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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Lucien Tesnière* : «Phonologie et mélange de langues», TCLP, 8, 1939, p. 83-93.

 

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Je ne sache pas que les phonologues aient jamais pris nettement position dans la question si controversée du mélange des langues. A l'heure où, en France, la phonologie est en train de triompher des dernières résistances — car on ne triomphe jamais des premières —, il n’est peut-être pas sans intérêt de poser ce problème, dont la solution apparaît, à la réflexion, comme contenue en puissance dans les principes mêmes de la doctrine phonologique.
        Des critères tout extérieurs invitent déjà à conjecturer que la phonologie ne saurait adopter, sur la question du mélange des langues, l'attitude parfaitement intransigeante qui fut celle des néo-grammairiens. Tout d'abord, sur bien des points, la phonologie a été amenée, par une réaction naturelle et salutaire, à prendre le contre-pied de la doctrine traditionnelle, dont les cadres étroits, suffisants à la rigueur pour intégrer une expérience linguistique livresque essentiellement alimentée par des textes écrits, devaient fatalement faire étouffer une génération de linguistes élevés dans la pratique directe, active et parlée des langues sur lesquelles ils opèrent. Aussi bien, les plus illustres non-conformistes de l'âge néo-grammairien étaient-ils parfois des partisans convaincus de la possibilité du mélange des langues. Tandis que Meillet proscrivait catégoriquement et le terme, et la notion de mélange[1], Baudouin de Courtenay y voyait au contraire un procédé normal et courant dans l’histoire des langues.[2]) Et Schuchardt exprimait la même thèse en termes explicites: «Mischung durchsetzt überhaupt alle Sprachentwickelung, sie tritt ein zwischen Einzelsprachen, zwischen nahen Mundarten, zwischen verwandten und selbst zwischen unverwandten Sprachen.»[3]Dans quelle mesure ces vues sont-elles en harmonie avec les théories phonologiques? C’est ce que nous voudrions examiner ici.

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        Un des axiomes essentiels de la phonologie est que tout, dans le mécanisme du langage, repose sur des oppositions. La phonologie procède par-là directement. Lien qu’on l'ait contesté, de la doctrine saussurienne, dont c’est une des idées maîtresses: «Deux signes comportant chacun un signifié et un signifiant ne sont pas différents, ils sont seulement distincts. Entre eux il n’y a qu’opposition. Tout le mécanisme du langage... repose sur des oppositions de ce
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genre et sur les différences phoniques et conceptuelles qu'elles impliquent».[4]
       
Mais ces oppositions elles-mêmes ne sont pas isolées. Elles s'opposent entre elles et en arrivent à former de véritables systèmes organiques. De ce point de vue une langue apparaît comme un système ďoppositions. A y regarder de près, on constate même qu’il y a dans une langue plusieurs systèmes, le système phonétique, le système morphologique, le système syntaxique, etc. Ce qui autorise à poser qu'une langue est un système de systèmes. La phonologie se trouve donc logiquement amenée à étudier ces systèmes. Et c'est bien effectivement ce qu'elle fait, puisque l'objet qu'elle se propose est en dernière analyse la recherche empirique du schème psychologique selon lequel chaque Iangue ordonne ses phonèmes aux fins d'utilisation.
       Si la phonologie a le mérite d’avoir intégré le caractère systématique des éléments du langage dans une théorie d'ensemble qui le fait ressortir en pleine lumières elle n’est cependant pas la première à l’avoir reconnu. Il s’agit là d'un fait élémentaire d’observation courante, que l’on admet en général sans discussion. On sait que les linguistes allemands vont même parfois jusqu'à exprimer la notion d'analogie morphologique par le terme parfaitement adéquat de «Systemszwang». En France, A. Meillet a toujours insisté avec force sur ce qu'il y a de systématique dans les langues: «Au point de vue de l'individu», écrit-il[5], «la langue est un système complexe d'associations inconscientes de mouvements et de sensations au moyen desquelles il peut parler et comprendre les paroles émises par d'autres individus. Ce système est propre à chaque homme ...» Et ailleurs: «Chaque langue constitue un système»[6] ou encore: «La prononciation et la grammaire forment des systèmes fermés; toutes les parties de chacun de ces systèmes sont liées les unes aux autres.»[7]

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        Mais un système est un organisme, un tout architecturé, dans lequel chaque partie s’harmonise avec l’ensemble. Vienne une de ces parties à disparaître, on ne saurait la remplacer indifféremment par une partie d'un autre ensemble. La pièce ainsi rapportée resterait hétérogène et ne ferait pas corps avec le système auquel on voudrait l’affecter. En d'autres termes on ne saurait refaire un système un et homogène avec deux moitiés de systèmes hétérogènes.
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De là découlent les principes qui semblent devoir présider au mélange des langues. Une langue est d'autant plus rebelle aux mélanges quelle comporte des systèmes plus cohérents et mieux développés. Inversement une langue est d’autant plus sujette aux mélanges, que les systèmes qui la constituent sont plus relâchés. En d'autres termes: La miscibilité d’une langue est fonction inverse de sa systématisation.
       Et c'est bien en effet ce que l'on constate. Là où l'on observe mélange, ce n'est jamais qu'entre des systèmes dissimilaires: système grammatical d'une langue avec système lexicographique d'une autre; système phonétique d'une langue avec système morphologique d'une autre, etc. Par contre le mélange est impossible entre systèmes similaires de deux langues différentes: deux morphologies ne se mélangent pas; elles ne peuvent que s'exclure. Quelques exemples suffiront à illustrer ces données.

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        Le cas de beaucoup le plus fréquent est celui du mélange d’une grammaire avec un vocabulaire d’autre origine. Les faits auxquels on peut se référer ici sont innombrables et bien connus.
       Le grec présente une grammaire dont le caractère indo-européen est évident. Mais le vocabulaire est en grande partie «égéen»: «Il n'y a», dit Meillet «qu'un petit nombre de mots grecs dont l'indo-européen fournisse une étymologie certaine».[8] «C'est sans doute qu'ils sont en grande partie empruntés à des langues non indo-européennes».[9] L'arménien allie à un système morphologique dont l'origine indo-européenne directe ne fait de doute pour personne aujourd'hui un vocabulaire si chargé d'éléments parthes et perses, qu'on a pu, pendant longtemps, y voir une langue iranienne. A son tour, «le tsigane arménien est purement de l'arménien pour la prononciation et la grammaire; mais le vocabulaire n'a rien d'arménien; ... les Tsiganes d'Arménie ... ont gardé leur vocabulaire traditionnel».[10] De même l'albanais constitue par son système grammatical un rameau propre de l'indo-européen, mais le vocabulaire en est, pour la plus grande partie, composé de mots latins, italiens, grecs, slaves et turcs. On sait que le vocabulaire arabe de l'Islam s'est allié à une grammaire indo-européenne dans le persan et à une grammaire turco-tatare dans le turc. Schuchardt donne d'innombrables faits de ce type dans son livre intitulé Slawo-Deutsches und Slawo-ltalienisches. Le slovène du nord est rempli de mots allemands, qui font bon ménage avec une grammaire foncièrement slave. On lira par exemple comme sous-titre du Colemone- Shegen la mention suivante: v latinshzhei shprachi vnkei dan.
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        Certaines phrases allemandes peuvent avoir un vocabulaire entièrement français, telle celle que cite J. Marouzeau: «Die Dame hokketierte mit dem Militär-Attaché auf der Terrasse des Hotels».[11] La chose est normale en alsacien, où l'on donne en exemple la phrase strasbourgeoise suivante: «Geh mir arveck mit dere, sie isch wolasch in d'r Amitié, mer kann re kaan segré komfidiere». De même on trouve dans l'œuvre des frères Matthis, qui est en pur dialecte alsacien, une multitude de passages comme les suivants:

        Vor em Bumbiéscummedant.[12]
        Dort an d'r Mür glaenzt wie Cryschtall
        E' Gasque vun d’r Gard Nationnall.[13]

        J. Yendryes cite[14], pour le portugais de Mangalore, aux Indes, l'expression governador’s casa, qui allie un morphème anglais à un vocabulaire purement portugais. On objectera qu'il s'agit ici, non pas d'anglais à vocabulaire portugais, mais de portugais à grammaire anglaise. La chose est d'importance au point de vue diachronique, mais elle ne change rien à la théorie. Que l'on verse à petites gouttes du vin dans de l'eau ou de l'eau dans du vin, le résultat finit toujours par être de l’eau rougie.
       Ce qui importe bien davantage, c'est de noter que dans aucun des exemples précédents le mélange m'intéresse un vocabulaire dans sa totalité. Le grec est certes plein de mots égéens, mais il conserve quand même un certain fonds de mots indo-européens. De même les mots français de l'alsacien n'excluent pas, loin de là, le contingent germanique. Il y a donc ici, à proprement parler, mélange de deux vocabulaires différents.
       Loin d'infirmer le principe posé ci-dessus, cette observation en apporte au contraire une précieuse confirmation. C'est que le vocabulaire est loin de former un système aussi cohérent et aussi homogène que ceux de la phonétique et de la morphologie. Aussi, tandis que les systèmes proprement grammaticaux ne peuvent intervenir dans un mélange qu'en bloc et intégralement, les vocabulaires peuvent s'infiltrer lentement et progressivement. C'est aussi pourquoi l'origine du vocabulaire peut être multiple, comme nous l'avons vu par exemple ci-dessus pour l’albanais.
       Il faut d'ailleurs se garder de penser que le vocabulaire, pour n’avoir pas l’armature solide d’un système grammatical, soit complètement inorganique. Il est en général beaucoup plus organisé qu'on
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ne l'imagine. Et l'on observe précisément que, dans la mesure même où il comporte des groupes compacts et cohérents, il est rebelle au mélange.
       C'est le cas bien connu des noms d'animaux domestiques anglais, où le contingent des bêtes sur pied forme un groupe d’origine saxonne: ox, calf, sheep, swine, tandis que les mêmes servies sur table relèvent d’un bloc d’origine franco-normande: beef, veal, mutton, pork. «Tant que la bête est vivante et confiée à la garde d'un esclave saxon,» dit Wamba dans Ivanhoe, «elle garde son nom saxon; mais elle devient normande... quand on la porte à la salle à manger du château, pour y servir aux festins des nobles.[15]» Il n'y a pas mélange, mais juxtaposition de deux groupes sémantiques avec des valeurs différentes.

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        L’impénétrabilité réciproque des systèmes apparaît en pleine lumière dès qu’il s’agit de phonétique et de morphologie. Deux phonétiques ou deux morphologies ne se mêlent pas. Mais la symbiose d’une phonétique et d’une morphologie d’origines différentes est parfaitement viable.
       L’arménien présente un système morphologique dont l’indo- européanisme est indéniable. Mais il a une phonétique qui ressemble étrangement à celle des langues caucasiques voisines, et que l'on suppose pour cette raison être celle de la langue autochtone des inscriptions vanniques. «Ce n'est pas un hasard», écrit Meillet[16], «que le système des occlusives de l’arménien soit identique à celui du géorgien," langue non indo-européenne». De même le germanique allie à une morphologie nettement indo-européenne un système phonétique d'origine différente, et qu'il est logique d'attribuer, toujours avec Meillet[17], au type articulatoire d’une population dont la langue n'était pas l'indo-européen.
       En vertu du même principe, un système morphologique donné peut s’allier à un système syntaxique tout différent. Schuchardt cite de bons exemples de ce type de mélange dans son Slawo-Deutsches und Slawo-Italienisches, ainsi: nicht scheut er sich ihn zu verleumden, dont le prototype syntaxique est le slovène ne se sramuje ga obrekovati.[18] Point n'est besoin, au demeurant, d’aller chercher ses exemples si loin. Il suffit d'observer l'allemand des élèves de nos lycées, dont la syntaxe est parfois terriblement française: Der Schüler in Frage ist krank gefallen, d'après: L'élève en question est tombé malade.[19]
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       Quant à l'association ďun système phonétique avec un système syntaxique d'origine différente, il semble qu'on ne l'observe guère. C'est peut-être tout simplement parce que ces deux systèmes proviennent généralement l’un et l'autre de l'influence du substrat, qui est par définition le même.
       Les conclusions qu’impose la structure systématique des langues quant à l’impénétrabilité des systèmes ont été formulées depuis longtemps par A. Meillet: «Les systèmes grammaticaux de deux langues sont ... impénétrables l’un à l’autre.»[20]) «Le système phonétique et le système morphologique se prêtent donc peu à recevoir des emprunts. ... Au contraire les mots ne constituent pas un système; ... Aussi peut-on emprunter à des langues étrangères autant de mots que l'on veut.» [21])
       Comment se fait-il, dès lors, qu'en présence de tous les faits évidents de mélange que nous avons rappelés ci-dessus, Meillet se soit refusé avec tant d'insistance à admettre le principe même du mélange des langues, alors que d'autres, comme par exemple J. Vendryes, lui font sa juste place dans leur conception du langage?[22])
       Car ne nous y trompons pas: il ne s’agit pas seulement, dans l’esprit de Meillet, de l'impénétrabilité des systèmes, sur laquelle l’accord semble évident, mais bien de l’impénétrabilité des langues: «Certains linguistes parlent ... de langues mixtes. L’expression est impropre. Car elle éveille l’idée qu’une pareille langue résulte du mélange de deux langues placées dans des conditions égales.»[23] Ou encore: «Les sujets bilingues qui ont le choix entre deux langues ne mêlent pas ces deux langues.»[24]
       
A y bien réfléchir, cette antinomie n'est pas insoluble. Et peut-être n’y faut-il voir qu'une différence de terminologie. Pour Meillet, la langue est un système de signes. Or le signe est par définition morphologique. Un phonème n'est pas par lui-même un signe, il ne devient tel que lorsqu'il est associé à un sens, c'est-à-dire lorsqu’il prend une valeur morphologique. D'autre part, la syntaxe n'existe, pour Meillet, qu’en tant que science des emplois des formes, c'est-à-dire seulement lorsqu'elle se réalise en morphologie. Quant au vocabulaire, s'il est bien composé de signes, par contre, il ne forme pas, à ses yeux, un système.
       Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, la langue se trouve en fait réduite à la morphologie, ou tout au moins que la morphologie y occupe une place privilégiée. C'est elle en tous
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cas qui est, dans l'esprit de Meillet, l'unique objet de la grammaire, d'où sont exclus par définition la phonétique et le vocabulaire: «Une langue est définie par trois choses: un système phonétique, un système morphologique et un vocabulaire, c'est-à-dire par une manière de prononcer, par une grammaire et par certaines manières de désigner les notions.»[25] L’égalité «morphologie égale grammaire» ressort à l'évidence de cette définition.
       Aussi bien Meillet ne pouvait-il avoir que la morphologie en vue, lorsqu'il fondait le principe de la continuité linguistique sur la volonté consciente d'un groupe d'individus de parler telle langue plutôt que telle autre: «Une langue sera dite issue d'une autre langue si, à tous les moments compris entre celui où se parlait la première et celui où se parle la seconde, les sujets parlants ont eu le sentiment et la volonté de parler une même langue. ... Ainsi la parenté des langues résulte uniquement de la continuité du sentiment de l’unité linguistique.»[26] Car la continuité morphologique se réalise toujours par transmission directe, tandis que la continuité phonétique (et peut-être aussi syntaxique) emprunte le canal du substrat et la continuité du vocabulaire celui de l’emprunt.[27]
       
Aussi bien Meillet n'était-il pas sans faire état des faits de mélange, en particulier dans les périodes de bilinguisme: «Les sujets qui disposent à la fois de deux moyens d’expression distincts introduisent souvent dans l’une des deux langues qu’ils parlent des procédés appartenant à l'autre».[28] Seulement, centrant toujours sa conception sur la morphologie, il ne voyait dans les éléments ainsi introduits dans une langue que des «emprunts». Une langue fût- elle essentiellement composée de mots latins, italiens, grecs, slaves et turcs, comme c'est le cas pour l'albanais, il n'y a point «mélange», mais seulement «emprunt». On voit la différence fondamentale avec Schuchardt, pour qui c'est tout un: «Ob von Mi-
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schung oder von Entlehnung, Nachahmung, fremdem Einfluss die Rede ist, immer haben wir wesengleiche Erscheinungen vor uns.»[29] Si l'on écarte cette question de terminologie, le point de vue de Meillet n'est nullement en contradiction avec les principes énoncés ci-dessus. En effet, dès que l'on conçoit la langue comme étant essentiellement la morphologie, dire que deux langues ne peuvent se mélanger, c'est dire que deux morphologies ne peuvent se mélanger. Et cela se comprend aisément, puisqu'il s'agit de deux systèmes similaires et par conséquent, comme nous l’avons vu, impénétrables l'un à l'autre.

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        Il a été relativement facile de montrer que le mélange est possible entre systèmes dissimilaires d’origine différente Les exemples positifs ne manquent pas. Il sera moins aisé de démontrer la proposition contraire, à savoir que deux systèmes cohérents similaires sont rebelles au mélange, car les exemples ne pourront par définition être que négatifs. Tout ce que l'on peut dire, c’est qu’on ne voit nulle part deux moitiés de systèmes morphologiques se souder pour former un nouveau système mixte. On n’arrive même pas à concevoir ce que pourrait être une déclinaison ou une conjugaison qui serait pour moitié latine et pour moitié arabe par exemple.
       On objectera que la déclinaison latine s’accommodait fort bien des désinences grecques: poesin, Socraten, etc. Mais, outre qu’il ne s'agit pas là à proprement parler de formes latines, mais bien de formes grecques transcrites en latin, et senties comme telles, il ne faut pas oublier que le système de la déclinaison latine est au fond le même que celui de la déclinaison grecque, puisque toutes deux continuent un même prototype indo-européen qui a relativement peu évolué.
       Quand il s’agit de deux systèmes vraiment différents, la pénétration est impossible. C’est ainsi que, quand par exemple l’argot militaire français emprunte le pluriel brisé arabe toubib, il en sent si peu la valeur dans le système morphologique de l'arabe, qu'il en fait un singulier auquel il redonne un pluriel conforme au système français: des toubibs. Le mot ne passe qu'à l'état isolé, et délesté de tout son système morphologique originel. Car la morphologie de l'arabe est inconciliable avec celle du français.
       Certains affectent bien de dire: un Targui, des Touareg. Mais on ne les suit guère, quand ils ne font pas sourire. Le Nouveau Larousse Illustré enseigne qu’il faut accorder: le costume targui et les armes touareg. Mais il préconise en même temps: une tribu targuie, avec une forme de féminin essentiellement française. Et surtout il donne le mot sous la rubrique et à l'ordre alphabétique Touareg,
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s'infligeant par là à lui-même le plus éclatant démenti, puisqu'il n'est pas d'usage d'enregistrer sous la forme du pluriel les mots qui ont un singulier. De mêmes lorsque le turc emprunte son relatif -ki au persan,80) ce n’est qu’en le sortant complètement du système de la grammaire iranienne pour en faire un suffixe conforme à sa propre typologie. On invoquera également en faveur du mélange des morphologies le cas du pluriel allemand en -s, dont l’origine est, on le sait, française: die Genies, die Kerls, die Fräuleins. Mais on notera qu’il ne s'agit là que d'une désinence isolée, non d'un système. En outre, elle ne pénètre en allemand, si l'on excepte les mots français qui l’ont colportée (die Genies), que dans les mots en liquides (die Kerls) ou nasales (die Mädchens, die Fräuleins), dont la flexion est réduite à l'extrême, c'est-à-dire précisément dans la mesure où elle ne se heurte à aucun système morphologique hétérogène. Il y a d'ailleurs lieu de remarquer qu'elle ne fait que reprendre une place qui avait été occupée, quelques siècles auparavant, par la désinence parente germanique en -s qu'attestent l'anglo-saxon earmas et même le vieux-saxon armos (en face de l’ancien- haut-allemand arma).

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        Ainsi nulle part on n’assiste au mélange de deux systèmes morphologiques. Mais cela ne veut pas dire que l’existence de deux systèmes morphologiques différents et par conséquent incompatibles soit jamais un obstacle au mélange des langues elles-mêmes. Si le brassage des populations est tellement intime que leurs langues ne puissent pas ne pas se mélanger, elles en sont quittes pour éliminer chacune leur système morphologique. Et l'on observe en effet que les langues très mélangées présentent une morphologie réduite à sa plus simple expression. «Les langues mixtes ont cet intérêt d'être aussi en général des langues très usées,» constate J. Vendryes[30], qui ajoute: «Déjà Grimm affirmait en 1819, que du conflit des langues résultait fatalement la perte de la grammaire. La conséquence n'est pas toujours fatale. Mais le fait est qu'on a souvent l’occasion de la constater.»[31]
       
Tel est le cas pour le Caucase, où A. Dirr, cité par Vendryes[32], constate que, là où les langues sont très mêlées, comme par exemple au Daghestan, «le résultat le plus remarquable est dans la simplification de la morphologie.» Tel est également le cas de toutes les variétés de sabir, créole, petit nègre, pidgin-english, etc.
       Ce serait une erreur de croire que ce qu'on appelle communément le petit nègre soit du français dont la morphologie et la syn- [33]
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taxe seraient ramenées au niveau élémentaire de la grammaire des noirs. La morphologie comme la syntaxe des langues des nègres, bantoues ou autres, est en effet loin d'être élémentaire. Et elle est au moins aussi difficile à acquérir pour un Européen que les nôtres pour un Africain. Ce qui est vrai, c’est que le petit nègre est le résultat d'un mélange où, chacun se révélant impuissant à assimiler le système de l’autre, les deux systèmes en présence disparaissent l’un et l'autre.
       Quelques exemples montreront à quel point la grammaire est simplifiée dans ces langues mêlées:

        Sabir: Sbanioul chapar (voler) bourrico, andar labrizou (prison). Quand moi gagner drahém (argent), moi achetir moukère.[34]
       
Créole de la Réunion: Nous l'a çarrié aussi ein bouteille rhum pour çauffe ein pé nout’ l'estoumac.[35]
       
Créole de l’île Maurice: Bien sir ça éne ptit banc qui li fine comande so domestique amène dans bord bassin pour mo capabe assisé, lhere (quand) mo bisoin tire quilotte pour alle baingne mo lécorps dans son dileau.[36]

        Aussi bien le petit nègre ne naît-il pas seulement dans nos rapports avec les nègres. Il apparaît spontanément dès que se trouvent en contact des langues différentes présentant des systèmes morphologiques ou syntaxiques compliques. C’est en particulier ce oui s’est produit en 1914-1918 dans les camps de prisonniers d’Allemagne, où un savoureux sabir franco-russo-allemand a connu une floraison éphémère: Moi nix bouffer, nix rabot.[37]
       
Ainsi donc une langue mêlée est normalement une langue sans morphologie. On est en droit de se demander si la réciproque n'est pas vraie également, et si toute langue sans morphologie n'est pas le résultat d'un mélange récent, depuis lequel une nouvelle morphologie n'aurait pas eu le temps de se reconstituer. Ce qui paraît en tous cas certain, c'est qu'une langue à système morphologique riche a toutes chances de ne pas provenir d'un mélange récent. Et comme la démonstration de la «parenté» linguistique ne peut guère être administrée que grâce à la morphologie[38], on peut entrevoir là une possibilité d'expliquer l'état linguistique du monde, où, pour le plus grand désespoir des amateurs d'uniformité, à côté de grandes familles de langues aux rameaux nombreux et fournis, il subsiste une poussière de langues isolées que l'on ne rattache à aucune famille.

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        Une étude, même superficielle, de la question du mélange des langues à la lumière de la phonologie apparaît ainsi comme singulièrement instructive. Elle permet de prendre position entre les partisans et les adversaires de la théorie des mélanges. Certes, si l’on veut bien donner au mot langue toute son extension et ne pas en faire un simple synonyme de morphologie, il semble difficile de nier qu’il y ait des mélanges de langues. Et toutes les langues sont plus ou moins, à des titres et à des degrés divers, des langues mixtes. Mais tous les mélanges ne sont pas possibles, et ceux qui sont possibles ne s'opèrent pas n’importe comment. Ils obéissent à certaines lois, qu'il y aurait lieu de préciser dans le détail avant de songer à établir la théorie générale des mélanges de langues, dont la nécessité finira bien par s’imposer un jour.
       Tout ce qui semble résulter pour le moment des brèves considérations qui précèdent, c'est que, dans cette théorie, les divers degrés de cohésion des systèmes en présence sont appelés à jouer un rôle capital. Aussi, si l'on arrive un jour à tirer au clair cette question complexe et délicate, ce ne sera qu'en tenant largement compte des méthodes et des résultats de la phonologie pragoise.
       Qu’il me soit donc permis, en souvenir d’une amitié et d’une admiration qui datent de vingt-cinq ans, de dédier ces quelques pages à la mémoire du linguiste de grande classe dont la bienfaisante activité, prématurément interrompue, est à la source des théories de l’école de Prague, qui ont déjà tant fait pour renouveler la linguistique, et qui se révèlent d’autant plus fécondes qu’on les médite davantage.



* (Montpellier).

[1] V. en particulier l'article intitulé «Le problème de la parenté des langues», paru d'abord dans Scientia, XV, 1914, p. 403, et reproduit dans Linguistique historique et linguistique générale, 1921, p. 76.

[2]) V. Opyt fonetiky rezjanskich govorov, pp. 120, 124 et 123, et l'article «Sur le caractère mixte de toutes les langues»: «O měšannnom charakterě vsěch jazykov», Žurnal Ministerstva Narodnago Prosvěščenija, 1901.

[3] Leo Spitzer, Hugo Schuchardt-Brevier, p. 171.

[4] V. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 174.

[5] Introduction ..., pp. 17—18.

[6] Scientia, XV, cité ici d’après Linguistique historique et linguistique générale, p. 83.

[7] Ibid., p. 84.

[8] Meillet, Aperçu d'une histoire de la langue grecque. Chapitre III.

[9] Ibidem.

[10] Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 93.

[11] Marouzeau, La linguistique, p. 141.

[12] Albert et Adolphe Matthis, Fülefüte; Strasbourg, 1937, p. 68.

[13] Ibidem, p. 140.

[14] Dans Le Langage, 1921, p. 343; v. aussi Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 87.

[15] Voir tout le passage dans Walter Scott, Ivanhoe, chap. I.

[16] Introduction ...7, p. 24; v. aussi Meillet, Caractères généraux des langues germaniques, Chap. I., La mutation consonantique.

[17] Caractères généraux des Langues Germaniques, ibidem.

[18] Cité par Vendryes. Le Langage, 1921, p. 342.

[19] Phrase entendue un jour d'examen.

[20] Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 82.

[21] Ibidem, p. 84.

[22] J. Vendryes, Le Langage, 1921, pp. 345-347.

[23] Linguistique historique et linguistique générale, p. 83.

[24] Ibidem, p. 83.

[25] Linguistique historique et linguistique générale, pp. 83-84. On notera dans cette énumération, volontairement incomplète, l’absence de la syntaxe, dans laquelle Meillet ne voyait qu'un appendice de la morphologie

[26] Ibidem, p. 81. Meillet écrit également au même endroit: «Entre la conquête de la Gaule par les Romains et l’époque actuelle, il n’y a eu aucun moment où les sujets parlants aient eu la volonté de parler une autre langue que le latin.» Ce point de vue, très fortement appuyé par Meillet, appelle d’ailleurs la discussion. Outre que, pour ma pour part, je n'ai jamais eu la volonté ou le sentiment de parler latin quand je parle français, l’affirmation ci-dessus présente, à mon sens, l'inconvénient de s’appliquer également à l’italien, à l’espagnol, etc. De ce qu’un Français et un Italien ont l'un et l’autre le «sentiment» ou la «volonté» de parler latin, il ne s’ensuit pas qu'ils parlent la même langue. Car le sentiment subjectif, évidemment erroné, des sujets parlants, ne saurait prévaloir contre la réalité objective, qui est que le français et l'italien sont bel et bien des langues différentes.

[27] «En somme, le vocabulaire est le domaine de l’„emprunt”.» (Linguistique historique et linguistique générale, p. 84.)

[28] Meillet, Introduction…7, p. 26.

[29] Leo Spitzer. Hugo Schuchardt-Brevier, 1922, p. 171.

[30] Vendryes, Le Iangage, p. 345.

[31] Ibidem, p. 346.

[32] Ibidem, p. 346.

[33] Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 87.

[34] D’après Schuchardt, «De Lingua franca», Zeitschrift für romanische Philologie, XXXIII, p. 438.

[35] Héry, Fables créoles, Paris, 1883, p. 60.

[36] C. Baissac, Le folklore de l'Ile-Maurice, Paris, 1888, pp. 9-11.

[37] Du russe rabota «travail», rabotat' «travailler».

[38] Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 97.