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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы


-- Alf SOMMERFELDT : «Sur la notion du sujet en géorgien», Mélanges de linguistique et de philologie offerts à Jacq. Van Ginneken à l'occasion du 60e anniversaire de sa naissance, 1937, p. 183-185. 

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On sait qu'il y a en géorgien une différence curieuse entre le présent, le parfait et l'aoriste en ce qui concerne l'expression du sujet et du régime. Ainsi il est dit dans l'excellente grammaire du géorgien moderne de M. Hans Vogt (N. T. S., X, p. 6 ou p. 116 du tirage à part) : « Ce qui au présent est exprimé comme sujet grammatical, est au parfait exprimé comme régime indirect, et ce qui au présent est régime direct, devient au parfait sujet grammatical ». Le parfait est donc un temps passif. Dans le cas des verbes transitifs, « le sujet grammatical, qui au présent est mis au cas nominatif, est à l'aoriste mis au cas narratif » (ib. p. 7 ou p. 117 du tirage à part ; par le terme de narratif M. Vogt, se servant de la terminologie des linguistes géorgiens, désigne ce qui par M. Deeters, Das khartwelische Verbum, est appelé ergatif et qui, dans La langue géorgienne de Marr et Brière, est qualifié de datif pronominal). Au présent on dit : kacih h-klav-s megobar-s « l'homme tue l'ami », mais à l'aoriste : kac-ma mo-kla megobari « l'homme tua l'ami », avec kac-ma au narratif et megobari au nominatif. La construction aoristique n'est pas sentie comme passive (cf. Deeters, op. cit., p. 93).

La notion du sujet serait donc exprimée en géorgien d'une façon double, ou bien par un « nominatif » ou bien par un « narratif». Avant de poser une telle règle, il faudrait pourtant se demander si l'on peut appliquer la notion du sujet telle que nous la connaissons de nos langues modernes à une langue comme le géorgien.

Dans nos langues modernes où le verbe a perdu, plus ou moins complètement, le caractère personnel, la notion du sujet est nette. Si nous prenons des phrases norvégiennes — en norvégien la forme verbale n'exprime ni la personne ni le nombre, mais seulement le
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temps — comme les suivantes qui correspondent mot à mot aux phrases géorgiennes : mannen dreper vennen et mannen drepte vennen, la position et la forme des mots mannen « l'homme » et vennen « l'ami » indiquent que mannen est sujet et vennen régime direct des formes verbales dreper et drepte. Mais si nous prenons l'ancien indo-européen, le cas est différent. Dans l'ancien système indo-européen, le verbe ne peut être exprimé que dans une forme personnelle — les infinitifs sont tous de date relativement récente. Du point de vue de l'indo-européen ancien une phrase latine comme uir currit ne doit pas être traduite par « l'homme court », mais par « l'homme, il court » (en norvégien : mannen, han løper). Ce qui pour nous est le sujet de la phrase est donc, pour ce type de langue, un prédicat au sujet exprimé dans la forme verbale elle-même. Dans le cas des langues de caractère polypersonnel, comme par exemple les langues américaines, les choses sont encore plus nettes. Les noms qui pour nous sont sujet qu régime direct sont, dans certaines de ces langues, traités comme des appositions aux éléments contenus dans la forme verbale, ainsi en chinook (cf. Boas, Handbook of American Languages, I, p. 646, et, de plus, la discussion chez Wundt, Die Sprache3, II, p. 94).

Pour ce qui est du verbe géorgien, M. Vogt insiste avec raison sur son caractère polypersonnel. v-çer signifie « je l'écris », v-u-çer « je l'écris pour lui», etc., tout comme mi-v-s-çer « je le lui écrirai » ; c'est-à-dire que, dans certains cas, le préfixe objectif est à l'état zéro (cf. Vogt, op. cit., notamment N. T. S., X, p. 13, p. 123 du tirage à part). Dans les phrases citées, kaci et megobari sont donc à considérer comme des appositions prédicatives à des éléments contenus dans les formes verbales h-klav-s et mo-kla ; le nominatif est le cas du prédicat (cf. Vogt, N. T. S., IX, p. 42). Quand, dans le cas de l'aoriste, l'élément actif est exprimé par le narratif, il s'ensuit qu'il n'est pas exprimé dans la forme verbale. Si l'on examine la formation du présent et de l'aoriste, on voit que ce dernier est, en principe, constitué par la racine verbale, tandis que le présent est formé au moyen de suffixes. Il est significatif que certains de ces suffixes sont d'origine causative (cf. Vogt, N. T. S., X, p. 26, p. 136 du tirage à part). Il existe, il est vrai, un petit groupe de présents dits radicaux, mais ce groupe semble être d'origine secondaire.

Il s'ensuit de ces faits, ainsi que de bien d'autres qui caractérisent
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la formation du verbe géorgien, que la racine verbale géorgienne n'est en soi ni transitive, ni intransitive. Comme la racine indo-européenne, elle n'exprime que l'action verbale pure et simple. Les noms par lesquels on complète la forme verbale ne sont ni sujet ni régime, comme dans nos langues européennes modernes, mais ont des rapports spéciaux avec les éléments exprimés dans la forme verbale.

 

Oslo.                                    alf sommerfelt.