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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Commentaire de l’article de R. O. ŠOR, «Paradoksal’naja ortodoksal’nost’», in Literatura i marksizm, 1929, N° 2, str. 139-149.


Ecrit en 1929 et publié dans la revue Literatura i marksizm (Littérature et marxisme), cet article de Rozalija Osipovna Šor (1894-1939) intitulé « Orthodoxie paradoxale » prend comme point de départ un article d’un autre linguiste, Evgenij Dmitrievič Polivanov (1891-1938), publié en 1928 dans cette même revue (tome IV) et intitulé «Russkij jazyk segodnjašnego dnja» («La langue russe à l'heure actuelle»). Pour reprendre les mots de R. Šor, cet article de Polivanov avançait des idées tellement «originales» qu’il ne pouvait pas ne pas faire l’objet d’ «un examen particulier» (p. 139). Dans son article, Šor va démontrer que les idées avancées par Polivanov sont fausses.
Cet article est caractéristique de la situation dans laquelle se trouvait la linguistique soviétique au tournant des années 1920-1930. En effet, à partir du milieu des années 1920, deux conceptions de la linguistique vont s’affronter dans le monde académique soviétique. D’un côté les partisans de la linguistique «traditionnelle», telle qu’elle s’était développée tout au long du XIXe siècle ; et de l’autre une linguistique qui se voulait marxiste : la nouvelle théorie du langage de N.Ja. Marr (1864/65-1934). R. O. Šor était marriste, pas Polivanov?
La théorie marriste considère la langue comme une superstructure, au sens marxiste du terme. Autrement dit, comme une composante de la société évoluant et changeant selon la base économique de ladite société. C’est au sujet du caractère superstructurel de la langue que Šor va s’en prendre à Polivanov.
Dans son article, Šor va démonter les arguments de Polivanov en faisant appel à toute une série de linguistes étrangers, qui, pour la plupart, avaient rejeté les idées marristes : Saussure (p. 142), Sapir (p. 142), Meillet (pp. 143, 147 et 148) ou Vendryes (pp. 139, 147 et 148).
A Polivanov disant que les facteurs sociaux n’influencent pas directement la langue en tant que système, mais le substrat humain auquel appartient la langue, Šor répond en citant Antoine Meillet (sans donner de référence) : dans les anciennes langues indo-européennes, le mot père désignait avant tout le plus ancien, le plus compétent d’un groupe, et pas uniquement le géniteur. Avec le rétrécissement de la sphère familiale, dû à des facteurs sociaux, le mot père a perdu son sens premier pour ne garder plus que celui de géniteur. Šor prend ensuite appui sur un second exemple emprunté au russe. Dans cette langue, Šor fait remarquer le changement de sens du mot prisluga. A l’origine ce mot était un collectif et servait à désigner l’ensemble des domestiques d’une maison. Shor nous explique qu’avec l’appauvrissement de la noblesse au cours des années 1870-1880 et la diminution des domestiques qui l’accompagna, le mot prisluga se mit à désigner une servante. Et Shor de poursuivre en disant (page 145) que dans les faits linguistiques «apparaît clairement le reflet de la réalité sociale d’une époque donnée».
Le second volet de l’article de Polivanov concerne les lois d’évolution linguistiques. Pour lui, ces lois existent, mais sont sans rapport avec les facteurs socio-économiques ou politiques. Ce que Šor va contester? avant d’affirmer (page 147) que «les essais d’élaborer une théorie générale de l’évolution des langues fait apparaître de manière convaincante une détermination sociale des changements linguistiques».
Pour conclure, Šor appellera (page 149) ses collègues linguistes à «renoncer aux recherches concernant la reconstruction de sons hypothétiques et de formes hypothétiques des proto-langues», mais plutôt à étudier le caractère vivant des langues contemporaines et de leurs locuteurs.
Cet article de R.Šor pourrait être considéré comme un exemple parmi d’autres d’une querelle académique. Mais dans l’Union Soviétique du tournant des années 1920-1930, cette querelle prit une tournure tragique. Petit à petit, la théorie marriste fut considérée comme la seule véritable linguistique marxiste et par conséquent la linguistique traditionnelle se mit à être rejetée comme science bourgeoise. Les recherches de linguistique traditionnelles furent interdites et, dans l’atmosphère paranoïaque qui caractérisa cette époque, les linguistes non-marristes furent déportés ou exécutés comme tous les ennemis du communisme. Polivanov n’y échappa pas : arrêté en mars 1937, il mourut peu de temps après le 25 janvier 1938. En mars 1963, à la demande de l’Institut de Linguistique de l’Académie des Sciences, la Court Suprême de l’URSS réhabilita entièrement E. D. Polivanov.


(Sébastien Moret)

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