie. Laurat la juge de façon assez hésitante. Il n'ose guère la soutenir en entier, mais laisse entendre qu’elle n’est peut-être pas aussi fausse qu’elle le paraît. Et d’ailleurs Staline l’a condamnée, ce qui la fait bénéficier d’un préjugé favorable. Le « linguiste » Laurat est en somme assez embarrassé. Il finit par se décider à condamner Marr essentiellement sur un argument d’autorité. En effet sa propre ignorance en linguistique est grande, malgré ses prétentions, comme il res-
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sort de bien des passages de ce petit livre. Ne confond-il pas les familles de langues et les connexions entre langues diverses par voie d’emprunt (p. 33) ? Mais ce qui emporte sa conviction, c’est évidemment l’autorité universitaire des linguistes antimarristes.
        Donc Laurat conclut contre Marr comme Staline. De quoi se plaint-il alors ? Il devrait être heureux d’avoir un tel appui. Détrompez-vous ! Laurat se plaint de la tyrannie stalinienne. La doctrine de Marr était imposée par la force dans les écoles et universités de l’U.R.S.S. — et ici Laurat entreprend une démonstration d'une incohérence réjouissante. Il part d'une prémisse pour lui évidente. En U.R.S.S. la tyrannie la plus complète règne dans le domaine intellectuel. Or pendant 25 ans on a imposé la doctrine de Marr. Donc, ou bien Staline approuvait la doctrine de Marr et il est mal venu de la critiquer ensuite, ou bien il tolérait la diffusion de thèses anti-marxistes et « sa condamnation retombe de tout son poids sur lui-même » (p. 13) ! Terrible dilemme ! Notre « marxiste » ne voit pas qu’il existe une troisième possibilité. L’enseignement soviétique se gouvernait lui-même et s’était engagé dans une voie fausse par insuffisante maturité marxiste, par un usage insuffisant de la critique et de l’autocritique. Il est vrai que Staline parle lui-même du « régime d'Araktcheev » imposé à la linguistique en Russie par les marristes. Il s’agit là de l’accaparement des chaires par une clique scientifique, phénomène dont on peut voir des manifestations évidentes dans bien des pays bourgeois, dont la France elle-même. La différence est qu’en U.R.S.S. cette situation n’a pu s’éterniser. Quand l’abus est devenu trop criant une discussion publique s’est engagée avec participation de marristes et anti marristes. Staline, avec toute l’autorité de sa pensée pleinement marxiste, c’est-à-dire scientifique, intervint pour poser la question de façon juste avec des arguments irréfutables pour tout esprit scientifique et emporta la décision contre le marrisme. Quant à ce régime de domination d’une clique scientifique, si grave qu'il ait été puisque Staline le dénonce comme assimilable au régime de tyrannie politique instauré par Araktcheev, Laurat est bien forcé de constater qu’il était néanmoins conciliable avec la présence dans des chaires importantes de l'académicien Vinogradov, « anti-japhétiste acharné » (p. 39),
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« anti-marriste de toujours
» (p. 89), de « l'anti-marriste Tchikobava, professeur à l'Université de Tiflis », d'un autre adversaire de la doctrine de Marr, le professeur Tchornykh de l’institut pédagogique national de Moscou (p. 40), du professeur Boulakhovski, « antimarriste convaincu » (p. 76, n. 2). Il nous dit que « la presse stalinienne rabrouait tous les auteurs qui n'encensaient pas Marr » (p. 57). Donc il y en avait. Et M. Laurat nous en cite un, Zinder qui écrivit un ouvrage intitulé Questions de phonétique, critiqué à l’époque pour anti-marrisme (p. 57-58). Laurat ne s’aperçoit pas qu’il nous fournit ainsi des preuves de la liberté de la recherche en U.R.S.S. Si le « régime à la Araktcheev » instauré dans la linguistique, dénoncé comme spécialement tyrannique par Staline lui-même, tolère de tels contradicteurs et leur laisse la liberté de s’exprimer, qu’en est-il des autres disciplines où un tel régime n’a pas existé ?
        Il en est de même de la « servilité » dénoncée des marxistes étrangers à l’U.R.S.S. Quelle servilité, en effet ! M. Laurat nous en donne de curieux exemples. Il nous cite, d’ailleurs dans une étrange confusion, trois « marxistes français » : Marcel Cohen qui l’est réellement, Aurélien Sauvageot qui considérait en 1935 « le marxisme comme une hypothèse de travail en linguistique » et Paul Rivet qui, tout en apportant parfois des contributions au matérialisme historique, n’a jamais prétendu être marxiste. Or ils se sont inscrits « catégoriquement en faux contre les théories prétendument marxistes de Marr » (p. 33). Deux d’entre eux ont publié leur condamnation dans l’ouvrage collectif A la lumière du marxisme en 1935. « M. Marcel Cohen n'a jamais hésité à combattre les théories de Marr » (p. 34).

        Ceci dit, que reproche donc Laurat à l’intervention de Staline puisqu’elle vu dans le même sens que lui-même ? D’abord Staline est un profane. Il le dit lui-même : « Je ne suis pas linguiste ». L’idée que le langage est un fait social, que la linguistique est donc une science sociale et que ceux qui dominent l’ensemble des sciences sociales peuvent donc avoir des choses valables à dire sur la langue et particuliè-
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rement sur l’articulation du langage avec les autres faits sociaux, échappe évidemment à Laurat,
        Et puis, Staline cherche à savoir si la langue fait partie de la superstructure ou de l’infrastructure. Pour M. Laurat — décidément bien curieux marxiste — cette question est du même type que la querelle byzantine sur le sexe des anges ! Il ne comprend visiblement rien à l’exposé de Staline qui, pour lui, ne fait que répondre en Normand lorsqu'il affirme que la langue ne fait entièrement partie d'aucune de ces deux catégories de relations sociales ! Le seul point intéressant est que Staline s’oppose à Engels « sans doute par ignorance ». En quoi donc ? D’après Laurat : « Pour Engels, la langue faisait partie de la superstructure... Parlant des limites de la conception matérialiste de l'histoire et de l'action d'autres facteurs encore que le facteur économique, il estime que celui-ci ne suffit point à lui seul pour expliquer des phénomènes de superstructure tels que l'ascension de l'État prussien, l'existence de chaque État nain allemand du passé et du présent ou la coupure de la langue allemande en deux branches aussi distinctes que celle du Sud et du Nord ». Reportons-nous au texte cité, la lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890[3]. Il est clair que Laurat n’y a rien compris. D’abord le mot superstructure n’y est pas employé. Il est dit simplement que les conditions économiques n'expliquent pas à elles seules des phénomènes aussi complexes que par exemple la mutation consonantique qui sépare le haut-allemand du bas-allemand. Évidemment Laurat identifie « infrastructure » et « économie » et classe dans la superstructure tout ce qui n’est pas infrastructure. D’autre part, il ne s’agit nullement des « limites du matérialisme historique », mais de l'impossibilité de réduire le matérialisme historique à une action simple et unilatérale de l’économie sur tout le reste, particulièrement quand il s'agit d’expliquer des phénomènes très complexes. Curieuses confusions, curieuses expressions venant d’un marxiste qui donne des leçons à Staline !
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        Enfin Staline aurait commis une grave erreur en parlant des dialectes comme dérivations des langues nationales. Ici Laurat joue sur les mots. Il est clair que Staline parle non de ce que nous appelons dialectes (déterminés géographiquement), mais des jargons, des argots, des façons de parler déterminées socialement suivant la classe, la profession, etc.
        Après ces exercices pseudo-linguistiques, Laurat passe à la clef de voûte de son ouvrage Staline — on l’a compris — se moque bien de la linguistique. Son intervention est une opération impérialiste. Les marristes étaient inefficaces dans l’entreprise de création des alphabets et grammaires pour les peuples non-russes de l’Union soviétique (lesquels comme c’est bien connu gémissent sous une tyrannie de fer « au point que le colonialisme le plus cruel du XVIIIe et du XIXe siècles, aujourd'hui réprouvé par le monde occidental, apparaît en comparaison comme un modèle de douceur » (p. 65). Il est vraiment curieux que cette tyrannie soit la seule qui dote systématiquement ses peuples arriérés de moyens de culture et que le « monde occidental », malgré sa réprobation, préfère incendier leurs villages au napalm ! L’école de Marr avec sa « paléontologie du langage », axée sur la recherche des quatre éléments (sal, ber, yon et roch), « ne se souciait guère de ces tâches pratiques » (p. 66). Constatons que ces tâches pratiques se sont quand même poursuivies à un bon rythme et que ce n’était pas là une raison majeure de nier que le langage fût une superstructure et de préférer à la « paléontologie du langage » le comparatisme classique. La reconstruction de l'indo-européen commun a aussi peu de répercussions sur la rédaction de grammaires kirghiz élémentaires que la recherche des quatre éléments.
        Laurat échoue donc dans son essai de trouver à la base de l’intervention de Staline des raisons impérialistes. Il n’était pas besoin de prises de parti théoriques pour répandre les alphabets et manuels dans les langues les plus diverses, non plus d’ailleurs que pour répandre l’alphabet cyrillique à la place de l’alphabet latin dans la notation de ces langues. Il reproche cette diffusion à l’U.R.S.S. Si demain Laurat était — par malheur — chargé de créer des alphabets pour les peuples de l’Union française, trouverait-il expédient de
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les leur constituer sur la base de l'alphabet cyrillique ? Et pourquoi reprocher à l’U.R.S.S. de diffuser dans ses divers territoires la connaissance du russe, langue du peuple qui a dirigé la révolution d’Octobre, qui constitue la majorité de la population soviétique, qui est évidemment à sa tête dans tous les domaines culturels ? Etant bien entendu qu'il ne s’agit pas de supprimer les langues locales qui sont au contraire développées, comme le reconnaît Laurat lui-même.
        Mais le bout de l’oreille perce ici. « Beaucoup de Russes... avaient été jadis favorables à l’adoption de l’alphabet latin pour le russe afin de. faciliter l'intégration de la civilisation russe à la civilisation occidentale » (p. 76). L’affaire est claire. Notre « marxiste » reproche aux Soviétiques de ne pas vouloir s’intégrer à la civilisation... capitaliste.

        In cauda venenum. En conclusion, Laurat revient sur un sujet qui lui tient à cœur, la question de l'esperanto. Les idées de Staline sur la future évolution des langues ne sont exprimées, selon Laurat, que pour imposer le russe comme « langue zonale » du bloc soviétique (on voit mal en effet, comment le russe, langue du principal pays du bloc antiimpérialiste, le plus avancé dans la voie du socialisme, ne s’imposerait pas comme langue de relation entre l'Union soviétique et les démocraties populaires dont les langues en sont pour la plupart toutes proches) et pour combattre l'espéranto. Il faut combattre l’esperanto qui permettait aux soviétiques de correspondre facilement avec le « monde libre » et qui était largement diffusé chez eux jusque vers le milieu des années 30.
        L’ineptie de cette argumentation saute aux yeux. Il est certain que les langues étrangères sont enseignées largement en U.R.S.S. D’autre part la presse bourgeoise s’est assez inquiétée des cours de russe donnés par les diverses associations d’amitié avec l’U.R.S.S. dans les pays capitalistes. Ainsi, l'Union soviétique propage des moyens encore meilleurs que l’esperanto de correspondance entre ses citoyens et le monde capitaliste. Apparemment, elle ne craint pas comme le voudrait Laurat «que les ouvriers et paysans soviétiques reçoivent des descriptions enthousiastes des paradis capita-
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istes qui leur fassent déplorer de vivre dans un pays sans patrons, sans propriétaires, sans chômage et sans crises.
        Quant à l’esperanto... Dans les années 1920 à 1930 environ, l’esperanto était largement propagé dans le prolétariat international. Petit à petit il se créa une doctrine où l’objectif du mouvement prolétarien, le renversement du capitalisme, passait progressivement au second plan devant l'objectif internationaliste d’abolition des frontières qui n’en aurait dû être que la conséquence.
        A Prague en 1921 se créait la Sennacieca Asocio Tutmonda (Association mondiale a-nationale), en abrégé S.A.T. Parmi les fondateurs figurait justement notre Laurat, alors âgé de 23 ans. En théorie, la nouvelle internationale était destinée à séparer les espérantistes « ouvriers » des associations bourgeoises. Excellent programme ! Mais, au milieu de la lutte déchaînée des classes, l’ensemble de la S.A.T. refusait (en apparence) de prendre parti entre tous les mouvements qui se réclamaient de la classe ouvrière, refusait de dénoncer le social-démocratisme, instrument de la bourgeoisie en milieu ouvrier, plus tard le trotskisme, trahison permanente du mouvement de libération du prolétariat. Elle éditait à la fois les œuvres de Marcel Cachin et de Sébastien Faure ! Son théorique « neutralisme prolétarien » devenait ainsi une trahison du prolétariat en aidant certains éléments ouvriers à garder leurs illusions sur les sociaux-démocrates, les trotskistes et même les anarchistes.
        Subitement l’esperanto devenait une fin en soi. L’emblème de la Fédération esperantiste ouvrière était une vignette où un terrassier européen et un coolie chinois se donnent la main. On lit tout autour : « L’union des travailleurs fera la paix du monde. Quand ils se comprendront les peuples s’uniront ». Un petit Cours élémentaire d’esperanto publié vers 1925 porte sur sa couverture une image où le capitalisme — un immense vautour — est pris à la gorge par une armée de travailleurs grimpant sur une pyramide qui porte le nom d’« espéranto ». On lit au-dessous : « Vainqueur de la confusion des langues, l'Esperanto sera la tour de Babel qui nous conduira jusqu'au monstre tout-puissant ». La dernière leçon se termine par les phrases suivantes que je traduis de l’esperanto : « Pour faire disparaître la guerre, monstre abominable, pour fonder
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la paix définitive, pour vaincre plus facilement et anéantir le capitalisme mondial, il est très nécessaire que, dans le monde entier, tous les peuples parlent la même langue. Puisqu'il n’y a qu’une famille humaine, il ne doit exister qu’une seule langue pour tous les membres de cette famille ».
       
On voit comment insensiblement l’unité de langue — terme éloigné de l’évolution linguistique qui ne peut être préparé que par l’instauration du communisme à l’échelle mondiale, comme l’a montré Staline — devenait un but à réaliser préalablement à la révolution socialiste. On aboutissait à une ridicule utopie, désarmant pratiquement la classe ouvrière et ses alliés. On se mettait à la remorque du cosmopolitisme bourgeois. Il n’est pas étonnant que, dans la S.A.T. livrée à cette confusion de pensée, les espions et agents de l’impérialisme aient pu s’infiltrer facilement. La tolérance de l’Union soviétique envers l’association permettait de faciles relations avec les saboteurs restés ou envoyés en U.R.S.S. en même temps qu’un effort de corruption envers les espérantistes soviétiques honnêtes. Remarquons incidemment que M. Laurat quitte l’U.R.S.S. en 1924 (dans quelles circonstances ?), passe carrément quelques temps après à la social-démocratie, devient en 1932 professeur à l’institut supérieur ouvrier de la C.G.T. de Jouhaux, demeurant pendant tout ce temps membre actif et influent de la S.A.T. (il l’est encore)[4].
        Il n’est donc pas étonnant qu’après de trop nombreuses années le gouvernement soviétique ait été amené à quelque méfiance vis à vis de cette organisation, à une enquête sur son activité et, à la suite de cette enquête, à sa dissolution.
        Que reste-t-il du livre de Laurat ? Rien qu’un accès de rage stérile d’un déserteur du combat prolétarien, d’un traître au mouvement de libération mondial des peuples. Il faut cependant en tirer une leçon. Les déguisements de la trahison sont innombrables, Laurat nous en a offert un nouveau type : l’espérantiste prolétarien et pur marxiste. D’autres encore se présenteront. Soyons prêts à les juger.



[1] Dans sa préface à sa traduction de ROSA LUXEMBOURG, L'accumulation du capital, Paris, Librairie du travail, 1935.

[2] L. LAURAT, Un bouleversement dans la linguistique, Monde, février 1930, page 11.

[3] On en trouver» la traduction en particulier dans MARX et ENGELS, Etudes philosophiques, Paris, Éditions Sociales, 1947, pages 123-125.

[4] Ce maître de l’économie marxiste n’a-t-il pas, de plus, collaboré pendant l’occupation à des journaux économiques et n'a-t-il pas été, pour cette activité, exclu du Parti Socialiste à la Libération (ce qui est tout dire)?