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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- UHLENBECK C. : « Le caractère passif du verbe transitif ou du verbe d'action dans certaines langues de l'Amérique du Nord », Revue des études basques, XIII, 1922, p. 399-419.

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        Quand on entre en contact avec une langue nouvelle, jusque-là in-connue, on s'aperçoit combien il est difficile de déterminer si le verbe transitif de cette langue a un caractère actif ou bien passif. Même en étudiant des langues depuis longtemps connues, on éprouvera quelquefois un doute en ce qui concerne la nature du verbe transitif, avec l'usage pratique duquel on est cependant depuis longtemps familiarisé. C'est surtout pour les langues de «primitifs» que de pareils doutes naîtront chez qui veut aller au fond des choses. Notre sentiment de la langue nous induit en erreur. Nous courons sans cesse le danger de vouloir retrouver chez les primitifs nos propres habitudes de pensée, et de remplacer par notre conception personnelle du monde, leurs conceptions à eux, moins développées par l'abstraction et la généralisation, moins dénaturées aussi par l'orgueil intellectuel.
        Veut-on arriver à une compréhension véritable, il faut alors chercher des critériums objectifs. Des naïfs sujets qui parlent la langue primitive en question, on ne peut, cela va de soi, attendre aucune explication. Quand on demande par exemple à un Indien des Prairies, sachant l'anglais, si telle forme verbale de son idiome a le sens de: «I killed him» ou de: «He was killed by me», il répondra, tout étonné d'une question si inutile et si vaine :«That is just the same», car il ne s'inquiétera que de la réalité de ce fait: lui a été tué par mon intervention. Je dis à dessein «par mon intervention» et non «par moi»; car pour la mentalité primitive celui qui accomplit l'action et que pour plus de commodité on appelle l'auteur, n'est pas la raison dernière, mais en lui agissent des forces secrètes dont il n'est que l'instrument obéissant et passif. La pensée, exprimée par l'auteur de notre hymne national: «Dieu me gouvernera comme un bon instrument», n'est pas complètement étrangère au soi-disant sauvage: au contraire, elle existe, si vague et nébuleuse soit-elle, spontanée et irréfléchie, dans les profondeurs de sa subconscience, sans qu'il puisse jamais se rendre compte
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de son moi ni des forces qui gouvernent ce moi. II ne saurait, comme le roi aveugle du Mahabharata, excuser sa faiblesse en faisant appel au déterminisme, mais cependant il sent aussi bien que toutes ses pensées et toutes ses actions dépendent de quelque chose de plus fort que lui-même. A la fin de cet exposé, il me faudra revenir sur ce point pour vous montrer toute son importance dans les faits grammaticaux que je vais soumettre à votre bienveillante attention.
        Le chemin que j'aurai à parcourir passe d'abord par mon territoire préféré, l'algonkin. Cette famille de langues possède une série de formes qui ont toujours été considérées comme passives. Depuis longtemps déjà, j'ai été frappé du fait qu'elles présentent, en partie, une parenté indéniable avec les formes centripètes transitives qui sont caractérisées par un suffixe guttural. Il suffit de comparer en ojibway ninwābamigo «je suis vu», kiwābamigo «tu es vu», avec ninwābamig «il me voit», kiwābamig «il te voit», et l'on ne pourra douter que la forme reconnue comme passive, et la forme centripète considérée comme active soient en rapport l'une avec l'autre. Un rapport identique existe par exemple entre le blackfoot nitáinoko «je suis vu», kitáinoko «tu es vu», et les formes centripètes nitáinok «il me voit», kitáinok «il te voit». Ce parallélisme entre les formes passives et les formes soi-disant actives à suffixe guttural a aussi attiré l'attention du Dr. T. Michelson, quand il a étudié le dialecte fox; il est, en effet, trop apparent pour échapper à un observateur attentif. C'est avec raison que cet américaniste en a conclu que les formes à suffixe guttural considérées comme actives, sont d'origine passive; mais il ne s'est pas rendu compte du caractère centripète de ce suffixe.
        Une fois admis qu'une très grande partie des formes centripètes a en vérité un caractère passif, il est naturel de supposer que les formes centripètes qui ne sont pas en rapport avec des formes reconnues passives, auront aussi été conçues comme passives, bien qu'il ne soit pas possible d'en fournir une preuve immédiate. Si nous parvenions de plus à démontrer qu'une partie des formes centrifuges suppose aussi une conception passive, nous aurions, il me semble, rendu vraisemblable le fait que le verbe transitif tout entier est, au fond, passif. En effet on peut à peine douter que l'indicatif soi-disant actif ne soit basé sur une forme de 3e personne reconnue passive, et dérivé de celle-ci par l'addition d'éléments pronominaux, qui représentent un cas d'agent à caractère instrumental, le cas transitif. C'est ainsi que tout le paradigme de l'ojibway ninwa-bama «je vois lui», kiwābama «tu vois lui», etc., repose sur cette seule forme passive wābama, «il est vu». Le
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blackfoot nitáinoau «je vois lui», kitáinoau, «tu vois lui» sont apparemment des dérivés du passif áinoau, «il est vu», tandis que le blackfoot nitáinoanan «nous (excl.) voyons lui» et kitánoauau «vous voyez lui», sont basés sur le thème passif animé ainoa-[1], dont est dérivé áinoau «il est vu», par adjonction de l'élément de la 3e personne, -u. Dans le blackfoot, le caractère passif de l'indicatif transitif inanimé est aussi très apparent. Sauf les formes qui ont pour agent une 3e ou 4e personne, tout le paradigme de nitáinixp «je vois quelque chose», kitáinixp «tu vois quelque chose», repose sur la forme passive inanimée áinixp «quelque chose est vue». Comme vous l'avez remarqué, je donne toujours la traduction conventionnelle des formes soi-disant actives, et je continuerai de le faire pour des raisons pratiques, quoique j'essaie de vous convaincre de leur caractère passif.
        D'autres considérations plaident aussi en faveur de ce caractère passif. Ainsi en blackfoot, dans la conjugaison négative, on trouve un suffixe -ats, borné dans le verbe intransitif à la 3e (4e) personne, mais qui, dans la conjugaison transitive, animée aussi bien qu'inanimée, se rattache à toutes les formes ayant pour objet logique une 3e (4e) personne, que l'agent soit une 1e, 2° ou 3e (4e) personne. Comment expliquer ceci sinon en admettant que le suffixe -ats est lié à un sujet grammatical de la 3e (4e) personne, et que les formes ayant cette personne comme patient[2] sont en vérité passives? Nous ne pouvons, en effet, nier qu'il existe un parallélisme entre les formes intransitives à sujet de la 3e personne et les formes transitives ayant un patient de la 3e personne. Ce que nous avons dit de la 3e personne, s'applique aussi à la 4e, puisque morphologiquement elle repose sur la 3e. En ce qui concerne la 4e personne, il se présente dans le blackfoot un autre fait de même sens. Le suffixe -inai, qui, dans le verbe intransitif, caractérise les formes ayant un sujet de la 4e personne, se rapporte, dans la conjugaison passive animée, à l'objet logique. Une fois de plus, nous arrivons à la conclusion suivante: l'objet logique est le sujet grammatical; et des formes comme nitáinoainai, «je vois une 4e personne», kitáinoainai, «tu vois une 4e personne», ont, dans leur signification stricte, la valeur de: «une 4e personne est vue par moi, par toi». Avant de quitter l'algonkin, je veux encore attirer votre attention sur ce fait général que la conjugaison intransitive reflète souvent le caractère
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animé ou inanimé du sujet, tandis que dans le verbe transitif, c'est le caractère animé ou inanimé de l'objet logique qui est régulièrement reflété. N'est-ce pas une preuve nouvelle à l'appui de notre hypothèse que l'objet logique du verbe transitif se trouve grammaticalement au même niveau que le sujet du verbe intransitif, et que la conjugaison transitive est conçue passivement?
        Si maintenant nous quittons l'algonkin, pour parcourir le vaste ensemble des langues de l'Amérique du Nord, beaucoup de faits nouveaux vont nous frapper, qui ne peuvent s'expliquer que par le caractère passif du verbe transitif. Tel est le cas pour le pluriel supplétif verbal de l'athapasque, du haida, du tsimshian, du chinook, du coos, du pomo, et sans doute encore pour celui de quelques autres langues ou groupes de langues. J'emploie le terme «pluriel supplétif, verbal» faute de meilleur, sachant bien que cette expression, modelée sur la terminologie de Osthoff, ne rend pas exactement la nature du fait. Le phénomène en question est celui-ci: le singulier et le pluriel d'un seul et unique concept verbal sont indiqués par des racines étymolo-giquement différentes. Or, chez la pluralisation supplétive on observe une particularité très importante pour notre étude. Le pluriel du verbe intransitif est défini par le sujet grammatical, et celui du verbe transitif par le patient, l'objet logique: à moins de vouloir briser inconsidérément le parallélisme entre les conjugaisons intransitive et transitive, nous devrons donc tenir l'objet logique pour «le sujet grammatical. Il s'ensuit immédiatement que le verbe transitif a, dans toutes les langues et tous les groupes de langues cités, un caractère passif, ce que n'avait pas encore nettement compris Kroeber, lorsqu'il essaya de définir ce phénomène.
        Il me reste à vous prouver par quelques exemples combien est remarquable, en ce qui concerne le pluriel supplétif verbal, la concordance entre des langues très divergentes. Laissez-moi d'abord vous soumettre quelques faits significatifs tirés du groupe athapasque. Dans le Chipewyan de Cold Lake Reserve (Alberta), on trouve pour les conceptions intransitives «aller», «voyager», «tomber», «être assis», «être couché», «demeurer», des racines étymologiquement différentes selon que le sujet est singulier ou pluriel (duel respectivement), mais pour les conceptions transitives «tuer» et «déplacer» il existe des racines différentes dont l'emploi est réglé par le nombre d'objets logiques tués ou déplacés. Dans le hupa, dialecte athapasque du nord de la Californie, on observe une différence de racines pour le singulier et le pluriel, dans les conceptions intransitives «aller», «courir» («sauter»),
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«voler», «flotter), «voyager»), «fuir»), «être debout», «être couché», «se trouvera «demeurer») («vivre»), «parler» et dans les conceptions transitives «déplacer», «porter» (des enfants ou des animaux), «mouvoir par une action violente) («battre»), «pousser du pied», «lancer»). Dans cette dernière catégorie, c'est de nouveau le nombre de l'objet logique qui règle le choix de la racine verbale supplétive et défective. Les Indiens Kato, tribu athapasque de Californie comme les Hupas, ont le pluriel supplétif avec des racines intransitives pour «voyager», «être assis», «se baigne» et peut être encore quelques autres conceptions, ainsi qu'avec des verbes transitifs signifiant «tuer», «déplacer», «poser». Nous pouvons remarquer à nouveau que le pluriel se rapporte dans les verbes intransitifs au sujet, dans les verbes transitifs, au contraire, à l'objet logique. Par conséquent cet objet logique est ici encore sujet grammatical. Ainsi dans le haida, parlé dans les Iles de la Reine Charlotte et dans une petite partie de l'Alaska, qui a des rapports avec le tlingit et une parenté lointaine avec l'athapasque, on constate le même phénomène mais pour quelques cas seulement; comme dans les verbes intransitifs «aller», «voler), et «être assis», et dans le transitif «tuer», dont la racine du pluriel supplétif n'est employée que si l'objet logique est pluriel. En tsimshîan (Colombie britannique) s'offre à nous un plus grand nombre de pluriels supplétifs. Cette langue n'a pu être encore reliée génétiquement à aucun groupe de dialectes mais il a des traits caractéristiques communs à d'autres langues de l'extrême-occident. Peu à peu on s'apercevra sans doute que la quantité extraordinaire de familles de langues soi-disant indépendantes de l'Amérique du Nord peuvent se réduire à un nombre beaucoup plus modeste. Le tsimshian a le pluriel supplétif dans les racines intransitives qui correspondent à «aller», «sortir», «courir», «s'échapper», «s'embarquer». «tomber», «être debout», «être assis», «être couché», «pleurer», «mourir», et quelques autres encore, tandis que parmi les transitifs, «tuer», «pren-dre», «porter), «poser»), «mettre au feu», «embarquer», par exemple, présentent ce même caractère de diverses racines qui se suppléent l'une l'autre[3]. Le pluriel supplétif existe aussi, quoique rarement, dans le chinook (bassin inférieur de la rivière Columbia). Confor-
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mément à ce que nous avons vu pour les autres langues, le pluriel dans les verbes intransitifs se rapporte au sujet; dans un verbe comme «tuer», il se rapporte au patient qu'on doit donc considérer comme sujet grammatical. Le coos, presque éteint, qui autrefois était parlé dans la baie de Coos, dans le S.-O. de l'Orégon, et qui n'est plus maintenant la langue que d'une trentaine de personnes, a des racines se suppléant les unes les autres pour le singulier et le pluriel dans des acceptions intransitives comme «voyager», «voler» («sauter»), «être assis», «être couché,» «dormir», «parler», «mourir», et dans des acceptions transitives comme «tuer», «mettre dans», avec le parallélisme ordinaire entre le sujet du verbe intransitif et l'objet logique du verbe transitif. Le pomo, groupe de langues parlées sur la côte de Californie et plus en arrière, au sud du territoire des Indiens-Yuki, et au nord des golfes de San Pabilo et San Francisco, présente des pluriels supplétifs dans les intransitifs «aller», «venir», «courir», «être debout», «être couché», «être assis», «être pendu», «mourir»), et dans les transitifs «donner», (manger», «suspendre», «tuer»; on trouve là encore la même ordonnance du pluriel d'après le sujet et l'objet logique. Le pluriel verbal supplétif n'est nullement limité aux langues dont je viens de parler, mais je ne veux m'appuyer que sur des cas évidents. Ne peuvent servir ici les langues qui n'ont le pluriel verbal supplétif que dans les verbes intransitifs; en effet l'identité grammaticale du sujet intransitif et de l'objet logique du verbe transitif ne s'y manifeste pas. Il est donc impossible de démontrer ainsi pour ces langues le caractère passif de la conjugaison transitive. Cependant dans maint domaine linguistique, il existe de toutes autres voies qui peuvent nous conduire au même résultat.
        Quand j'eus pour la première fois, il y a une dizaine d'années, le privilège de parler devant vous, j'ai essayé d'esquisser pour vous en ses traits principaux, une des langues les plus caractéristiques de l'Europe, le basque ou, comme on le désigne dans le pays, l'eskuara. Il est alors apparu que les mêmes éléments pronominaux qui dans le verbe intransitif jouent le rôle de sujet grammatical, indiquent dans les formes verbales transitives l'objet logique; par contre des éléments incorporés en partie différents font office de sujet logique du verbe transitif. Cette circonstance a permis à F. Muller, V. Stempf et H. Schuchardt de conclure que le verbe transitif du basque a été conçu passivement. La théorie en question est confirmée tout spécialement par la présence, dans le nom et le pronom, d'un cas transitif de caractère instrumental, qui remplit uniquement la fonction de sujet logique d'une action transitive, en opposition avec le cas intransitif qui dé-
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signe le sujet du verbe intransitif et l'objet logique du verbe transitif.
        La langue des Tchouktches-des-rennes du N.-E. de la Sibérie est, dans une certaine mesure, parallèle au basque, en ce qui concerne la conception de l'agent et du patient et la division, qui s'y rattache étroitement, de deux séries d'affixes pronominaux dans la conjugaison. Dans cet idiome, le cas instrumental, ou cas d'agent, rappelle beaucoup par son usage le cas transitif basque, tandis que l'incorporation pronominale, un peu différente de celle du basque, oppose la conception de l'activité transitive ou intransitive à celle de l'inactif et du passif.
        En indo-européen également, le nominatif en -s et l'accusatif en -m, ce dernier jouant en outre le rôle du nominatif dans les thèmes neutres en -o-, semblent avoir été, à l'origine, respectivement transitif et intransitif, ou peut-être actif et inactif. Comme le nominatif en -s paraît apparenté au génitif-ablatif en -s, il est tout indiqué de mettre le cas en -s de l'indo-européen primitif, d'où sont venus le nominatif et le génitif-ablatif, sur le même rang que le cas en -p des parlers esquimaux, qui tient lieu à la fois du cas de l'agent transitif et du génitif. Mais nous serions entraînés trop loin, si nous nous plongions dans les problèmes ardus qu'offrent le cas en -p esquimau et le cas en -s de l'indo-européen primitif, qui lui est sans doute entièrement ou partiellement parallèle. C'est pourquoi, laissant complètement de côté la préhistoire hypothétique de notre propre famille de langues, je veux seulement faire remarquer que, pour moi, le caractère passif du verbe transitif en esquimau est indéniable, quoiqu'il soit plus difficile de le déduire directement des formes verbales qu'en basque ou en tchouktche. Mais ces langues nous ont fourni un nouveau critérium, qui nous permettra de reconnaître dans certains cas le caractère passif du verbe transitif ou du verbe d'action en général. Il s'agit maintenant d'examiner si nous pouvons relever le même indice dans les langues de l'Amérique du Nord. Notre attente n'est pas déçue.
        Nous trouvons en effet, dans plusieurs langues de ce continent, identité complète des éléments pronominaux qui indiquent le sujet des verbes intransitifs ou en tout cas inactifs, avec les exposants de l'objet logique de la conjugaison transitive. Ces éléments sont en opposition totale ou partielle, avec une autre série d'affixes pronominaux. qui servent de sujet logique au verbe transitif, ou plus largement encore au verbe d'action tout entier. Si, comme dans le basque, des éléments pronominaux transitifs et intransitifs s'opposent les uns aux autres, le verbe transitif seul est conçu passivement. Mais quand, comme dans le tchouktche par exemple, les éléments pronominaux transitifs
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servent en même temps de sujet logique aux verbes d'action non transitifs, tandis qu'un autre groupe d'affixes pronominaux est chargé des fonctions de sujet des verbes non-actifs et d'objet logique des verbes transitifs, nous sommes obligés de considérer le verbe d'action tout entier comme conçu passivement. Dans des langues de ce genre, on ne dit donc pas seulement «par moi est cela mangé», au lieu de «je mange cela», mais aussi «par moi est mangé» et «par moi est allé»), pour «je mange» et «je vais», la construction non-passive étant réservée à des verbes qui expriment un état, une qualité, ou une autre idée non-active.
        Si nous examinons quelles sont les langues qui présentent ce critérium du caractère passif, nous remarquons en premier lieu le tlingit ou koloche, parlé sur la côte S.-E. de l'Alaska et vers le S., sur le littoral de la Colombie britannique, jusqu'au tsimshian. Dans la flexion verbale du tlingit on se sert de deux séries de préfixes pronominaux, en partie différentes, dont l'une représente le sujet logique des verbes d'action, qu'ils aient ou non un objet logique, et dont l'autre est employée comme objet logique des verbes transitifs et comme sujet des verbes non-actifs. La situation est identique en haida, apparenté au tlingit. Là aussi, des groupes partiellement différents de préfixes pronominaux sont divisés de la même façon dans la conjugaison, en actifs-transitifs et inactifs-passifs. En parlant du pluriel supplétif, nous avons déjà constaté qu'en haida le verbe transitif est conçu comme passif, mais maintenant, en nous basant sur la division de fonctions que nous venons d'indiquer, il nous faut étendre la conclusion précédente à tous les verbes d'action. Dans l'athapasque au contraire, nous n'avons pas, il me semble, de données suffisantes pour accorder à tous les autres verbes d'action le caractère passif prouvé par le pluriel supplétif pour le verbe transitif[4]. Mais il est probable que le haida et le tlingit représentent un état ancien du na-dene et que la subdivision athapasque de cette famille de langues est moins originale par rapport à la manière divergente et peu caractéristique dont sont distribués les pronoms incorporés.
        Si nous quittons les langues na-dene pour jeter un regard sur le tsimshian, nous y trouvons aussi deux groupes d'affixes pronominaux, mais ici, autrement qu'en haida et en tlingit, dans les exposants de
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personnes se manifeste l'opposition entre transitif et intransitif. Dans cette langue, c'est seulement le verbe transitif, et non le verbe intransitif d'action, qui doit donc être considéré comme passif. Nous avons déjà vu du reste, par la pluralisation, que la conjugaison transitive du tsimshian a un caractère passif. En chinook également, ce que nous avions conclu du pluriel supplétif se trouve confirmé par les exposants de personnes. Quoique ceux-ci ne présentent, la plupart du temps, pas de différenciation de cas, il existe cependant, pour la troisième pers. du sing. masc. et fém. des préfixes pronominaux distincts à signification transitive et intransitive. Si nous n'avions pas d'autres données, ces préfixes suffiraient à nous prouver le caractère passif du verbe transitif.
        Ce caractère passif est plus étendu dans le muskogéen, famille de langues du S.-E. des Etats-Unis, qui, en ce qui concerne la complica-tion de l'incorporation pronominale, est à peine inférieure au chinook et même au basque. Comme ces deux langues, le muskogéen a aussi l'incorporation de l'objet pronominal indirect dans la forme verbale, tandis que, dans la plupart des langues de l'Amérique du Nord, on ne trouve pas l'objet logique et l'objet indirect rattachés en même temps au verbe. Il n'est pas nécessaire à notre dessein de parler davantage de l'incorporation de pronoms-datifs, puisque ce phénomène, si important soit-il, ne peut pas jeter de lumière sur le caractère passif ou non-passif du verbe transitif ou soi-disant actif. Que le verbe d'action tout entier est conçu passivement dans le muskogéen, est prouvé par le fait que, outre l'incorporation du datif, on emploie dans la conjugaison deux séries différentes d'affixes pronominaux, dont l'une sert de sujet logique aux verbes d'action, l'autre de sujet aux verbes non-actifs, et d'objet logique aux verbes transitifs.
        Une conception passive analogue du verbe d'action se manifeste dans les langues sioux, sur lesquelles je m'arrêterai un peu plus longtemps. Il est en effet désirable de vous faire connaître avec plus de détails les affixes pronominaux du verbe, au moins dans un groupe de langues. Si j'ai choisi pour cela le dakota et quelques dialectes qui s'y rattachent, c'est parce que dans ce domaine linguistique les formes sont généralement faciles à analyser. En étudiant le sioux, je donnerai tout d'abord, comme je l'ai fait pour la conjugaison transitive de l'algonkin, la traduction conventionnelle des formes verbales jusqu'ici considérées comme actives, bien que mon but soit de vous prouver leur caractère passif.
        En dakota, ou en sioux propre on peut distinguer nettement
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dans la conjugaison, outre des irrégularités sur lesquelles nous reviendrons, deux séries d'éléments pronominaux, l'une à sens actif-transitif, l'autre à sens inactif-passif[5]. Comme sujet logique du verbe d'action que celui-ci soit transitif ou intransitif[6], on emploie, pour la 1ère pers. du sing., wa- (-wa-), pour la 2e pers. du sing. ya- (-ya-), pour le duel inclusif un- (-un-). Dans certains verbes, ces éléments sont employés comme préfixes; dans d'autres, comme infixés. Le plur. de la 2e pers. est dérivé du duel inclusif au moyen du suffixe pluriel -pi. Le plur. de la 2e pers. est au contraire la forme sing. pourvue de ce même suffixe. Pour la 3e pers. il n'existe pas de préfixe ou d'infixe particulier, mais le thème verbal sans affixe apparaît dans le paradigme du singulier, tandis qu'au pluriel, à condition que le verbe se rapporte à un être de la catégorie animée, le suffixe -pi est rattaché au thème verbal pur.
        Les formes intransitives de kaška «lier» sont donc wakaška «je lie», yakaška «tu lies», kaška «il lie», unkaška «nous (toi et moi) lions». «un-kaškapi «nous lions», yakaškapi «vous liez», kaškapi «ils lient». Comme exemple d'infixation on peut citer mancon «voler»: mawanon «je vole», mayanon «tu voles», manon «il vole», maunon «nous (toi et moi) volons», maunonpi «nous volons», mayanonpi «vous volez», manonpi «ils volent».[7] Comme nous le verrons en comparant ces formes aux paradigmes transitifs et non-actifs, l'action intransitive de wakaška, mawanon, etc., est conçue passivement; la vraie traduction en serait: «par moi, toi. lui, nous deux, nous, vous, eux, est lié ou volé». On emploie en effet la deuxième série inactive-passive d'affixes pronominaux pour exprimer l'objet logique de l'action transitive et le sujet du verbe non-actif indiquant l'état et la qualité. Il s'ensuit que les affixes de cette série, qui doivent bien avoir dans le verbe transitif la même valeur que
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dans le verbe inactif, représentent ]e sujet grammatical. Il ne nous reste donc qu'à accorder à la première série (celle du sujet logique d'une action transitive ou non) la valeur d'un cas de caractère instrumental, et à considérer grammaticalement le verbe d'action' tout entier comme passif. Ceci vous apparaîtra encore plus clairement quand, après avoir décrit les affixes inactifs passifs, je mettrai en lumière le parallélisme presque parfait qui existe entre l'objet logique de la conjugaison transitive et le sujet de la conjugaison inactive.
        La deuxième série des affixes pronominaux dans le verbe dakota est donc îa suivante: Pour la première pers. du sing, on emploie l'affixe ma- (-ma), pour la 2e pers. du sing., ni- (-ni-): pour le duel inclusif un, (-un-); tandis qu'une fois de plus on obtient le pluriel en ajoutant le suffixe -pi à la forme verbale. Le plur. de la 1ère pers. dans le verbe inactif est également dérivé du duel inclusif. Pour la 3e pers., les verbes qui expriment Fêtât et la qualité n'ont pas d'exposant du sujet. De même il n'existe pas d'affixe pour l'objet logique de la 3e pers. du sing. dans la conjugaison transitive, mais on exprime un objet logique pluriel par l'élément wiča- (wiča-), qui en réalité est un nom et signifie «être humain». Dans la conjugaison transitive les affixes de la deuxième catégorie précèdent toujours ceux de la première. Cependant il faut faire une restriction: l'élément un-, qu'il soit inactif-passif ou qu'il joue le rôle de sujet logique d'un verbe d'action, se trouve régulièrement devant l'exposant de la 2e pers. Il existe encore une particularité qu'il faut mentionner. On ne relie jamais l'agent de la 1ère pers. sing. avec le patient de la 2e, et au lieu d'employer un composé *ni-wa- on se servira toujours d'un élément či- qu'on ne peut analyser. En ce qui concerne la manière dont se forme le pluriel dans le verbe transitif, il est à remarquer que ià ou l'agent et le patient sont tous deux-pluriels, le signe -pi n'est rattaché qu'une seule fois à la forme verbale. De cette façon, dans certains cas, aucun signe extérieur n'indique si le sujet logique doit être considéré comme un singulier ou un pluriel. Ceci s'applique par exemple aux formes comme ničaškapi «il vous lie» et «ils vous lient», unkaškapi «il nous lie» et «ils nous lient» (mais aussi «nous le lions» et «nous lions»), unyakaškapi «tu nous lies» et «vous nous liez». Pour simplifier, je traduis de nouveau ces formes de manière conventionnelle.
        Après ces remarques nécessaires d'introduction, je puis aborder la démonstration de la concordance intérieure qui existe d'une part entre le verbe inactif et le verbe transitif, d'autre part entre le verbe transitif et le verbe intransitif d'action;
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mayakaška
«moi tu lies» («moi par toi suis lié»), cf. mata «je meurs», mawašte «je suis bon», mais aussi yakaška «tu lies» («par toi est lié»).
        makaška «moi (il) lie» («moi par lui suis lié», avec présence virtuelle de l'agent), cf. comme ci-dessus mata, mawašte, mais aussi kaška «(il) lie» («par lui est lié», avec présence virtuelle de l'agent).
        mayakaškapi «moi vous liez» («moi par vous suis lié»), cf. comme ci-dessus mata, mawašte, mais aussi yakaškapi «vous liez» («par vous est lié»),
        makaškapi «moi (ils) lient» («moi par eux suis lié», avec pluralisation de l'agent virtuellement présent), cf. comme ci-dessus mata, mawašte, mais aussi kaškapi «(ils) lient» («par eux est lié», avec pluralisation de l'agent virtuellement présent).
        čičaška «toi je lie» («toi par moi es lié») se dérobe au parallélisme par son préfixe inanalysable à signification complexe.
        ničaška «toi (il) lie» («toi par lui es lié», avec présence virtuelle de l'agent), cf. nita «tu meurs», niwašte «tu es bon», mais aussi kaška comme tout à l'heure.
        unničaškapi «nous toi lions» («par nous tu es lié»), cf. comme ci-dessus nita, niwašte, mais aussi unkaškapi «nous lions» («par nous est lié»).
        ničaškapi «toi (ils) lient» («toi par eux es lié», avec pluralisation de l'agent virtuellement présent), cf. comme ci-dessus nita, niwašte, mais aussi kaškapi, comme auparavant.
        wakaška «(lui) je lie» («lui par moi est lié», avec présence virtuelle du patient), cf. ta «(il) meurt», wašte «(il) est bon» (avec présence virtuelle du sujet), et aussi l'infransitif wakaška.
        yakaška «(lui) tu lies» («lui par toi est lié», avec présence virtuelle du patient), cf. comme ci-dessus ta, wašte, et aussi l'intransitif yakaška.
        kaška «(lui) (il) lie» («lui par lui est lié», avec présence virtuelle du patient et de l'agent), cf. comme ci-dessus ta, wašte, et aussi l'intransitif kaška.
        unkaškapi «nous (le) lions« («par nous il est lié», avec présence virtuelle du patient), cf. comme ci-dessus ta, wašte, et aussi l'intransitif unkaškapi,
        yakaškapi «(lui) vous liez») («lui par vous est lié», avec présence virtuelle du patient), cf. comme ci-dessus ta, wašte, et aussi l'intransitif yakaškapi.
        kaškapi «(lui) (ils) lient» («lui par eux est lié», avec présence virtuelle du patient et de l'agent), cf. comme ci-dessus ta, wašte, et aussi l'intransitif kaškapi.
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        unyakaškapi «nous tu lies» («nous par toi sommes liés»), mais aussi «nous vous liez» («nous par vous sommes liés»), cf. untapi «nous mourons» unwaštepi «nous sommes bons» et, d'un autre côté, les formes intransitives yakaška, yakaškapi.
        unkaškapi «nous (il) lie» («nous par lui sommes liés», avec présence virtuelle de l'agent), mais aussi «nous ils lient» («nous par eux sommes liés», comme précédemment), cf. comme ci-dessus untapi, unwaštepi, et d'autre part les formes intransitîves kaška, kaškapi.
        čišaškapi «vous je lie» («vous par moi êtes liés») se dérobe au parallélisme par son préfixe inanalysable à signification complexe.
        ničaškapi «vous (il) lie» («vous par lui êtes liés», avec présence virtuelle de l'agent), mais aussi «vous (eux) lient» («vous par eux êtes liés», comme précédemment), cf. nitapi «vous mourez», niwaštepi «vous êtes bons», et d'autre part les formes intransitives kaška, kaškapi.
        unničaškapi «nous vous lions» («par nous vous êtes liés»), cf. comme ci-dessus nitapi, niwaštepi, et d'autre part l'intransitif unkkapi.
        wičawakaška «eux je lie» («eux par moi sont liés»), cf. l'intransitif wakaška.
        wičayakaška «eux tu lies» («eux par toi sont liés»), cf. l'intransitif yakaška.
        wakaška «eux (il) lie» («eux par lui sont liés»), cf. l'intransitif kaška.
        wiciunkaška «eux nous deux (incl.) lions» («eux par nous deux, incl., sont liés»), cf. l'intransitif unkaska.
        wičunkaškapi «eux nous lions» («eux par nous sont liés»), cf. l'intransitif unkaškapi.
        wičayakaškapi «eux vous liez» («eux par vous sont liés»), cf. l'intransitif yakaškapi.
        wičakaškapi «eux (ils) lient» («eux par eux sont liés»), cf. l'intransitif kaškapi.

        Dans les formes avec wiča-, le parallélisme qu'on remarque géné­ralement entre la conjugaison transitive et le verbe inactif n'apparaît pas, puisque ce préfixe, proprement dit, nommai, est limité au verbe transitif et n'exige pas de signe du pluriel. De telle sorte que wičawakaška, wičayakaška, wičakaška, wicunkaška, contrairement à tapi «ils meurent», waštepi «ils sont bons», sont privés du suffixe -pi. Dans wičunkaškapi, wičayakaškapi, wičakaškapi, ce suffixe pluralise le sujet logique.
        Les mêmes rapports que nous venons de constater dans la préfixation des exposants de personnes existent aussi là où ces exposants sont insérés dans le thème verbal conçu comme unité étymologique,
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mais séparé en deux parties. Par exemple mamayanon «moi tu voles» («moi par toi suis vole»), mamanon «moi (il) vole» («moi par lui suis volé)>). manino n «toi (il) vole» («toi par lui es volé») sont grammaticalement de même nature que amasni «je guéris», anisni «tu guéris» (de asni «guérir d'une maladie, revenir d'une émotion violente»), ou que damakota «je suis un dakota», danikota «tu es un dakota». On voit aussi immédiatement le rapport avec mayanon «tu voles» («par toi est volé»), manon «(il) vole» («par lui est volé»).
        Mais ce ne sont pas tous les verbes qui ont les exposants de personnes que nous avons examinés jusqu'ici, et qu'on emploie dans un si grand nombre de cas qu'on peut les considérer en toute sécurité comme les affixes pronominaux normaux. Nous arrivons donc aux irrégularités que j'ai indiquées d'un mot tout à l'heure. En tout cas il faut mentionner que les thèmes verbaux qui commencent par ya, yo, yu présentent, à part quelques exceptions, des préfixes pronominaux particuliers. Dans le dialecte santee ce sont md- pour la 1ère pers., d- pour la 2e. Après ces préfixes, l'y initial de la racine a disparu[8]. Comme ces verbes, au moins suivant la conception dakota, semblent être, sans aucune exception, des verbes d'action, il faudra probablement attribuer aux préfixes md- et d- une valeur active-transitive. Rien ne nous empêchera alors de considérer la construction de ces verbes comme passive, ce qui ne serait guère possible s'il y avait parmi eux de véritables inactifs.
        Un autre phénomène que je veux indiquer est celui-ci. Dans les verbes inactifs commençant par une voyelle, seules les consonnes m- et n-, au lieu de ma- et ni-, servent de préfixe.
        Il est plus difficile d'expliquer l'infixation des éléments de la 1ère et 2e pers. -am- et -an- dans la conjugaison du verbe -kon «faire» et l'addition de -mi à la lère pers., de -ni à la 2e des verbes -čin (čan-) «penser»[9] et in- «porter comme vêtement»[10]. Car ici il s'agit évidemment de verbes d'action potentiellement ou réellement transitifs, dans lesquels il est étonnant de voir exprimer le sujet logique par des éléments qui sans doute se rattachent aux affixes inactifs-passifs. Mais ce sont là les seuls faits qui ne semblent pas concorder avec ma conception gé-
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nérale du verbe d'action transitif et intransitif dans le dakota. Il faudra bien me résigner à un reste, bien faible en vérité, dont je ne sais que faire. II y a bien encore quelques verbes irréguliers qui s'écartent très capricieusement des types ordinaires, mais parmi ces écarts rien ne peut heurter mes opinions sur le caractère passif; aussi ne crois-je pas nécessaire de les soumettre tous à votre attention.
        Je n'ai pas non plus de raison de développer l'incorporation de l'objet indirect dans le verbe dakota, ou de construire des hypothèses sur l'origine des affîxes we- (-we-) et ye- (-ye-), qui représentent outre le sujet logique aussi le rapport avec la personne envers qui l'action est faite. Ces af fixes sont évidemment apparentés à wa- et ya-. Je relèverai seulement que les formes à objet indirect incorporé sont en grande partie marquées par l'élément ki- (-ki). Sous cet angle l'opinion de Riggs, qui cherche dans wa-ki- et ya-ki- l'origine de we-et ye-, ne paraît pas inadmissible en elle-même, quoiqu'on puisse peut-être. au point de vue de la grammaire comparée, y faire quelques objections. Il en est de même de sa supposition d'après laquelle les affixes mi- et ni- qui, dans les formes à agent virtuel de la 3e pers., indiquent l'objet indirect de la 1ère et de la 2e pers., pourraient se réduire à *ma-ki- et *ni-ki-. Une forme composée de ki- est kiči- (-kiči-), dans le sens de «pour, en faveur de», qu'il faut bien se garder de conndre avec un préfixe homonyme signifiant «ensemble avec».
        La tâche du grammairien est quelquefois de conduire ses auditeurs par d'arides déserts et des steppes salées, s'il veut atteindre avec eux la cité brillante de la compréhension ethnopsychologique. Mais il fera certainement bien d'aller droit au but. Je m'arrêterai donc moins longtemps aux autres dialectes sioux dont j'ai encore à vous parler, ce qui est d'autant plus justifié qu'ils concordent en grande partie avec le dakota, en ce qui concerne la division des séries de pronoms.
        C'est ainsi que par exemple en hidatsa les affixes ma- (-ma, -ma-, am; m-) et da- (-da, -da-, ad-, d-) ont la valeur d'exposants actifs-transitifs de la lêre et de la 2e pers. du sing., tandis que mi- (m- ) et di- (d-)sont les affixes pronominaux inactifs-passifs correspondants. Contrairement aux affixes pronominaux qui représentent le sujet logique, mi- (m-), et di- (d-) ne sont employés exclusivement que comme préfixes. Il en est de même de l'élément de la 3e pers. i- qui dans le verbe transitif, indique l'objet logique, sans cependant jamais jouer le rôle de sujet du verbe inactif. D'après ce que je viens de dire, le caractère passif du verbe transitif et en général du verbe d'action en hidatsa est suffisamment prouvé pour que je puisse passer maintenant, en
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laissant de côté tous les détails, à la description d'autres dialectes.
        En ponca, le sujet logique du verbe d'action est indiqué généralement par a- pour la 1ère pers., da- pour la 2e, et an pour l'inclusif, contrairement à l'objet logique des verbes transitifs et au sujet des verbes inactifs, pour lesquels on emploie, à la 1ère pers. an-, à la 2e ai-, et à l'inclusif wa-. On indique le pluriel des formes verbales en ponca par le suffixe -i, qui a exactement les mêmes fonctions que le suffixe -pi en dakota, et, comme nous pouvions le supposer, l'inclusif pourvu du suffixe pluriel sert de 1ère pers. du pluriel. A ce point de vue le ponca se rapproche plus du dakota et d'autres langues sioux que du hidatsa, qui ne possède ni inclusif, ni suffixe pluriel. Sur certains points de la conjugaison transitive en particulier, le ponca se rattache aussi très étroitement au dakota. Le winnebago présente encore une grande similitude avec les langues que je viens de citer. Jouant un rôle actif-transitif dans le verbe régulier, ha- représente la 1ère pers., ra- la 2e. et hin- l'inclusif; tandis que les contraires inactifs-passifs de ces préfixés sont hin-, nin-, et wanga-. Dans ce dialecte aussi existe la pluralisation des formes verbales, mais ici au moyen du suffixe -wi, sauf a la 3e pers., où le pluriel se fait en ajoutant -ire. Ici encore, la 1ère pers. du plur. repose sur l'inclusif. Le ponca et le winnebago ont tous deux un préfixe wa- (qui nasalise sa voyelle dans la première de ces langues après le préfixe an-) pour indiquer l'objet logique pluriel de la 3e pers. Il n'est pas nécessaire d'entrer ici dans de plus amples détails, si intéressants soient-ils pour la linguistique comparée, puisque, sans nous y arrêter, nous nous rendons compte que les verbes d'action transitifs et intransîitifs de ces dialectes ont été conçus passivement.
        Il existe encore d'autres langues sioux, mais faute de données suf-fisantes, je serai obligé de me borner à deux d'entre elles, le tutelo et le catawba. En ce qui concerne le tutelo, éteint depuis 1898, qui autrefois était parlé par une tribu de Virginie et de la Caroline du Nord, nous sommes quelque peu renseignés par un article de Horatio Hale. Comme dans le dakota et les langues déjà vues on peut y constater la présence de séries actives-transitives et inactives-passives. Pour le sujet logique des verbes d'action transitifs et intransitifs, on emploie wa- (-wa-) à la 1ère pers., ya- (-ya-) à la 2e; mais à la 1ère pers. du plur. il y a une plus grande diversité dans la forme des affixes pronominaux, peut-être explicable en partie par une insuffisance d'ob-servation. On est également frappé du fait que Hale ne distingue pas entre le duel inclusif et la 1ère pers, du plur, inclusive et exclusive
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à la fois. Car il est probable qu'à ce point la situation du tutelo a dû être analogue à celle des autres dialectes sioux. L'exposant inactif-passif de la 1ère pers. est mi- (-mi-), celui de la 2e yi- (-yi-), tandis que pour la 1ère pers. du plur. on peut dire exactement ce que j'ai fait observer pour les éléments actifs-transitifs correspondants. En effet, des données de Hale il semble résulter que les affixes actifs-transitifs de la 1ère pers, du plur. pouvaient être employés aussi comme inactifs-passifs. Il est également très difficile, d'après les seules communications de Hale, de se faire une opinion sur les différentes manières dont les verbes formaient leur pluriel. En tout cas ses matériaux suffisent pour que nous puissions conclure à la conception passive du verbe d'action transitif ou non, puisque l'équivalence grammaticale de l'objet logique de la conjugaison transitive et du sujet de la conjugaison inactive est indéniable. Avant de quitter le tutelo, je veux encore mentionner le fait que les éléments pronominaux des deux séries sont préfixes pour certains verbes et infixés pour d'autres, cependant sous cette réserve que les affixes de la 1ère pers. du plur. sont placés d'habitude, sinon toujours, en premier lieu.
        Le dernier dialecte sioux que je citerai encore à ce propos est le catawba, du comté d'York (Caroline du Sud), qui est en voie de disparition et sur lequel Gatschet a donné quelques renseignements. D'après ses matériaux on a l'impression que la limite bien définie entre deux espèces d'affixes de personnes avec valeur de cas différente, observée par nous dans les langues apparentées, a presque complètement disparu en catawba; mais quand nous connaîtrons un peu mieux cette langue, cette impression se modifiera probablement. Pour l'instant il faut nous résigner au fait que les affixes pronominaux du catawba ne nous renseignent pas sur la nature du verbe d'action. Mais même si à la longue le catawba devait apparaître comme très différent dans sa conjugaison de toutes les autres langues sioux examinées jusqu'ici, la manière dont nous considérerons leur verbe ne changera cependant pas, et nous serons obligés d'admettre que le catawba s'est écarté par des voies particulières du type que je vous ai montré en dakota et dont rancienn'eté est garantie par la grammaire comparée.
        Nous avons vu que, dans de nombreuses langues de l'Amérique du Nord, le verbe d'action, ou en plus restreint le verbe transitif, est conçu passivement, et il y a certainement bien d'autres langues de ce continent dont on pourrait dire la même chose, si on disposait de matériaux plus nombreux et meilleurs. Mais nous n'avons pas le droit, sans examen spécial, de généraliser des résultats acquis pour des langues
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déterminées. Dans chaque famille de langues, même dans chaque langue en particulier, il faut examiner séparément la nature du verbe d'action, aussi bien transitif qu'intransitif. Nous savons déjà maintenant que dans l'Amérique du Nord il y a aussi des langues indigènes où le verbe d'action est, présentement du moins, conçu comme actif. Ceci s'applique au maidu, langue de l'intérieur de la Californie, et du klamath (Orégon S.-O.), qui possèdent pour le nom et le pronom un véritable nominatif, en opposition avec un cas de l'objet grammatical[11]. Exactement comme en indo-européen historique. Mais, de même que notre famille de langues porte encore des traces d'un état plus ancien, dans lequel le cas transitif et le cas intransitif, ou peut-être le cas actif et le cas inactif, étaient opposés et où le verbe transitif, si ce n'est tout le verbe d'action, était conçu passivement; de même, des langues comme le klamath ou le maidu ont pu connaître une période où l'on concevait comme passif le verbe transitif ou le verbe d'action en général. En klamath ce point est surtout mis en évidence par l'emploi des formes de pluriel dans le verbe transitif, qui est en concordance avec l'emploi du pluriel dans le verbe transitif du Ttsim-shian, conçu sans aucun doute comme passif.
        Les éléments pronominaux dans la conjugaison représentent, comme nous l'avons indiqué à plusieurs reprises, une valeur casuelle déterminée. Dans les langues avec conception passive du verbe soi-disant actif, ou tout au moins transitif, on distingue nettement, par les affixes pronominaux, deux valeurs de cas: celle d'un cas énergétique et celle d'un cas inerte. Chacune de ces valeurs offre deux variétés, selon que tout le verbe d'action ou seulement le verbe transitif est conçu comme passif. Ainsi, le cas énergétique peut être transitif, comme par exemple en basque, et il a alors comme pendant un cas intransitif; ou bien il peut, comme cas du sujet logique dans tous les verbes d'action être un cas actif (ce. qui a lieu en dakota par exemple), et en pareille occurrence, il s'oppose à un cas inactif.
        La nature du cas d'inertie, qu'il soit intransitif ou inactif, est facile à saisir. C'est le cas de la personne ou de la chose qui, en dehors de sa volonté et sans qu'elle ait rien fait pour cela, se trouve ou va se trouver dans un état quelconque, soit d'elle-même, soit sous l'influence d'une personne ou d'une chose plus forte[12]. Mais quel est le caractère propre
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du cas d'énergie? Ce cas a quelque chose de l'instrumental, mais néanmoins il se distingue nettement de l'instrumental ordinaire. On pourrait appeler le cas d'énergie cas de l'instrument primaire, et l'instrumental ordinaire cas de l'instrument secondaire. Les primitifs sentent dans l'agent propre une force cachée. Celle-ci se manifeste par l'intermédiaire de l'agent apparent, l'instrument primaire, qui à son tour peut se servir d'un instrument secondaire. Prenons par exemple une phrase comme celle-ci: «il tue l'oiseau avec une pierre». Un Blackfoot exprimera ainsi cette idée: «L'oiseau au-moyen-de-est-tué-par-lui une pierre». Celui qui tue est celui que d'habitude on appelle l'agent, mais en réalité il n'est que l'agent apparent, l'instrument primaire, qui est à son tour dominé par une puissance secrète. L'agent apparent, quoique lui-même dépendant, influence l'objet logique (c.-à-d. le sujet grammatical) par son orenda émanante. Lorsqu'il est le sujet logique d'une action intransitive — ce qui se présente souvent dans l'esprit de peuples ne connaissant pas l'opposition du transitif et de l'intransitif, mais celle de l'actif et de l'inactif — il agit également par cette même force mystique. C'est pourquoi le cas d'énergie qu'il soit exclusivement transitif ou généralement actif, peut être appelé cas émanatif ou cas de force émanante. Là où il est actif, on peut le désigner plus particulièrement comme cas de force agissante; là où il est transitif, comme cas de force influençant quelque chose d'autre.
        J'ai dit que le cas d'énergie participait de l'instrumental. On pourrait dire avec quelque raison que, par sa nature intime, il est apparenté aussi à l'ablatif. Après ce qu'on à vu de son caractère émanatif, ceci ne demande pas d'autre explication. Je le mentionne cependant ici, pour jeter quelque lumière sur les fonctions nominatives-génitives-ablatives du cas en -s de l'indo-européen primitif et sur la valeur casuelle transitive-génitive de la forme en -p de l'esquimau.
        En rapport avec ceci, je relève le fait caractéristique, inexpliqué Jusqu'à présent, que dans plusieurs langues les affixes pronominaux de la flexion possessive se rattachent plus aux éléments inertes qu'aux éléments énergétiques pronominaux du verbe. Ce phénomène, qui nous étonne au premier abord, ne pourrait-il s'expliquer par le fait qu'une telle flexion soi-disant possessive n'exprime pas une vénritable possession, mais un état d'étroite liaison naturelle, une indissoluble connexion, une identité véritable ou supposée, mystique ou non, de
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quelqu'un ou de quelque chose avec une autre personne ou une autre chose? C'est dans ce sens que nous dirigent les recherches de Lévy-Bruhl sur la distinction de différentes espèces de «possession» dans des langues de la Mélanésie[13].
        Mais, pour en revenir au cas en -p, la thèse de Finck, d'après laquelle cette forme serait une espèce de datif, ne devient nullement plus acceptable, du fait qu'il se réfère aux conditions de vie spéciales des Hyperboréens. En effet, des phénomènes plus ou moins semblables à ce cas et aux particularités de conjugaison qui s'y rattachent, se présentent aussi dans des climats et sous des conditions de vie très différents. D'autre part, on n'en peut aucunement constater l'existence chez tous les peuples dont l'entourage et la manière de vivre correspondent à ceux des Esquimaux. Il ne faut donc pas chercher l'origine de tels phénomènes dans des conditions de vie spéciales, mais dans une certaine mentalité «primitive». Je céderais volontiers à la tentation de dire quelques mots de l'indonésien et de rompre une lance en faveur de la vieille conception passive de formes malaises comme ku-lihat, kau-lihat, dilihat. Là, en ce qui concerne la 3e pers., je pourrais citer le batak, qui présente également di- dans des formes où il ne peut, sous aucun prétexte, être considéré comme agent. Ainsi se trouve exclu, du moins pour cette langue, le parallélisme avec les affixes de la 1ère et de la 2e personnes servant certainement d'agent. Le fait que ces derniers affixes indiquent l'agent ne prouve d'ailleurs rien pour le caractère actif ou passif des formes qui en sont pourvues, puisqu'on peut attribuer à ces exposants de personnes une valeur casuelle aussi bien énergétique que nominative. Mais je préfère laisser aux spécialistes de l'indonésien la tâche de tirer des conclusions, pour leur propre branche d'études, des observations que j'ai faites concernant d'autres langues. Je le puis avec d'autant plus de sécurité, qu'il y a parmi vous de très éminents connaisseurs de l'indonésien.
        En tout cas, je crois avoir démontré qu'on n'a pas le moindre droit de considérer la construction active comme la manière primaire et la plus naturelle de s'exprimer, et la tournure passive au contraire comme quelque chose de secondaire ou comme un résultat de la civilisation. Les faits que j'ai examinés prouvent au contraire nettement que pour une certaine phase de développement de l'esprit, la construction
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passive est la plus naturelle. Dans un cas comme le basque, cette construction, la seule de la conjugaison transitive, survivant à la mentalité primitive d'où elle tirait son origine, est arrivée jusqu'à une époque d'analyse intellectuelle. Elle y représente, tout comme chez nous par exemple le genre grammatical, un vestige incompris d'un passé très ancien où de lointains ancêtres ne voyaient encore les choses que dans la faible lueur de leurs idées préconçues magico-religieuses. 

         C. C. Uhlenbeck.

 



[1] Le thème proprement dit du passif animé est -inoa-. Ainoa- est -inoa- précédé du préfixe duratif ai-.

[2] Avec «patient» je désigne l'objet logique d'une action transitive. Ainsi les termes «patient» et «objet logique» ont la même valeur dans cet article.

[3] Aussi les pluriels non-supplétifs du verbe qui sont très nombreux en tsimshian, correspondent dans le verbe transitif avec un sujet au pluriel, dans le verbe transitif avec un objet logique au pluriel. On voit la même chose en klamath, où les pluriels supplétifs et non suplétifs abondent dans la conjugaison, mais cette langue-ci offre une difficulté particulière à l'interprétation passiviste du verbe. C'est pourquoi je préfère de n'en parler qu à la fin de mon article.

[4] Je veux encore mentionner ici le fait qu'il existe en athapasque des formes à sujet logique indéfini, qu'on peut immédiatement reconnaître comme passives, dans lesquelles l'objet logique, qui est le sujet grammatical, est indiqué par la série soi-disant objective.

[5] J'ai déjà parlé à la Section littéraire de l'Académie Royale d'Amsterdam (voir Comptes-rendus et communications, 40 série, t. 8, pp. 21, 31, 33 et, en traduction française, Rev. Intern. des Etudes Basques, 1908, pp. 526 et suiv.) des affixes de personnes du dakota, à propos de l'opposition du verbe transitif et du verbe intransitif en basque. Ce que j'ai fait remarquer alors relativement au dakota est en grande partie juste, bien que je n'aie pas tfait ressortir assez que l'opposition visible dans les exposants de personnes porte plutôt, sur l'actif-transitif et l'inactif-passif que sur le transitif et l'intransitii purs. Le parallélisme avec le basque n'existe donc que dans une certaine mesure. Mais la concordance devient plus grande, si nous remarquons que de nombreux verbes infransitifs d'action sont du moins transitifs potentiels.

[6] Quelquefois on traite en dakota comme verbe d'action ce que nous sentirions plutôt comme verbe exprimant l'état ou la qualité. C'est le cas par exemple pour t'i «habiter» (wat'i «j'habite»), duzahan «être rapide», (waduzahan «je suis rapide»).

[7] Je veux dire avec «voler» l'action du voleur, all. «stehlen».

[8] Le dialecte teton a bal- pour la 1ère pers. et l- pour la 2e.

[9] Pour «je pense» on dit -cˇanmi; pour «tu penses» -cˇanni, tandis que la 3e pers. est -cin-. Dans l'inclusif et la 1ère pers. du plur., nous trouvons également i au lieu de a. II va de soi que nous rencontrons aussi la forme avec i à la 3 pers. du plur.

[10] La 1ère et 2e pers. du sing. de in ont un h initial: hnmi, hnni est naturellement de même pour la 2e pers. du plur.. puisqu'elle est dérivée de la forme du sing. correspondante par l'adjonction du suffixe -pi.

[11] En klamath, celui-ci tient lieu aussi de cas de l'objet indirect.

[12] On comprend bien que dans les langues algonkines et autres où la conception du datif est inconnue, le cas d'inertie s'emploie aussi pour indiquer la personne qu'en français on appellerait le «complément indirect». En blackfoot par exemple, on ne dit pas «je te le donne» ou «je le porte pour toi», mais «tu es doué par moi avec (quelque chose)», «tu es la personne pour laquelle (quelque chose) est porté(e) par moi».

[13] La distinction entre possession inaliénable et aliénable se manifeste ainsi dans de nombreuses langues de l'Amérique du Nord. Sur ce sujet, j'ai prononcé un dlscours à la Section littéraire de l'Académie Royale d'Amsterdam (voir Comptes-rendus et communications, 5e série, t. 2. pp. 345-375).