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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы



A. SOMMERFELT :
«La linguistique, science sociologique» (Leçon d'inauguration de la chaire de linguistique générale à l'Université d'Oslo, le 14 décembre 1931), Nordk Tidsskrift for sprogvidenskap, 1932, n. 5, p. 315-331.



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La linguistique se trouve devant deux problèmes principaux. Premièrement: Qu'est-ce qu'une langue? Quel rôle joue-t-elle dans la société? Et deuxièmement: Comment et pourquoi les langues se transforment-elles?
Qu'est-ce qu'une langue? Voilà une question que bien des linguistes ne se sont jamais posée; ceux qui y ont répondu, l'ont fait de manières très différentes. Au XXe siècle on a soutenu que la langue serait un organisme. L'Allemand Bopp, l'un des fondateurs de l'étude comparative des langues indo -
européennes, se servait de cette expression, mais il entendait par là seulement que la langue n'est pas une chose arbitrairement construite. August Schleicher, qui au milieu du dernier siècle occupait une position dominante dans notre science, voyait dans la langue un organisme naturel. La langue fleurirait et défleurirait comme une plante. Schleicher essayait d'appliquer les idées du darwinisme à la linguistique. La langue serait la manifestation d'un phénomène anatomique qui se soustrairait à l'observation directe, mais que le partisan français de Schleicher, Abel Hovelaque, mettait en rapport avec le fameux centre de la parole de Broca. En principe l'homme ne serait capable d'apprendre, d'une façon complète, qu'une seule langue, et la linguistique serait, d'après Schleicher, une science naturelle(1). De telles idées sont encore nourries par le grand public. On les voit apparaître dans les journaux quand nos concitoyens, défenseurs de la « vie du langage », s'indignent contre des changements de l'orthographe.
Pour l'école de Schleicher la langue était donc un organisme. D'autres linguistes, au contraire, voyaient dans la langue une activité humaine. Déjà le grand savant et homme d'état allemand, Wilhelm von Humboldt, disait « la langue est une activité, c'est une energeia et non pas un ergon»(2). De notre temps, M. Jespersen soutient ce point de vue(3). D'après lui la langue est purposeful activity, activité dont le but est de rendre possible aux hommes de communiquer entre eux. L'école linguistique la plus puissante de la fin du siècle dernier, celle des néo
grammairiens allemands, voyait aussi dans la langue de l'activité collective. Pour eux la langue était un phénomène psychique. La nature de ce phénomène et les développements qu'il subit au cours des âges, s'expliqueraient par des conditions psychiques universellement valables. Ici ils se rencontraient avec
gung, um den sich alles dreht, und die Psychologie ist daher die vorne?ste Basis aller in einem höheren Sinne gefassten Kulturwissenschaft», bien que cet élément psychique ne soit pas le seul facteur en jeu(5). Pour les néo-grammairiens la linguistique
Voyons maintenant ce qu'on entend par la formule: la langue est un fait social. Pour l'illustrer, je prendrai mon point de départ dans un exemple employé par M. Sapir(10). Supposons qu'un enfant nouveau-né norvégien soit transplanté dans un milieu nouveau et qu'il soit élevé par des Indiens du Mexique. Il apprendra à marcher à peu près comme il l'aurait fait ici en Norvège, de par le système de facteurs de l'hérédité biologique. La faculté de marcher est une fonction biologique. Mais pour ce qui est de la langue, les choses seraient toutes différentes. L'enfant apprendrait à se servir d'un système articulatoire radicalement différent du celui du norvégien, d'une grammaire tout autre. Et si l'enfant était élevé par des sourds-muets, il n'apprendrait sans doute pas à parler du tout. C'est par la langue que l'enfant devient un être social. Chose significative, les enfants nés sourds et aveugles restent au niveau d'un animal jusqu'au moment où ils apprennent à se servir d'un moyen de communication(11).
On voit par ces faits que la langue n'est pas une fonction de caractère biologique, mais un phénomène propre à un groupe d'individus, phénomène fournissant le lien qui fait de ces individus un groupe. L'individu apprend la langue comme une donnée, comme un code dont il doit observer les règles. En principe, il revient au même que ces règles soient fixées par écrit ou non. Un groupe qui ignore l'art d'écrire possède quand même son système linguistique. On ne peut donc pas, comme le fait M. Jespersen, définir la langue comme une activité comportant une intention. C'est l'usage que l'individu particulier fait de la langue que l'on peut définir ainsi et non 317 / pas la langue elle-même. Il faut donc faire une distinction entre le parler individuel et la langue du groupe social. La langue n'est pas la somme des parlers individuels, pas plus que l'économie d'une société n'est la somme des économies particulières des individus composant cette société. Il n'existe pas un individu qui maîtrise complètement la langue d'une société — l'auteur d'un dictionnaire le sent vivement — et chez la plupart des individus d'une société il y aura des particularités auxquelles les autres refuseront le droit de cité dans la langue. Ferdinand de Saussure a proposé d'opposer la langue à la parole; à présent ces termes sont adoptés par un nombre de linguistes touatériel — la langue n'est pas un objet matériel — et de ce qui est seulement pensé. C'est une forme d'être que M. Weisgerber a proposé de nommer en allemand wirklich dans l'ancien sens de ce mot, quelque chose d'où il sort des effets: wirklich ist etwas, wovon Wirkungen ausgelien, und Wirklichkeit müssen wir jedem solchen Wirkungsträger zuerkennen, auch wenn er nicht dinglich greifbar ist(12). C'est là une forme d'être que l'homme ne saisit qu'avec difficulté. Chez des peuples de civilisation peu développée on s'imagine que les mots sont des êtres vivants, et de telles idées se rencontrent aussi dans les croyances populaires de peuples à civilisation plus avancée. Après la guerre franco-russe de 1812, les soldats de Napoléon racontaient qu'il faisait tellement froid en Russie que les mots gelaient dans l'air, tombaient par terre et ne pouvaient a?ver à celui auquel on adressait la parole. — De son côté, Durkheim propose de nommer les phénomènes sociaux des choses. La langue est donc un système de signes qui agit comme modèle collectif, indépendant de l'individu particulier, et qui correspond donc exactement à la définition que Durkheim a donnée du phénomène social: Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre indépendante de ses manifestations individuelles(13).
La langue est donc un système. Elle doit l'être; sinon elle serait très difficile ou impossible à apprendre. Et le système linguistique peut être subdivisé en des systèmes subordonnés au système général, ainsi en systèmes phonologique et grammatical. Les phonèmes diffèrent plus ou moins de langue en langue; certains ne se rencontrent que sur des aires restreintes, tel notre l «gras», p. ex. Mais quand même, tous les
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systèmes phonologiques possèdent des traits communs importants, car les principes constitutifs des organes phonateurs sont les mêmes chez tous les types anthropologiques. De même, il existe des traits communs aux diverses systèmes grammaticaux. Il y a certaines catégories grammaticales générales. Toutefois, les différences sont beaucoup plus grandes pour ce qui est de la grammaire, car sur ce domaine il n'existe pas de limitation anatomique des types possibles, limitation que connaissent les systèmes phonologiques. Les systèmes de formes linguistiques sont de types les
suffit de vous indiquer que suivant M. Troubetzkoy, les voyelles, classées d'après leur degré de sonorité et de timbre, forment des systèmes vocaliques qui se laissent ramener à des types généraux relativement simples et peu nombreux(15). On peut dire que, par ces études, M. Troubetzkoy a fondé une nouvelle discipline de la linguise. de son corps, qui ont permis un tel développement des jambes et du tronc. Voilà les conditions générales qui ont rendu possibles les changements en question. En second lieu, il faudra trouver le ou les faits particuliers qui ont forcé l'homme à quitter les arbres et à braver les dangers auxquels il était exposé sur la terre. On a cru que ces faits particuliers seraient la dévastation des forêts à la fin de l'âge tertiaire. Quoi qu'il en soit, il est évident que les faits du premier ordre sont des conditions de caractère constant qui nous fournissent l'explication générale du développement, tandis que celui du second ordre est un facteur variable qui provoque le changement en questi
Regardons maintenant les changements linguistiques. Les néo-grammairiens, qui se fondaient sur la psychologie de Herbart, et aussi Wundt, expliquaient ces changements par la psychologie, nous l'avons déjà vu. Pourtant, il va de soi que ce sont les faits psychologiques qui représentent les conditions constantes de l'évolution. Les caractères psychologiques fondamentaux sont les mêmes pour tous les hommes. Dans l'opinion des savants mentionnés, ces faits de caractère constant fourniraient donc l'explication des changements les plus variables. Vilhelm Thomsen dit, p. ex., que les facteurs qui conditionnent la vie du langage, la formation, la transmission et les changements de la langue ont de tout temps été les mêmes(17). Un tel point de vue dominait d'ailleurs aussi dans la sociologie; Spencer le partageait et souvent les ethnologues s'en sont inspirés. C'est par exemple ainsi qu'on a voulu expliquer la chasse aux têtes en Mélanésie par le désir de vengeance, comme si un sentiment tellement général pouvait vraiment expliquer un fait social de caractère aussi singulier. Toutefois l'ethnologue anglais Rivers a démontré que le désir de vengeance n'y
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entre pas du tout et que cette chasse aux têtes trouve son origine dans des représentations sociales bien définies .
Les idées des néo-grammairiens auraient pu devenir fatales au développement de la linguistique. Cela ne veut pas dire que les travaux de cette école ne contiennent pas de résultats méritoires et importants. Les néo-grammairiens ont été les initiateurs de méthodes nouvelles et beaucoup plus précises que celles dont on se servait avant eux. Mais dans un ensemble plus grand ces résultats étaient difficilement utilisables, justement à cause du caractère des méthodes employées. Et c'est à ces méthodes qu'est due l'impopularité de la linguistique chez beaucoup de savants s'occupant d'autres sciences de l'homme, savants qui faisaient leurs études universitaires à l'époque où les néo-grammairiens régnaient en maîtres. Chez les représentants ultérieurs de l'école, les méthodes sont devenues schématiques, dénuées de vie, linguistique que l'on dirait celle d'un savant sourd-muet de la planète Mars, comme l'a dit avec sa verve habituelle M. van Ginneken. Une telle science serait vouée à une mort prochaine, car une étude de phénomènes humains dont les résultats ne peuvent servir la science de l'homme et la pensée ine enractère social. La langue elle-même est un phénomène social, vérité banale, mais très souvent oubliée, et comme tel elle ne s'explique que par des phénomènes socia
L'explication des causes des changements linguistiques offre aux linguistes un ensemble immense de problèmes. Jusqu'ici cette explication n'est qu'à ses débuts. C'est dans la théorie des changements de sens des mots qu'on a fait le plus de progrès. M. Meillet a démontré qu'il y a trois grandes catégories de faits sociaux qui expliquent ces changements(19). On comprend aisément pourquoi l'étude des mots est plus avancée, sous ce rapport, que celle des autres parties de la linguistique. Les résultats des travaux étymologiques du siècle dernier et du début du nôtre lui ont fourni une base excellente. Mon prédécesseur dans cette chaire, qui a été en même temps mon premier maître de grammaire comparée, Alf Torp, a très activement pris part à ces travaux(20). A côté des recherches sur les langues non-européennes du monde
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méditerranéen, travaux de la portée desquels on ne pourra juger qu'au moment où les trouvailles faites récemment dans le proche Orient auront été étudiées, ce sont les grands travaux étymologiques de Torp, souvent entrepris en collaboration avec Hjalmar Falk, qui représentent le grand apport de Torp à la linguistique.
On comprend donc pourquoi l'étude des changements de sens des mots est la plus avancée. Il va de soi qu'on ne peut comprendre l'histoire des mots sans étudier leurs rapports avec les choses qu'ils désignent. En 1909 Meringer a lancé le mot d'ordre Wörter und Sachen qu'il a choisi comme titre pour une grande revue. Toute une branche de la linguistique s'occupe maintenant de tels sujets.
Sur les autres champs de travail on n'est pas arrivé à des résultats comparables, qu'il s'agisse des systèmes phonologiques ou des systèmes grammaticaux. La recherche des causes des transformations de ces systèmes est de caractère extrêmement compliqué et il faut, en outre, tenir compte d'un grand ensemble de teurs conditionnels auxquels je reviendrai ci-dessous. Il n'est donc guère probable qu'on puisse trouver un fait général capable de tout expliquer. Dans l'Union des Républiques soviétiques on déclare maintenant que la linguistique doit adopter les méthodes du marxisme. Il est encore trop tôt de juger des résultats scientifiques de cette exigence. Il semble pourtant évident que le rôle du point de vue marxiste dans l'explication linguistique ne pourra guère être que de caractère indirect, en tant qu'il pourra expliquer les faits sociaux qui déterminent les phénomènes linguistiq
Avant de parler des facteurs conditionnels, il me faudra discuter le problème de la propagation des changements linguistiques. Il va de soi que la question de savoir pourquoi et comment un changement linguistique se propage dans les groupes sociaux et arrive à occuper des aires linguistiques, pose des problèmes aussi importants que l'explication de l'origine du changement. Nous savons assez bien déjà comment cette propagation s'opère géographiquement, grâce aux méthodes de recherches nouvelles créées par la géographie linguistique. En lisant les cartes linguistiques nous pouvons observer que les changements s'étendent sur un territoire, d'abord un à un, pour former ensuite des courants à peu près comme la marée montante se répand sur une berge plate mais couverte de petits ressauts. De tels changements s'opèrent sans que les individus en aient conscience, en tout cas quand il s'agit de changements phonologiques; ils peuvent s'accomplir sous l'influence d'un centre social important, mais cela n'est pas toujours le cas. Nous nous trouvons donc ici devant un cas spécial d'influence sociale(21).
Cette influence sociale petit aussi s'exercer sur des groupes d'individus qui parlent des langues différentes. Pour le montrer il faudra entrer un peu dans les détails. je prendrai la question du rythme et de l'accent du norvégien, mais il me faut d'abord commencer avec l'état du rythme des langues classiques. On ne possédait pas, en grec et en
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latin, un accent rythmique comme celui du norvégien actuel, mais un accent tonique qui consistait en une élévation de la voix qui caractérisait l'une des syllabes du mot. Cette élévation n'avait rien à faire avec le système rythmique de la langue. Le rythme reposait sur une alternation de syllabes longues et brèves d'après un principe comme celui que nous trouvons dans la plus ancienne musique de l'église chrétienne. Pour nous il serait à peu près impossible de le reproduire — un japonais le ferait probable?ment mieux — et notre façon de dire les vers latins, comme p. ex. le premier vers de l'Éneide:

àrma virùmque canó. . .

avec de forts accents d'intensité sur l'élément long des pieds est tout à fait contraire au rythme ancien. Cicéron ne nous aurait guère compris(22). Chez nous on ne peut pas placer des syllabes inaccentuées dans l'élément fort du pied. Quand, p. ex., un poète auquel on a fait trop d'honneur en le mentionnant récemment dans un grand journal, écrit :

Å du for jordisk glede
ikveld og stjerne-glit ter, Slik er det ei på Venus
og knapt nok på Jupiter


(Oh, quelle joie terrestre et scintillement d'étoiles ce soir. Ce n'est pas ainsi sur la planète Vénus et à peine sur la planète Jupiter), le poète a employé la prononciation fautive Jupìtter. Chez nous, accent et quantité vont de pair de façon que toute syllabe accentuée doit être longue en ayant ou bien une voyelle longue, p. ex. tak - toit », ou bien une consonne longue ou un groupe de consonnes après la voyelle, p. ex. takk - merci ». Le vieux-norrois avait un système différent. Là aussi l'accent était rythmique, mais les règles de la quantité étaient différentes. Les syllabes accentuées pouvaient être à la fois brèves et longues; la quantité était donc libre. C'est à la fin de la période du vieux-norrois que s'est constitué le système rythm Maintenant, il s'agit de savoir: est-ce que ce système rythmique a surgi, spontanément, en Norvège, ou l'avons nous reçu du dehors? Pour répondre à cette question il faudra de nouveau examiner les langues de l'Europe méridionale. Au IIIe siècle, le grec et le latin abandonnent le vieux système quantitatif - la poésie le montre clairement - et l'accent devient rythmique. Plus tard, nous voyons que les voyelles accentuées brèves du roman s'allongent quand elles se trouvent en syllabe ouverte. Si nous examinons maintenant les anciennes langues germaniques, nous voyons exactement le même phénomène se produire sur le domaine du germanique continental et de l'anglo-saxon. Les voyelles accentuées brèves du moyen-allemand et du moyen-anglais s'allongent en syllabe ouverte ou la consonne, originellement brève, suivant cette voyelle de323 /
est évidente. Ensuite, ce système s'introduit dans le scandinave pour arriver en dernier lieu à l'islandais. Là bas, il se manifeste d'abord dans l'ouest de l'île, au XVIe siècle. Ce dernier évêque catholique, Jón Arason, originaire du Nord, qui fut exécuté en 1550, se sert dans ses poèmes encore du vieux système quantitatif.
Il va de soi qu'il y a des rapports entre ces faits. Le système a disparu ensuite, sur le continent et en anglais, et même en danois. C'est peut-être un signe précurseur de sa disparition aussi de notre langue. Voici donc que des langues de groupes très différents — malgré la parenté historique qui unit le roman et le germanique, au moyen âge toute compréhension entre sujets parlant roman et sujets de langue germanique était exclue — subissent les mêmes changements révolutionnaires dans leurs systèmes phonologiques et ces changements ont lieu sans que les sujets parlant ces langues en aient la moindre conscience. Des cas comme celui-ci montrent que la linguistique, probablement mieux que les autres sciences de l'homme, peut fournir des faits capables d'éclaircir les changements les plus profonds des sociétés, inconnus des individus qui les subissent(23). Et ils montrent qu'il est trop simpliste d'affirmer, comme il est fait dans la grande Encyclopedia of the Social Sciences qui est en train de paraître aux Etats Unis, que la clef des changements sociaux est fournie par l'invention(24).
En déterminant les causes des changements linguistiques on n'a cependant pas donné une explication complète de ces changements. Il faut aussi éclaircir les conditions dans lesquelles les changements ont lieu. Ces conditions sont de deux espèces. Il y a d'un côté des conditions générales, surtout de caractère psychique et organo-psychique, de l'autre côté il faut tenir compte de conditions spécifiques, paraisent dans tel groupe humain. Examinons d'abord les conditions gén&eacrales.
Comme je l'ai déjà dit, les néo-grammairiens croyaient que les conditions psychiques étaient les causes des changements linguistiques; ils se sont efforcés d'éclaircir les changements de caractère grammatical et sémantique – pour ces questions le travail de Wundt est aussi de grande valeur. Mais pour ce qui est des changements phonologiques, ce sont les partisans du point de vue sociologique qui ont, d'une manière précise, étudié le procès du changement, avec MM. Grammont, Meillet et van Ginneken en tête(25). A présent des idées analogues sont soutenues par l'école dite phonologique, dont les conducteurs principaux sont MM. Troubetzkoy et R. Jakobson. Les représentants de cette école s'appuient surtout sur les travaux de Baudouin de Courtenay et de F. de Saussure(26). Maintenant on s'efforce de déterminer les lois générales que réclamaient M. Meillet en 1906, dans la leçon d'ouverture du cours de grammaire comparée qu'il fit au Collège de France(27).
ne condition de caractère général qu'il ne faut perdre de vue est celle fournie par la succession des générations. L'enfant ne s'assimile pas le système linguistique en bloc, tout d'une pièce, mais petit à petit.
A côté des conditions générales il existe, nous l'avons déjà vu, des conditions spécifiques. On peut observer leur rôle dans l'évolution de tout le système linguistique, mais elles sont de caractère particulièrement frappant en ce qui concerne le système phonologique. C'est surtout M. Grammont qui a montré comment les changements phonologiques peuvent suivre une direction définie pendant les périodes de longue durée. On observe donc que la langue pour ainsi dire choisit entre toutes les possibilités de changement de façon que l'évolution acquiert un caractère remarquablement continu(2
M. van Ginneken pense que les tendances phonologiques résultent d'une adaptation de l'articulation aux caractères spécifiques des divers types anthropologiques et que cette adaptation est déterminée par la façon dont les caractères anatomiques sont transmis par les lois de l'hérédité. On aurait là l'explication du fait que des changements phonologiques séparés les uns des autres par un intervalle de centaines d'années de stabilité, présentent des rapports évidents et que les tendances phonologiques d'un substrat se transmettent à la langue nouvelle en cas de substitution de langue, mais ne se manifestent pas que longtemps après la substitution. M. Meillet a mis en évidence, on le sait, qu'il faut compter avec des périodes de préparation des grands changements linguistiques(31). Ce caractère des changements linguistiques n'est d'ailleurs pas isolé, mais se retrouve chez d'autres phénomènes sociaux, fait sur lequel surtout M. Vierkandt a insisté(32) Il va de soi qu'un éclaircissement des problèmes posés par M. Ginneken demandera des recherches très étendues et extrêmement compliquées. Mais si l'hypothèse se vérifie, il faut savoir que les faits anthropologiques ne présenteront pas des causes, mais des conditions de changement. S'il en était autrement, ou ne com prend ['ait pas pourquoi il y a des langues stables, bien qu'elles soient parlées par des individus à types anthropologiques très variés. Les parlers turcs, p. ex., sont demeurés très semblables les uns aux autres pendant les plus de 1000 ans qu'on les connaît, malgré le territoire immense qu'ils recouvrent. M. Meillet va même jusqu'à dire que, quand on regarde l'ensemble des langues du monde, « la stabilité n'est pas chose exceptionnelle pour les langues; on peut même penser que c'est le cas normal »(33).

On peut poser la question: Quel rôle faut-il attribuer à l'individu dans l'évolution linguistique? En tant qu'individu isolé, l'homme n'a pas d'action sur le développement des langues. Ce n'est que dans le cas où l'individu est porteur d'une fonction sociale qu'on peut poser le problème, car dans ce cas seulement il peut être question du rôle de l'individu dans les changements de structure des sociétés. Même des inventions et des découvertes scientifiques qu'on pourrait croire des phénomènes individuels typiques, sont les résultats de l'évolution de la société. M. Ogburn a établi une liste des découvertes et inventions scientifiques faites en même temps, mais indépendamment, par deux ou plusieurs savants. Cette liste comprend toute une série des plus importantes découvertes et inventions de la civilisation moderne. Une chose de caractère aussi particulier que le téléphone fut inventée en même temps par Bell et Gray en 1876, pour ne nommer que cet exemple, etc. setzen, legen, stellen(37)
Dans un travail important, M. V. Brøndal a essayé, récemment, de mesurer le degré de développement intellectuel des diverses langues; il arrive au résultat que le chinois représente le degré suprême d'abstraction dans l'expression grammaticale (38). Cela est apte à surprendre; car si l'on étudie les travaux de M. Granet sur la pensée chinoise, on constate que cette pensée est de caractère étrangement concret (39). La méthode de M. Brøndal semble trop absolue; il faut probablement compter avec une autre espèce de simplicité grammaticale que celle que nous connaissons dans nos langues, simplicité déterminée par le caractère de langue auxiliaire internationale qu'ont certaines formes linguistiques. On sait que le chinois est en quelque sorte une lingua franca: c'est une langue commune écrite, différente des langues parlées de la Chine, comme M. Karlgren l'a si bien mis en évidence dans ses conférences faites à l'Institut pour l'étude comparative des civilisations (40).
Il est donc permis de compter avec l'existence de certains rapports généraux entre système linguistique et développement intellectuel. Mais serait-il possible de constater des rapports plus précis entre ces deux phénomènes, comme c'est le cas d'autres institutions sociales? On sait, par exemple, que dans sa forme primitive, la chasse aux têtes appartient aux sociétés vivant dans l'âge de pierre; d'une façon analogue, beaucoup d'institutions sont symptomatiques d'un niveau déterminé de civilisation. On a essayé de trouver de telles correspondances entre les faits linguistiques et les autres faits sociaux, sans grand succès; car, le plus souvent, on s'est contenté de correspondances psychologiques vagues. Or, récemment, M. Troubetzkoy a cherché une telle correspondance entre la langue turque et la civilisation des peuples turcs. La régularité schématique et assez pauvre du système linguistique turc, qui s'oppose si nettement aux anciens caractères des langues indoeuropéennes, se retrouve dans la poésie et dans la musique turques (41). M. Meillet a poussé la comparaison plus en avant et croit pouvoir constater des rapports analogues entre les anciennes langues indo-européennes et les caractères des sociétés qui s'en servaient (42). Il est possible que nous nous trouvions ici devant des faits qui nous permettrons de nous approcher davantage du problè
Peut-on imaginer, inversement, que le système linguistique détermine la pensée? C'est une question qui n'a été l'objet que de peu de recherches précises. Une exception est fournie par une étude de Baudouin de Courtenay que je discuterai un peu plus longuement (43). B. de Courtenay croit pouvoir démontrer que le système linguistique indo-européen détermine la conception que nous avons du monde qui nous entoure. Il prend comme exemples les catégories du genre qui pour ainsi dire auraient sexualisé notre mentalité. C'est par exemple grâce à ces catégories que des
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personnes à imagination pathologique sexualise des objets concrets. Chez Tchekov, par exemple, une personne aime une guitare, une autre la lune, parce que les mots qui en russe désignent ces choses sont de genre féminin. Au contraire, l'este n'a pas de genre. Or, quand l'aire italienne de Rigoletto, de caractère érotique:

La donna è mobile, qual pium' al vento

est devenue populaire en Estonie où des poètes et des compositeurs l'ont adoptée, le texte italien n'a pas été traduit, mais a été remplacé par un autre qui dépeint les joies du printemps. B. de Courtenay mentionne aussi d'autres exemples.
Il va de soi qu'il doit exister une influence réciproque entre le système linguistique et la mentalité. Toute génération nouvelle doit s'assimiler la civilisation du groupe auquel elle appartient; elle doit le faire au moyen de la langue. Civilisation suppose apprentissage continuel. Mais il ne s'ensuit pas de là que le système linguistique exerce une influence sui generis sur la mentalité. Les exemples cités par B. de Courtenay n'ont d'ailleurs qu'une valeur assez restreinte. Quiconque possède le sentiment linue norvégien, ou du moins le sentiment d'un parler norvégien, sait que chez nous la lune est de genre masculin. Mais cela n'empêche pas Wergeland d'écrire, sur son lit de mort:

Igjennem det store Fønster
Fuldmaanen stirrer ind.
«Ak, ligger du der, min Elsker,
vel blegere end mit Skin?»


(Mot-à-mot: La pleine lune regarde fixement à travers la grande fenêtre. «Hélas, tu es couché là, mon amant, plus pâle que mes rayons?»).
Wergeland reproduit une image de la poésie gréco-latine. Mais pour ce qui est de la sexualisation, on sait que l'imagination des peuples de civilisation peu développée est de caractère fortement sexuel sans qu'ils opposent grammaticalement les mâles et les femelles. Il faut donc compter avec une certaine action du système linguistique sur la pensée, mais ce qui, en dernier lieu, détermine l'évolution n'est pas les formes linguistiques, mais la pensée du
Enfin, on s'est demandé s'il y a un «progrès du langage». C'est un problème que M. Jespersen a beaucoup étudié (44). Ici il faut distinguer entre deux choses. D'abord, il peut y avoir question d'un progrès au sens absolu, d'un développement de la faculté linguistique chez l'homme. je ne peux qu'indiquer le problème. Il faudrait l'examiner en rapport avec la question d'un développement de la faculté de civilisation chez l'espèce humaine. En second lieu, on peut envisager la possibilité d'un progrès relatif, d'une amélioration de la langue en tant qu'outil social d'un groupe donné. Nous ne disposons que de peu de données capables d'éclaircir cette question, mais certains faits indiquent qu'à l'époque actuelle, on ne peut guère parler d'une amélioration de la langue en tant qu'outil social,
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du moins pour ce qui est des sociétés modernes. Dans les grandes sociétés modernes, il s'opère une différenciation intellectuelle entre les hommes qui semble toujours s'accentuer; la distance intellectuelle entre les classes qui déterminent du moins le système des formes linguistiques de la langue commune officielle et celles qui vivent du travail manuel, grandit de plus en plus. Il s'ensuit de là que, pour un grand nombre d'individus, la langue devient de plus en plus difficile (45). La langue d'un groupe peu différencié, de civilisation inférieure, est donc probablement mieux adaptée aux besoins de l'ensemble du groupe que ne le sont celles de nos grandes sociétés modernes, bien qu'elle nous apparaisse extrêmement compliquée et gauche (46).
On voit que la linguistique se trouve devant un grand nombre de problèmes d'ordre sociologique. Il faut donc au linguiste une orientation assez étendue; sans elle il ne verra pas les problèmes. Fait significatif, sur des choses d'importance aussi fondamentale que le système de la constitution syllabique, on ne trouve guère de renseignements dans les travaux innombrables qui ont été publiés sur les langues et les parlers du monde, parce que beaucoup de spécialistes ne comprennent pas le rôle que ces éléments jouent dans les systèmes linguistiques. Toutefois on ne doit pas abandonner l'étude des problèmes particuliers; c'est par cette étude que nous obtenons les faits avec lesquels nous faisons la théorie. Verité banale, sur laquelle il est néanmoins nécessaire d'insister. Nous avons besoin da la linguistique historique qui, au XIXe siècle a remporté tant de triomphes et, de plus, des méthodes de recherches nouvelles, celles de la phonétique instrumentale et de la géographie linguistique, L'étude de la langue appartient aux sciences de l'homme et peut fournir à celles-ci des contributions originales et importantes.


A. S.


NOTES
setzen, legen, stellen
(1) Cf. Jespersen, Language, p. 71 et suiv.
(2) Cf. Jespersen, ibid, p. 55 et suiv.
(3) Voir surtout: Language. Its Nature, Development and Origin. 1922.
(4) Voir: Die Sprache 1 - 11, 3e éd., 1911-12.
(5) Paul, Prinzipien der Sprachgeschichte, 4e éd., p. 6.
(6) Voir p. ex., La vie du langage 4e éd., 1892, chapitres XV-XVI.
(7) Cf. notamment: Les règles de la méthode sociologique, 7e éd.
(8) Voir surtout: Linguistique historique et linguistique générale.
(9) Cours de linguistique générale. cf. aussi d'autres travaux de l'école de Genève, notamment de MM. Bally et Sechehaye et Sechehaye, «L'école genevoise de linguistique générale» (I. F. XLIV, p. 217 et suiv.)
(10) Cf. Sapir, Language, p. 1 et suiv.
(11) Cf. Weisgerber, Muttersprache und Geistesbildung, p. 13 et suiv., qui s'appuie sur les recherches de M. W. Frohn.
(12) Weisgerber, op. cit., p. 44.
(13) Durkheim, op. cit., p. 19.
(14) Cf. Finck, Die Haupttypen des Sprachbaus, p. 34 et suiv.; Dirr, Einführung in die Kaukasischen Sprachen; N. Jakovlev, Kratkaja Grammatika adygejskogo jazyka (1930).
(15) Voir Troubetzkoy dans les Travaux du Cercle linguistique de Prague, I, p. 39 et suiv., cf. ci-dessus p. 105 et suiv.
(16) Cf. G. de Laguna, Speech, p. 47 et suiv.
(17) Cf. Thomsen, Samlede Afhandlinger, I, p. 88.
(18) D'après Ogburn, Social Change, 13- 24.
(19) L'année sociologique, IX, p. 1 et suiv. = Linguistique historique et linguistique générale, p. 230 et suiv.

(20) La chaire de grammaire comparée et de sanscrit a disparu après la mort de Torp, survenue en 1916. Elle a été recréée en 1931 et transformée en chaire de linguistique générale.
(21) Cf. NTS., IV, p. 76 et suiv.
(22) Je suis ici la théorie des linguistes français qui est seule à fournir une explication linguistique des faits. Un vers latin bâti sur l'alternation de syllabes longues et brèves serait impossible si le latin avait eu un accent d'intensité de caractère phonologique. Nous pouvons suivre la naissance du nouvel accent rythmique, cf. notamment le travail de M. M. G. Nicolau, L'origine du «cursus» rythmique et les débuts de l'accent d'intensité en latin. Que le latin ait connu des variations de force articulatoire de caractère phonétique est bien possible. Mais une telle supposition n'est pas nécessaire pour expliquer la réduction des voyelles faibles du latin. La phonétique évolutive en a éclairci le principe, il y a déjà longtemps.
(23) Ces faits seront l'objet d'une étude spéciale de l'auteur.
(24) Encyclopedia of the Social Sciences, 111, s. u. «Social change», article rédigé par M. Ogburn.
(25) Les travaux les plus importants, du point de vue théorique, de cette école sont: Grammont, «La dissimilation consonantique; Notes sur la dissimilation» (Revue de langues romanes, 4, p. 273 et suiv.); «Notes de phonétique générale» (MSL., XIX, p. 245 et suiv. XX, p. 213 et suiv., BSL. XXIV, p. i et suiv.); «La psychologie et la phonétique» (Journal de psychologie 1929, p. 2 et suiv. 1930, p. 31 et suiv.); Meillet, «De la différenciation des phonèmes» (MSL., XII, p 14 et suiv.); Vendryes, «Réflexions sur les lois phonétiques» (Mélanges Meillet, p. 115 et suiv.), Millardet, Etudes de dialectologie landaise. Le développement des phonèmes additionnels; J. van Ginneken, Principes de linguistique psychologique; cf. aussi, AI. Rosetti, Curs de fonetica generala, et l'auteur, «Sur le caractère psychologique des changements phonétiques» (Journal de Psychologie, 1928, p. 657 et suiv.), «Loi phonétique» (NTS. 1, p. 10 et suiv.).
(26) Cf. Travaux du Cercle linguistique de Prague, I-IV; de Saussure, op. cit.; Jan Baudouin de Courtenay, Versuch einer Theorie phonetischer Alternationen (1895).
(27) Linguistique historique et l. g., p. 13.
(28) Voir Grammont, Notes de phonétique générale, cf. l'auteur, Journal de Psychologie, 1908, p. 679.
(29) Vendryes, Mélanges Meillet, p. 120, Meillet, La méthode comparative en linguistique historique, p. 79 et suiv.
(30) van Ginneken, I. F., XXV, p. 1 et suiv., Daman Natalicium Schrijnen, p. 10 et suiv.
(31)Méthode, chapitre IV.
(32) Vierkandt, Die Stetigkeit im Kulturwandel (1908).
(33) «Continu et Discontinu» (Cahiers de la Nouvelle journée, 15), p. 124.
(34) Ogburn, Social Change, p. 90 et suiv.

(35) Sapir, Language, p. 234.
(36) Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 3e éd., p. 151 et suiv.
(37) Weisgerber, op. cit., p. 83 et suiv.
(38) V. Brondal, Ordklasserne.
(39) Cf. notamment, Journal de psychologie, 1928, p. 614 et suiv.
(40) Karlgren, Philology and Ancient China.
(41) Troubetzkoy, K probleme russkogo samopoznanija (1921), p. 34 et suiv.
(42) Dans une conférence faite au ler congrès de linguistes (cf. Actes du Premier Congrès international de linguistes, p. 164 et suiv.).
(43) B. de Courtenay, Einfluss der Sprache auf Weltanschauung und Stimmung.
(44) Cf. notamment, Progress in Language et Language.
(45) Cf. les remarques de M. Meillet, surtout pour ce qui est du français, dans les comptes rendus du BSL.
(46) Cf. aussi les remarques de M. Vendryes, Le Langage, p. 402 et suiv.


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