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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Albert Sechehaye : «Les problèmes de la langue à la lumière d'une théorie nouvelle», Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, t. 84 (juillet à décembre 1917), pp. 1-30.

 

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I/
       
L’Antiquité et la Renaissance n’ont connu que la grammaire, c’est-à-dire l’art de ramener un certain usage à des règles empiriques. La grammaire exige de l’érudition, un peu de logique, quelquefois de la subtilité d’esprit, mais ses fins sont toutes pratiques. Si elle favorise le maintien d’une correction convenue dans la parole et dans les écrits, elle ne nous apprend rien d’essentiel sur le phénomène du langage et sur ses lois naturelles.
       Au commencement du xixe siècle, l’étude du sanscrit et des doctrines des antiques grammairiens indous vint forcer les savants à sortir de l’ancienne ornière en leur montrant un aspect du problème linguistique qui, par on ne sait quel miracle d’inattention, avait jusqu’alors échappé à leur regard.
       On vit alors avec évidence que cette langue était unie par les liens d’une parenté étroite avec nos langues classiques, le grec et le latin, avec les idiomes germaniques et avec tout un faisceau de langues qui forment entre elles une famille : la famille indo-européenne. Franz Bopp est le premier qui, dans un ouvrage publié en 1816, étudia ces rapports avec une exacte méthode et établit ainsi scientifiquement cette parenté linguistique, conséquence et témoignage d’une commune origine de tous les peuples qui parlent ces idiomes congénères.
       Tel fut le point de départ de la linguistique proprement dite, de la science moderne du langage. Cette science a découvert que les langues existent dans le temps, qu’elles ont un passé, une histoire, que leurs formes, leurs mots sont comme d'antiques médailles dont le témoignage fournit des révélations inattendues.
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       Cette science est armée d’une méthode comparative, qui pourra dans la suite être perfectionnée, mais suffisamment rigoureuse déjà pour assurer de beaux résultats. Du premier coup la linguistique est incorporée au grand mouvement de recherches qui portait avec ardeur les esprits de ce temps-là vers les reconstitutions historiques.
       Cependant il ne faut pas demander à Bopp et à ses disciples ce qu’ils pensent de la langue en général, de ses grandes lois, de ses origines. Cet objet auquel ils ont découvert des propriétés et des aspects inattendus, ils l’ignorent, ou ils le connaissent mal. Dans le domaine des faits particuliers leur investigation fait sans cesse de nouvelles conquêtes ; le champ de la «grammaire comparée», comme on disait alors, s’étend tous les jours; on applique ses méthodes successivement aux langues germaniques, aux langues celtiques, aux langues sémitiques, touraniennes, etc. Mais quand on fait de la théorie, on s’abandonne le plus souvent à de singulières divagations.
       Ceci se passait, ne l’oublions pas, en pleine période romantique; c’était le moment où l’on s’engouait avec un enthousiasme un peu naïf pour tout ce qui se perd dans la nuit des temps, et où l’imagination, enfin délivrée, célébrait sa liberté nouvelle par des excès. Nos «comparatistes» furent romantiques à leur manière, ils furent hypnotisés par ce qu’il y avait de plus obscur dans leur science, par les mirages d’un passé mystérieux. Ils aimèrent à se représenter à l’origine un âge d’or, une période de création dans une sorte de paradis grammatical.
       Au commencement, pensaient-ils, il y avait des racines, éléments du futur organisme linguistique ; ces racines significatives se sont agglomérées en mots, en formes fléchies. Ce fut alors une époque de perfection, une jeunesse de la langue dont le sanscrit nous offre encore quelque lointaine image. Puis vint — pourquoi ? — la chute, la décadence. Les mots s’usent avec le temps, se ratatinent, se défigurent; la langue se corrompt. Toutes sortes de malentendus et de confusions troublent le bel ordre primitif. C’est l’âge de la décrépitude.
      On remarquera comment dans cette pensée — dont Max Müller a été le vulgarisateur — un certain mysticisme poétique se mélange avec un goût marqué pour les analogies tirées de l’histoire natu-
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relle. Auguste Schleicher, un grammairien qui s’occupa aussi de biologie végétale, a tenu ce pari, dans l'introduction de son ouvrage sur la Langue allemande[1], d’assimiler jusque dans les détails la naissance, le perfectionnement et la décadence d’une langue au devenir d’un organisme vivant. Peut-être voyait-il dans la rigueur de ce parallélisme un gage certain du caractère scientifique de ses spéculations. En réalité de telles théories tout imaginatives n’étaient en aucune façon liées aux progrès de la grammaire comparée. Leur vanité se trahit par leur inutilité. C’étaient de pures superfétations qui plaisaient aux esprits aventureux, mais qui encombraient la science sans aucun profit et au risque de la fausser. Aussi ces doctrines ont-elles été sans autorité vraie, et le moment devait venir où l’on sentirait l’impérieux besoin de réagir contre elles.
       Malheureusement l’école qui s’est chargée de cette besogne en a plutôt vu le côté négatif.
       Autour de 1875, il se forma en Allemagne, à Leipzig, à Iéna, un groupe de jeunes savants à l’esprit novateur. Brugmann, Delbrück, Leskien, Braune en sont les noms des plus connus. Ils affichèrent un programme nouveau. Ils s’appelèrent les «Jung-grammatiker», la «jeune grammaire», si l’on veut, ou les néogrammairiens comme on l’a traduit.
       Très savants, ouvriers actifs du progrès par leur louable désir de rompre avec toutes les routines, ils ont proclamé en matière de théorie un principe absolument juste et qui aurait été fécond s’ils en avaient tiré toutes les conséquences. La langue, disaient-ils, dans ses périodes anciennes n’a pas pu être d’une nature essentiellement différente de ce que nous la voyons être aujourd’hui : il faut donc juger du passé d’après le présent, et chercher à comprendre ce qui s’est produit jadis par l’analyse de ce qui se produit aujourd’hui.
       Ce principe amène tout droit à l’étude directe des faits tels qu’on les observe immédiatement dans le parler autour de nous et en nous. Mais les néogrammairiens sont les fidèles continuateurs de Bopp. Le grand fait auquel ils s’attachent, c’est celui qu’on observe en comparant les formes les plus anciennes d’un idiome avec ses formes plus récentes : c’est la transformation
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régulière des sons. La matière dont nos mots sont faits n’est pas stable, elle se transmue peu à peu. Le a du latin mare est devenu e dans mer, tout comme celui de pater dans père, et les changements de cette espèce en s’additionnant défigurent insensiblement les mots et la langue jusqu’à les rendre méconnaissables (qu’on compare par exemple le latin vitellum et son continuateur français veau). En bons positivistes qu’ils étaient, les tenants de la nouvelle école ont cru que ce fait d’ordre matériel et tombant sous le coup de la constatation empirique constituait le facteur essentiel du devenir des langues.
       Il est vrai qu’ils ont corrigé cette affirmation trop catégorique en faisant, à côté des transformations phonétiques, une place à l’analogie, c’est-à-dire à l’intervention de l’esprit, qui peut construire des formes inédites selon certains modèles en dépit de la tradition; par exemple, quand un enfant dit je suirai pour je serai ou des chevals pour des chevaux, il construit une forme analogique. Mais ce correctif n’est pas suffisant, parce que les néogrammairiens se contentent d’opposer ainsi l’esprit à la matière et la matière à l’esprit dans le devenir du langage ; ils schématisent leur opposition dans deux faits saillants sans pousser plus loin l’analyse et sans se soucier le moins du monde de résoudre cette antinomie. Or cette antinomie, c’est justement le grand problème que nous retrouverons tout le long et jusqu’au bout de notre exposé.
       Cette école pousse aussi loin que possible la méfiance à l’égard de la spéculation théorique; elle s’imagine que l’observation éclairée suffit pour connaître une langue et toutes les langues, et que les transformations qu’on constate en elles expliquent leurs états successifs, comme un éboulement explique la forme nouvelle que vient de prendre une montagne. Oubliant que l’éboulement lui-même a besoin d’une explication, elle déclare par la bouche de H. Paul, son principal théoricien : «la science de la langue, c’est l’histoire de la langue». Et c’est ainsi que le problème essentiel est, si nous osons nous exprimer ainsi, escamoté.
       Heureusement la pensée scientifique ne s’est pas arrêtée d’une façon durable à ce positivisme timide et un peu terre à terre. A aucun moment l’école néogrammairienne, qui impose d’ailleurs par la valeur scientifique de ses représentants, n’a régné sans conteste dans le domaine de la théorie.
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        En 1896, le brillant Essai de sémantique de Michel Bréal était — sous une forme peut-être un peu décousue, mais sans doute d’autant plus accessible à la majorité des lecteurs — une vive revendication en faveur de l’interprétation psychologique de tous les accidents auxquels la langue est exposée.
       Depuis que Wilhelm Wundt a publié ses deux gros volumes sur le Langage[2], où il utilise l’immense apport de la linguistique moderne comme un vaste document de psychologie collective, on a vu les savants d’outre-Rhin suivre le mouvement marqué par lui. Le scepticisme positiviste est désormais vaincu ; on a cessé de craindre les mirages romantiques devenus inoffensifs, et l’on croit à la vertu de la psycho-physiologie moderne pour résoudre les questions premières que le langage pose devant nous.
       D’un autre côté une école assez remuante, celle de l’Italien Croce, de l’Allemand Vossler et de quelques autres, secoue la poussière des laboratoires et l’attirail rébarbatif d’une science trop aride pour proclamer les droits exclusifs du sentiment et des critères esthétiques dans l’interprétation des faits linguistiques. Tout dans la langue, formes, constructions, sons, contribue à revêtir la pensée individuelle ou collective d’un vêtement approprié à son caractère propre; la grammaire véritable n’est qu’une science du style élargie. Celle qui essaie de systématiser la complexité vivante de l’usage dans de petites règles n’est qu’une fausse grammaire, une science artificielle bonne tout au plus pour des écoliers.
       A Louvain le père jésuite van Ginneken donne en 1904 et 1906 ses Principes de linguistique psychologique[3] et pense pouvoir, par l’observation et la classification d’une quantité de faits empruntés à divers idiomes, conclure de la langue au mécanisme de la pensée. Il établit ainsi toute une analyse ingénieuse et originale des modalités de la vie psychique qui, selon lui, entrent en jeu dans la genèse et dans l’exercice du langage.
       En même temps, c’est-à-dire à une époque toute contemporaine, une école française, plus prudente et probablement mieux avisée que les autres, s’efforce de rattacher la psychologie de la langue à la psychologie sociale : elle voit dans le phénomène qui donne lieu
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à la parole articulée et organisée une fonction de la société pensante et agissante, et elle s’inspire dans ses théories des doctrines de Dürkheim et de Waxweiler. M. Meillet en est le représentant le plus autorisé.
       Un trait est commun, comme on le voit, à tous ces efforts récents : c'est le désir de rattacher l’étude de la langue à celle de l’esprit humain et de faire entrer par là la linguistique dans le vaste ensemble des sciences psychologiques.
       Il y a là quelque chose d'absolument justifié. Le vaste ensemble des sciences humaines forme un tout bien ordonné où chaque science trouve sa juste place dans une connexion naturelle avec toutes les sciences voisines. Quoi donc de plus indiqué que de chercher dans l’ensemble des sciences psychologiques la place qui revient de droit à la linguistique? Quel que soit le rapport entre le langage et la pensée qu’il exprime, il semble bien qu’aucun autre rapport plus direct ne le relie à aucune autre chose.
       Sans doute, mais si la linguistique est de la psychologie, il faut s’étonner qu’à une époque où cette dernière science a été l’objet d’études si suivies, si larges, si fécondes en résultats, la science théorique du langage ne se soit pas trouvée constituée comme du même coup. Et on doit se demander comment il se fait qu’au moment où l’on essaye de toutes parts d’expliquer le phénomène linguistique par les principes de la psychologie, on constate tant de divergences et d’incertitudes sur la manière dont il convient de s’y prendre.       
       Ne serait-ce pas que l’équation que l’on pose en assimilant l’objet de la linguistique à celui de la psychologie — vraie dans le fond, nous en sommes tous persuadés — est peut-être moins immédiate, moins simple qu’il ne le paraît au premier abord?
       En un mot, ne serait-ce pas que cet objet de la linguistique n’a pas encore été suffisamment défini? qu’il y aurait entre la langue et la pensée un facteur disparate, qui trouble tous les rapports qu’on prétendrait établir entre ces deux termes, aussi longtemps qu’on ne l’aura pas déterminé pour le mettre à part et lui faire sa juste place?
       Or voici un nouveau théoricien de la langue dont la pensée — très bien informée — s’est cependant mûrie en dehors du grand courant de la pensée actuelle. Voici une théorie qui semble pro-
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céder tout entière d’une considération obstinée et presque exclusive de cet élément disparate dont nous venons de parler.
       Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure est peut-être l’effort le plus conscient, le plus tenace qui ait jamais été fait pour saisir l’objet même de la linguistique dans sa nature spécifique parmi tous les objets de science, et pour fournir par là à l’étude du langage une meilleure base théorique.

II
       On sait par quel coup d’éclat Ferdinand de Saussure a inauguré sa carrière. En 1878, étant encore étudiant, il publia son célèbre Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo- européennes.[4]
       
Les premiers comparatistes, en cherchant à reconstituer le système des sons dont se servaient les ancêtres communs de la famille indo-européenne, étaient loin d’avoir rencontré toujours l’exacte vérité. On ne saurait s’en étonner. En ce qui concerne les voyelles ils avaient été particulièrement malheureux. Trompés par l’exemple du sanscrit, ils avaient cru que l’idiome primitif ne possédait pas d’autre voyelle ouverte que le a, entre les deux voyelles fermées i et u (ou). Cette erreur avait déjà été corrigée; on savait que l’indo-européen, semblable en cela au grec et au latin, possédait une gamme plus riche de voyelles, que le e et le o en particulier y jouaient un rôle important. Des découvertes récentes venaient de jeter de vives lumières sur cette question et faisaient pressentir certaines règles d’une application assez large et selon lesquelles une même racine pouvait présenter divers états vocaliques alternativement (type grec : léip-ô, lé-loip-a, è-lip-o).
       Saussure, dans son Mémoire, faisait sur cette question une pleine lumière et découvrait d’un coup la vérité que sans lui la science aurait peut-être mis dix ans à discerner bribe par bribe. Il démontrait l’existence en indo-européen d’une certaine voyelle brève, dont le timbre ne peut pas être connu avec certitude, mais dis-
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tincte de toutes les autres et que jusque-là personne n’avait su reconnaître. Pareil à Herschel découvrant la planète Uranus et établissant par là l’équilibre du système solaire, Saussure, en faisant entrer en ligne de compte cette nouvelle voyelle et ses combinaisons avec les autres sons de la langue, montrait que tout le système vocalique de l’indo-européen était réglé par quelques principes phonétiques et grammaticaux relativement simples et d’une application rigoureuse. Toutes les formes reconstituées, même les plus disparates et les plus rebelles, obéissaient à la nouvelle théorie.
       Le génie du jeune maître se manifestait dans ce besoin impérieux de systématisation lucide, servi par une maîtrise incomparable dans l’art d’arracher aux faits les plus complexes le secret des vérités générales.
       C’est là la marque caractéristique de son esprit, et on la retrouvera dans toute sa production ultérieure. Il est même certain que si celle-ci a été trop restreinte, c’est que le savant a été jusqu’à un certain point paralysé par ce besoin d’obtenir partout des conclusions essentielles. Cependant il est à côté de la grammaire historique un domaine où il a pu se livrer tout à son aise à cette recherche passionnée d’une solution qui dénoue tout un vaste problème. Saussure n’était pas homme à se contenter en matière de langue de la science des faits. Derrière le problème historique son esprit encyclopédique, ouvert à toutes les curiosités, vraiment humain, discernait le problème philosophique, celui du langage en général, de sa nature, de ses causes profondes, de sa vie. Et cette question, qui devait exercer sur son esprit subtil et hardi une attirance d’autant plus forte qu’à l’examen elle lui parut plus obscure, fut dès le début et pendant toute sa vie l’objet de ses méditations.
       Sans doute il ne s’arrêta pas longtemps aux doctrines professées par la vieille école en matière de théorie linguistique. Dès qu’il pensa par lui-même, il jugea et condamna les doctrines romantiques d’un Schleicher ou d’un Max Müller.
       Mais il ne s’arrêta pas beaucoup plus aux idées que des penseurs de plus d’autorité — un Humboldt, un Steinthal — avaient professées en matière de langue. Par exemple Humboldt, jetant un défi à l’ancienne grammaire, a proclamé dans un aphorisme célèbre que le langage n’est pas une œuvre, un «érgon», une chose con-
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stituée, mais une énergie, une «enérgeia», une fonction, quelque chose de vivant. Or ceci est vrai ou faux selon ce qu’on envisage. Dès le début, sans doute, Saussure fut persuadé que le commencement de la sagesse, lorsqu'il s’agit de linguistique générale, consiste à se persuader que le problème n’est pas simple, que le langage est un phénomène complexe qui réunit des aspects hétérogènes, quelquefois antinomiques et contradictoires. Il n’y a pas là un problème, mais un enchevêtrement de problèmes qu’il faut d’abord débrouiller et classer. On ne saurait donc, quand il s’agit de poser les bases de la linguistique, se contenter d’une seule vue, quelque intéressante qu’elle puisse être.
       Se trouvant à Leipzig au moment même où la nouvelle école se dressait contre l’ancienne et proclamait ses principes avec une ferveur juvénile, Saussure ne s’abandonna pas à l’enthousiasme ambiant, il se tint sur la réserve, un peu sceptique. A cette époque un livre avait déjà sans doute exercé une profonde influence sur sa pensée et l’avait orientée dans la bonne direction : nous voulons parler de l’ouvrage du sanscritiste américain Whitney, La Vie du langage (publié en 1875). Il nous faut en dire quelques mots.
       Comme les néogrammairiens, Whitney, leur contemporain, entend rompre définitivement avec les conceptions qui font de la langue une sorte d’être mystique. Du domaine de la fiction poétique il veut nous ramener sur le terrain de l’observation et de l’histoire. Cependant il le fait d’une manière plus complète que l’école néogrammairienne. Celle-ci insiste trop sur les transformations régulières des sons, qui semblent repétrir de siècle en siècle la matière phonique du langage comme en vertu d’une nécessité interne et d’un processus automatique. En s’imaginant que cette nécessité interne est le grand facteur de l’évolution, elle attribue encore à la langue une sorte de vie propre, et lui conserve par là quelque chose d’inexplicable, d’irréductible aux lois générales de l’histoire.
       Whitney, au contraire, déclare ouvertement que tout dans le langage doit émaner en dernier ressort de la volonté humaine. L’homme veut communiquer sa pensée. Son effort dans ce sens l'a porté tout naturellement à créer des signes, un ensemble de procédés conventionnels, une langue. Cela s’est fait par tâtonnements, sans délibération, sans méthode arrêtée, mais par un concours de
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volontés individuelles apportant chacune à l'occasion quelque chose à la création collective. Nier que la langue soit l'œuvre de tous, c’est prétendre que la fourmilière croît toute seule ou autrement que par la somme des efforts d’une quantité de petites fourmis. Quand on baptise un enfant, on sait qu’une personne a proposé de l’appeler Henri, Jacques ou César, et que d’autres y ont consenti. Ici l’action libre, quoique déterminée par certains motifs, est évidente. Mais si l’on cherche pourquoi nous appelons aujourd’hui un chat, un chat et un cheval un cheval ou un soldat français un poilu, plutôt que de leur donner d’autres noms, ce sera toujours en dernière analyse par l’effet d’une certaine somme d’initiatives et de consentements libres, quoique motivés, qu’il faudra l’expliquer.
       La langue est donc une institution humaine. Comme toutes les institutions humaines, elle varie d’un pays à l’autre et elle évolue à travers le temps. Elle est une coutume qui ne se rapporte ni à l'habitation, ni à la nourriture, ni à la constitution de la famille, ni au culte de la divinité, mais à la communication des pensées. De même que l’homme a choisi le bois, la pierre ou le bronze pour faire ses premiers instruments, il a choisi les procédés vocaux, le son de la glotte et l’articulation buccale comme étant la meilleure matière dont il pût former les signes de son langage. De même que l’enfant naissant hérite par l’éducation de certains procédés techniques, de certaines connaissances ou croyances traditionnelles, de certaines coutumes, il hérite aussi du langage de ses parents. Par tous ces héritages il est mis au bénéfice de ce que les générations antérieures ont su inventer d’utile. Il pourra à son tour modifier ou ajouter quelque chose à ce patrimoine collectif et le léguer à ses descendants. Enfin, de même que les hommes qui ont créé les premiers outils ne visaient qu’à une fin immédiate et toute pratique de défense, de nourriture, etc., les gens qui ont les premiers à utiliser des signes phoniques conventionnels n’obéissaient qu’à quelque besoin actuel : il s’agissait de donner un ordre, d’adresser une prière, de se procurer un renseignement nécessaire. Cependant ces premiers efforts humains portent en germe des résultats beaucoup plus vastes que ceux qui ont été directement atteints. La technique du sauvage, en se perfectionnant, devient l’automobile et la télégraphie sans fil, toute la science par laquelle l’humanité
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moderne maîtrise et connaît la nature. La coutume ou la croyance la plus primitive est un premier balbutiement de morale ou de religion. Et quelques signes conventionnels utiles, c'est déjà la parole humaine, et ce magnifique instrument par lequel l'homme possède sa pensée et donne essor à son intelligence.
       Nous verrons ce que Saussure objectera à cette assimilation trop complète de la langue à toutes sortes d’institutions humaines. Mais son esprit s’empara de ce principe initial : le langage est avant tout un ensemble de coutumes organisées. Ce fut pour lui le bout de cet écheveau qu’il s’agissait de débrouiller. Tout son effort porte désormais sur cette tâche unique : corriger, compléter, transformer Whitney, tout en restant sur le principe très simple et très évident qu’il avait posé avec tant de force et de bon sens.
       Ce qu’il vit au cours de ce travail, il ne se hâta pas d’en faire part au dehors. C’est seulement dans les dernières années de sa vie qu’il donna un enseignement régulier sur ces matières; et le Cours de linguistique générale, où sa doctrine a trouvé son expression, est un ouvrage posthume publié d’après les notes de ses élèves.

III
       La doctrine de Ferdinand de Saussure peut se ramener à un certain nombre de principes ou de thèses, car il s’agit plutôt d’une série d’affirmations qui se déduisent successivement d’un principe commun.
       La première de ces thèses nous dit que, dans l'ensemble mal déterminé des phénomènes que l'on désigne sous le nom de langage, il faut distinguer deux choses : la langue et la parole.
       Si cette distinction n’est pas absolument nouvelle, Saussure a cependant le mérite de l’avoir posée avec l’insistance qui convient, et d’en avoir fait la pierre angulaire de tout l’édifice de la linguistique.
       La parole, ce sont tous les actes par lesquels nous communiquons notre pensée. Quand je parle, j’accomplis un acte de parole. Quand j’entre dans une salle où une société animée est réunie, c’est la parole qui de tous les côtés frappe mes oreilles. Une lettre,
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un livre est une manifestation de la parole fixée et comme immobilisée par l’écriture. La parole est toujours individuelle, occasionnelle, acte particulier; mais tous les actes qui sont de son ressort obéissent à une certaine loi conventionnelle, qui en assure l’intelligibilité; cette loi, qui nous est imposée par le milieu où nous vivons, c’est la langue.
       La langue se définira donc : l’ensemble des conventions adoptées dans une collectivité donnée pour assurer l’intelligence de la parole. Un dictionnaire français et une grammaire française, à supposer qu’ils fussent parfaitement bien faits et qu’ils pussent l’être, représenteraient la langue française, le code de tous ceux qui parlent français. Mais, en réalité, ce code est écrit non pas sur du papier, mais dans les habitudes, donc dans la matière cérébrale des sujets parlants. Tous les membres d’une même collectivité, village ou nation, possèdent un ensemble d’habitudes identiques, c’est-à-dire une même langue, qui est le bien de tous.
       C’est la langue qui est cette institution sociale dont parlait Whitney, tandis que la parole est toujours un acte individuel, elle est énergie et fonction, selon la définition de Humboldt. C’est sur l’étude de la langue, considérée comme facteur spécifique du langage humain et objet propre de la linguistique, que s’est concentrée la pensée de Saussure.
       Des thèses qui suivent, trois concernent la nature de cette institution linguistique, et les suivantes se rapportent à ses évolutions, à son devenir, à sa vie. Commençons par celles qui touchent à la nature de la langue.
       La langue donc, détachée de la parole, de l’action de parler, et considérée en elle-même, est un objet de science d’une nature toute particulière et qui demande à être exactement connue. Institution sociale, comme les lois qui nous régissent, comme nos mœurs, nos croyances, elle appartient à la catégorie très distincte et très spéciale des institutions sémiologiques ou des systèmes de signes admis à l’intérieur d’une collectivité.
       Les formes de politesse, certains rites religieux, les insignes militaires, les systèmes convenus de signaux, les signes usuels des sourds-muets, les chiffres, l’écriture, etc., sçnt des institutions sémiologiques. La langue n'est qu'un cas particulier — le plus
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important peut-être — d'un cas général, et les problèmes qui la concernent doivent être considérés avant tout comme des problèmes de sémiologie. C'est ainsi que nous pourrions formuler la seconde thèse, dont la portée est considérable.
       Par elle la linguistique se situe à sa juste place et dans ses connexions naturelles dans l'ensemble des sciences. En outre cette thèse a d'importantes conséquences pratiques.
       En effet, tandis que Saussure, en distinguant la langue de la parole, prévient une confusion sans cesse renaissante entre ce qui dans le langage est du ressort de la psychologie individuelle (la parole), et ce qui est du ressort de la psychologie collective et sociale (la langue), il veut, en situant le problème linguistique dans la sémiologie, prévenir une autre confusion non moins courante et non moins fatale. Il y a un problème des institutions sociales en général, qui se résout par la connaissance et l'application des principes de la psychologie collective ; mais parmi ces institutions, les systèmes de signes posent un problème distinct, beaucoup plus délicat, qui demande des principes particuliers. Et c’est là justement l'erreur de Whitney; s’il a eu raison de dire : la langue est une institution sociale, il a eu le tort de ne pas ajouter : mais c'est une institution qui ne ressemble pas à nos mœurs ou à nos lois, et dont on ne saurait juger par l'analogie de celles-ci. Là où l’auteur de la Vie du langage trace un saisissant parallèle, Saussure veut au contraire qu’on distingue et qu’on voie bien la disparité des cas.

        En quoi consiste le caractère spécial de la sémiologie? Par où dépasse-t-elle en complication la psychologie collective? Une troisième thèse va nous répondre en disant que toute sémiologie est essentiellement une science des valeurs.
       
Voilà le nœud de la question, et c’est ici qu'il faut insister et s'expliquer.
       Le terme de valeur nous est familier dans le domaine économique. A une valeur tout ce qui nous est utile ou ce qui peut être échangé contre quelque chose d’utile. On s'imagine volontiers qu’il y a des valeurs conventionnelles, celle d’un billet de banque par exemple, et d'autres qui sont naturelles et pour ainsi dire inhérentes aux choses, comme celle d'un sac de blé. Cependant les éco-
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nomistes savent bien que même ces valeurs dites naturelles dépendent de l’offre et de la demande, et qu’elles varient selon des conditions extérieures aux objets. Chacun s’en aperçoit en un temps où de grands événements politiques s’accompagnent d’un renchérissement général de toutes les denrées. Mais si certaines circonstances peuvent faire renchérir le blé et le mettre hors de prix, il en est d’autres aussi qui pourraient l’avilir ou même lui faire perdre toute sa valeur. Pour que notre sac de blé vaille quelque chose, il faut qu’il y ait suffisamment d’hommes, d’êtres intelligents et capables de calcul, qui aient besoin de blé pour vivre; et même ces hommes existant, si l’on suppose que par quelque caprice maladif ou par quelque scrupule superstitieux ils s’obstinent à jeûner ou à se nourrir d’autre chose, le sac en question ne vaudra pas un sou. Le besoin qui vient de la nature n’est rien sans le désir et la volonté, et en dernière analyse ce qui est indispensable pour déterminer une valeur, c’est la volonté humaine.
       Et puisqu’il en est ainsi, il faut conclure qu’une valeur de pure estimation ou de fantaisie, donc arbitraire (retenons ce mot!), par exemple d’un objet de curiosité, un timbre-poste rare, ou une simple valeur de jeu (un as d’atout au jeu de bésigue ou un roi à l’écarté), réalise bien mieux que le blé ou les pommes de terre le type abstrait de la valeur pure, car la volonté humaine y agit toute nue.
       Cependant une volonté humaine isolée ne peut constituer une valeur. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la psychologie individuelle, mais bien dans celui de la psychologie sociale. Le prix que j’attache à une chose ne suffit pas pour lui conférer une propriété spéciale, aussi longtemps que personne ne s’avise de partager mon sentiment sur ce point. Deux personnes au moins sont nécessaires pour qu’un objet commence à valoir, et la valeur que ces deux personnes sont convenues de lui attribuer ne devient stable que si elle est corroborée par le consentement général. Les timbres-poste, qui ne sont en eux-mêmes que de petites vignettes plus ou moins artistiques, plus ou moins salies par l’oblitération, sont cotés sur le marché de par la volonté de la foule des collectionneurs, et l’as d’atout du joueur de bésigue est précieux non seulement par le consentement du parti adverse, mais aussi en fonction du jugement identique qu’en portent tous ceux qui pratiquent les lois
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sacro-saintes de ce jeu. Ces valeurs nous sont imposées pour ainsi dire par une autorité collective.
       Or n’est-il pas évident qu’il en est de même en ce qui concerne la langue? Tout système de signes est composé de termes significatifs. La langue peut être ramenée, si l’on veut, pour simplifier la démonstration, à une collection de mots qui ont chacun leur sens. Nous disons un cheval, une maison, un livre pour désigner certains êtres, certains objets. Mais en vertu de quoi ces termes sont-ils significatifs? Ils n’ont en eux-mêmes aucune qualité expressive. Tels que nous les trouvons dans la langue d’aujourd’hui, ils sont purement arbitraires, c’est-à-dire qu’ils doivent leur sens à une convention créée par la volonté humaine, et cette volonté n’est pas individuelle, mais collective. Une sorte de consentement général s’est créé de quelque façon autour de ces faits : cheval = *, maison = **. C’est ce consentement qui confère à ces valeurs leur stabilité, leur réalité, ou pour mieux dire, c’est lui qui les constitue.
       Sans doute il y a d’autres systèmes sémiologiques qui contiennent certaines valeurs plus ou moins naturelles — qu’on pense à nos signes de politesse, nos inclinations de tête, etc. —, mais la convention reste toujours le procédé indispensable et suffisant d’intercompréhension, et la langue, qui lui fait une place presque exclusive, est non seulement le plus important, mais aussi un des plus purs types de l’institution sémiologique. Mais voici un autre aspect de la question et une quatrième thèse.
       Une valeur n’existe jamais seule. Qui dit valeur, dit échange et système de comparaison. Quand on fixe un prix pour un tableau de maître, un bras cassé, une injure, c’est qu’on fait rentrer ces choses tant bien que mal dans le cadre des valeurs économiques. L’appréciation qui constitue la valeur porte moins sur les choses elles-mêmes que sur leurs rapports, et quand la valeur est toute pure et tout arbitraire, ce sont les seuls rapports qui entrent en ligne de compte. On ne peut nier que, pour un homme qui a faim, une miche de pain offre une valeur en elle-même (quel que soit le sens spécial qu’on attache à ce mot ici) ; mais pour en revenir à notre exemple des jeux de cartes, en quoi peut bien résider la valeur d’une carte donnée, d’un valet de cœur ou d’un as de carreau? Ce n’est ni dans le carton employé, ni dans la figure
[16]    
choisie — on emploierait aussi bien à cette fin (la question toute pratique du maniement mise à part) un jeton de métal, une fiche d'ivoire ou quoi que ce soit, et la figure du valet pourrait aussi bien être remplacée par celle d'un animal, par une figure géométrique ou un chiffre. Non, ce qui importe, c’est seulement le fait que cette carte est distincte des autres et la règle du jeu qui établit certains rapports entre ces cartes.
       Cette solidarité est si étroite entre les trente-deux figures d’un même jeu qu'une carte isolée est dépourvue de toute valeur, de toute efficacité, et qu'il en est de même d’un jeu dépareillé, fût-il composé des trente et une autres cartes. Une seule pièce manquant dans le système rend la règle du jeu absolument sans objet. Un système de valeurs est un équilibre de pièces ou de termes qui sont tous déterminés par rapport les uns aux autres.
       Cela est-il vrai de la langue? Ou bien les valeurs des systèmes sémiologiques échapperaient-elles à cette condition-là? On pourrait le croire à première vue. Le consentement général me force à attacher l’idée d’un certain animal à cette suite de syllabes : che-val. C’est là une règle de langue parmi beaucoup d'autres; mais en quoi est-elle solidaire de celle qui me fait attacher une autre idée aux sons : maison ou a-mi? Ne sont-ce pas là autant de faits distincts, indépendants?
       Erreur, réplique Ferdinand de Saussure, la langue n’est pas, comme on se l'imagine volontiers, une simple nomenclature, une collection d’étiquettes sur-une collection de choses. C’est un ensemble de signes tellement solidaires les uns des autres que chacun n'est constitué que par son opposition avec tous ses voisins. Et ceci est vrai des deux éléments qui entrent dans un terme de langue. Un mot comme cheval paraît avoir un son par lui-même et un sens à lui, mais Saussure nous déclare qu’il y a là une part d’illusion; la véritable raison d’être du mot cheval est en dehors de lui, dans tout le reste de la langue, car : ni les signes phoniques de la langue, ni les idées qu’ils représentent n'existent autrement que par les différences que l'on constate entre tous ces signes phoniques d'une part et toutes ces idées d'autre part.
       
Voilà la quatrième thèse, celle qui affirme le caractère solidaire, c’est-à-dire strictement différentiel, des valeurs linguistiques.
       Cette quatrième thèse demande quelques développements.
[17]              
       Il n’est pas difficile de se rendre compte, si l’on veut faire un petit effort d’abstraction, comment nos mots se tiennent en équilibre les uns les autres par les différences phoniques que nous constatons entre eux. Quand nous avons à établir une longue nomenclature de signes conventionnels, pour un code télégraphique par exemple, nous cherchons des termes dont l’unique qualité requise est de ne pas se confondre les uns avec les autres. Les éléments, sons ou lettres, que nous combinons à cet effet nous sont en eux-mêmes indifférents, pourvu qu’ils apportent avec eux les oppositions nécessaires. En théorie il n’en est pas autrement de la langue. Si elle est par définition un ensemble de signes arbitraires, son rôle comme moyen d’expression ne saurait être fondé en dernière analyse que sur ce même principe rationnel : autant de signes distincts que d’idées distinctes. Il est vrai que cette conception abstraite de l’institution linguistique semble contredite par certains faits comme la présence d’homonymes dans notre vocabulaire : un ver, un vers, un verre sont des signes identiques pour des idées différentes. Mais un idiome, produit de la vie collective, n’est pas, comme le code télégraphique, un objet simple dont tout puisse être dit dans une formule ; nous n’avons pas à en expliquer tous les aspects, et nous nous plaçons ici sur le terrain des principes primordiaux, de ces vérités que rien ne saurait infirmer bien que leurs manifestations ne soient pas partout également sensibles.
       D’ailleurs ce principe fondamental du signe purement différentiel se vérifie aussi empiriquement dans certains faits d’observation banale. Si quelqu’un nous demandait : «Croyez-vous qu’une diction impeccable soit vraiment nécessaire pour l'intelligence du langage?», nous répondrions : «C’est selon». En effet, nous faisons dans ce domaine deux sortes de constatations diamétralement opposées. Quelquefois une très légère nuance d’articulation observée peut prévenir un malentendu (par exemple entre vous oubliez et vous oubliiez ou, dialectalement, entre la voie et la voix, l'aîné et l’aînée), et d’autres fois nous avons des complaisances presque illimitées pour des prononciations relâchées et même vicieuses. Cela n’est-il pas la preuve que dans le travail qui consiste à entendre et à comprendre, notre oreille ne s'intéresse aux sons que dans la mesure où ils sont nécessaires pour éviter des confusions de signes?

18               S’il en est ainsi, c’est apparemment parce que le caractère relatif de ces signes, la propriété qu’ils ont d’être autre chose, est plus important que la qualité intrinsèque des sons dont ils sont composés.

                   Mais tout ceci ne regarde encore qu’un des aspects du terme de langue. Ce que nous venons d’en dire en tant que son articulé frappant nos oreilles, pouvons-nous le répéter si nous considérons l’idée, la valeur conceptuelle qui est associée à ce son? A première vue, il peut paraître paradoxal de dire que l’idée du cheval consiste en première ligne à n’être ni celle du mouton, ni celle de l’escargot, ni celle de l’arbre, etc. Bien entendu nous parlons linguistique et non pas histoire naturelle. Cependant, pour faire voir ce qu’il y a de vrai dans cette affirmation un peu étrange, il pourra être utile d’examiner cette question sous son aspect génétique et de considérer un instant l’origine et le devenir de nos idées verbales.

                   La langue n’est pas l’invention d’un nomenclateur qui, tel notre père Adam voyant défiler devant lui les animaux, a attribué des noms particuliers à un certain nombre d’idées définies d’avance. La langue est née par la collaboration de tous. Son commencement est dans la parole. Les signes naturellement expressifs d’un langage d’abord spontané, mais toujours occasionnel, ont été les premiers éléments dont nos mots ont été faits. Par adaptation réciproque les individus parlants ont fini par s’entendre sur certains signes, et cette adaptation a eu pour résultat que le langage spontané de la nature a été supplanté par le langage conventionnel de l'institution linguistique.

                   Quand un individu parle et emploie un signe (expressif par lui- même ou conventionnel), il a généralement en vue une idée particulière et assez précise. On peut donc dire que l’idée préexiste à l’expression dans la parole, mais dans l’institution linguistique il n’en est pas de même. Là les termes ont une valeur dont l’individu n’est pas le maître, et qui dépasse et embrasse tous les emplois occasionnels qu’on en peut faire. Cette valeur ne saurait correspondre à aucune idée préexistante pour cette simple raison que, la collectivité n’ayant pas de cerveau, elle n’a jamais saisi une idée avant de lui attribuer un signe.

                   En d’autres termes, la langue est un «produit» dans toutes ses parties. Au fur et à mesure que les mots naissent, la pensée de tous,

19     subissant la loi collective, s'y fixe et s'y distribue, et c’est alors seulement que paraissent ces idées délimitées et distinctes qui sont les idées verbales de la langue.

                   Peut-être les choses ne se passeraient-elles pas tout à fait de même si notre pensée n’avait affaire qu’à des idées naturellement claires. On peut se faire des diverses espèces animales des représentations assez nettes par le secours des yeux, et là où la pensée de chacun est bien classée en notions différenciées, il y a des chances pour que la pensée de tous le soit aussi, même avant tout langage. Mais les notions de ce genre-là ne forment qu’une toute petite partie de ce que la langue a à exprimer. Car c’est tout le spectacle du monde, ce sont toutes les circonstances de la vie pratique, toutes les fantasmagories de notre imagination, tous les modes de notre sensibilité qui, quand nous parlons, passent sur nos lèvres en des combinaisons infiniment variées. C’est une masse énorme, infinie et indéfinie, d’idées possibles qui ne se prêtent a priori à aucune classification stable.

                   Sans doute la réflexion tend partout à former des concepts logiques; elle y parvient jusqu’à un certain point, et la langue en apporte le témoignage. Refuser toute valeur de classification objective à des termes comme père, mère, enfant, mouton, cheval, carré, rond, etc., ce serait attaquer de front l’évidence elle-même. La science s'efforce d’aller plus loin encore et de s’élever au-dessus de la langue, d’échapper à ses obscurités pour entrer dans le domaine des concepts complètement épurés. Mais cette constatation même nous montre que la logique n'est ni le point de départ ni le point d’aboutissement de la langue. L’illogisme, l’arbitraire est le caractère initial de ses classifications d’idées, et jamais elle ne se dégage entièrement de ce caractère, qui lui est inhérent par nature.

                   Cherchons maintenant la vérification de cette théorie dans l’examen des faits de langue tels qu’ils se présentent à nos yeux. Ne pensons plus à des noms désignant des degrés de parenté, des espèces animales ou des formes géométriques, c’est-à-dire des choses qui sont relativement faciles à définir, mais entrons dans le domaine beaucoup plus vaste des concepts indéterminés, sans fixité naturelle et confluant les uns dans les autres.

                   Qu’est-ce qu'une cabane, un chalet, une hutte, une chaumière, une

20     case, une baraque, une bicoque, une masure etc.? Toutes les définitions qu’on en peut donner sont trop générales ou trop spéciales. Une ancienne édition du dictionnaire Larousse nous en offre une, au mot «chalet», qui présente à la fois l’exemple de ces deux défauts : «Chalet», dit-elle, «maison suisse où l'on fait des fromages». En fait chacun de ces mots a la vertu d’appeler par association un ensemble d’idées ou d’images quelquefois hétéroclites (par ex. la hutte du nègre et celle de l’Esquimau, la cabane du pauvre et celle du Club Alpin Suisse) ; mais, dans chaque cas donné, pour désigner un édifice, petit, chétif ou simple, nous savons trouver le terme qui va le mieux dans telle occasion et dans tel contexte.

                   Ce terme est le mot propre, et il l’est simplement parce qu’il est plus juste que tous les autres. C’est lui qui nous permettra de suggérer avec le maximum de précision possible ce que nous avons l’intention d’exprimer.

                   Chaque terme de la langue a une certaine puissance d’expression, et tous les termes se distribuent entre eux le champ indéfini des idées possibles. Saussure lui-même n’a nulle part donné ses idées sur le style, mais nous ne croyons pas faire tort à sa pensée en appliquant cette doctrine des concepts verbaux différentiels à l’esthétique de la parole.

                   Une expression qui est à la fois nouvelle et parfaitement juste nous procure une satisfaction élevée, une sensation d’art. Pourquoi? Qu’est-ce qui nous fait plaisir quand nous entendons déclamer :

         Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

         ou quand nous lisons dans les Mémoires dOutre-tombe : «Je vais partout bâillant ma vie?» Ce n’est pas seulement par une correspondance mécanique du mot à l’idée : rien de plus froid qu’une étiquette exacte. D’ailleurs le caractère inédit de l’expression exclut d’emblée cette correspondance. Non, c’est par le sentiment obscur des rapports mis en jeu. Étant données toutes les idées d’une part et toutes les ressources de la langue d’autre part, on ne pouvait dire mieux. Seul un esprit très délié et très vif possède l’art suprême de découvrir l’expression qui porte, qui revêt l’idée de toute sa force, mais tout le monde sent plus ou moins combien

21     la trouvaille est heureuse et éprouve en conséquence le sentiment esthétique dont nous venons de parler.

                   D’ailleurs une autre constatation corrobore directement la doctrine saussurienne sur les valeurs différentielles, et ici nous reprenons l’argumentation de notre maître : c’est celle que l’on fait en comparant le vocabulaire de deux langues. Jamais, pour ainsi dire, un mot anglais ne se traduit exactement par un seul mot français. Plusieurs mots français empiètent sur le domaine de ce vocable étranger, mais inversement plusieurs mots anglais se partagent le domaine d’un seul terme français. Bref, la matière mentale, les idées sont distribuées autrement dans un autre système d’unités expressives. Il n’y a pas que les sons de changés quand on passe d’une langue à l’autre.

                   Supposez, dit Saussure, une feuille de papier dont le recto serait le domaine des idées et le verso celui des sons de la voix. Découpez l’un des côtés en un grand nombre de fragments de forme un peu imprévue mais se limitant les uns les autres comme les pièces d’un jeu de patience, et du même coup vous aurez découpé l’autre face en autant de subdivisions correspondantes. Telle est l’image de la langue. C’est une sorte de mariage de la pensée et du son dans un double système de différenciations parallèles. A chaque idiome, à chaque état successif d’un même idiome correspond une nouvelle manière de subdiviser la feuille de papier, et cette opération intéresse son recto aussi bien que son verso. C’est un autre système de signes différentiels appelant d’autres idées différentielles formant également système entre elles.

                   Cette théorie des valeurs oppositives couronne et achève la théorie de la langue considérée comme système de valeurs sémiologiques. Et c’est un admirable service que Saussure a rendu à la science que d’avoir mis hardiment cette doctrine en pleine lumière, et de l’avoir placée au centre de toutes les spéculations en matière de langue. Ses conséquences sont immenses en effet, dans toutes les directions. Elles intéressent non seulement la science des états de langue, c’est-à-dire la lexicologie et la syntaxe^ mais encore la théorie de la parole (nous avons cru pouvoir l’affirmer à propos du style et de la propriété des termes) et celle des évolutions linguistiques.

                   C’est ce dernier sujet que nous avons encore à traiter.

22               Les langues évoluent, et ceci n’est point en contradiction avec la thèse qui les assimile à des institutions humaines. Toutes nos institutions : lois, régimes politiques, mœurs, croyances, évoluent également. Les unes, comme les lois, sont soumises à des révisions périodiques, les autres, comme les mœurs, glissent d’un mouvement imperceptible et se trouvent transformées au bout de quelques siècles.

                   La langue paraît appartenir à ce dernier type. Ainsi pensait Whitney. De même que nous avons changé peu à peu de costume et de mœurs, nous avons modifié notre langage. Mais c’est ici que l’auteur du Cours de linguistique nous arrête et nous rappelle que, sous une apparente conformité, le cas des mœurs et celui des langues présente une différence essentielle.

                   Quand nos mœurs ou nos idées changent, c’est par l’effet d’agents qui ont une prise directe sur elles et qui sont du même ordre. Un ouvrage comme les Origines de la France contemporaine commence par nous décrire l’ancien régime et nous montre, en nous racontant la Révolution française et ce qui a suivi, comment les événements, les expériences faites, les interventions d’esprits dirigeants ont agi sur l’état de choses régnant pour le modifier. Ici l’action est directe, immédiate. En matière de langue, il n’en sera pas de même.

                   La langue, nous venons de le dire, est dans sa nature la plus essentielle une combinaison arbitraire de sens et de sons. Or l’esprit n’a pas de prise sur ce qui est irrationnel. On modifie une coutume, une loi, une croyance, parce qu’on a des raisons de le faire et que l'esprit public penche d’un côté plutôt que d’un autre dans chaque occasion. Mais les éléments arbitraires de la langue, l’usage les impose avec une tyrannie aveugle, et l’esprit les accepte comme indifférents, aussi longtemps qu’ils offrent assez de différences de sens et assez de différences de sons pour que la pensée puisse s’y loger.

                   Par ce quelle contient d'arbitraire, la langue échappe aux prises de l'esprit; ce n’est pas une organisation qu’il puisse modifier. Telle est notre cinquième thèse sous son aspect négatif, mais elle a aussi un aspect positif, et nous ajoutons : — par contre, et pour la même raison, les éléments qui entrent dans la constitution de la langue sont très susceptibles d'être affectés par des agents quelconques, étrangers au mécanisme de la langue.

23               Cette dernière partie de la thèse pourrait donner lieu à de longs développements, si nous voulions rechercher quels sont ces agents qui viennent modifier du dehors les éléments constitutifs de la langue et quel est le mode de leur action.

                   Contenions-nous de rappeler la lente transformation des sons, cette succession d’événements dans l’ordre phonique qui, en s’additionnant les uns les autres, finissent par métamorphoser complètement l’aspect des mots et par conséquent l’aspect de la langue. Rappelons aussi que d’autres facteurs agissent sur la valeur significative des termes de langue. Ce sont des circonstances extérieures, comme celles qui font qu’aujourd’hui le mot de marmite a été, grâce à la guerre, enrichi d’un sens nouveau et inattendu. Ce sont aussi des faits moins évidents, moins faciles à discerner ou même trop ténus pour être jamais saisis, mais qui tous travaillent à transformer plus ou moins les valeurs des divers éléments significatifs dont nous nous servons en parlant.

                   Mais tout cela, dit Saussure, s’effectue sans aucune intention de modifier le système de la langue. Ce sont des accidents qui portent sur les éléments, sur les pièces isolées. Dans les phénomènes dont la langue est le théâtre, deux ordres de faits se croisent et se combinent sans se confondre. Il y a ceux qui intéressent le système, l’équilibre momentané, l’instrument d’expression qu’est la langue dans son ensemble : ce sont les faits «grammaticaux» dans le sens le plus général de ce terme, ou faits synchroniques, selon la terminologie saussurienne, c’est-à-dire simultanés, car un équilibre ne s’établit qu’entre des termes coexistants. Et puis il v a les faits diachroniques, les faits d’évolution «à travers le temps» : ce sont ces accidents, ces événements qui touchent aux sons ou aux sens des éléments de la langue.

                   Il y a deux problèmes linguistiques : le problème synchronique, qui concerne les états de la langue, les systèmes organisés, et le problème diachronique, qui concerne les transformations dont toutes les parties de la langue sont le théâtre. Le savant ne confondra jamais ces deux ordres de questions, qui sont par nature, étrangères et irréductibles les unes aux autres.

                   Cette sixième thèse, qui concentre dans une conclusion pratique et une règle de méthode tout le contenu des thèses précédentes, a une portée considérable. En la posant, Saussure, d’une part.

24     réhabilite l’ancienne grammaire et toutes les études de la langue qui se font sans recourir aux données de l’histoire. C’est là, dit-il, une forme de science légitime et qui se suffit à elle-même. D’autre part, il réagit contre la tendance moderne, née de la grammaire comparée, et qui consiste, comme nous l’avons vu, à vouloir expliquer la langue génétiquement, par son histoire. C’est une idée très répandue et comme établie, de croire qu’en voyant comment la langue devient on comprend mieux comment elle est organisée et comment elle fonctionne. Non, proteste la doctrine nouvelle, il n’y a pas identité, mais bien plutôt contradiction, entre le système établi de la langue et les faits qui viennent compromettre son équilibre en en dérangeant les pièces.

                   Chaque jour, grâce au fait diachronique, le système de la langue s’altère et se détruit. Le latin disait par trois formes distinctes : amas, amat, amant; aujourd’hui, grâce à l’évolution phonétique, nous n’avons plus que trois termes identiques à l’oreille : aimes, aime, aiment. Que va-t-il arriver? Comment userons-nous d’une telle langue? Eh bien, chaque jour aussi, en vertu de l’esprit qui l’anime, la langue se reconstruira. Pour exprimer une pensée nous ne nous attachons pas à un système plutôt qu’à un autre.

                   Notre ingéniosité naturelle s’empare des différences de son et de sens qui subsistent, quelles qu’elles soient, pour établir entre elles un nouvel équilibre. Privée de la ressource des formes verbales, elle se rabattra sur les pronoms, et nous dirons : tu aimes, il aime, ils aiment. Et ceci n’est pas en principe un fait d’évolution, mais un fait d’interprétation, la simple constatation d’un équilibre nouveau. Les groupes tu aimes, il aime, etc. existaient déjà dans la langue, mais le pronom, tant qu’il faisait double emploi avec la terminaison du verbe, y gardait une certaine valeur propre; un nouveau rôle lui échoit automatiquement, parce que quelque chose est modifié à côté de lui et que toutes les parties de la langue sont solidaires.

                   Saussure aimait à dire : «Un état de langue, c’est une position de jeu d’échecs.» Qu’une pièce soit remuée, et tout l’équilibre des pièces, toutes les valeurs en subiront le contre-coup en vertu de leur solidarité. Seulement, tandis que le joueur calcule son coup, vise à une fin, le changement qui provoque un nouvel

25     équilibre de langue se fait sans intention, par un événement plus ou moins fortuit.

                   Voici encore un exemple schématique de ce processus de constante interprétation. Le latin disait à l’accusatif singulier : calidum et calidam, marquant la différence du masculin et du féminin par deux désinences distinctes, deux voyelles, comme l’italien le fait encore dans caldo, calda. Mais sur terre de France tout le système des terminaisons latines est allé à vau-l’eau. Cependant la distinction des genres n’est pas perdue, notre esprit l’a raccrochée à une différence que l’évolution a créée entre ces deux formes. Le féminin chaude n’a plus de voyelle désinentielle, mais il a gardé sa consonne finale, le d que nous entendons dans chaudière, échaudé. Le masculin n’a plus même cette consonne, c’est chaud (chô) tout court. Qu’importent ces mutilations? La différence nouvelle nous sert aussi bien que l’ancienne.

                   Donc la langue subsiste parce que l’esprit humain accommode toujours à ses fins l’état créé par l’évolution. Les événements phonétiques ou sémantiques qui forcent la langue à changer son système se produisent comme au hasard, c’est-à-dire sans égard à l’ensemble de la langue. On peut donc dire, et c’est la dernière thèse, que la langue est à chaque moment un état fortuit de cette combinaison arbitraire des sons et des idées qui la constitue.

         IV

                   Il convient de s’arrêter ici. Si nous suivions sans précautions la logique de ce principe, nous arriverions à une conséquence étrange. Dirons-nous que tout dans l’évolution d’une langue est abandonné au hasard, que tout en elle est pure interprétation d’un état de choses qui fluctue sans que notre pensée, notre volonté intelligente soient pour rien dans cette fluctuation? Ou, pour faire saisir notre pensée par une comparaison, en serait-il de la langue comme de ces paysages fantastiques que nous croyons voir quelquefois dans les nuages du ciel? Le vent souffle, l’aspect des nuages change, mais notre imagination, toujours active, interprète à chaque instant ce spectacle mobile et y découvre toujours quelque fantasmagorie.

26               Si nous allions jusque-là, nous tirerions de prémisses exactes une conclusion imprudente, nous appliquerions aux problèmes complexes de la langue une méthode simpliste et brutale, aussi éloignée que possible du véritable esprit du Cours de linguistique.

                   Saussure, nous l’avons vu, — son Mémoire sur le système primitif des voyelles et ses autres travaux en font foi —, a le don des solutions essentielles. Entre toutes les vérités, il ira toujours chercher la plus cachée, celle à laquelle les autres se subordonnent, bien qu'elles paraissent la recouvrir et quelquefois la supplanter. Pour cela, guidé par une intuition sûre, il sait trouver dans l’ensemble complexe des faits ce qui en constitue le caractère primordial et, éliminant avec un parti pris impitoyable tout ce qui complique inutilement les données du problème central, il aboutit à des solutions tranchantes comme celles des théorèmes mathématiques C’est une qualité peu commune; elle donne à sa pensée un tour spécial, qui touche au paradoxe.

                   A cette intuition pénétrante, qui creuse et déblaie pour mettre à nu le roc sur lequel il faudra édifier, doit correspondre naturellement une reconstruction patiente et soigneuse. Tout ce qui a été provisoirement négligé devra être réintroduit, et chacun des éléments du fait de langage devra trouver sa juste place dans une théorie achevée embrassant toute la réalité avec toutes ses complications.

                   Mais cette reconstruction, cette synthèse théorique, le maître n’a pas eu le temps de la faire, et peut-être n’en a-t-il jamais eu l’intention. Certes, son esprit était ouvert à toutes les questions. Bien des passages du Cours de linguistique en témoignent; et sans doute que s’il avait professé plus, longtemps, il aurait tiré encore du trésor de ses réflexions personnelles de précieux enseignements aujourd’hui perdus. Cependant, ces contributions à la science du langage n’auraient jamais été que secondaires à côté de ce qu’il nous a effectivement donné. Son livre ne vise qu’à établir certaines vérités abstraites de première importance. Il faut le prendre pour ce qu’il veut être. Y chercher davantage, prétendre condamner ces résultats parce qu’on peut en tirer, à la faveur d’un syllogisme hâtif, des conclusions absurdes, ce serait manquer de compréhension ou de bonne foi.

                   En quoi consistent la valeur et la portée des thèses saussuriennes?

27               En ceci qu’elles fournissent une solution au problème spécifique de la linguistique, à ce problème qui se pose dès qu’on considère le fait même de l’expression par les signes. Dans cette sorte de mariage que la pensée conclut avec ce qui n’est pas elle, il y a une antinomie latente, et cette antinomie, chacune des écoles diverses a cherché à la résoudre à sa manière.

                   Les premiers linguistes, les comparatistes successeurs immédiats de Bopp, n’ont peut-être pas nettement pris conscience de cette difficulté; cependant, comme sans le vouloir, ils en fournissent dans leurs théories une espèce de solution. Ils distribuent dans le temps l’action des deux facteurs de l’expression. Au début, dans une période de jeunesse, l’esprit commandait à la matière phonique dont la langue était faite et la pétrissait selon ses fins. Et dans cette conception il était logique d’imaginer — comme on a plusieurs fois tenté de l’établir — que les racines primitives étaient naturellement expressives, que les sons choisis pour exprimer telle ou telle idée y étaient plus propres que les autres. Dans cette période la matière était entièrement spiritualisée par l’esprit créateur. Puis venait l’époque de la décadence, où la matière prenait sa revanche et, s’abandonnant aux forces aveugles qui la travaillent, corrompait et désorganisait la belle œuvre de l’esprit.

                   L’école néogrammairienne a vu que cette idée d’une perfection initiale est une chimère, et que de tout temps comme de nos jours la langue a été tiraillée entre deux influences contraires. Mais elle n’a pas cherché à voir beaucoup plus loin. En parlant des évolutions phonétiques et des phénomènes d’analogie, elle est restée à la surface du phénomène, et son analyse est demeurée insuffisante.

                   Les écoles psychologiques ont toutes ceci de commun que, dans leur louable désir d’expliquer la langue et le langage comme une fonction de l’esprit, elles ont une tendance à vouloir tout absorber dans leurs tentatives d’explication. L’élément irréductible à la pensée humaine disparaît; on ne se doute plus même qu’il pourrait exister.

                   C’est ici que Saussure intervient, et non seulement il rappelle l’existence de cet élément, mais il en fournit une définition toute nouvelle. Ce n’est plus cette conception un peu simpliste, et surtout assez fausse, de la matière opposée à la pensée; car en fait, les sons que nous proférons ne sont pas vraiment matière, avant d’être

28     actes dans la parole ils sont idées dans la langue. Ce n’est pas non plus la notion du physiologique opposée à celle du psychique ; car les fonctions physiologiques de l’organe vocal sont, comme celles des yeux ou des mains, au service de l’esprit, et l’on ne voit pas pourquoi elles ne lui obéiraient pas. C’est la valeur arbitraire, le signe différentiel tel qu’il doit surgir par l’action aveugle d’une collectivité, qui s’oppose à l’expression rationnelle, laquelle, pour autant qu’elle est possible, et quels que soient ses procédés, ne peut émaner que du sujet parlant et appartient en propre à la parole.

                   L’arbitraire, voilà cet élément, non pas matériel, mais neutre, sans âme, sans caractère propre, qui reçoit tout du dehors et sur lequel l’esprit n’a aucune action directe. Désormais le problème n’est pas supprimé, il n’est pas résolu non plus — nous en sommes encore à nous demander comment et jusqu’à quel point l’esprit humain influence la langue; — seulement il se pose autrement, avec d’autres données, dans une autre perspective, et nous nous approchons de la solution dans la mesure où nous avons saisi les vrais termes du problème.

                   Nous ne songeons point à tenter ici, même en esquisse, la reconstruction totale dont nous avons parlé plus haut; mais nous ne pouvons terminer sans donner au moins quelques indications sur ce point capital de la théorie linguistique. Comment, sur la base des principes saussuriens, pourra-t-on comprendre les rapports de la langue et de la pensée? Nous devons à nos lecteurs au moins un commencement de réponse à cette question.

                   Dans un des chapitres les plus remarquables du Cours de linguistique générale, Saussure nous parle de l’arbitraire relatif. Il nous y montre que dans la langue tout n’est pas purement arbitraire, que ce caractère primordial de la langue comporte des tempéraments. Ainsi, dit-il, s’il n’y a aucune raison d’appeler un certain fruit poire, il est très naturel d’appeler l’arbre qui le porte poirier, lorsqu’en même temps on nomme pommier, prunier, châtaignier, etc., les arbres qui portent des pommes, des prunes et des châtaignes, etc. Il y a là autre chose qu’un rapport oppositif entre des termes impénétrables les uns aux autres. C’est une organisation à laquelle l’intelligence a quelque part.

                   Or cette notion de l’arbitraire relatif, du rationnel et du psychologique dans la langue, peut être certainement étendue. S’il est

29     permis ici de prolonger et de compléter la pensée qui n’est qu’en germe dans le Cours de linguistique, nous dirons que la langue n’étouffe pas dans ses institutions arbitraires tout ce qu’elle a trouvé de vivant, de psychologiquement conditionné dans la parole. Le signe différentiel est la substance inerte dont elle ne peut se passer pour se constituer, mais elle construit avec cette substance un édifice qui a une forme et un style adaptés aux besoins de l’esprit collectif qui y habite. Il n’est pas indifférent à l’esprit qu’une langue soit plus ou moins régulière dans ses formes, qu’elle ait des constructions analytiques comme le français ou synthétiques comme l'allemand, qu’elle soit composée de cinq mille ou de cinquante mille mots, que ces mots expriment presque exclusivement des notions concrètes et empiriques (comme il arrive dans certaines langues de sauvages) ou qu’elle ait des termes pour représenter des idées générales et abstraites assez bien définies. Sur tous ces points et sur d’autres encore, l’institution linguistique est solidaire de la pensée et ne peut échapper entièrement à ses prises.

                   Il y a donc lieu de distinguer dans la langue ce qui est pure convention, intellectuellement indifférente, de ce qui ne l’est pas.

                   On pourrait présenter d’autres considérations encore. Il en est une au moins qu’on nous permettra de mentionner. Elle concerne le processus par lequel l’esprit collectif, par une quantité de petites interventions personnelles, peut exercer une influence sur l’évolution de la langue pour la diriger. Ce processus est tout négatif; il consiste non pas à prendre des initiatives pour modifier le système (ce qui est en effet inimaginable), mais à résister aux innovations qui le gâteraient. Si l’on ne peut pas créer ce qu’on voudrait, on peut tout au moins conserver les choses auxquelles on lient. L’esprit collectif serait donc comparable à un roi constitutionnel qui, possédant pour tout privilège un droit de veto presque illimité, s’en servirait pour empêcher le gouvernement de sa nation d’évoluer dans toute direction contraire à celle qui lui agrée.[5]

                   Cette vue n’est absolument pas en opposition avec la thèse qui nie tout rapport direct entre les événements diachroniques et

30     le système synchronique d’une langue. Au contraire, il nous semble que ces deux affirmations se complètent et se corrigent très heureusement. L’influence que l’esprit ne peut pas exercer directement sur l’institution linguistique, il la retrouve en partie par l’action indirecte d’une sorte de contrôle. Ce qui se produit, l’esprit ne l’a pas provoqué, mais il l’a laissé faire. Ainsi les deux principes : indifférence initiale de l’institution linguistique et droits de l’esprit humain sur ses destinées, sont non seulement sauvegardés, mais établis dans leur juste rapport de subordination.

                   Nous n’en dirons pas davantage, n’ayant pas l’intention de développer des idées personnelles au sujet du Cours de linguistique générale que nous avons voulu faire connaître. Il nous a paru cependant nécessaire d’entr’ouvrir une perspective sur la manière dont la science linguistique pourrait se continuer et s’achever sur la base que Saussure a voulu poser. Sa théorie ne supplantera pas la psychologie moderne du langage, mais elle s’unira avec elle en lui imposant, au nom de certains principes essentiels et trop négligés, une mise au point indispensable.

                   Ces principes, qui fournissent à notre science la substructure d’abstractions, de concepts fondamentaux dont toute science digne de ce nom doit être pourvue, paraîtront bien subtils à certains linguistes épris de science concrète. Et sans doute il fallait être un maître de la pensée pour les apercevoir d’abord et pour nous les faire voir ensuite avec cette clarté, cette sûreté qui caractérise la démonstration de Saussure.

                   Mais si ces idées sont subtiles, elles ne sont pas abstruses. Nul ne niera que cette doctrine ne soit, par sa portée philosophique, propre à retenir l’attention de toute personne qui réfléchit. Quel que soit l’intérêt que les questions de linguistique aient provoqué jusqu’ici, soit par leur connexion avec l’histoire, soit en tant que problèmes de psychologie appliquée ou autrement, il est évident que le problème abstrait et tout général de la langue apparaît sous un jour très particulièrement captivant, quand on l’envisage à la lumière de ce nouveau principe : «La science de la langue est une science des valeurs.»



[1] Die deutsche Sprache, 1860.

[2] Die Sprache, Leipzig, 1900.

[3] Grondbeginselen der psychologische taalwetenschap, publié dans Leuvensche Bijdragen, 6e et 7e années. — En traduction française : Principes de linguistique psychologique, Paris, Leipzig et Amsterdam, 1907.

[4] Sur la vie et l’œuvre de F. de Saussure on peut consulter la notice que lui a consacrée M. Meillet dans le Bulletin de la Société linguistique de Paris, vol. XVIII, n° 61. Voir dans le numéro de janvier de cette Revue une analyse détaillée du Cours de Linguistique, due à la plume de M. Bourdon.

[5] Voir A. Grégoire, Un tournant dans l’histoire de la linguistique. Publications du Musée Belge, Revue de Philologie classique n° 23, 1911, p. 74 suiv.