Schlegel-1837 Préf trad

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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- SCHLEGEL, Friedrich von (1772-1829). Essai sur la langue et la philosophie des Indiens, et suivi d'un appendice contenant une dissertation sur la philosophie des temps primitifs, dans laquelle sont controversés plusieurs points de la partie du livre de Schlegel qui traite de la philosophie de l’Inde.
Traduit de l’allemand par M. A. Mazure, professeur de philosophie, Paris : Parent-Desbarres, 1837.


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        Préface du traducteur

        Nous passerons tour à tour en revue les quatre livres qui composent l’ouvrage de Frédéric Schlegel dont nous publions ici la traduction, et nous donnerons sur le contenu de chacun de ces livres divers éclaircissements. Trois motifs nous ont engagé à écrire cette longue préface : il fallait éclaircir la suite des idées de notre auteur; puis rétablir, par voie de critique ou du moins par de rapides controverses, les points dans lesquels les idées émises par l'auteur nous semblent devoir être contredites par les résultats de la science les mieux accrédités jusqu'à ce jour ; enfin recueillir brièvement ces mêmes résultats, et les mettre en rapport avec le livre de Schlegel, afin de montrer quel intérêt peut s'attacher à cet auteur et de marquer les parties sur lesquelles
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        la science est demeurée au point de vue qu’il indiquait il y a déjà bien des années.

         I/

        Aucun genre d'études n'a pris dans notre époque un essor aussi remarquable que l’étude des langues et des explorations historiques qui s’y rattachent. C’est un beau spectacle que de voir la grande impulsion qui, depuis quarante années, a été communiquée à cette science vraiment nouvelle par les savants nationaux et  étrangers. Comme la direction la plus générale des études de ce siècle a été l'histoire, mais l'histoire vue en grand, dans tous les éléments qui tiennent à ses origines, à sa philosophie, à sa civilisation, l'étude des langues a dû se subordonner à ce vaste point de vue ; elle a dû servir d'instrument pour reconnaître les diverses circonstances de la migration des peuples, de leur caractère et de leur berceau. De là la formation d'une science qui, sous le nom d'ethnographie, a voulu retrouver les titres des nations; comme à l'aide de monnaies frustes et grossières on pourrait remonter à l'histoire des temps et des peuples dont elles sont l'empreinte. L'ethnographie, dont tous les éléments existaient sans doute épars dans les
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travaux des devanciers, est arrivée à l’état de science ; elle a été constituée dans notre siècle, et main tenant, bien que jeune encore, mais progressive qu’elle est et croissante, elle s’est partagée surtout entre les naturalistes et les linguistes ; et tandis que les Blumenbach et les Milne Edwards, s’attachant à chercher les affinités et les diveversités physique qui existent entre les races humaines répandues sur la surface du sol, en tiraient des inductions dont l'histoire aussi pouvait s'enrichir, par rapport aux filiations et aux divisions des familles de peuples; les Adelung, les Vater, les Grimm, d'un autre côté et dans une autre carrière, plus tard, les frères Schlegel et Bopp, en Allemagne, remontant le long cours des siècles, retrouvaient les idiomes oubliés ou égarés à travers les temps, et, les comparant aux monuments qui existaient, aux langues dès longtemps explorées, ils en formaient des familles et des genres dont les traits de filiation ou de consanguinité ne pouvaient être méconnus. Telle a été la direction de la science européenne, on peut même dire de la science allemande, surtout depuis la publication du Mithridates d'Adelung, véritable Mithridate en effet, réunissant dans sa vaste compréhension cette universalité des langues qui, selon l’antiquité, faisait la principale vertu du formidable ennemi des Romains qui porte ce nom.
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        Comme les recherches sur les langues se sont particulièrement dirigées vers l’exploration de l’histoire, dans ses époques antérieures et obscures, on a du nécessairement étudier les idiomes de l'Orient, langues véritables qui brillent au premier rang et qui furent parlées par les peuples chez qui d'universelles traditions placent le berceau de l'univers.
        Sans doute, dans le dix-septième siècle, temps de laborieuse et infatigable érudition, de grands travaux avaient été entrepris pour appliquer l'etude des langues de l'Orient à l’exégèse biblique, c'est-à-dire au seul monument que l'on possédât alors relativement aux origines des nations; et la science ne saurait être trop reconnaissante aux patients travaux des Bochard, des Pezron, des Thomassin et de tant d'autres savants hommes qui ont élevé ces montagnes de faits entassés dont nous admirons encore la masse imposante, lors même que nous les trouvons abruptes, inaccessibles, et que le sentier nous manque pour nous diriger jusqu'à leur sommet, à travers la foret luxuriante et sans jour qui couvre leur flanc ténébreux. D'ailleurs, ces savants, en général, ne savaient que l'hébreu, ne voyaient que cette langue, et, procédant par la voie de synthèses aventureuses, ils cherchaient à ramener forcément toutes les racines des langues qu'ils connais-
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saient à la seule langue hébraïque, posée par eux comme étant la première, la plus ancienne, enfin cette langue primitive dont la chimère était le but de tous les efforts.
        Cependant, au siècle qui suivit, la conception linguistique s'agrandit; on pensa à parcourir le cercle des langues; il se trouva des enthousiastes qui se passionnèrent pour tel ou tel idiome, autre que l’hébreu, et auquel ils voulurent ramener toutes les langues de l'univers. C'était là un progrès sans doute, car du moins le champ était dilaté; on cessait de se préoccuper d'une langue exclusive comme si elle eût existé seule. Mais que d'extravagances l'esprit de système et l'esprit de nation n'ont-ils pas fait débiter, dans de volumineux ouvrages, pour établir, par exemple, au gré de chaque national, sa propre langue comme la mère de toutes les autres Ainsi, tandis qu'un Danois, un Slave, un Anglais, un Basque, réclamaient pour leur propre idiome la prérogative de la langue des premiers temps, nous eûmes surtout notre école de celtistes, lesquels, depuis les rêveries historiques de Pezron jusqu'aux travaux entassés et mal digérés de Bullet et de la Tour-d'Auvergne, nous ont donné la langue bretonne pour la mère et l'institutrice de toutes les langues que parle le genre humain.
        D'un autre côté, dans ce même siècle, il se
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forma de grands systèmes, aspirant à généraliser par des théories la synthèse que les linguistes essayaient de produire dans ses détails étymologiques ; ceux-là furent les grammairiens. Sous l’influence de la philosophie sensualiste établie par Condillac, ces mêmes grammairiens mettaient au jour des systèmes dans lesquels se retrouvait l'empreinte du maître, et où l’on voyait, comme dans les travaux du président Desbrosses, l'espèce humaine, d'abord brute, arrivant à force d'efforts et de luttes constantes au sein de ses forêts, à former, à créer pour son usage ce qu'ils appelaient la mécanique du langage : philosophes impuissants qui, pour la production de l'œuvre divine de la parole, n'oubliaient qu'un seul élément, savoir, la main divine du formateur.
        Cependant la philosophie des sens n'absorba point tout le développement grammatical de l’époque. Court de Gébelin, élevant, dans son Monde primitif, le plus vaste monument d'érudition que le XVIIIe siècle eût pu recueillir comme héritier du précèdent, fonda un système général d'étymologie distinct de tous ceux qui avaient été produits jusque là. Dans le dessein de concilier l'expression de la pensée avec les éléments du son que donne l'instrument vocal, il analysa les sons des voyelles et ceux des consonnes avec leurs combi-
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naisons unisyllabiques, et attribua à chacun de ces sons une signification abstraite, idéale, primitive, généralement onomatopée. Il croyait, d’après cette systématisation dont la plus grande partie est profondément arbitraire, pouvoir subordonner tous les mots, tant racines que dérivés, aux éléments locaux déterminés d'une manière abstraite. Or, ces éléments qui dans le fait ne sont aucune langue, il les donne comme la langue primitive, naturelle, qui dut être enseignée à l'homme dès son premier berceau, et dont ensuite se seraient formées naturellement toutes les langues qui furent parlées par les diverses branches de sa postérité.
        Il faut en convenir, ce système, soutenu avec puissance, avec esprit et avec érudition, quoique borné au cercle assez étroit des idiomes que l'on étudiait alors, ne manquait pas de grandeur. Il essayait d'échapper aux systèmes désastreux des métaphysiciens sur l'origine matérielle du langage ; mais, par sa tendance à ramener tout à l'onomatopée, il retombe dans ce cercle étroit duquel il voulait échapper. Puis, il suffit d'ouvrir les dictionnaires qu'il a publiés pour voir combien ces classifications et le sens de ces radicaux sont arbitraires et souvent ses dérivations forcées, bien que l’ensemble de son système soit ingénieux et qu'il y ait certaines vérités de détail.
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        Deux autres grammairiens qui, dans ce même XVIIIe siècle, ne suivirent point les errements du matérialisme et écrivirent dans une direction d’esprit différente de celle qui régnait dans la philosophie d’alors, furent Beauzée, bien connu en  France sous ce rapport et Harris qui, malgré la vogue du système de Locke, publia son Hermès, le plus beau traité de grammaire générale que nous connaissions. Cet ouvrage est très répandu en France par la traduction de M. Thurot, excellent livre, à cela près que l'éditeur, partant d'un point de vue tout opposé, a retranché de son travail les meilleures pages de son original, s'applaudissant de faire grâce à son lecteur de beaucoup de détails qui, selon lui, ont leur source dans les rêveries platoniciennes dont l'auteur était pénétré.
        La science du XIXe siècle, en se livrant aussi elle à l'étude des langues, n'a point dû rester aux impuissantes et fragiles constructions du siècle précédent; elle a dû les briser et prendre de nouvelles méthodes pour arriver à couvrir de nouveau le terrain, après l'avoir déblayé.
        L'introduction des connaissances sur l'Inde, opérée en Europe vers le milieu du dernier siècle, a été l'instrument principal de cette réaction. Une langue, admirable par sa formation, par sa grammaire, par la richesse de sa structure, par la
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flexibilité de ses racines et de leur composition, est apparue tout d’un coup dans le domaine de la science, et alors ce champ a dû considérablement s’élargir en raison de la semence nouvelle quîl fallait faire croître et mûrir et récolter. C’est aussi par l'étude de la littérature sanscrite que les problèmes de la linguistique sont devenus beaucoup plus sensés et plus prudents. Une moisson si riche et si nouvelle était fournie par ces langues et ces littératures, il fallut bien suspendre cette ardeur synthétique qui portait tous les savants à la recherche de questions incertaines et toujours téméraires lorsqu'on les aborde avant d'avoir recueilli les matériaux qui leur appartiennent. Ajoutez à cela que les voyages et les expéditions portèrent les regards de la science vers bien d'autres idiomes qui étaient fort peu entrés dans le cercle laborieux des devanciers. L'héritage des missionnaires sur la science chinoise fut recueilli; et l'expédition d'Egypte, à la suite de ses merveilles d'explorations, et, comme par un contre-coup lointain, suscitant les travaux d'un Champollion et d'un Rosellini, attira les regards sur la langue égyptienne et sur cette langue des hiéroglyphes si longtemps muette sur les murailles des temples, si longtemps ensevelie sous les bandelettes sacrées et les papyrus des momies, et
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qui étaient restée impénétrable aux méditations des Zoéga et des Jablonski.
        Cependant l’étude des langues nouvelles, et particulièrement du sanskrit, a bien pu conduire à quelques excès analogues à ceux qui avaient égaré la science dans l’époque antérieure. Des savants enthousiastes se firent indianistes avec la même passion que les précédents avaient été hébraïsants, chinois et celto-bretons. De l’Indce aussi on voulut voir dériver langues, mœurs, idiomes, religions, en un mot tous les éléments de la culture intellectuelle du genre humain. Mais bientôt cette effervescence se calma et comme la science s'attachait bien plus au positif qu'aux théories comme il y avait là un vaste champ à défricher, et qui le fut en effet dans les grands travaux de la Société de Calcutta, l'essor systématique fut beaucoup plus borné. On peut voir, dans la première partie du livre de Schlegel sur les Indiens, l'état général où en était la science de son temps, et cet état a peu changé depuis lui. Ce n'est pas qu'il se défende de prévention en faveur de l’idiome dont il veut répandre le goût et recommander l'étude ; mais la science dès lors tendait à considérer les langues comme des individus appartenant à des classes, lesquelles classes se subordonnaient à des genres ou grandes familles qui les comprenaient toutes dans leur sein.
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        Il y avait deux points de vue pour établir l’affinitél des langues d’une même famille ; d’abord l’analogie de la racine, en suivant les séries de lettres faites pour s’échanger mutuellement, ou bien en marquant certaines mutations hors de règle et particulières à certaines langues ; ensuite il fallait observer la structure grammaticale qui joue un si grand rôle et si peu contesté dans l'enchaînement et la formation des langues, soit que ces langues aient ou n'aient pas d'affixes, qu’elles aient ou n'aient pas de flexions, que leurs syntaxes soient plus ou moins régulières et analogiques, que leurs conjugaisons soient plus ou moins riches, complètes, nuancées, répondant à tous les besoins de la conception. Or, c'est là ce qui se trouve dans la première partie du livre de Schlegel. Nous ne parlerons pas de quelques erreurs de détail que nous avons observées, que le lecteur relèvera mieux que nous; mais, quant au point de vue général, il n'a point changé dans la science depuis notre auteur : l'indien ou le sanscrit est toujours regardé comme à la tête d'une famille nombreuse de langues connues plus récemment sous le nom de famille indo-germanique parce qu'ayant son point de départ à l'extrémité de la presqu'île des Indes, elle s'étend, par une trace incontestée, en remontant la haute Asie, traversant la Perse, la Phrygie, la Grèce, l'Italie,
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toutes les antions septentrionales, et vient s’arrêter à la limite même des nations germaniques, si même, comme tendent à l’établir les récents travaux de M.Pictet de Genève, elle ne s’assimile pas aussi les langues celtiques que parlaient nos aïeux.
        Nous n'avons point le bonheur d'être initié à ces langues de l'Orient, si belles, si fécondes en résultats historiques, si riches pour l'imagination ; mais nous écoutons attentivement l’écho de cette belle linguistique qui se poursuit maintenant par toute l'Europe. Nous trouvons beau surtout que les savants résistent aux charmes des hypothèses, afin d'analyser patiemment le champ de la science, de s'en partager les fragments, et de le fertiliser avec un courage intrépide. Nous approuvons la tendance de cette science à diviser les familles de langues, en procédant par la méthode observatrice de Linnée et en classant ces plantes si intéressantes par familles et selon leurs caractères essentiels.
        C'est ainsi qu'après avoir défriché le champ intérieur, la vertu des analogies sera si grande que l’on pourra reconstruire à l'aide de quelques éléments une langue entière, de même que la découverte de races animales effacées de l'univers permettait au grand Cuvier de spéculer l'espèce à laquelle appartenait l'individu dont on ne lui
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montrait que le débris le plus simple et le plus indifférent.
        C’est parce que nous avons trouvé dans l’ouvrage de F.Schlegel les points de vue que l ascience a encore conservés, attendu qu’en tout genre d'étude, ce qui tient a l'idée générale est promptement atteint, et qu'ensuite un long temps se passe a défricher le champ intérieur ; c'est pour cela que nous attachons un intérêt véritable à son travail sur la langue antique des Indiens.
        Cependant, et afin d'établiri ci avec clarté les diverses phases de la question linguistique et son état actuel, il faut observer que, malgré la sage direction qu'elle a prise, elle n'a point cependant abandonné tout le terrain qu'elle avait si longtemps défendu. Les questions de la filiation des langues, de leur parenté universelle, n'ont point été mises en oubli; seulement on y est revenu avec une analyse plus féconde, avec des connaissances plus étendues et un dépouillement plus général des langues. Il s'en rencontre encore qui, subordonnant toute la linguistique au même point de vue que les linguistes du XVIIe siècle, s'occupent exclusivement de l’étymologie et de l'invariable transmission des mêmes pensées, par le moyen de racines demeurées immuables en traversant tant de siècles et tant de générations. M. de Mérian, avec M. Klaproth, deux orientalistes morts
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depuis peu d’années, omnt fait tourner leurs travaux vers cette direction. Le premier a émis ses principes en tête d’un vocabulaire fort curieux publié après sa mort, et qui s’est agrandi depuis peu par d’autres travaux ; il a établi que tout consistait dans un petit nombre d'idées générales et physiques, telles que celles-ci : mouvement, repos, union, séparation, couverture, cavité, etc. ; que les rapports les plus éloignés en apparence, soit de l'ordre moral, intellectuel ou physique, se rapportaient à ce petit nombre d'idées matérielles, généralement onomatopées; et que, pour rendre ces diverses idées, il suffisait d'un nombre très borné de racines réunissant l’idée à la forme, le sens au son, lesquelles se trouvaient uniformément dans toutes les langues, et correspondaient à toutes les idées qui se trouvaient dans l'entendement.
        La question de la parenté universelle des langues par la ressemblance des racines, et indépendamment des familles spéciales, est une question intéressante sans doute, et qui ne manquera pas de séduire l'imagination. Elle concourt à démontrer la thèse philosophique de l'unité du langage et de l'unité de la race humaine ; mais en même temps elle est bornée, et contient peu de résultats pour l'histoire, que souvent même elle  dédaigne. M. de Mérian, qui s'est appliqué à cette
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question bien plus qu’à toute autre, avoue qu’elle ne peut jeter aucune espèce de lumière sur l’étymologie, qu’elle est tout à fait inhabile à rendre clair le chaos des origines historiques de tous les  peuples, en établissant la distinction linguistique des races. C'est sous le point de vue de l'affinité des langues, plus que sous celui de leur parenté universelle, que s'est placé F. Schlegel. Dans la première partie de son ouvrage, il s'attache à la ressemblance et à la dissemblance des formes grammaticales, problème auquel les étymologistes purs accordent trop peu d'importance, qu'ils regardent même comme stérile, se privant ainsi de ce qu'il y a de plus essentiel peut-être, je veux dire le spectacle du mécanisme par lequel la pensée s'est créé dans la grammaire un moule qu'elle a ensuite façonné, plié à sa volonté, conformément au génie des peuples, dont l'individualité fait la loi. Dans les formes si complexes, toutes plus ou moins riches ou pauvres, simples ou multiples, uniformes ou nuancées de la grammaire des peuples, on voit se refléter leur caractère, leur génie, toute leur empreinte, et par suite leur mutuelle parenté, et aussi leur diversité comme famille. Car, si en matière de linguistique, les mots déterminent la ressemblance, la grammaire marque la dissemblance des langues entre elles; et en toute branche de savoir, ce sont
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dissemblances qu’il faut regarder comme le fondement de la classification des espèces et des genres ; elles sont l’élément scientifique par excellence.

         II/

        C’est ce second livre qui, par rapport à la spécialité de spécialité de mesétudes, m'a amené à entreprendre la traduction de l'ouvrage de Schlegel ; c'est aussi pour opposer à la doctrine de cet auteur sur la marche successive de la pensée dans l'Orient, un  système différent en quelques points, que j'ai placé la fin de ce volume l'appendice qui s'y trouve, et qui lui-même est l'introduction d'un plus grand travail sur la philosophie des cosmogonies de l'antiquité. C'est pourquoi je vais me livrer ici à une analyse qui sera en même temps une critique rapide de cette même partie du livre de Schlegel.
        L'auteur annonce qu'il veut envisager du haut d'une synthèse générale, non pas tout le détail mythologique, mais les époques de la pensée, les degrés les plus importants dans la marche de l'esprit oriental. Le premier point de vue qui lui paraît se rencontrer comme philosophie antique, c'est le système de l'émanation et de la transmis-
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gration des âmes, deux idées dont il fait voir la coïncidence en même temps qu’il tâche d’établir une différence radicale entre l’émanation et le panthéisme. Si nous pouvions nous livrer à une discussion prématurée sur ce sujet, nous dirions qu'une ligne idéale et peu profonde distingue ces deux systèmes, plutôt quant à leur énoncé que par rapport à leur fond. En établissant que le monde est mauvais, qu'il est corrompu dans sa racine, parce que tout n'est qu'une lamentable dégradation de l'être éternel, Schlegel fait assez voir que primitivement si tout est émané de Dieu, tout par conséquent est nature divine, tout est la substance de Dieu irradiant hors de soi, sans volonté et sans création et le mal lui-même, n'étant que l'irradiation lancée à la plus extrême distance de la source universelle, ne saurait se distinguer par les principes de cette même origine. Quoi qu’il en soit, l'auteur fait parfaitement voir, d'après un texte de Manou, la tristesse déplorable qui est au fond de ce système, ainsi que l'idéalisme ténébreux qui résulte de la haute théologie indienne, et particulièrement du mythe de Brahma.
        Ici nous pourrions relever des assertions toutes dénuées de preuves et peut-être de solidité. Nous soutiendrions volontiers que les systèmes idéalistes ne se trouvent pas au berceau de la philosophie
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dans es sociétés ; tout porte à penser,au contraire, et sur ce point sont d’accord les inductions de la raison et celles de l’histoire, que l’esprit humain a débuté par le culte de la nature matérielle ;  et même dans l'Inde il paraît reconnu que le plus ancien culte de ce pays n'est point celui de Brahma, le représentant de l'idéalisme indien. Le culte primitif est plutôt celui de Sivah, dieu du feu, dieu matériel, dieu destructeur ; c'est lui qui fut l'objet de l'adoration des premiers peuples de l'Inde, avant qu'une race de brahmanes eût apporté des environs du Caucase le culte plus pur de Brahma. Nous avons l'espérance d'éclaircir plus tard quelques-uns de ces points et de relever ce que la pensée de Schlegel a d'inexact et de confus, dans l'ouvrage que nous préparons sur les cosmogonies antiques. Par la même raison, nous n'admettons point l'opinion encore plus hasardée que les plus anciens habitants de l'Inde auraient eu la connaissance du vrai Dieu.
        Afin d'établir cette dernière assertion, notre auteur se livre à une discussion, rapide il est vrai, dans laquelle il combat tour à tour la preuve de Dieu selon les syllogismes de l'école, puis la preuve cartésienne, et en troisième lieu le système de Kant, système qui, ainsi que personne ne l'ignore, appartient autant au scepticisme qu'à l'idéalisme, et qui ne contient point en lui l'exis-
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tence réelle de Dieu. L’auteur substitue ici une preuve assez incertaine, assez conforme au vieux système des sentiments innés, de la réminiscence platonicienne, et aux idées alors en vogue de M. de Bonald sur la révélation des premières vérités faite à l'homme d'une manière permanente par l'indéfectible transmission du langage. Il explique aussi comment la doctrine altérée de la croyance en Dieu et de l'immortalité de l'Ame est devenue dans l'Inde la doctrinede l'émanation. Selon les idées de Schlegel, le naturalisme a succédé à la vérité antique effacée par la suite des siècles ; la première époque a donc été idéaliste. Nous pensons différemment : sans doute cette révélation primitive est bien demeurée obscurément dans les esprits, mais elle ne s'est fait jour que plus tard. L'idéalisme panthéistique dont l'émanation, quoi qu'en dise Schlegel, n'est qu'une forme ou un point de vue, n'est pas non plus, comme il le veut, le point de départ de la pensée orientale ; nous ne le trouvons qu'aux époques avancées, lorsqu'il a triomphé du naturalisme primitif, dans tous les sanctuaires de l'Orient.
        Il n'y a rien à dire sur la manière dont il explique comment l'apothéose a pu se mêler dès les premiers temps au système le plus ancien ; il y a là des nuances finement observées relativement au cercle des idées qui se lient à celles de
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l’émanation. Schegel est excellent pour éveiller l’esprit et remuer les idées, mais il ne sait point les diriger, et il abandonne la chaîne presque aussitôt qu’il l’a saisie.
        Le second système que Schlegel regarde comme  une seconde phase de la philosophie orientale, indienne en particulier, c'est le sabéisme, le culte sauvage de la nature, le matérialisme en un mot. Après avoir considéré de nouveau le système de l'émanation sous le rapport du fatalisme, l'un de ses points de vue les plus frappants et que l'on ne saurait contester, il voit dans le matérialisme des anciens l'élément philosophique des temps les plus reculés, ce qui nous paraît à nous être l'élément spontané, primitif, en attendant le jour de la philosophie; du reste, il montre fort bien le caractère et la généralité de ce culte matériel mêlé à toutes les religions antiques et dont l'élément est parfaitement facile à distinguer. Il marque aussi les causes du caractère redoutable que le matérialisme a revêtu dans la haute antiquité, et dont l'empreinte est si fortement conservée dans les grands débris de l'art antique qui subsistent encore en diverses contrées de cet Orient. On ne saurait dire en effet quelle inspiration sauvage, irrésistible, est la source de ces créations effrayantes de la fable et de la poésie des premiers temps, expression du matérialisme
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oriental, Schlegel, avec sa légèreté vagabonde, se contente ici d’éveiller les difficultés, sans entreprendre de les résoudre. La part que l’apotéose a pu exercer dans le naturalisme, comme précédément dans l’émanation, est encore ici ingénieusement observée ; mais ce qu'il avance a cet égard ne saurait être jamais que fort conjectural.
        Le troisième système est le dualisme ou la doctrine des deux principes, traitée par le philosophe avec la plus grande faveur. Il considère le dualisme particulièrement dans la réforme de Zoroastre, dans la subordination des deux principes opposés à un Dieu suprême, et dans la lutte longue mais temporelle dans laquelle le mauvais principe doit finir par être vaincu. Ce dogme, ainsi réformé, est très voisin de l'orthodoxie : l'opposition dualiste se ramène pour ainsi dire au symbolisme moral ; il représente la vertu la plus haute de la vie, la plus énergique de l'humanité. Mais Schlegel n'a pas assez considéré le dualisme absolu, qui est bien pourtant l'idée propre du dualisme, et qui, à ce titre seulement, doit être regardé comme l’une des phases primitives de la philosophie ; bien plus tard il s'est amélioré, mais aussi il s'est dénaturé, il est sorti de sa nature propre en se laissant avouer par la raison. Il fallait donc le prendre tel qu'il fut dans
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les origines cosmogoniques de la religion d’Iran, tel qu’il se montra plus tard sous les Sassanides à l’époque à l’époque du manichéisme, alors qu’il retourna aux tendances idolâtriques qui avaient présidé à son berceau.
        Quoi qu'il en soit, après avoir comparé le dualisme avec l'idéalisme européen, et en particulier celui de Kant, dans lequel en effet la personnalité du moi est tout et finit par absorber tout ce qui n'est pas elle, il trouve des traces du dualisme ainsi réformé dans la mythologie indienne, qu'il développe avec des détails qui sont pleins d'élégance et d'enchaînement. Dans la religion indienne comme dans celle des Perses, le dualisme représente le progrès moral de la pensée, et c'est l'introduction plus récente du mythe de Wichnou dans la Trimourti de l'Inde, qui lui paraît marquer l'époque où s'introduit dans la religion cet élément du dualisme rationnel. Sivah et Wichnou sont des divinités, opposées, comme Ormuzd et Arhunan chez les Persans; elles sont soumises aussi à une divinité souveraine et indéterminée, qui est Brahm. Tout cela peut être ainsi; mais, nous le répétons, l'auteur écarte trop légèrement la possibilité que le dualisme absolu ait existé réellement et comme élément constitutif, dans les écoles ou les sanctuaires de l'antiquité primitive, dans la Perse et dans l'Inde
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        Ensuite survient une question de critique qui ne doit pas nous occuper, celle de savoir lesquels, des Indiens oudes Persans, se sont emprunté les premiers cette même doctrine ; il faudrait savoir si la philosophie niaya avec la mimansa, qui sont les plus anciennes, renferment les éléments d'un dualisme caractérise. Les Pouranas, qui contiennent le dogme de Vichnou, offrent des coïncidences avec l'Ecriture sainte qui font voir qu'il y a eu plus de rapports primitifs qu'on n'a coutume de le supposer entre les Hébreux, les Persans et les Indiens. Mais auquel de ces pays appartient la priorité pour les doctrines? C'est une question soulevée qui n'est pas résolue.
        Là se trouve une fort belle interprétation de l'horreur que les Persans avaient pour les cadavres, sentiment qui subsiste encore chez les Indiens. La mort c'est le mal; et une fois que la vie s'est retirée, le corps appartient au mauvais principe, il ne doit entrer en contact avec aucune vie, car la vie, à quelque degré qu'elle se manifeste, c'est le bien, c'est le symbole d'Ormuzd. La seule restriction que notre auteur ajoute à l’éloge qu'il fait de la religion de la lumière, c'est qu'elle a donné lieu à ces sociétés secrètes dans lesquelles l'orgueil exclusif des initiés prétend s'arroger à lui seul la manifestation de la lumière et le privilège de la vérité.
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        La quatrième phase de la pensée antique, indienne en particulier, reconnue par Schlegel, c’est le panthéisme. L’émanation a été le premier système, le panthéisme est le dernier. Il nous a semblé, comme nous l’avons dit, que ces deux doctrines ne pouvaient être séparées, et que, réunies, elles occupaient le second rang dans les quatre évolutions de l'esprit oriental. Leur manifestation en effet se rapporte a l'influence des prêtres dépositaires des traditions, alors que, survenus après le naturalisme des peuplades naissantes, ces hommes inspirés ont jeté à travers les misères du monde primitif une pensée meilleure, un souvenir évoqué, mais bien confus encore, et trop bien associé aux ombres du principe matériel.
        Du reste, le panthéisme est bien caractérisé dans ce chapitre. Quant à ce qui regarde l'Inde, Schlegela le tort de ne pas voir assez le panthéisme dans le brahmisme du livre de Manou; il le voit surtout dans le bouddhisme ou dans la religion de Fo, à laquelle il attribue très formellement la formule que tout n'est rien car, dit-il, on arrive bientôt à cette limite suprême de la pensée, dès que l’on établit pour son point de départ que tout est un. A ce sujet, on trouve dans ce chapitre des détails recueillis avec soin sur le panthéisme de la philosophie chinoise, particulière-
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ment de la philosophie numérale, telle qu’elle est rapportée dans l’Y-king ou le livre de l’unité. Dans l’Inde, c’est surtout la philosophie sankya qui renferme l’expression du panthéisme ; c’est à elle que s’en réfère la Bhagavatgita, monument que l’on sait être panthéiste au suprême degré. Vyasa, l’auteur présumé du Bhagavat, passe aussi pour l’auteur de la philosophie védanta ou mimansa, dans laquelle le panthéisme est dominant : toutes choses qui montrent bien quelle influence ce principe inflexible exerce sur toutes les parties de l'esprit indien.
        Ces observations de Schlegel sur la philosophie des Indiens sont vraies généralement, mais incertaines et flottantes. Quelle diffrence entre ces ébauches de si peu de consistance et les grands travaux accomplis depuis, soit dans les recherches curieuses et profondes de Vindischmann, tomes 2 et 3 de son Histoirede la philosophie, soit dans les admirables Mémoires de Colebrooke, travail si didactique et si complet sur ces mêmes systèmes, que Schlegel n'avait pas lus sans doute! Il est certain que les idées qu'il a et qu'il donne des systèmes indiens sont fort confuses et, par exemple, son erreur est grande au sujet de la sankya, lorsqu'il distingue si peu les diverses philosophies contenues sous ce nom général. Les opinions de Kapila, dans la sankya, sont le plus
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souvent d’une portée toute matérialiste, et représentent la pluralité corpusculaire, plutôt que lindiscernable unité de la pensée panthéistique ; puis toutes les sectes coexistent dans le vaste corps qui porte le nom de philosophie sankya. On peut voir à ce sujet les Essais de Colebrooke, traduits en français, avec de savants commentaires, par M. H.-T. Pauthier, habile orientaliste, pour qui la philosophie la plus abstraite des Indiens et des Chinois ne paraît pas avoir plus de secrets que les langues mêmes de l’Orient.
        Cette partie du travail de Schlegel finit par une division des divers âges de la littérature indienne; on peut la croire assez exacte, du moins le point de vue sous ce rapport ne paraît point changé. Je la trouve maintenue dans le travail de M. Eichoff dont j'ai parlé, travail si distingué sous tous les rapports qui font la supériorité d’une œuvre destinée non seulement à avancer, mais à populariser la science.

         III/

        Sous le titre d'idées historiques Frédéric Schlegel entreprend de nous donner quelques
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inductions relatives à l’ethnographie et à la manière dont il suppose qu’ont pu s’établir les colonies indiennes à travers le monde. Après avoir caractérisé les rapports que lui paraissemnt avoir la langue et la philosophie des Indiens avec les mêmes objets dans les autres nations antiques, il expose, ou plutôt il indique seulement, et selon sa coutume, les résultats qui peuvent être puisés par l'histoire dans les relations incontestées qui ont eu lieu entre les plus anciens peuples du haut Orient.
        On trouve ici un excellent aperçu concernant l'origine de la poésie et de celle des Indiens et des Grecs en particulier, et par suite sur les caractères de l'art plastique en Orient. Je pourrai revenir sur ces observations et en prendre l'occasion de développer quelques idées esthétiques analogues à celles qui sont indiquées ici par Schlegel. Dans les deux chapitres qui suivent, ayant pour objet les plus anciennes migrations des peuples, et des remarques sur les colonies et la constitution des Indiens, vous trouvez un grand nombre de conjectures plus ou moins solides, empruntées à tous les genres d'inductions, pour expliquer comment, à une époque très reculée, des colonies indiennes, soit pacifiques, soit guerrières, ont pu répandre leurs établissements dans tous les lieux où maintenant
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subsistent encore, au moins dans les langues, des souvenirs de parenté avec la race des Indiens. Il démêle tous les motifs physiques et moraux qui ont pu concourir aux premières migrations, et il rattache ces motifs à l’instinct sauvage qui dut agiter les races humaines et les poursuivre, fugitives, loin du séjour qui avait été leur berceau. Alors, s'arrêtant aux causes qui proviennent de la nature même de la constitution, il veut expliquer la possibilité des migrations de l'Inde dans beaucoup de pays, par des troubles dans l'intérieur de la constitution, non pas de manière à la détruire, comme il est arrivé a l'égard des bouddhistes, mais par des guerres intestines et multipliées. Par exemple des branches de Tchatriyas ont pu être forcées d'émigrer; et il rappelle, en relevant quelques dénominations indiennes de divers peuples épars en différentes régions, que sans doute des races de ce pays sont venues, à des époques très lointaines, s'établir dans ces mêmes contrées.
        Il y a un mot sur les Pélasges ; Schlegel pense qu'ils ont peuplé la Grèce en passant la Méditerranée et l'abordant du côté du sud-est. Mais cela est contredit par l'existence des races sémitiques qui opposent là, comme une barrière, leur Chaldée et tout leur littoral phénicien. Une opinion mieux accréditée est que les Pélasges ont passé par la
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Thrace et ongt peuplé la Grèce par le nord ; c’esr ainsi du moins que l’on peut suivre sans aucune interruption la chaîne indo-germanique dans son immense étendue depuis l’Océan indien jusqu’aux extrémités septentrionales de l'Europe, en traversant les régions du Caucase, la Perse, la Phrygie, la Thrace, enfin les nations slaves et germaniques. C'est aussi l'opinion d'Ottfried Muller, dans son ouvrage sur les Myniens, le même qui, dans un ouvrage plus connu, contredit aussi l'opinion de son compatriote sur l'origine des Etrusques qu'il fait passer par le nord et non par le midi et par la mer.
        Au reste, toutes ces questions d'histoire primitive, soulevées ici par notre auteur, ont fait beaucoup de progrès depuis ce savant. C'est de ce côté que les travaux réunis des linguistes et des historiens, Niebhur, Adelung, Vater, Rask, Schlosser, ont fait converger tous les travaux de la science moderne. Cependant la marche ethnographique, dans la plupart de ces écrivains, a été plus libre de préjugé qu'elle ne le paraît ici. La nation indienne a été prise en haute considération pour tousles mérites qui se rattachent à son antiquité; mais on s'est défendu de la préoccupation exclusive par laquelle les premiers indianistes voulaient faire tout provenir de l’Inde, terre conquise qui ne pouvait pas être trop exaltée pour
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agrandir le trésor de ces nouveaux conquérants. Beaucoup de savants historiens se sont renfermés dans l’anceinte d’une monographie natioanle, et se sont attachés à explorer l’histoire primitive de chaque nation, surtout par l’exploration des  langues mortes, de ces monnaies effacées qui eurent cours autrefois, et maintenant qui ne sont rien que le fruste débris d'une civilisation qui n'est plus. La France, sous ce rapport, n'est pas demeurée en arrière ; ainsi, Rémusat, en étudiant les langues tartares, a déterminé les familles de peuples répandues sur l'immense plateau asiatique qui s'étend depuis le golfe Persique jusqu'à l'Imaüs et l'Altaï ; il a soupçonné l'histoire primitive des peuplades qui sillonnent encore de leurs hordes errantes ces immenses régions.
        D'autres savants se sont partagé les diverses contrées de cet Orient si fertile. On sait par quels travaux dans ce siècle on a exploré l'histoire de l'ancienne Egypte mais, dans ce moment, la science semble demeurer incertaine et suspendre son arrêt. On ne saurait dire si vraiment la baguette magique de Champollion a éveillé de son sommeil séculaire le Sphinx égyptien, ou bien si ce réveil n'a été qu'illusoire et si le voile doit couvrir toujours la déesse que l'on adorait dans le sanctuaire de Saïs; c'est là ce qu'il faut encore un peu de temps pour nous apprendre. Combien
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d’orientalistes que notre siècle a connus et que nous ne pouvons citer, les uns qui ont disparu dans ces dernières années, d’autres qui vivent et éclairent la science, d’autres, plus jeunes, qui croissent et qui préludent à la célébrité ! Ceux-ci résoudront, n'en doutons pas, beaucoup de ces questions difficiles, toujours vives et pleines d'intérêt, sur les origines des nations humaines, sur leurs affinités mutuelles dans la grande famille qui s'appelle l'humanité, et qui n'a eu qu'un berceau comme elle n'a eu qu'un créateur.
        Que de choses sont à accomplir dans cette route ! Combien de nations verront leurs origines soudainement éclairées, quand la plupart des idées mises en avant par Schlegel il y a déjà trente ans, auront eu leur développement intégral! Que de grands problèmes n'ont pas encore paru au jour et se méditent peut-être avec persévérance et en secret ! Par exemple, combien il serait curieux, en suivant quelques données indiquées par Malte-Brun dans sa Géographie, de tâcher de découvrir dans les montagnes de l'ancienne Epire, dans l'idiome des Arnautes et des Albanais, s'il ne se trouverait pas un plus ou moins grand nombre de débris de l'ancienne langue des Pélasges, telle que la parlaient les ancêtres ou les devanciers des Hellènes ! Il y avait là, en effet, une langue des dieux, comme l’appelle Homère, an-
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térieure à celle des hommes, et dont le sol grec tout entier, avec les accidents géographiques qui le découpent, avec son Iolympe et les noms des dieux dont il est peuplé, porte l’empreine inconnue des Grecs eux-mêmes. Il serait beau de dévoiler le mystère des origines grecques, et d'effacer le nuage épais qui par intervalles dérobe aux regards de la science plusieurs anneaux de la chaîne par laquelle le monde pélasgique se rattache a l'Asie, au monde oriental.
        Et l'Italie, ce sol antique toujours si ignoré de ceux qui en furent les puissants dominateurs cette Italie sur laquelle Virgile débite tant de pauvres traditions avec sa terre d'Albe du nom d'une truie blanche, et son Latium du nom de la retraite de Saturne; quand parviendra-t-on à dévoiler l'énigme de son berceau? Ce sont là les origines consacrées et recueillies d'abord par des antiquaires tels que Denys d'Halicarnasse, contemporain de Virgile et de Tite-Live, dont ceux-ci peut-être consultaient l'érudition et c'est sur de semblables traditions que tous les chroniqueurs ont vécu jusque près de notre siècle. Mais depuis que Niebhur a profondément éclairé l’Italie et jeté sur ces époques lointaines une lumière qui nécessairement est parfois douteuse, mais qui ne trompe pas toujours, l'antique Italie a pu voir éclaircir son histoire naissante; et maintenant
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que l'on peut regarder comme certain que l'élément celtique domine à un haut degré dans le Latium et dans tout le pays où Rome étendit sa première conquête, et que cet élément explique un grand nombre des noms sur lesquels les anciens racontaienttant de fables, il est clair que le temps doit amener, en suivant cette voie, des découvertes dont l'histoire fera son profit. Quant à la question des Etrusques, la plus curieuse de toutes celles qui regardent l'ïtalie, c'est lorsque l'on aura interprété les inscriptions étrusques et les tables eugubiennes que la science pourra arriver à des résultats plus sûrs à l'égard des origines de cette antique et mystérieuse nation. Bien des choses sous ce rapport, restent encore à expliquer, après les grands travaux de MM.Micali et Ottfried Muller, dont les ouvrages d'ailleurs si précieux sur l'histoire, les mœurs et la première civilisation des Etrusques, sont en même temps si complets, du moins dans la dernière édition du livre de Micali, par rapportà l'art du peuple toscan.
        Ce mouvement de recherches sur les langues et sur les histoires primitives regarde aussi notre nation et l'étude de nos propres origines ; nous avons deux langues antiques à explorer sur lesquelles il y a eu bien des erreurs, et qui pourtant sont nos titres nobiliaires au droit d’avoir été
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aussi un peuple ancien : je veux parler du basque mais surtout du breton. Il faudrait pour cela reprendre en partie cesquestions agitées par les hommes qui, dans le dernier siècle, ont fait de la langue bretonne l’objet de leurs investigations, et fonder avec les matériaux amassés par leurs soins de nouvelles constructions destinées à faire reposer la science sur une base plus durable; car le sentiment de la patrie, qui seul pouvait les exciter à des travaux inconnus jusqu'à eux et soutenir leur courage les a, par une illusion pour laquelle il faut être indulgent, entraînés au-delà des limites de la réalité.
        Au sein d'une retraite ignorée où nous voyons chaque jour grossir le trésor philologique qu'il diffère à publier, M. J. Cardin s'est chargé de cette tâche laborieuse et si importante pour nos origines. Laissant aux travaux de M. Pictet, de Genève, le soin de chercher les affinités qui existent entre les langues celtiques et la famille indienne, il s'attache à retrouver dans les dialectes kymris et gaéliques parlés encore en France et dans les Iles Britanniques notre première existence en qualité de peuple gaulois, et, par suite, à déterminer la succession des races qui ont pu s'établir primitivement sur notre sol. Appuyé sur une foule de faits vérifiés d'après toutes les lois de la grammaire et de l'étymoIogie, soumettant au
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contrôle sévère et continu de l’histoire les altérations qu’ont subies avant d’ariver jusqu’à nous les noms de lieux et les expressions que nous ont léguées nos idiomes antiques, il s’efforce de découvrir les détails les plius locaux de notre géographie, une plus grande partie qu'on ne le suppose de notre vocabulaire régulier, ainsi que le plus grand nombre de nos mots provinciaux que la langue régulière et commune n'a point effacés, et sous lesquels se réfléchissent les usages traditionnels les plus intéressants qui ont survécu à tant de siècles, dans plusieurs de nos provinces. Mais il faut bien se garder de la chimère des anciens celtistes qui voyaient dans leur universel breton tous les idiomes celtiques avec lesquels ils identifiaient d'ailleurs bien d'antres langues, notamment celles de la Germanie. Ainsi la langue bretonne, ramenée au lit qui lui appartient. retrouverait par là sa véritable et plus sûre importance, a l'aide de travaux analogues à ceux que le temps n'a pas permis a M. de Humbold d'accomplir sur la langue des Basques et sur l'origine Ibérique de cette portion de notre pays.
        Tout ce que je viens de dire dans ces dernières pages, où j'ai paru revenir sur le premier objet traité par Schlegel, est pour montrer que la science n'a point à se détourner de la route historique qui lui est ouverte depuis un demi-
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siècle, particulièrement dans la connaissance des idiomes. Il y a surtout un résultat qu’il faut bien se garder de négliger , en histoire, ainsi que nous l’observions tout à l’heure en matière de langue, il est nécessaire de s’abstenir de tout point de vue exclusif. Ce n'est pas précisément la filiation directe des peuples et leur sortie d'un seul peuple qu'il faut chercher, ce sont plutôt les rapports de parenté, les routes des nations, simultanées ou parallèles, à travers le monde antique. Il ne faut pas imiter notre Frédéric, trop indianiste qu'il était, et choisir un peuple primitif, souche unique de laquelle seraient descendues toutes les nations, lorsqu'au sortir de la plaine de Sennaar, elles ont couvert le monde, et se sont reformées sous le souffle divin. Il n'y a que des sœurs parmi les nations; ces sœurs ont été créées le jour qui confondit les hommes et dispersa les peuples par groupes choisis, à travers l'immense forêt laissée par le déluge. La nation mère est inconnue ; disons mieux, elle n'exista jamais.
        Dans un dernier chapitre assez substantiel, notre auteur considère en peu de mots l'influence que la philosophie de l'Orient dont il regarde la plus grande et la meilleure partie comme indienne, a exercée sur la philosophie de l'Europe : c'est une question très curieuse, immense même,
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qui se rattache à l’objet du second livre, et sur laquelle notre auteur, conformément à son ouvrage, ne fait guère que remuer les difficultés. On y trouve cette observation, qui a aussi été dévelopéée de nos jours et parmi nous, des différentes phases philosophiques, lorsque l’esprit, à force de s’égarer dans l’idéalisme, chancelle et tombe dans le doute absolu, dernier état de l'intelligence, état désespéré dans lequel un penseur en qui la pensée n’est pas morte encore ne saurait se tenir; il faut qu'il en sorte, qu’il quitte la région des ténèbres où il se débat sans puissance et sans vertu et alors il arrive que ce penseur se cherche une voie de retour à une philosophie meilleure et plus assurée. Il la trouvera, cette voie, s'il le veut sérieusement; et ici Frédéric entend parler de la chaîne des traditions qui ramènent à la vérité en captivant l'esprit, en l'empêchant de se complaire dans sa ruine, ou de s'anéantir dans son désespoir.
        La question de l'influence de la philosophie orientale sur celle des Grecs n'est guère ici qu'indiquée.
        En général, la question du passage de la philosophie de l'Orient à celle de la Grèce a jusqu’ici manqué d'explorateur. Que savons-nous en effet de la science orientale, nous autres modernes Européens, si ce n'est par la communication des Grecs ?
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Cependant on ne s’est pas assez demandé, en examinant les textes en petit nombre les plus justement accrédités dans lesquels l’esprit de l’Orient se trouve contenu, comment l’éducation de la philosophie grecque s’était formée d’une manière successive ; de sorte qu'à chaque sanctuaire antique put correspondre comme un écho lointain une école grecque, considérée dans les textes qu'elle-même a produits. Les matériaux, du reste, sont bien recueillis ; les Allemands n'ont pas manqué à cette œuvre plus qu'à toute autre, surtout Vindischmann, dans son grand Tableau des progrès de l'histoire de la philosophie. Ce serait là une tâche immense à laquelle convergerait tout ce que l'on sait sur les langues, sur les arts, sur les mythologies et sur tous les éléments de la civilisation. Je serais heureux qu’il m'eût été permis de soulever un faible coin de ce tableau, par la conférence de quelques textes cosmogoniques émanés du haut Orient avec les connaissances plus certaines que nous avons de la philosophie grecque, et d'appeler ainsi à une investigation vraiment profonde les esprits puissants, nourris de science, à qui de tels travaux appartiennent.
        En nous résumant sur Frédéric Schlegel et sur l'ouvrage que nous publions, il nous paraît tenir un drapeau qu'il agite d'une main indécise ; lui-même s'est peu avancé dans la mêlée,
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mais il n’a cessé de suivre les travailleurs, de les encourager du geste et du regard. Dès l’époque déjà ancienne à laquelle il a composé ce petit ouvrage, il a eu la gloire d’indiquer toutes les routes, de montrer du doight, parmi les nuages à l'horizon, bien des avenues dont plusieurs ont été parcourues depuis, mais dont plus d'une aussi est demeurée inexplorée, circonstance qui donne à son ouvrage un intérêt qui n'est point détruit.

         IV.

        L'objet du quatrième livre de Schlegel est celui qui éveillera peut-être le plus d'intérêt auprès de la plus grande généralité des lecteurs. Après des explications curieuses sur le système de la poésie indienne, il contient quelques morceaux choisis parmi les poèmes les plus célèbres de cette littérature orientale, traduits en vers allemands par Schlegel, qui a conservé exactement la forme de versification des textes originaux. Ces extraits sont au nombre de quatre ; le premier, et le plus curieux par son caractère étrange, imposant, solennel, par le souffle poétique et à la fois religieux qui l'inspire, est le commencement du Ramayana, célèbre poème qui, avec le Mahabharat, est regardé comme l’un de ces grands monuments par
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lesquels le génie de l’Inde n’a rien à envier à la nation qui produisit Hésiode et Homère.
        Vous aimerez, j’en suis sûr, l’étrange mas admirable conception par laquelle on explique dans le Ramayana l’origine de la poésie. Le prophète Valmiki trouve la poésie involontairement, lorsqu’il est témoin d'un meurtre cruel qm lui déchire l'âme, et fait jaillir sa douleur sous des formes métriques dont il s'étonne, et qui lui révèlent une haute destination. Ainsi, la poésie est née de l'âme émue par les souffrances des malheureux, ce qui relève dignement l'origine de ce noble instrument des joies comme des peines de l'humanité. Brahma a lui-même suscité les plaintes métriques dans l'âme du poète, afin de se préparer un digne adorateur, un chantre qui saura célébrer les exploits de Rama.
        Toutefois, nous avouons qu'on ne lira pas sans quelque fatigue notre traduction des fragments du Ramayana, d'après celle de Schlegel. Il y a dans le texte, ou du moins dans la version allemande qui paraît en être une empreinte, une telle profusion de noms propres, au son monotone, de tours répétés et diffus, d'épithètes plus qu'homériques, que si le caractère primitif se décèle dans ces fragments d'une manière assurément très sensible, la fidelité du traducteur a dû se trouver captive, embarrassée dans les mille
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replis de la période poétique du poème indien.          
        Puis vient la cosmogonie de Manou, extraite du premier livre du code de lois qui porte le nom de lois qui porte le nom de cet ancien sage. Cette cosmogonie, si importante pour ceux qui s’occupent d’étudier les langues et les langues et les doctrines orientales, importante surtout relativement au second livre de l'ouvrage de Schlegel, a été traduite avec le livre des lois en entier par M. Loiseleur des Longs-Champs, dont la belle version est plus claire, plus liée, jette un peu plus de jour à travers la pensée primordiale, et rend un peu plus visibles que ne le fait la traduction de Schlegel les ténèbres épaisses de cette cosmogonie.
        Des huit premières lectures du Bhagavatgita, Frédéric a extrait un choix de sentences et de passages les plus intéressants pour la morale et pour la pensée qui s'y trouve contenue. Ce poème philosophique, extrait lui-même du Mahabharat, et si célèbre pour la notion parfaite qu'il donne du panthéisme idéaliste en Orient, et dans l'Inde en particulier, a été traduit sur l'excellente traduction de Wilkins, dans un livre probablement assez rare, et imprimé à Londres sous les yeux du traducteur anglais, par M. Parraud, de l'académie des Arcades de Rome; j'ai fait usage en plusieurs rencontres de cette version, fort bonne et assez conforme à la version alle-
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mande pour faire croire que l’auteur de cette dernière n’a point négligé d’avoir sous les yeux celle de Wikins.
        Le dernier morceau est inconnu enFrance, où nous avons deux traductions du célèbre drame de Kalidas, celle de Bruguère traduite de Williams Jones, et une autre bien autrement autorisée, puisqu'elle est de l'illustre indianiste Chézy, le premier qui, en France, se soit livré avec une vraie persévérance à l'étude du sanscrit; il a aussi laissé quelques fragments des autres grands poèmes de l'Inde. Mais on ne connaît pas en France le poème d'où a été tiré postérieurement le drame de Sacontala; et c'est de ce poème, respirant un caractère antique et primitif, qu'ont été tirés les deux fragments qui nous sont donnés par Schlegel et dont le second surtout, iI faut le dire, est d'une ravissante inspiration.
        En général il est à regretter que nos indianistes se soient trop peu attachés à nous faire connaître les beautés de la poésie indienne. Le petit nombre de ceux qui travaillent sur le sanscrit s'occupent de matières moins attrayantes, plus sévères, et se concentrent d'une manière plus spéciale dans l'exploration des dialectes et des débris historiques : il faut les en louer; mais le goût de la langue et de la littérature des Indiens se propagerait davantage si leurs monuments
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poétiques étaient plus répandus. On nous donne seulement de temps en temps, comme nous le faisons nous-meme ici, des versions de versions, dont il faut se contenbter faute de mieux. Sous ce rapport, les chefs d’œuvre du théâtre indien, traduits de l'anglais de Wilson par M. A. Langlois, auteur des Monuments littéraires de l’Inde, sont une précieuse publication qui nous fait parfaitement connaître le génie dramatique de ce peuple si poétique et si ingénieux; mais ce n'est encore qu'une traduction de seconde main.
        M. Bopp, à la suite de sa grammaire sur la conjugaison indienne comparée, a placé de très beaux fragments des grands poèmes de l’Inde, traduits aussi en vers allemands avec la forme indienne dans le genre du travail de notre Schlegel. Le principal de ces fragments a pour objet les penitences de Viswamitra; c'est l'histoire d'un gouverneur de Rama, un tchatrya qui devient brahmane en vertu de ses saintes et merveilleuses expiations. C'est aussi le même dont la faiblesse est racontée dans le fragment de Sacontala, traduit par Schlegel. Il y a encore dans M. Bopp d'autres fragments, généralement traduits d'après des traductions de Colebrooke, tels que le combat des Géants, et des extraits en prospe des Védas, parmi lesquels il y a une hymne au soleil qui est de la plus grande élévation.
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        Au reste, si l’on veut connaître un excellent compte rendu du progrès et de l’état actuel de la science indienne en Europe, et en particulier une notice des principales traductions des poètes indiens qui ont pu être faites en Allemagne et en Angleterre, il faut lire un excellent écrit publié en 1832 en langue française, sous le titre de «Réflexions sur l'étude des langues asiatiques, adressées a sir Macintosh par M. Wilhem Schlegel». Cet écrivain est le frère de celui dont nous publions le présent ouvrage ; il a suivi la même carrière que son frère, et s'est avancé bien plus loin dans l'étude du sanscrit, auquel il a fini par se consacrer presque entièrement, tandis que Frédéric, jusqu'à sa mort encore récente, s’était surtout tourné vers les études philosophiques dans leur application aux matières générales d'histoire, de littérature et d'art.
        Nous n'avons plus qu'a faire connaître quelques détails relatifs au travail même de notre traduction. Bien que le livre de Frédéric Schlegel ne fût pas encore traduit en français, il en existait des fragments que je vais mentionner. D'abord, à la suite d'une traduction de l'essai d'Adam Smith sur la première formation des langues, un petit volume in-12, par M. Manget, imprimé à Genève en 1809, on trouve la traduc-
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tion de la partiue linguistique du livre de Schlegel. Cette version, d’aileurs fidèle, est tronquée en divers endroits, et on a particulièrement supprimé tous les curieux détails relatifs à la conférence de l’indien et du persan. Nous avons eu cette traduction sous les yeux, en ne cessant de la modifier et d'en changer totalement les formes.
        J'ai parlé précédemment de la traduction des lois de Manou par un savant français, traduction qui s'écarte trop de celle de Schlegel pour avoir pu nous servir. Il n'en est pas de même de celle du Bhagavatgita dont j'ai parlé plus haut, traduction faite d'après Wilkins, et assez conforme à celle de Schlegel pour faire croire que celui-ci avait dû suivre d'assez près le traducteur anglais.
        Du reste, je me hâte d'avouer que n'ayant jamais voyagé en Allemagne, et malgré une étude assez longue de la langue de ce pays, je me serais trop défié de mon propre travail pour me passer d'un contrôle bien autorisé; je n'aurais pas cru pouvoir publier cette traduction (et ce sera ma règle aussi, dans le cas où plus tard j'entreprendrais quelque autre publication du même genre et non moins utile) sans emprunter un secours soit de préparation soit de révision auprès de quelque étranger qui se serait pénétré de cette langue si difficile, dans une longue fréquentation des universités de l'Allemagne. Ici je
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me plaît à remercier M. Thomas Odynecki, jeune réfugié plein de mérite, et à qui je présagerais de lavenir, si l’on pouvait former des espérances aussi aisément que des vœux pour sa noble et malheureuse patrie.
        Il me faut encore faire une observation ; elle est relative à la variété à l'indécision trop fréquente avec laquelle les noms indiens se trouvent écrits dans ma traduction. Évidemment une pareille publication ne doit rien apprendre à ceux qui sont versés dans les langues indiennes; et si j'avais moi-même ce bonheur, j'aurais pu entreprendre autre chose que le modeste travail que j'offre ici aux amis de l'étude en général. Aussi puis-je avouer que je n'avais aucun système sur l'orthographe des noms indiens. Dans la première partie j'ai suivi fidèlement celle indiquée par Schlegel ; ce qui caractérise particulièrement cette orthographe, c'est de voir l'o dominer presque exclusivement dans le système des voyelles. Mais plus loin en avançant dans le volume, ce système, malgré la justification que l'auteur en fait dans la préface des poésies, m'a semblé tellement contraire à l'usage adopté par tous les indianistes, qui mettent l'a presque partout où Schlegel met l'o ; et ce même système d'orthographe ou de prononciation devient d'ailleurs si étrange, lorsqu'il s'agit des noms désormais
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fort connus des dieux ou des personnages qui remplissent chaque ligne des poésies, qu’il met arrivé insensiblement à moi-même de changer le système que j’avais reçu au commencement, et de réformer, au moins pour les nomns historiques, l'orthographe de mon auteur.
        Je ne parle point de l'appendice qui termine cet ouvrage ; le lecteur jugera s'il est de quelque intérêt et jette quelques lueurs sur les points de philosophie orientale abordés par Schlegel. Nous le répétons, la philosophie du livre de Schlegel est l'objet spécial qui a engagé à le publier. L'éditeur est un homme livré à une très longue pratique de l'étude et de l'enseignement de la philosophie ; il désirerait que son travail ne fût point stérile, soit pour les études classiques, soit pour ceux qui conservent dans le monde le goût des choses sérieuses et des hautes spéculations de l'esprit.