Serebrennikov-53 fr

Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- SEREBRENNIKOV B : «Faits de langue et histoire des sociétés»*, Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 7, 1953, p. 7-34.

[7]
        La langue et ses lois doivent être étudiées en liaison indissoluble avec l’histoire de la société ; la langue dans son ensemble est considérée aujourd’hui comme un produit de l’histoire sociale ; en dernière analyse, la langue ne contient rien qu’on ne puisse rattacher — directement ou indirectement — à l’histoire de la société. « La langue compte parmi les faits sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle meurt en même temps que la société. Pas de langue en dehors de la société. C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le porteur ».[1] Cette thèse constitue l’une des pierres angulaires de la linguistique soviétique contemporaine.
        Cette question des rapports entre les phénomènes linguistiques et l’histoire de la société est l’un des problèmes théoriques fondamentaux de toute la linguistique. Pourtant l’état d’avancement de son étude n’est pas fait pour nous donner satisfaction. L’insuffisance essentielle de son élaboration provient de ce que les linguistes se contentent encore d’énoncer comme une thèse générale qu’il est indispensable d’étudier l’histoire d’une langue en liaison avec l’histoire du peuple qui la parle. Cependant le problème de l’historicité, c’est-à-dire des corrélations entre l’histoire de la langue et l’histoire de peuple, est un problème extrêmement complexe, dont les as-
[8]      
pects sont multiples. Ce n’est qu’en le décomposant en ses différentes parties pour les étudier séparément par le moyen de discussions et d’échanges d’expériences entre linguistes de diverses spécialisations que l’on atteindra la clarté et la précision nécessaires à la solution de tel ou tel problème de détail, comme ceux auxquels on se heurte fréquemment dans les cours de philologie, dans la préparation du matériel d’enseignement, etc.
        L’auteur du présent article n’a pas la prétention de résoudre le problème dans son ensemble ; il est profondément convaincu qu’on peut l’aborder sous les angles les plus divers et rechercher sa solution par les voies les plus divergentes. Le but essentiel de l’article est de décomposer le problème en une série de questions partielles qu’il faut nécessairement poser au moins sous un aspect et à titre de contribution au débat, sous peine de rendre vaine toute tentative de concrétiser le problème d’ensemble. L’article contient aussi un essai de solution de certaines questions partielles, basé sur des matériaux empruntés à diverses langues.
        Le terme d'historicité en linguistique demande à être exactement défini. On sait que, dans l’étude de tel phénomène linguistique particulier, la notion d’historicité ne suppose pas que l’on confronte son histoire et celle de la société. C’est ainsi par exemple que, lorsque nous affirmons que le génitif singulier genûs du mot grec ge-nos, « gens », a connu toute une série de formes au cours de son évolution historique — d’abord genesos puis genehos, plus tard geneos et pour finir genûs —, nous voyons bien là un processus historique, mais nous n’essayons pas de lier chaque fait de l’histoire de la langue à l’histoire du peuple grec. Par contre, lorsque nous constatons que dans l’histoire de la langue roumaine le mot latin lumen, « lumière », — en roumain lume — a pris sous l’influence des langues slaves le sens nouveau d’ « univers, monde » (comp. le mot russe svet, qui a ces deux sens), non seulement nous reconnaissons de ce fait l’historicité de ce phénomène linguistique, mais encore nous le lions de façon concrète à l’histoire du peuple roumain, sur lequel s’est exercée l’influence des peuples slaves.

Deux types de liaison historique

        La nature et le caractère de la relation varie d’un cas à l’autre. Il en existe de divers types et chacun se définit d’abord par son principe même. Nous nous arrêterons aux plus caractéristiques.
[9]                
        1. Les phénomènes linguistiques peuvent être liés aux facteurs historiques selon le principe d’une correspondance générale : le caractère d’un phénomène (historique) détermine un état correspondant dans l’autre phénomène (linguistique) [2]. Il est hors de doute, par exemple, que les langues des sociétés de type patriarcal étaient plus primitives que les langues contemporaines évoluées.
        La complexité croissante des modes de production, l’apparition de nouvelles structures sociales et économiques ne pouvaient manquer d’influer sur l’évolution des langues. « Le développement ultérieur de la production, l’apparition des classes, l’apparition de l’écriture, la naissance d’un État qui avait besoin, pour son administration, d’une correspondance plus ou moins ordonnée, le développement du commerce qui avait encore plus besoin d’une correspondance ordonnée, l’apparition de la presse à imprimer, les progrès de la littérature, tous ces faits apportèrent de grands changements dans l’évolution de la langue. Pendant ce temps, les tribus et les nationalités se fragmentaient et se dispersaient, se mêlaient et se croisaient : l’on vit apparaître ensuite des langues nationales et des États nationaux ; il y eut des bouleversements révolutionnaires, les anciens régimes sociaux firent place à d’autres. Tous ces faits apportèrent plus de changements encore dans la langue et dans son évolution » [3].
        La corrélation générale entre le développement de la langue et le développement de la société s’exprime dans ce cas par le caractère plus évolué de la langue, par l’enrichissement de son vocabulaire, le perfectionnement de sa structure grammaticale, et surtout de sa syntaxe. Mais les modifications selon ce principe de correspondance ne touchent pas au système phonétique de la langue et n’affectent ni l’évolution profonde de son vocabulaire fondamental, ni sa structure générale. « Ce serait une grave erreur de croire que la langue s’est développée de la même manière que se développait la superstructure, c’est-à-dire en détruisant ce qui existait et en édifiant du nouveau. En réalité, la langue s’est développée, non pas en détruisant la langue existante et en en construisant une nouvelle, mais
[10]    
en développant et perfectionnant les éléments essentiels de la langue existante. Et le passage d’une qualité de la langue à une autre qualité ne se faisait point par explosion, en détruisant d’un seul coup tout l’ancien et en construisant du nouveau, mais par la lente accumulation, pendant une longue période, des éléments de la nouvelle qualité, de la nouvelle structure de la langue et par dépérissement progressif des éléments de l’ancienne qualité » i.
        C’est pourquoi il n’existe pas de système phonétique qui soit propre à telle ou telle formation économico-sociale, non plus qu’il n’existe une morphologie typique des langues de l’époque féodale, capitaliste ou socialiste.
        Comme nous l’avons déjà indiqué, le rapport entre les phénomènes linguistiques et les faits historiques selon le principe d’une corrélation générale ne se manifeste que par le degré plus ou moins grand de développement de la langue ; c’est ainsi que la société qui édifie en ce moment le communisme possède une langue incomparablement plus développée que celle de l’époque des clans et des tribus. Toutefois, les formes concrètes par lesquelles s’exprime le développement même des langues sont extrêmement diverses.
        2. Le rapport entre l’histoire de la langue et l’histoire du peuple se définit par le fait que la langue reflète le caractère spécifique de l’histoire du peuple. C’est ainsi que la présence dans la langue iranienne actuelle d’un nombre appréciable de mots arabes s’explique par l’influence profonde exercée par la religion islamique et la culture arabe ; l’existence dans le vocabulaire anglais contemporain de tout un apport d’origine romane dérive directement de la conquête de l’Angleterre par les normands. Ces deux modes de relation sont loin d’être les seuls qui puissent se présenter, mais ils sont sans aucun doute parmi les plus typiques.
        Lorsqu’on parle du rapport entre l’histoire de la langue et l’histoire du peuple, il ne faut pas oublier qu’on ne peut pas rattacher chaque phénomène linguistique à une période déterminée de la vie du peuple. Le linguiste qui essaierait de le faire se trouverait devant l’un des deux cas suivants : 1° le phénomène linguistique peut être aisément rattaché à un fait concret de l'histoire du peuple et expliqué par ce fait ; 2° le phénomène linguistique ne peut être rattaché à aucun fait concret de l’histoire du peuple, il est impossible de dater son apparition, de plus il se trouve souvent qu’il n’a été déterminé [4]
[11]    
par aucun fait historique précis. Nous allons éclairer cela à l’aide d’exemples.
        L’apparition d’un groupe important de néologismes (les « soviétismes ») dans le vocabulaire de la langue russe à l’époque soviétique peut être rattachée à une époque pleinement et concrètement définie de l’histoire du peuple russe, de même que, par exemple, l’introduction dans la langue russe de nombreux termes nautiques d’origine hollandaise se rapporte indubitablement à l’époque de Pierre-le-Grand. Par contre, il est impossible de rattacher de façon concrète à une période historique quelconque la formation de mots russes comme pit’ ou nesti. L’ancêtre du verbe pit’, « boire », existait peut-être dans le fonds indo-européen (voir albanais pi, grec pinô, latin bibo, de pibo). Mais il est assez probable qu’il existait dès avant la formation du fonds linguistique indo-européen. On ne sait pas davantage si le verbe nesti, « porter », est né pendant la période de communauté linguistique balto-slave (voir lituanien nechti. letton nest) ou durant la période de communauté linguistique indo-européenne (voir grec enegkon, « j’ai apporté »).
        De façon générale, la reconstitution des mots et des formes des langues archaïques est le plus souvent marquée par l’absence de toute date précise ou même approximative. Nous pouvons affirmer, par exemple, que les anciennes voyelles a, e, o des langues indo-iraniennes se sont fondues en une seule, a, mais quand, en quel siècle, personne ne peut le préciser.
        Ainsi que nous l’avons déjà observé, l’apparition de tel ou tel phénomène linguistique peut fort bien ne se rattacher à aucun fait historique concret. C’est ainsi par exemple que le nominatif pluriel du mot grec khôra, « pays », avait en grec classique la forme khôrai. Entre le Xe et le IVe siècle avant notre ère, et peut-être même avant, apparut dans la langue parlée une nouvelle forme de ce nominatif pluriel, khôres, créée par analogie avec la forme correspondante des substantifs de la 3° déclinaison (voir des formes telles que pateres, « pères », paides, « enfants », etc.). De même dans l’histoire de la langue italienne, l’infinitif du verbe latin esse, « être », prit la terminaison -re par analogie avec les formes d’autres infinitifs comme parlare, « parler », laudare, « louer », etc. Dans l’histoire de la langue russe, le locatif pluriel du mot lies, « forêt », — liesekh — prit par la suite la forme liesakh par analogie avec la forme correspondante des noms en a, tels que bereza-berezakh. « bouleau ».
[12 ]            
        En langue tatare, la désinence ny, ne de l’accusatif, comme dans les mots kyzny, « jeune fille », èchne « travail », ne semble pas avoir comporté jadis l’élément n (comparer turc kizi et ichi). Cet élément semble y avoir été introduit par la transposition dans le radical des formes correspondantes des pronoms personnels (voir mine, « moi », de min, « je », et sine, « toi », de sin, « tu ».) La terminaison -vat, -vät à la troisième personne du pluriel des verbes en finnois, comme par exemple antavat, « ils donnent », est en fait la forme du pluriel du participe présent en va, mais à notre époque elle est déjà considérée comme une terminaison verbale à un mode personnel.
        Il est évident que le fait de rapporter à une période déterminée de l’histoire de la société tel ou tel phénomène phonétique particulier, tel mécanisme d’analogie grammaticale ou telle transformation du radical ne peut par lui-même rien nous donner de substantiel pour l’étude des rapports entre l’histoire de la langue et l’histoire du peuple. Et, de fait, que savons-nous de plus lorsque nous déterminons à quelle période précise de l’histoire du peuple se rapportent des phénomènes comme l’assimilation ou la syncope, la palatalisation des consonnes ou la nasalisation des voyelles, la simplification de certains groupes de consonnes, etc. ? Nous ne serons guère éclairés par le fait de pouvoir rapporter à des époques concrètes de l’histoire du peuple les divers types d’associations sémantiques nouvelles.
        Quelles sont les raisons historiques concrètes qui permettent d’expliquer par exemple la disparition dans les langues italienne et française du mot latin vesper, remplacé par un terme nouveau : en italien sera et en français soir (de l’adjectif latin serus « tardif ») ? Quelle raison impérieuse de l’histoire amena à remplacer le mot hippos, « cheval », couramment utilisé en grec ancien par le mot alogo, ou encore le mot hudôr, « eau », par le mot nero ? D’où vient que dans les langues italienne, française et espagnole l’adjectif latin angustus, « étroit », ait été remplacé par un nouvel adjectif (ital. stretto, fr. étroit, esp. estrecho), dérivé du participe passé du verbe latin stringere, « comprimer » — strictus —, qui veut donc dire littéralement : « comprimé » ?
        Certains linguistes tiennent de tels raisonnements pour de la propagande anti-historique et affirment que tous les faits mentionnés plus hauts se rattachent directement à l’histoire du peuple, Il serait toutefois plus juste dans ces exemples de rattacher à l’histoire du peuple non pas le phénomène linguistique proprement dit, mais
[13]    
le facteur concret qui s’y manifeste : capacité de procéder par analogie ou par tout autre type d’association, capacité qui constitue elle-même un produit d’une longue évolution historique de l’humanité dans son ensemble.
        La capacité de procéder par analogie, de généraliser, d’assimiler, etc., est le fruit de l’immense expérience historique du genre humain. Une fois établie, elle devient un facteur qui agit constamment. L’ensemble des matériaux de chaque langue offre à ce facteur une masse de possibilités. Il suffit qu’il se présente dans quelques types de déclinaison ou de conjugaison une ou deux formes homonymes ou simplement des formes de sens équivalent pour déclencher un processus d’uniformisation par analogie. Le vocabulaire de toute langue offre également des possibilités sans fin pour la formation de diverses associations sémantiques. C’est pourquoi les diverses modifications morphologiques des langues, le déplacement ou le remplacement d’un mot par un autre n’ont souvent pas de liens directs et immédiats avec les faits extérieurs de l’histoire.
        On est conduit à admettre que l’histoire de la société humaine, qui conditionne le développement de la conscience et de la pensée, a engendré, dans le domaine linguistique, quelque chose d’assez autonome, rendu possibles certains processus que dans nombre de cas on ne peut expliquer par l’action directe de tel ou tel facteur extérieur. Ces processus sont des phénomènes d’une nature particulière que l’historien des langues ne peut se permettre d’ignorer.
        Ainsi donc, nous voyons se préciser les deux types les plus courants de rapports : 1. relation entre le phénomène linguistique et une période définie de l’histoire du peuple et : 2. relation entre le phénomène linguistique et toute l’expérience historique de l’humanité dans son ensemble.

Facteurs externes et facteurs internes d'évolution des langues

        Ayant ainsi identifié ces deux types de relations, il faut maintenant aborder la question des facteurs externes et internes dans le développement et la transformation des langues. Les modifications
[14]    
peuvent être déterminées par des facteurs extérieurs. « La sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est presque illimitée. Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu. La croissance ininterrompue de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor. Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical »[5].
        Mais, à côté de ces facteurs externes, il existe des facteurs internes qui se manifestent dans le système constitué par les matériaux de la langue et qui sont conditionnés par le caractère et les particularités de ce système. Nous entendons ici par facteurs internes des facteurs qui déterminent les différents modes d’associations grammaticales et sémantiques, ainsi que les processus qui découlent directement du fonctionnement même de la langue en tant qu'instrument de communication (tendance à la différenciation, élimination des pléonasmes, etc.). Nous allons expliquer cette thèse au moyen d’exemples concrets.
        En grec ancien, l’aoriste et l'imparfait avaient des terminaisons différentes : aoriste epaideusa, « j’éduquai », epaideusas, epaideuse, pluriel epaideusamèn, epaideusate, epaideusan ; imparfait epaideuon. « j’éduquais », epaideues, epaideue, pluriel epaideuomen, epaideuete, epaideuon. En grec moderne, l’aoriste et l’imparfait ont des terminaisons analogues : aoriste ekrupsa, « je dissimulai », ekrupses, ekrupse, ekrupsame, ekrupsate, ekrupsan ; imparfait ekruba, « je dissimulais », ekrubes, ekrube, ekrubame, ekrubate, ekruban.
       
Il est parfaitement clair que le phénomène que nous décrivons ne résulte que de l’action de facteurs internes, à savoir : a. existence d’une certaine communauté de structure entre l’aoriste et l’imparfait (augment) et terminaisons semblables à la 3e personne du singulier (e) ; b. emploi de l’un et l’autre temps pour des actions passées et possibilité d’emploi de l’aoriste dans certains
[15]    
cas d’actions d’aspect imperfectif ; c. chute du n final donnant naissance à des formes anomales du type epaideuo (1re personne du sing. et 3e personne du pluriel), dans lesquelles la différenciation tendra à s'effacer, du fait d’une certaine concordance avec la terminaison de la 1re personne du présent (epaideuo — paideuô).
       
Ces facteurs internes ont agi dans le sens d’une complète unification des désinences personnelles de l’aoriste et de l’imparfait.
        Dans la langue roumaine, la forme du nominatif pluriel caprae du substantif capra, « la chèvre », fut aussi employée pour l’accusatif {câpre). La raison essentielle en est que la vieille forme latine de l'accusatif pluriel capras pouvait , après la chute du s, être confondue avec le singulier (capra). Dans ce cas nous avons encore affaire à des facteurs d’ordre interne.
        Dans les langues romanes on assiste à la disparition de la tournure latine de la proposition infinitive ; par exemple, les propositions du type credo terram esse rotundam cèdent la place (surtout en latin de Bas-Empire) à d’autres types de propositions comportant une principal et une subordonnée relative du genre credo quod terra est rotunda. Cette transformation est due à l’action de toute une série de facteurs internes : a. perte par l’infinitif de certaines de ses caractéristiques verbales (disparition de formes différenciées), réduction des variations selon le temps et possibilité de substantiver du fait du développement des articles ; b. disparition des différences entre l’accusatif et le nominatif du fait de la chute du m final ; c. possibilité de constructions parallèles.
        L’apparition de la catégorie « êtres animés » dans la langue russe (vijou stol, mais vijou brata; vijou stoly, mais vijou brat'ev) s’explique aisément par l’action de facteurs internes : a. identité des formes nominative et accusative du fait de modifications phonétiques[6]; b. liberté dans l’ordre de succession des mots, gênant la différenciation entre le sujet et le complément direct; c. existence de rapports de syntaxe entre la forme accusative et la forme génitive (vijou sestrou et ne vijou sestry). Toutes ces impulsions intérieures déterminent un courant de différenciation — Unterscheidungstrieb — qui aboutit à l’emploi de la forme génitive comme moyen d’assurer cette différenciation.
        Dans le domaine de la phonétique prédominent nettement les modifications dues à des facteurs internes. C’est ainsi que l’on ne
[16]    
peut expliquer l’apparition de l’effet d’inflexion (Brechung) dans l’histoire de la langue allemande que par l’influence de la voyelle de la syllabe suivante, de sorte que lorsque la désinence comporte une voyelle ouverte (a, e, o), le radical présente aussi une variante à voyelle plus ouverte (e, o, eo), tandis que s’il est suivi d’une voyelle fermée (i, u) le radical voit sa voyelle se fermer aussi (i, u, iu). Voir en vieil allemand gibis, « tu donnes », gibit « il donne », mais gebames, « nous donnons », gebant, « ils donnent ».
        L’introduction du b dans les groupes de consonnes mr, mn, que l’on observe en français et en espagnol (exemple espagnol hombre, dérivé de homne, qui donne homre puis hombre ; exemple français chambre, dérivé de caméra — camra — cambre, etc.), peut s’expliquer par la seule action d’un facteur interne — la propriété des groupes de consonnes du type mr d’engendrer des consonnes parasites (voir latin membrum, « membre », qui est étymologiquement de la même famille que le mot russe miaso, « viande », et le mot sanscrit mansa, « viande », et qui dérive de mensrom, puis memrom et membrom ; voir aussi les mots grecs ambrotos « immortel », brotos, « mortel » dérivant de mrotos on peut en déduire que ambrotos fut jadis amrotos).
       
On sait que le t aspiré se transforme en grec moderne en une spirante interdentale (θ) analogue au th anglais dans think, « penser », (voir grec ancien thelo, « je veux », et grec moderne θelo. Toutefois, après une consonne sourde, le th n’est pas devenu une spirante interdentale : il cesse simplement d’être aspiré ; par exemple eleutheros « libre » se prononce elefteros et non elefθeros. Il est bien évident que ce sont uniquement des facteurs internes qui ont agi ici et que l’histoire du peuple n’intervient nullement dans ces processus. C’est précisément sur ce caractère du développement des systèmes phonétiques que F. Engels, ce penseur de génie, attirait l’attention quand il écrivait : « Quelqu’un réussira-t-il, sans sombrer dans le ridicule, ... à expliquer l’origine économique des transpositions de consonnes dans le haut-allemand, qui devaient aggraver la séparation géographique constituée par la chaîne de montagnes qui court des Sudètes au Taunus, jusqu’à en faire cette faille qui coupe actuellement toute l’Allemagne » [7].
        Le fait d’identifier les diverses formes de liaisons et les divers facteurs de transformation des langues facilite peut-être quelque
[17]    
peu la solution du problème des rapports entre l’histoire de la langue et l’histoire du peuple, mais ne le rend pas moins complexe. Dans la réalité des faits, les divers types de liaisons et les différents facteurs s’entremêlent souvent de façon inextricable ; un facteur externe peut conjuguer son action avec celle de facteurs internes. Nous allons le voir sur des exemples.
        En Turquie, au moment du développement de la navigation à vapeur, il devint nécessaire d’avoir un terme pour désigner l’hélice. Les turcs se servirent à cette fin du mot pervane, littéralement « papillon ». Cet exemple illustre de façon frappante la conjugaison de deux facteurs : le facteur externe — la nécessité de pouvoir désigner une partie du mécanisme d’un vaisseau ; le facteur interne — l’existence dans la langue turque du mot pervane, que l’on peut par association d’idée utiliser à cette fin.
        L’introduction de la pomme de terre en Europe se rattache à la découverte de l’Amérique, mais la désignation de cette plante nouvelle en dialecte génois par le mot de tartufolo résulte d’une association d’idées entre les tubercules de la pomme de terre et les truffes. Le terme de tartufolo passa en Autriche où il devint Tartuffel, puis Kartoffel, d’où le mot russe kartofel. Nous avons là encore action conjuguée d’un facteur externe — l’introduction en Europe de cette plante ramenée d’Amérique — et d’un facteur interne — l’existence dans le dialecte génois du mot tartufolo, « truffe », servant de base à une association sémantique qui détermine l’appellation de cette nouvelle plante.
        L’une des particularités intéressantes du parler de la Haute Vachka, qui fait partie des dialectes oudor de la langue komi, tient à la présence des modes de conjugaison perfectif et imperfectif, fait qu’on ne retrouve à l’état pur dans aucune des langues finno-ougriennes : exemple : nöb väis'yny, « porter un fardeau » ; mais, nöb vaïny, « apporter un fardeau » ; letchyny, « s’élever », mais letny, « se lever » [8]. Il est certain que le facteur externe dans la création de ces formes verbales a été dans ce cas le contact avec les parlers russes (le dialecte oudor empiète sur les territoires des parlers russes septentrionaux). Il n’en demeure pas moins que ce facteur externe se conjugue avec des conditions favorables au sein
[18]    
même de la structure grammaticale de la langue komi : les verbes réfléchis ont en komi des formes qui peuvent indiquer si l’action caractérise un comportement constant ou temporaire, une activité continue ou momentanée (par exemple otsasny, « s’occuper d’assistance », kourit’yny, « s’adonner au tabac »). Cette possibilité a été exploitée pour créer un type d’expression morphologique de mode imperfectif, d’où l’opposition spécifique de couples de verbes tels que väis’yny, « porter », et vaïny, « apporter ».
        Le facteur externe est directement lié à l’histoire du peuple ; la possibilité de mettre en action un facteur interne ne dépend pas dans la majorité des cas du caractère de l’histoire de la société.

Les modifications phonétiques       

          Il devient plus facile de rapporter les phénomènes linguistiques à l’histoire du peuple si l’on définit le sens du concept « éléments de l’histoire de la société ». Il est d’autant plus nécessaire de bien en préciser le sens que les phénomènes linguistiques ne peuvent pas être rattachés à chacun des aspects de l’histoire des sociétés.
N. la. Marr et ses « disciples », dans leur effort pour rattacher les phénomènes linguistiques à l’histoire de la société, parlent surtout de la succession des formes de production, des bases et des superstructures et des philosophies qui leur correspondent, laissant de côté tout le reste. Pourtant les classiques du marxisme-léninisme, en indiquant qu’il faut chercher « la source de la vie spirituelle de la société, l’origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques non pas dans les idées, théories, opinions et institutions politiques elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société, dans l’être social dont ces idées, théories, opinions, etc., sont le reflet » [9], ne laissaient nullement hors de compte tous les éléments si divers de l’histoire de la société.
        L’histoire d’une société, c’est tout le chemin parcouru par une collectivité humaine ; elle comprend toute une chaîne de faits historiques divers. La désagrégation de la collectivité, sa migration vers
[19]    
un habitat nouveau, les guerres et les révolutions, le changement des bases et des superstructures, l’orientation en politique, en littérature, en art, en peinture, les réformes aux conséquences lointaines, tels épisodes isolés de l’histoire, les périodes où s’exerce l’influence des peuples voisins, les particularités du développement de la production, la succession de formes des divers modes d’activité humaine, les conquêtes, les découvertes géographiques, les périodes de stagnation et de déclin, les périodes où s’exerce l’action de personnages historiques, des Chefs d’État, de grands écrivains ou poètes et bien d’autres choses encore constituent ce que nous appelons les éléments de l’histoire de tel ou tel peuple.
        La langue a pour particularité que certains de ses aspects se rattachent de façon directe et immédiate à tel élément de l’histoire de la société, tandis que pour d’autres cette liaison directe et immédiate n’existe pas.
        Les partisans de la « nouvelle linguistique », qui prétendent lier les phénomènes linguistiques à l’histoire de la société, n’ont même pas pris le temps d’étudier au préalable quel fut le développement historique des divers éléments de la langue, quelle est leur nature réelle et concrète. Sans cette étude, tous les bavardages sur la liaison entre l’histoire de la langue et l’histoire du peuple ne sont que vaines déclarations.
        Staline a montré de façon parfaitement claire et concrète quelles sont les véritables particularités du développement historique des langues. Ces particularités une fois bien mises en évidence, il apparaît que la langue n’est nullement une superstructure, comme l’affirmaient les tenants des idées de Marr, et que les lois de son développement ne peuvent en aucune façon être assimilées aux lois de développement des bases et des superstructures.
        Chaque langue humaine comporte trois domaines nettement délimités : structure phonétique, composition du vocabulaire et structure grammaticale. L’évolution phonétique d’une langue s’exprime généralement par des changements qualitatifs de sons ou de groupes de sons, le remplacement de certaines lois phonétiques par d’autres, la disparition de certains sons ou groupes de sons et l’apparition de sons ou de groupes de sons nouveaux. Le lien entre l’évolution historique du système phonétique et l’histoire du peuple est naturellement défini avant tout par les propriétés concrètes et les particularités du système phonétique en question. Ces particularités concrètes doivent nous indiquer d’emblée avec quels éléments de
[20]    
l’histoire sociale la liaison est possible et avec lesquels il est impossible et absurde de vouloir relier des phénomènes phonétiques.
        On est bien obligé d’admettre que la physionomie générale du système phonétique de quelque langue que ce soit ne saurait être le miroir d’une époque. L’histoire ne connaît pas d’exemple de langues existant sous le féodalisme qui aient été phonétiquement différentes de celles qui se parlent à l’époque du capitalisme du fait de certaines qualités spécifiques de leur système phonétique. Il n’existe pas de systèmes phonétiques qui soient spécifiques des langues de clans, de tribus, de peuplades ou de nations. Des processus tels que la nasalisation des voyelles ou la palatalisation des consonnes peuvent se dérouler à toutes les époques, quel que soit l’état de la société.
        Des phénomènes comme la diphtongaison d’anciennes voyelles simples dans l’histoire de la langue allemande, la chute des consonnes sourdes ou l’assourdissement d’anciennes consonnes sonores terminales dans l’histoire de la langue russe, le développement d’un son de transition b dans les groupes mr et mn dans l’histoire de la langue française (exemple : caméra, camra, chambre), la transformation du a anglo-saxon en ô ouvert long dans les dialectes du centre et du sud de l’Angleterre au moyen-âge (exemple : rad devenant rôde, « chemin »), etc., sont totalement indifférents à l’état de la société, de son économie, etc. Ils ne nous renseignent pas plus sur l’état de la société que tel son isolé qui entre dans la composition d’un mot ne nous renseigne sur la nature et les qualités de l’objet désigné par ce mot.
        Il s’ensuit qu’entre le caractère d’une époque historique et la nature des modifications subies par le système phonétique d’une langue on ne saurait parler de liaison au sens d’une relation réciproque d’ensemble. Toutefois cette affirmation n’exclut pas la possibilité d’établir un lien entre des transformations phonétiques et tels faits particuliers de l’histoire de la société. En voici quelques exemples.
        Le s portugais à la fin d’une syllabe fermée précédant une consonne sourde ou placé tout à la fin du mot se prononce s au Brésil. A cet s correspond régulièrement en portugais européen le son ch ; c’est ainsi que os escravos, « les esclaves », se prononce ouz ichkravouch en Europe et ouz iskravous au Brésil. Comment, lors de l’étude du portugais européen par exemple, rattacher ce phénomène à l’histoire du peuple portugais ?
        Les lois phonétiques de toute langue ont ceci de particulier
[21]    
qu’elles sont valables pour un laps de temps déterminé et dans les limites d’une entité linguistique — langue, dialecte ou même patois.
        Toute décadence d’une collectivité humaine et tout fractionnement d’un groupe linguistique résultant d’une telle décadence ouvrent la porte à de nouvelles lois phonétiques dans chaque partie du groupe linguistique prise en particulier ; une loi phonétique nouvelle qui s’implante dans une fraction du groupe linguistique n’a rien d’obligatoire pour les autres fractions qui en sont coupées.
        La transformation de l’ancien s en ch dans le cas du portugais européen résulte surtout de facteurs internes. Le rôle de l’histoire dans ce cas — c’est-à-dire la division du peuple portugais du fait de la colonisation du Brésil — revient à avoir limité par cette division le champ d’action de la nouvelle loi phonétique : sans ce facteur externe, la nouvelle règle phonétique se serait étendue à l’ensemble du groupe linguistique portugais. Le rôle du facteur externe est ici parfaitement défini.
        Les modifications phonétiques peuvent être rattachées à d’autres éléments de l’histoire de la société, en particulier à l’arrivée de telle collectivité humaine sur un nouveau territoire, résultat direct des différentes migrations, etc.
        Les dernières années ont vu la publication dans la littérature linguistique de travaux de plus en plus nombreux consacrés à l’influence du substrat linguistique sur les différents aspects de la langue. C’est ainsi par exemple que l’assourdissement des consonnes sonores aspirées indo-européennes bh, dh, gh dans le grec ancien s’expliquerait par l’influence du substrat linguistique égéen : il constitue un témoignage direct de l’invasion par les ancêtres des Hellènes de la partie sud de la péninsule balkanique occupée par des peuplades égéennes.
        L’assourdissement des consonnes sonores initiales dans la langue tchouvache pourrait, semble-t-il, s’expliquer par l’influence d’un certain substrat finnois.
        L’apparition de consonnes gutturales occlusives dans la langue ossète s’explique, selon certains auteurs, par l’influence du système phonétique des langues caucasiennes.
        L’apparition de la liaison dans la langue française (sonorisation de la consonne finale muette lorsqu’elle précède un mot commençant par une voyelle) rappelle fort le phénomène des mutations, typique des langues celtiques, où les derniers sons des mots influent sur les premiers sons des mots qui suivent. L’explication de la liai-
[22]    
son du français par l’influence de la phonétique des langues celtes jadis répandues sur le territoire de la France actuelle est donc aussi un exemple de liens effectifs entre les phénomènes phonétiques et l’histoire du peuple.
        Ainsi donc, ces phénomènes phonétiques peuvent assez aisément se rattacher à l’histoire du peuple, qui crée les conditions rendant possibles ces modifications.
        Il n’est pas rare que l’influence phonétique du substrat se conjugue d’une façon complexe avec les facteurs internes d’évolution de la langue. C’est ainsi par exemple que le report de l’ancien accent tonique mobile sur la première syllabe du mot en letton serait le résultat de l’influence exercée par la langue du peuple finnois de Livonie dont le rôle est important dans la formation du peuple letton. Toutefois ce déplacement de l’accent tonique entraîna la chute de la voyelle dans la dernière syllabe (exemples : lit. vilkas, « loup », letton vilks ; lit. ausis, « oreille », letton auss ; lit. kalnas, « montagne », letton kalns). Cette chute de voyelle est un résultat de l’influence exercée par le livonien, mais pas directement, par ricochet plutôt, du fait de l’assimilation par le letton d’un accent tonique qui tombe régulièrement sur la première syllabe. Il peut y avoir d’autres genres de relation entre les modifications phonétiques d’une langue et l’histoire du peuple. Dans l’histoire des langues, un cas qui se rencontre souvent est celui d’un des dialectes régionaux s’élevant à la dignité de langue littéraire dont les normes orthoépiques et grammaticales se mettent à exercer leur influence sur les autres dialectes régionaux. L’apparition d’une langue littéraire peut elle-même résulter de faits historiques tels que la constitution d’une nation, la formation d’un État centralisé, etc. Les modifications phonétiques découlant de l’influence exercée par la langue littéraire peuvent ainsi être rattachées, de façon médiate, à l’histoire du peuple. Si, par exemple, sous l’influence de la langue littéraire russe, dans un quelconque patois de Russie se produit un durcissement de la terminaison t' des verbes à la 3° personne du singulier (idet’, gouliaet'), donnant ainsi naissance à des formes en t dur (idet, gouliaet), ce fait peut être rattaché à l’histoire du peuple comme résultant de l’influence de la langue littéraire sur les dialectes.
        Lorsque les spécialistes des dialectes allemands observent que le phénomène de la deuxième mutation consonantique est répandu de façon irrégulière sur les territoires où se parlent ces dialectes, ils peuvent rattacher ce fait à l’histoire du peuple en l’associant aux chan-
[23]    
gements d’habitat de ceux qui les parlent. Si l’orthoépie allemande contemporaine fait prononcer les consonnes sonores b, d, g, alors que dans la majorité des parlers germaniques elles se prononcent en fait p, t, k, ce phénomène reste incompréhensible si on ne le rattache pas à l’histoire du peuple, à l’histoire de la fixation des normes orthoépiques, qui dans le cas présent s’appuient sur la prononciation de l’Allemagne du Nord.
        Ainsi donc les transformations phonétiques de la langue peuvent être rattachées à des éléments de l’histoire sociale de nature et de caractère parfaitement définis. Toute généralité sur le rapport entre les phénomènes phonétiques et les particularités du mode de production, le caractère de l’époque ou on ne sait quels besoins spéciaux de la société, n’est en fait qu’un retour à la « nouvelle linguistique ». Marr et ses disciples se faisaient forts de prouver que les modifications phonétiques dépendent de modifications dans la sémantique du mot. Quelques exemples suffiront à démontrer le mal-fondé de semblables affirmations.
Le mot helios, « soleil » en grec ancien, est devenu ilen dans un des dialectes grecs modernes. Pourtant le sens du mot n’a subi aucun changement. Le mot latin betula, « bouleau », est devenu en espagnol abedul, sans que le sens en ait été modifié. Le mot grec ancien stolos, «campagne guerrière», a vu se détacher en grec moderne un homonyme qui a le sens de « flotte » ; mais ce processus n’a été accompagné d’aucune modification phonétique. De façon similaire, le mot grec ancien ekklesia, « assemblée populaire », eut par la suite un homonyme signifiant « église », sans pour autant qu’il y ait de modification phonétique.
        Pendant le règne de la « nouvelle linguistique », certains de ses tenants affirmaient que les lois phonétiques étaient suscitées par des besoins bien définis de la société, besoins qui au cours des différentes périodes de la vie de cette société influent sur le degré d’utilisation de tel ou tel mot : certains mots deviennent plus nécessaires et donc plus usités pendant une période, moins nécessaires et donc moins usités dans une autre période ; si, au cours d’une époque donnée, la fréquence d’emploi d’un certain groupe de mots augmente — par exemple ceux terminés par une voyelle — ce phénomène peut, selon nos « théoriciens », être le point de départ d’une loi phonétique entraînant la chute régulière des consonnes terminales. Il est à peine besoin de démontrer l’absurdité de cette idée. Le degré d’utilisation des différents mots d’une langue peut effectivement varier d’une
[24]    
époque à l’autre. La complexité croissante dans la vie pratique de l’homme, le développement des techniques, de la culture, de l’art, etc., engendrent naturellement le besoin de termes désignant les concepts nouveaux. Mais l’actualité d’un terme ne dépend nullement de son aspect phonétique ou du type de déclinaison ou de conjugaison auquel il appartient ; elle dépend surtout de son sens. C’est ainsi que dans l’histoire de la langue russe à l’époque soviétique des mots tels que soviet, « conseil », partia, « parti », stroitel’stvo, « édification », etc., différents par le son et par la forme, sont devenus d’un usage extrêmement courant.
        Quelle conclusion peut-on tirer de tout ce qui précède ? Les transformations dans le système phonétique d’une langue résultent avant tout de l’action de facteurs internes. L’histoire de la société ne peut qu’influer sur le caractère de ces transformations (influence d’autres langues) ou limiter leur propagation (en cas d’isolement d’une collectivité par suite de changement d’habitat, de migration, etc.). Vus sous ce jour, les liens dans ce domaine avec l’histoire de la société sont clairs et bien définis.

Transformations dans le vocabulaire

        Dans le domaine du vocabulaire, il est nettement plus facile d’établir le rapport entre les phénomènes linguistiques et l’histoire du peuple ; les possibilités sont multiples de rattacher de façon directe et réelle tel fait linguistique à tel élément de l’histoire : dans le lexique de la langue on retrouve, plus ou moins bien conservées, des traces de toute l’histoire du peuple, à commencer par les temps les plus reculés jusqu’à son état actuel.
        C’est ainsi que le mot allemand Hammer, « marteau », étymologiquement apparenté au mot russe kamen’, « pierre », et au mot lituanien akmuo est un témoin préservé jusqu’à ce jour de l’époque paléolithique. Le mot russe den'gi, « argent », étymologiquement apparenté au mot tenkè, « rouble », que l’on rencontre dans quelques dialectes tatares d’aujourd’hui, lui-même apparenté au mot tangki, « écureuil », en langue khanti (ostiak) contemporaine, est un témoin de l’époque dit « à monnaie de petit-gris » que connurent jadis les peuplades russes du nord-est. Le mot mordve
[25]    
koudo, « maison », à rapprocher du mot mari koudo, « hutte », et aussi de l’estonien kodu et du finnois koti, « maison », « patrie », témoigne de l’absence de la civilisation des maisons de rondins chez les anciens finnois. Le mot grec ancien phrater, « membre de la fratrie », étymologiquement proche du mot russe brat, « frère » (allemand Bruder, sanscrit bhrata), et de même le mot letton mote, « femme », et l’albanais motra, « sœur », qui étymologiquement sont à rapprocher du mot russe mat’, « mère » (allemand Mutter, sanscrit mata), etc. témoignent de l’existence dans l’histoire des peuples indo-européens d’une époque où les liens de parenté n’étaient pas encore clairement conçus. L’existence dans les langues indo-européennes de noms d’arbres tels que bereza, « bouleau » (lituanien berjas, allemand Birke, sanscrit bhurja), el’, « sapin » (grec ancien elatè), sosna, « pin » (allemand Fichte, grec ancien peukè), ainsi que les termes désignant l’hiver (russe zima, lituanien ziermé, latin hiems, sanscrit hima, « neige ») nous obligent à rechercher la patrie d’origine des peuples indo-européens non dans les contrées méridionales mais plus au nord. De façon similaire, l’existence en langue finnoise de mots comme tammi, « chêne », et vaahtera, « érable » — arbres assez rares et nullement caractéristiques des régions situées au nord du 60° parallèle — permet de dire que les ancêtres des Finnois étaient partis d’une contrée plus méridionale pour aller se fixer en Finlande (voir mordve tourna, « chêne », et mari vachtar, « érable »).
        Les recherches étymologiques sur le vocabulaire des différentes langues indo-européennes permettent de conclure à l’existence chez ces peuples anciens d’une agriculture assez développée et à leur connaissance des diverses céréales ; voir grec paras, « blé », vieux- slave pyro ; all. Gerste, «orge», latin hordeum (de horzdeum), grec zeia, « épeautre » ; sanscrit yava, « pain », lit. javai « pain » ; russe zerno, « grain », latin granum, ail. korn. A cet égard l’unité étymologique du verbe signifiant « labourer » est assez éloquente : grec aroô, latin arare, lit. arti, vieux-russe orati voir albanais du moyen-âge arë, « champ de labour ».
        L’étude des vocabulaires nous apprend aussi que les anciens peuples indo-européens avaient su développer l’élevage de bétail ; voir grec ancien bous, « taureau » (de gwous), sanscrit gawch, tadjik gav, « vache », arménien kov, russe goviadina, « (viande de) bœuf » (à proprement parler « viande de taureau ou de vache ») ; latin equus, « cheval », sanscrit « açva », vieux persan aspa ; latin avis « mouton », grec oïs (de avis), lituanien avis, etc.
[26]              
        D’un autre côté, l’étude du vocabulaire des langues finno-ougriennes révèle l’absence d’agriculture ou d’élevage développés dans la période la plus reculée de la vie historique de ces peuples. Nous n’y trouverons pas de terme commun à toutes les langues du groupe pour l’action de labourer ou pour désigner les animaux domestiques; par contre la flèche porte le même nom dans toutes les langues finnoises : voir finnois nuoli, komi-zyriène n’öv (de n'öl), mordve nal, mari nölö, hongrois nyil, ce qui montre l’ancienneté des développements de la chasse chez ces peuples.
        Le développement de formes et de domaines très diversifiés pour l’activité de l’homme se traduit par le développement du sens des mots, l’apparition d’homonymes, de synonymes, etc. Ce fait ressort à l’évidence lorsqu’on observe l’accroissement de mots étymologiquement apparentés. Un exemple frappant nous en est donné par le mot allemand Werk, « besogne ». Si on le rapproche du grec ancien ergôn « besogne », et de l’arménien gori, « besogne », il apparaît que dans des temps très reculés, ce sens était le seul. En allemand moderne Werk possède une série ramifiée d’homonymes reflétant le développement des divers modes d’activité de l’homme : 1. besogne, travail ; 2. usine, mine ; 3. mécanisme (Uhrwerk, « mécanisme d’une montre ») ; 4. œuvre (Lenins Werke, « Œuvres de Lénine »). etc.
        Dans la haute antiquité le grec graphô, « écrire », avait, semble-t-il, le seul sens de « marquer » ou de « faire une encoche » (voir all. kerben, « faire une encoche »). Les ramifications sémantiques de la racine graph en grec moderne sont étonnantes de diversité : gramma, « lettre », grammateus, « secrétaire », grammateion, « secrétariat », grammation, « lettre de change», grammatodidaskaleion, « école élémentaire », grammathèkè, « casse typographique », grammatophulakon, « portefeuille », gramméno « destin », grammè, « ligne », grapheion « bureau », grapheiokratia, « bureaucratie », dactulographes, « dactylographe ».
        Le développement de l’électrotechnique se traduit de façon frappante dans le grec moderne par l’extension extraordinaire des acceptions du mot hérité du grec ancien èlektron (sens originel : « ambre ») : èlektragôgos, « fil électrique », èlektriko, « lumière électrique », èlektrismos « électricité », èlektrodion, « électrode », èlekthrotherapeia, « électrothérapie », èlektroarnètikos, « négatif » (au sens électrique du terme), èlektrologos, « électrotechnique », èlektromagnètès, « électroaimant », élektrokinètèr, « moteur électrique », èlektrometron, èlektrometalloargia, etc.
[27]              
        Le développement de l’artillerie a augmenté en grec moderne la série des composés et dérivés du mot pur, « feu » : purobolarchia, « batterie» puroboleia, « canonnade », purobolikon « artillerie », purobolismos, « coup de feu », purobolon « canon », purobolostasion, « parc d’artillerie ».
        Les résultats des efforts des puristes peuvent parfois s’ajouter à ceux de l’histoire du peuple ; il arrive qu’ils soient loin d’être négligeables.
        Les liens entre le vocabulaire et l’histoire du peuple peuvent être démontrés de façon évidente par les exemples d’emprunts aux langues étrangères. La présence dans la langue finnoise de mots comme vaara, « danger », malmi. « minerai », est un reflet des liens historiques entre le peuple finnois et le peuple suédois. L’existence dans la langue hongroise de mots turcs empruntés à quelque langue de type tchouvacho-bulgare témoigne des anciennes liaisons historiques qui furent celles du peuple hongrois. La présence dans les langues turques et iraniennes de mots d’origine arabe, introduits sous l’influence de la religion islamique et de la culture arabe, est aussi un exemple de la façon dont certains éléments de l’histoire du peuple se reflètent dans la composition du vocabulaire.
        Il n’est pas rare que ces traces d’influences étrangères soient effacées, presque disparues. A première vue, il est par exemple impossible d’identifier une influence étrangère dans des mots tels que le mot hongrois allam, « Etat », le mot tchèque članek, « article », le mot allemand Höflichkeit, « politesse », le mot arménien patmuthjun, « histoire ». Or, le terme hongrois allam est calqué sur le latin status (comparer hongrois allai, « être debout », latin stare) ; le tchèque članek n’est ni plus ni moins que la copie du mot allemand Artikel ; l’allemand Höflichkeit est calqué sur le français courtoisie ; sous le mot arménien patmuthjun se cache le mot grec historia (comparer grec historeô, « raconter », et arménien patmel, « raconter »).
        L’élément de l’histoire du peuple que constitue son séjour sur un territoire donné à un rapport direct avec la toponymie.
        Au nord de Moscou, sur la route de Savelovo, se trouvent deux localités, Ikcha et lakhroma. Ces deux noms d’origine non-slave nous intéressent car on les retrouve loin des limites de la région moscovite. On retrouve par exemple le nom de Ikcha dans la partie sud-ouest de la république des Maris ; l’un des affluents de la Vitchegda s’appelle, dans son cours inférieur, Iksa. L’Iksa est aussi une petite rivière de la région d’Arkhangelsk, près de Miandomy. L’élément
[28]    
lakhr, dans le nom lakhroma, se retrouve dans la région de laroslav (village de lakhrobol).
        On peut supposer qu’au temps jadis le territoire situé au nord de Moscou fut occupé par une population proche par la langue de la population mériane des régions de laroslav et de Kostroma ; la langue méri était, semble-t-il, très proche des langues et parlera des Tchoud d’outre-Volga.[10] Cette hypothèse, basée sur des données purement linguistiques, est appuyée par l’archéologue soviétique A. la. Brussov, qui a établi la similitude des vestiges de civilisations anciennes dans la région entre Volga et Oka d’une part et en Carélie d’autre part.
        Une certaine portion du vocabulaire d’une langue peut être rattachée de façon immédiate aux faits intéressant la base ou la superstructure. Les modifications de l’une ou de l’autre ne sont pas sans marquer la langue de leur empreinte ; elles laissent toujours quelque trace dans le lexique.
        On se heurte à des difficultés beaucoup plus grandes lorsqu’on essaie d’établir une relation entre les faits extérieurs de l’histoire et le fonds essentiel du vocabulaire. Ce dernier se conserve fort longtemps. « Point n’est besoin de détruire le fonds essentiel du vocabulaire, alors qu’il peut être employé avec succès pendant plusieurs périodes historiques, sans compter que la destruction du fonds essentiel du vocabulaire accumulé pendant des siècles, vu l’impossibilité d'en constituer un nouveau à bref délai, amènerait la paralysie de la langue et la désorganisation totale des relations des hommes entre eux »[11].
        C’est précisément pour cela qu’il est assez difficile d’établir un lien direct entre les faits extérieurs de l’histoire et des mots comme manger, boire, dormir, bois, rivière, rive, montagne, etc. Cela ne veut pourtant pas dire qu’il soit absolument impossible d’établir une relation entre l’histoire du fonds lexicographique et l’histoire du peuple. On peut relier à cette dernière le caractère général du fonds lexicographique. La comparaison des fonds lexicographiques de langues apparentées permet d’établir de façon indiscutable les différen-
[29]    
ciations spécifiques du fonds de chaque langue ou groupe de langues très proches. C’est ainsi par exemple que le fonds lexicographique de la langue finnoise suomi se distingue par son caractère propre du fonds erzia-mordve. De façon analogue, le fonds lexicographique de la langue lituanienne se distingue nettement, malgré certains éléments de similitude, de celui de n’importe quelle langue slave.
        L’une des raisons de cette spécificité tient à l’isolement des peuples sur divers territoires. Les conditions historiques de développement des langues peuvent différer d’un territoire à l’autre. Ces différences de conditions engendrent des différences dans l’économie, les mœurs, la culture, etc., qui entraînent une différenciation du vocabulaire. De plus les nouveaux termes formés à partir des ressources déjà existantes de la langue ne passent pas dans les langues parlées dans d’autres territoires. Il découle de tout ceci que les fonds lexicographiques de langues même très proches n’ont pas un caractère identique.
        Lorsque deux peuples entretiennent des rapports particulièrement développés, le fonds lexicographique peut s’enrichir d’emprunts étrangers. C’est ainsi que dans les vocabulaires de base des langues tchouvache et mari certains mots sont communs : tchouvache per, « frapper », mari perach tchouvache sis, « sentir », mari chijach ; tchouvache tchir, « maladie », mari tcher ; tchouvache kaiak, « animal », « oiseau », mari kaiyk ; tchouvache vara, « après », mari vara ; tchouvache vyï, « force », mari vit ; tchouvache lapra, « saleté », mari lavra ; tchouvache çara, « nu », mari tchara ; tchouvache purne, « doigt », mari parna, etc. Ces concordances résultent forcément de liens historiques entre ces deux peuples.
        La composition du fond lexicographique principal peut traduire le développement des différents modes d’activité des gens, l’histoire de la culture matérielle et spirituelle du peuple. Par exemple, le verbe torgovat’, « faire du commerce », résulte de l’apparition d’une activité nouvelle, le commerce. On peut en dire autant de verbes comme écrire, compter, forger et de substantifs tels que maison, navire, voile, etc.
        Il est néanmoins de nombreux cas où l’on ne peut rattacher les modifications de vocabulaire à aucun facteur de l’histoire du peuple. Dans la langue mari des prairies, on trouve le mot choptyr, « groseille », auquel correspond en langue komi le terme setör, qui a le même sens. En mari la première partie du mot, sous l’influence de « l’étymologie populaire » et en partie par la sémantique du terme
[30]    
même, s’est vue associer l’adjectif chopo « aigre » ce qui a donné choptyr [12].
       
Dans le mot auga, « œil », en vieil islandais, la diphtongue au paraît étrange si on se rapporte au lituanien akis et au vieux slave oko ; mais le phénomène devient compréhensible si l’on admet un rapprochement par association avec le mot oukho, « oreille », gothique auso, lit. ausis, vieux slave ooukho [13].
       
On ne peut expliquer par l’action de facteurs historiques les abréviations de type elliptique de groupes de mots et la formation de termes indépendants qui en résulte. Par exemple, l’italien fontana, « source, fontaine » et l’espagnol fuente sont des abréviations du groupe de mots latins aqua fontana, « eau de source » ; le français hiver résulte de l’abréviation de l’expression latine tempus hibernum, littéralement « époque, ou temps hivernal » ; le mot grec moderne neros, « eau », résulte de l’abréviation de nearon hudôr, « eau douce (littéralement « jeune », « fraîche ») » ; le mot grec pontikos, « souris », provient de pontikos mus (littéralement « souris pontique »).
        La question du rapport entre l’histoire du peuple et l’élimination d’un synonyme par un autre demeure confuse. Le chercheur aura du mal à expliquer pourquoi des deux synonymes signifiant « rameau », en grec ancien, klados et ozos, seul le premier s’est conservé en grec moderne ; pourquoi des deux synonymes hepomai et akoloutheô, signifiant « suivre », le grec moderne n’a conservé que le second ; pourquoi des deux adjectifs latins dulcis et suavis c’est dulcis qui s’est implanté dans les langues romanes (ital. dolce, franç. doux, esp. dulce).
       
Ainsi dans le domaine lexicographique nous retrouvons la même règle que dans le domaine phonétique : certains cas révèlent un lien indubitable avec les faits extérieurs de l’histoire ; dans d’autres cas, les modifications de vocabulaire sont conditionnées par l’action de facteurs internes.

Les changements dans la structure grammaticale

        L’étude des rapports entre la structure grammaticale de la langue et l’histoire de la société est particulièrement hérissée de difficultés.
[31]              
        Cette question complexe mériterait une étude spéciale. Dans cet article où nous nous bornons à l’examen d’un seul aspect de la question, nous essayerons de montrer à l’aide de quelques exemples concrets que les modifications de structure grammaticale peuvent résulter aussi bien de l’action de facteurs internes qu’externes. Dans la grande majorité des cas, ces modifications de structure grammaticale, de morphologie ou de syntaxe s’effectuent sous l’action de facteurs internes.
        On sait que le latin classique possédait cinq types de déclinaison. La quatrième déclinaison, du type fructus, « fruit », et la cinquième, du type species, « aspect », tendirent rapidement à se rapprocher des autres. La quatrième commença à se confondre avec la deuxième ; le résultat fut que dans une phase ultérieure de l’évolution de la langue latine, les mots lupus « loup » (2e déclin.) et fructus (4e déclin.) se déclinèrent de façon identique. Il est évident qu’on ne saurait expliquer ce processus grammatical en faisant intervenir les événements historiques. Il faut en chercher l’explication dans la langue même. Il suffit de juxtaposer les paradigmes de la deuxième et de la quatrième déclinaison, ne serait-ce qu’au singulier, pour remarquer la ressemblance des terminaisons pour certains cas, fait qui motiva l’unification des deux types en un seul :

Nom.

lupus

fructus

Gen.

lupi

fructus

Dat.

lupo

fructui

Acc.

lupum

fructum

Abl.

lupo

fructu.

        En norvégien moderne le verbe au présent se termine par -r aux trois personnes du singulier et du pluriel, par exemple elsker signifie « j’aime », « tu aimes », etc. Ici aussi, il est difficile de trouver dans des facteurs externes la raison de ce phénomène grammatical. Mieux vaut regarder le paradigme de la conjugaison au présent en norvégien ancien.

singulier

pluriel

lre p. bind « j’attache »

bindom

p. bindr

bindeδ

3° p. bindr

binda

        Cet examen nous convainc que cette terminaison unique -r vient de ce qu’on a étendu à toutes les personnes la terminaison de la deuxième personne du singulier.
[32]              
        Le système des temps passés dans le vieux russe était particulièrement compliqué et comprenait quatre temps : aoriste, imparfait, parfait et plus-que-parfait. Actuellement, le russe ne connaît plus qu’un temps passé en -l (qui est historiquement un vestige du parfait). Ce ne sont évidemment pas les faits extérieurs de l’histoire mais divers facteurs d’ordre interne qui sont à l’origine de cette réorganisation du système des temps passés. Voici quels sont ces facteurs :
        1. ressemblance des terminaisons de l’aoriste et de l’imparfait, d’où tendance à l’unification, par exemple nesokh et nesiakh (1re pers. du sing.), nesokhom et nesiakhom (1re pers. du pl.);
        2. importance des préfixes verbaux comme expression du mode révolu, éliminant la nécessité de temps spécialisés pour préciser le mode de déroulement de l’action ;
        3. utilisation croissante des pronoms personnels, affaiblissant le rôle de l’auxiliaire byt’, « être », pour l’expression de la personne;
        4. enrichissement du contenu temporel de l’imparfait, affaiblissant le rôle de la copule ;
        5. rareté de l’emploi du plus-que-parfait comme forme exprimant un temps relatif.
        Il est certain que ces facteurs internes ont amené l’unification des formes du passé en russe.
        Le participe présent en grec ancien, par exemple pherôn, « portant », génitif pherontos, ne peut dériver normalement de sa forme primitive *feronts, étant donné que cette forme n’aurait pu donner que pherous. Si l’on admet que la forme du nominatif du participe s’est modifiée par analogie avec la déclinaison des substantifs du type kuôn, « chien », la difficulté disparaît. Dans le grec moderne, le suffixe -nô s’est montré remarquablement productif ; par exemple pherô, «porter» en grec ancien, devient en grec moderne phernô; derô, « déchirer », devient dernô, etc. Cette multiplication ne peut, elle non plus, s’expliquer autrement que par l’effet de l’analogie.
        Mais il serait parfaitement erroné d’affirmer qu’il n’existe aucun lien entre la structure grammaticale de la langue et l’histoire du peuple. De même que dans les autres cas, ce qui importe ici c’est de déterminer avec quels éléments de l’histoire du peuple il est possible d’établir une liaison réelle.
        La spécificité de la structure grammaticale d’une langue, de même que la spécificité de son fonds lexicographique essentiel, se forment
[33]    
à la suite d'une durée plus ou moins longue d'existence isolée du peuple en question. C’est ainsi que les traits spécifiques de la structure grammaticale de la langue mari sont le résultat direct de l’isolement où ce peuple a vécu par rapport aux autres peuples finno-ougriens. Lorsqu’un peuple et sa langue se sont isolés et que les lois régissant l’évolution de sa structure grammaticale viennent à se modifier, ces nouvelles lois ne se communiquent pas aux langues apparentées.
        Il peut exister d'autres liens entre un phénomène grammatical particulier et l’histoire du peuple. Dans la langue estonienne par exemple, il existe un mode particulier, nommé discours indirect ou modus relativus. Ce mode sert à exprimer l’incertitude quant à l’action accomplie, par exemple : tema kirjutavat, « on dit qu’il écrit». Dans ce cas le verbe kirjutama, «écrire», est employé au modus relativus, car celui qui parle ne connaît l’action accomplie que par ouï-dire. Comment ce phénomène grammatical se rattache-t-il à l'histoire du peuple ? A première vue la question peut sembler bizarre. En fait, le lien existe. Le mode du discours indirect est apparu dans la langue estonienne, semble-t-il, sous l’influence du letton (comparer letton gans ganot, « on dit que le berger paît son troupeau ») ; c’est donc le résultat des liens historiques entre les peuples estonien et letton.
        Le système des adjectifs numéraux dans la langue mari se distingue par une curieuse particularité, que l’on ne trouve pas dans les autres langues finnoises. Elle consiste en l’existence de deux formes, l’une courte et l’autre pleine, par exemple nyl, « quatre » (forme courte) et nylym, « quatre » (forme pleine). Le même phénomène se rencontre dans la langue du peuple voisin des Tchouvaches, voir tchouvache tavata, « quatre » (forme courte) et tavatta, « quatre » (forme pleine). Il est certain que l’existence de deux formes pour les adjectifs numéraux dans les langues tchouvache et mari résulte des liens historiques entre les deux peuples.
        L’étude des langues littéraires ouvre de vastes perspectives à la recherche des liens entre les phénomènes linguistiques et l’histoire de la société, étant donné que les liens sont dans ce cas plus palpables et moins indirects. L’étude de l’évolution de la syntaxe des diverses langues peut fournir de nombreux exemples où les événements historiques ont déterminé le cours suivi par le développement de la langue.
        Ainsi, les modifications de la structure grammaticale s’opèrent essentiellement sous l’influence de divers facteurs internes. Le rôle de l’histoire se traduit surtout par l’influence exercée par d’autres
[34]    
langues ou par la limitation dans la propagation géographique de tel ou tel changement de morphologie ou de syntaxe du fait de l’isolement des collectivités humaines, de changements d’habitat, migrations, etc.
        Le développement général et le perfectionnement de la structure grammaticale d’une langue dépendent de toute l’expérience historique du peuple dans son ensemble ; ils sont la résultante d’une succession d’époques historiques qui s’enfoncent dans les profondeurs du passé.
        Nous n’avons même pas effleuré, dans cet article, la question, extrêmement complexe et encore non étudiée, des modifications de la structure grammaticale en liaison avec le développement de la pensée ; nous n’avons pas montré le rôle de la grammaire comme résultat du progrès de la pensée, étant donné que ces problèmes exigent une étude spéciale et circonstanciée.
        Nous pouvons tirer une conclusion de ce qui précède : tout phénomène linguistique est lié à l’histoire du peuple, mais dans certains cas il s’agit d’un lien immédiat, direct et évident tandis que dans d’autres, c’est un lien hautement complexe et qui passe par toute l’expérience historique de l’humanité prise dans son ensemble.



* K probleme sviazi iavleniï iazyka c istoriéï obchtchestva. Voprossy iazykoznania, 1953, I, 34-51. Traduit par N. Kernov. Sous-titres de la rédaction.

[1] Staline : A propos du marxisme en linguistique, Editions de la Nouvelle Critique, p. 28.

[2] L’histoire offre un exemple typique de liaisons de ce genre dans le rapport qui existe entre le caractère de la base et celui de la superstructure : à chaque base correspond une superstructure qui se modifie ou disparaît en même temps que se modifie ou disparaît la base. Cette liaison se fonde sur le principe d'une correspondance générale; en effet il serait étrange et invraisemblable d’imaginer une société qui serait capitaliste par la base et socialiste par la superstructure,

[3] Staline : ouvrage cité, p. 32.

[4] Ibidem, p. 33.

[5] Ibidem, pp. 17-18.

[6]   Les formes anciennes bratos (nomin. sing.) et bratom (accus, sing.) se sont fondues dans la forme unique brat.

[7] Marx et Engels : Lettres choisies, éd. russe, 1947, p. 423.

[8] V.A. Sorvatcheva : « Quelques particularité phonétiques et morphologiques du parler de la Haute Vachka du dialecte oudor », Lingvistitcheski sbornik (Recueil linguistique) de la filiale komi de l'Ac. des Sc. de l’U.R.S.S., Série linguistique, fasc. 2, Komigiz, Syktyvkar 1952, p. 44.

9.    Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S., p. 136.

[10] Il y a une certaine uniformité dans les terminaisons des noms de rivières dans la région entre Volga et Oka, dans la Moyenne Volga et dans le Nord, par exemple les terminaisons -ga, -ka : Kokchaga (rivière de la région des Maris» et Ouftiovga (affluent de la Dvina inférieure); Vachka (région de Vladimir) et Vachka (affluent du Mézen); de même les terminaisons en -ma : Kliazma. (région de Moscou et de Vladimir) et Siouizma, (rivière de la région d'Arkengelsk).

[11] Staline : Ouvrage cité, p. 31.

[12] D’après les observations du professeur A.I. Popov.

[13] Voir A. Meillet : Caractères généraux des langues germaniques, 3° éd., Paris 1926, p. 203.