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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Denis Vairasse d'Allais : «De la langue des Sévarambes», Revue de linguistique et de Philologie Comparée XXII, 1889, p. 186-199.

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        La politesse des mœurs produit ordinairement celle des langues, surtout quand elles ont des fondemens naturels, sur lesquels on puisse facilement bâtir sans en changer le premier modèle, quand il est une fois bien établi. C’est ce que Sevarias comprit très-bien au commencement de son Règne ; car prèvoïant que par ces loix il rendroit les mœurs de ses Peuples douces & réglées, il crut qu’il leur faudroit une langue conforme à leur génie, & par le moyen de laquelle ils pussent exprimer leurs sentimens & leurs pensées, d’une manière aussi polie que leurs coutumes l’étoient. Il excelloit dans la connoissance des langues, il en possedoit plusieurs, & connoissoit parfaitement leurs beautez & leurs défauts : dans le dessein donc d’en composer une très-parfaite, il tira de toutes celles qu’il sçavoit ce qu’elles avoient de beau & d’utile & rejetta ce qu’elles avoient d’incommode & de vicieux. Non qu’il en empruntât des mots, car ce n’est pas ce que je veux dire ; mais il en tira des idées et des notions qu’il tâcha d’imiter et d’introduire dans la sienne, les accommodant à celle des Stroukarambes, qu’il avoit aprise, et dont il fit le fondement de celle qu’il introduisit parmi ses sujets.
        Il en retint tous les mots, toutes les phrases & tous les idiomes qu’il trouva bons, se contentant d’en adoucir la rudesse, d’en retrancher la supefluité & d’y ajouter ce qu’il y manquoit. Ces additions furent fort grandes, car comme les Stroukarambes étoient avant lui des Peuples grossiers, ils avoient (sic) que peu de termes, parce qu’ils
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n’avoient que peu de notions, ce qui rendoit leur langue fort bornée, quoi que d’ailleurs elle fut douce & méthodique, & capable d’accroissement & de politesse.
        Sevarias fit faire un inventaire de tous les mots qu’elle contenoit, & les fit disposer en ordre alphabétique, comme les Dictionnaires. Ensuite il en remarqua les phrases & les idiomes, & puis il en retrancha ce qu’il y trouva d’inutile, & y ajouta ce qu’il y crut nécessaire, soit dans les sons simples ou dans les composez, soit dans les dictions, soit enfin dans la syntaxe ou arrangement des mots et des sentences. Avant lui les Austraux ignoroient tout-à-fait l’art d’écrire, et n’admiroient pas moins que les Américains l’usage des lettres et des écrits, ce qui ne servit pas peu aux Parsis à leur persuader que le Soleil leur enseignoit tous les arts, qu’ils avoient portés de nôtre Continent, et qu’il se communiquoit à eux d’une manière toute particulière.
        Sevarias inventa des caractères pour peindre tous les sons qu’il trouva dans leur langue Se tous ceux qu’il y introduisit. Il leur apprit à écrire par colomnes (sic), commençant par le haut de la page & tirant en bas de la gauche à la droite en bas, a la manière de plusieurs Peuples de l’Orient.
        Il distingua, comme nous, les lettres en voyelles & consonnes, après avoir inventé quarante figures, qui expriment presque tous les sons de la parole vocale, & qui ne laissent pas d’être toutes distinctes les unes des autres. Il inventa plusieurs mots dont il établit l’usage où cette variété de sons se remarque clairement, afin que les enfants apprissent de bonne heure à former toutes sortes d’articulations, & à rendre leur langue flexible & capable de prononcer tous
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les mots, sans peine et sans difficulté. Aussi cela fait que les Sevarambes d’aujourd’hui apprennent facilement à prononcer dictions de toutes langues qu’ils étudient, & qu’ils en viennent facilement à bout. Ils ont dix voyelles, et trente consonnes toutes distinctes, d’où procède dans leur langue une merveilleuse variété de sons, qui la rendent la plus agréable du monde. Ils ont accommodé ces sons à la nature des choses qu’ils veulent exprimer, & chacun d’eux a son usage & son caractère particulier. Les uns ont un air de dignité et de gravité, les autres sont doux et mignons. Il y en a qui servent a exprimer les choses basses & méprisables, & d’autres les grandes & relevées, selon leur position, leur arrangement & leur quantité.
        Dans leur alphabet, ils ont suivi l’ordre de la nature, commençant par les voyelles gutturales, puis venant aux Palatiques et finissant par les Labiales. Après les voyelles viennent les consonnes, qui sont trente en nombre, qu’ils divisent en Primitives & Dérivées. Ils subdivisent encore les dérivées en sèches & en mouillées, et a l’égard de l’organe qui a le plus de part dans leur prononciation, ils les distinguent toutes en Gutturales, Palatiques, Nasales, Dentales et Labiales.
        La première figure qu’ils mettent après les voyelles est une marque d’aspiration, qui vaut autant que l’esprit âpre des Grecs ou que notre h aspirée. Ensuite viennent les consonnes Gutturales, les Palatiques, les Dentales et puis les autres, descendant toujours vers les Labiales selon l’ordre de la nature.
        De ce grand nombre de sons simples, ils en composent leurs syllabes, qui se font par le mélange des voyelles & des consonnes, en quoi ils ont fort étudié la nature des
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choses qu’ils tâchent d’exprimer par des sons conformes, ne se servant jamais de syllabes longues & dures pour exprimer des choses douces & petites, ni de syllabes courtes & mignardes pour représenter des choses grandes, fortes ou rudes, comme font la plupart des autres nations, qui n’ont presque point d’égard à cela, quoi que l’observation de ces règles fasse la plus grande beauté d’une langue. Ils ont plus de trente diphtongues (sic) ou triphthongues (sic) toutes distinctes, qui font encore une grande variété de sons, & qui servent souvent à la distinction des cas dans les noms, & des tems dans les verbes. La plupart de leurs mots finissent par des voyelles ou des consonnes faciles, & lors qu’on en voit de rudes, ce n’est que pour exprimer quelque rudesse dans la chose signifiée, ce qui se fait souvent tout exprès, surtout dans les pièces d’éloquence. Ils ont trois caractères pour chaque voyelle, afin d’en marquer la quantité, & ils les divisent toutes en ouvertes, en directes, & en fermées, pour montrer la nature des accents qu’on y doit poser. Jamais ils ne mettent le circonflexe que sur les lettres longues & ouvertes, ni le grave que sur les celles (sic) qui se prononcent en fermant la bouche, et qui suppriment ou abaissent la voix. L’accent aigu se met indifféremment sur toutes, selon la nature du mot. Ils ont des marques pour les divers tons et les différentes inflexions de la voix, comme nous en avons pour l’interrogation et pour l’admiration ; mais ils vont bien plus loin, car ils ont des notes pour presque tous les tons qu’on donne à la voix dans la prononciation. Les unes servent pour exprimer la joye, les autres la douleur, la colère, le doute, l’assurance, & presque toutes les autres passions. Leurs dictions sont la plupart dissillabes & tris-
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sillabes (sic), quand elles sont simples : mais dans la composition elles sont plus longues, quoique beaucoup moins ennuyeuses que les Grecques, qui souvent excédent les règles de la médiocrité, & qui sont d’une longueur incommode, Sevarias inventa plusieurs adverbes de temps, de lieu, de qualité & plusieurs prépositions, qui se joignant aux noms & aux verbes, en expriment merveilleusement bien les différences et les propriétez. La déclinaison des noms se fait par la différence des terminaisons de chaque cas à la manière des Latins, ou par le moyen de certains articles prépositifs, comme nous faisons, ou par tous les deux ensemble ; mais alors cela est emphatique, & on ne se sert de cette manière de décliner que pour exprimer fortement quelque chose.
        Les genres des noms sont trois, le masculin, le féminin & le commun. La terminaison, a est propre au masculin, o, au commun. Dans les augmentatifs on affecte la lettre ou, qui le plus souvent signifie dédain ; mais e & i signifient gentillesse & mignardise, ainsi pour désigner un homme dans le terme ordinaire ils disent Amba, si c’est un grand homme vénérable ils disent Ambas, mais si c’est un grand vilain, ils disent Ambou & Ambous, quand c’est un vilain insigne. Dans la diminution, ils disent Ambu, s’ils veulent signifier un petit malotru, mais s’ils veulent dénoter un joli petit homme ils disent Ambe, & quand il est insigne en bien ou en mal, ils y ajoutent la lettre s, ce qui fait Ambus & Ambés. De même ils appellent une femme Embé dans le terme ordinaire, & selon les diverses significations que nous venons d’expliquer ils l’appelleront embes, embeou, embeous, embeu, embues, embei & embeis. Ces diverses terminaisons servent encore à exprimer la haine, la colère, le
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mépris, l’amour, l’estime & le respect, selon l’usage qu’on en veut faire.
        Les nombres sont deux : le singulier et le pluriel, qui ordinairement est distingué du singulier par l’addition de la lettre i ou n. Ainsi Amba fait au pluriel Ambai, Embé fait embei, et dans le commun, ero lumière, fait Eron lumières. Mais quand on veut exprimer le masle et la femelle tous deux en un mot, ou qu’on doute du sexe de quelque animal, alors on dit Amboi, qui signifie l’homme et la femme ou Phantoi, le père et la mère, car Phanta  veut dire père, & Phenté mère. Dans les verbes ils observent aussi trois genres qui font voir le sexe de celui, ou de celle qui parle, & ces verbes s’augmentent ou se diminuent comme les noms.
        Ainsi pour signifier aimer ils disent à l’infinitif Ermanay, quand c’est un homme qui aime, si c’est une femme ils disent Ermaneï et si ce n’est ni mâle ni femelle, ou si c’est tous les deux ensemble, ils disent Ermanoi. Dans tous les tems & les personnes, ils observent aussi cette différence, et ont toujours égard au genre de la chose qui parle ou qui agit.
        Par exemple, un homme qui dit qu’il aime, dit Ermanâ, une femme Ermané, & une chose neutre ou commune dit Ermano, ce qu’on pourra voir dans toutes les personnes du tems présent, de l’indicatif dans l’exemple suivant :       

AU MASCULIN

Ermana’

Ermânach

Ermanas

J’aime

Tu aimes

Il aime

Ermanan

Ermana’chi

Erman’si

Nous aimons

Vous aimez

Ils aiment

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AU FEMININ

Ermané

Ermânech

Ermanès

J’aime

Tu aimes

Elle aime

Ermanen

Ermênchi

Ermensi

Nous aimons

Vous aimez

Elles aiment

      

AU COMMUN

E’rmano

Ermânech

Ermanos

J’aime

Tu aimes

Il ou elle aime

Ermanon

Ermôn’chi

Ermôn’fi (sic)

Nous aimons

Vous aimez

Ils ou elles aiment

        Ils observent cette différence de genres par les terminaisons dans tous les tems & les modes des verbes, & se servent aussi de la diminution et de l’augmentation, comme dans les noms. Ainsi Ermanoüi signifie aimer grossièrement, Ermanui, aimer peu et mal, Ermanei, aimer un peu, mais joliment, et Ermané encore plus mignonnement. Mais pour aimer beaucoup et noblement, ils disent Ermanâssai.
        Pour signifier un amateur, ou celui qui aime, ils ajoutent da, de, ou do, à l’infinitif. Ainsi ils diront pour un homme qui aime, Ermanaida ; pour une femme, Ermaneide ; & pour le genre commun, Ermanoido[1]. Ils ont trois sillabes dont par l’addition d’une, on forme aussi des participes dans tous les temps de l’indicatif. Ainsi Ermanada que par abréviation ils écrivent Erman’da, signifie une personne qui aime présentement.
Ermancha & Ermansa sont de la seconde & de la
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troisième personne, et au pluriel on dit Ermandi, Ermanchi, & Ermansi. Au féminin on change l’a final en e & au commun en o, et ainsi l’on dit Ermandé, Ermanché, Ermansé qui font leur pluriel en ei, & les neutres en o font le leur en on. Ermando, Ermandon, & ainsi des autres.
        Ils n’ont qu’une conjugaison ainsi variée, par genres, par modes, par temps, par personnes & par participes ; mais dans cette conjugaison ils ont plus de variété de terminaisons que nous n’avons dans toutes les nôtres, & dans toute cette langue il ne se trouve pas un seul verbe irrégulier, ce qui la rend fort facile à ceux qui veulent l’apprendre. Le nom verbal qui signifie l’action du verbe, se forme de l’infinitif par l’addition de la syllabe psa, pse, ou pso : ainsi Ermanaipsa, signifie l’amour ou l’action d’aimer d’un homme, Ermaneipse celui d’une femme, & Ermanoipso celui du neutre ou commun aux deux sexes.
        Tous les verbes actifs se peuvent changer en passifs, & y prévigeant (sic) la préposition ex, si le verbe commence par une consonne, comme Salbrontai, commander, ou si vous ajoutez ex vous ferez exalbrontay être commandé ; mais s’il commence par une voyelle, on n’ajoute que l’x comme Ermanay, aimer Xermanai être aimé & ainsi des autres, ce qui change la signification active en passive dans toutes les modes, dans tous les temps des verbes & dans tout ce qui en dérive. Presque tous les verbes neutres reçoivent la préposition aro, surtout quand ils ne sont pas de plusieurs syllabes. Ainsi stamay, qui signifie être, fait le plus souvent drostamay, qui veut aussi, être, exister.
        Tous les verbes transitifs reçoivent la proposition di ou
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dis, comme discatai, courir ; disotirai, voler rapidement, dinuferai courir vite ; mais ces prépositions signifient un mouvement rapide, au contraire de dro, qui signifie un mouvement lent et tardif : comme drocambai, venir lentement ; drosatay courir lentement ; drofembay parler lentement, mais difemibai veut dire parler vite. Ils ont plus de cent prépositions qui signifient la diverse manière d’agir, & qui contiennent plus de sens dans un mot que nous n’en pouvons exprimer en une ligne entière. La langue Grecque toute belle quelle est, n’aproche pas de celle-ci en énergie ni en douceur et ne représente pas la moitié si bien le mouvement des choses, ni leurs diverses manières & propriétez ; ce que je pourrois aisément faire voir si je voulois m’étendre sur ce sujet, & faire une grammaire de cette langue, comme peut-être je ferai quelque jour, en ayant la commodité.
        Ils ont des verbes imitatifs, des inçhoatifs, de ceux qu’on appelle remittentia, et intendentia, qui sont tous marquez  par des prépositions qui leur sont propres, et par le mouvement lent, rapide ou modéré des syllabes dont ils sont composez. Cela fait que cette Langue est la plus propre du monde pour la poésie métrique. Elle est encore fort commode pour les poètes et les orateurs, car elle a beaucoup de termes Synonimes (sic) dans les notions communes, si bien que pour dire une même chose on a souvent cinq ou six mots différents, les uns longs, les autres courts, et les autres d’une longueur médiocre. Les uns sont composez de longues syllabes, les autres de brèves, & chacun a son mouvement différent. Leurs poèmes sont tous en vers métriques, comme les poèmes Grecs et Latins qu’ils ont imitez ; mais leurs vers sont beaucoup plus beaux et plus capables
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d’émouvoir les passions. Ils les adaptent toujours au sujet qu’ils traitent, & se moquent des Poëtes qui disent des bagatelles en vers Héroïques & en termes empoulez (sic), & fatiguent l’oreille avec leurs Examettres (sic) perpétuels. Je voulus une fois dans une compagnie des beaux esprits parler de nos Vers métriques, pour voir ce qu’ils en diroient, mais ils traitèrent cela de ridicule & de barbare, disant que les rimes ne faisoient que gêner le bon sens & la raison, & qu’elles ne produisoient rien qui pût émouvoir les passions, ni donner de la grâce et du mouvement aux Vers. En effet je ne trouve rien de plus ridicule que les rimes, quoique les grandes nations, d’ailleurs assez polies, en soient assez entêtées pour en faire leurs délices, comme les petits esprits font les leurs des pointes et des équivoques. Il me semble que ces vers rimez font un certain carillon, à peu près semblable aux clochettes qu’on pend à la cage ronde d’un écureiiil, qui les fait sonner en se roulant dans sa prison, & qui se répondant les unes aux autres, rendent une mélodie qui n’est agréable qu’à l’écureuil, ou aux enfants qui passent. Car quel homme raisonable voudroit s’y amuser ou l’écouter plus d’une fois ? Nos rimes à mon avis ne sont pas plus agréables dans les Vers, & je ne les trouve pas moins grossiers que les clochettes dont je viens de parler, qui du moins ont cela de commode que, si elles ne plaisent pas aux gens d’esprit, elles ne choquent pas le bon sens & la raison, comme font les rimes dans presque tous les Poëmes où l’on s’en sert.  Y a-t-il rien de plus ridicule que de faire parler en rimes, comme on fait dans diverses comédies, une Harangere, un Savetier, un Païsan, un petit enfant, et telles autres personnes ?
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        Est-il rien de plus absurde de vendre, d’acheter, de plaider, de boire, de manger, de se battre, de faire son testament & de mourir en rimant ? Et ce qui est encore plus ridicule que tout cela, est de vouloir que sur le Théâtre dans un changement de Scène, celui qui étoit absent, et qui n’avoit pas entendu les dernières paroles qu’on avoit dites avant qu’il arrivât, rime avec le dernier Vers qu’on a prononcé, comme s’il l’avait oui, & qu’on lui eût donné le temps de chercher une rime pour y répondre. Certainement tout homme de bon sens qui fera réflexion sur ces absurditéz, ne pourra qu’admirer l’aveuglement de mille beaux esprits, qui se laissent entraîner à l’estime sotte & vulgaire que l’on fait des rimes, & qui ne dise avec moi, que c’étoit avec beaucoup de raison que les Sevarambes à qui j’en parlai, les traitèrent d’invention grossière & barbare. On pourra dire que dans les Vers métriques on représente toutes sortes de gens & de caractères, aussi bien que dans les Vers rimez, qui même ne sont pas si difficiles à composer : à quoi je répons que, pourvu qu’on sçache varier le genre des Vers selon la nature du sujet qu’on traite, il est difficile de remarquer, que ce soient des Vers métriques, & qu’on les prend plutôt pour une Prose harmonieuse qui émût & qui touche les passions, que pour un vain arrangement de mots qui ne font que choquer les oreilles délicates, comme font les Vers rimez avec leurs chutes & leurs retours, sans force & sans mouvement. Aussi l’on ne voit gueres que nos Poèmes fassent beaucoup d’effet sur le cœur, & si quelquefois ils en font, cela ne vient que de la beauté des pensées & de l’élégance des expressions & non pas du mouvement des pieds. Au contraire j’ay vu des Poèmes à
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Sevarinde, qui quoique fort médiocres pour ce qui est de l’esprit ne laissoient pas de sembler merveilleux, quand ils étoient recitez ou chantez. J’y ay oui chanter une Ode sur les victoires que Sevarias obtint sur les Stroukarambes qui est à la vérité pleine d’esprit et de belles pensées, mais qui n’a pas la moitié tant de force, quand on la lit tacitement, que quand on l’entend réciter ou chanter. Alors elle ravit & transporte l’âme & touche si bien les passions qu’on n’est pas maître de soi même. On y représente si bien le combat, le bruit des foudres de Sevarias, l’étonnement des Barbares, les cris & les hurlements des mourans & des blessez, & la fuite de vaincus, qu’il semble qu’on voye une bataille réelle. Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est que le seul mouvement des pieds sans les paroles, avec les notes de la musique, sur lesquelles on les chante, produisent dans le cœur presque tous les mouvemens qu’y produit le Poëme entier. C’est une chose ordinaire aux musiciens de ce pais là, de faire des effets tout differens dans un même chant. Quelquefois ils excitent la joïe, la colère, la haine, le mépris & même la fureur & incontinent après ils calment ces passions & leur font succéder la pitié, l’amour, la tristesse, la crainte, la douceur & enfin le sommeil ; & tout cela vient principalement de la force des Vers métriques. Je crois qu’on n’aura pas de peine à croire cette vérité, puis qu’autrefois les Grecs faisoient tout cela, bien que leur langue n’y fût pas de beaucoup si propre que celle des Sevarambes, qui ont enchéri sur eux & sur tous ceux qui les ont précédez.
        Dans les langues grossières comme sont celles qu’on parle aujourd’hui en Europe & presque partout ailleurs, on
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a une certaine manière scrupuleuse d’arranger les mots, en mettant le nominatif devant le verbe et l’accusatif après, d’où dépend souvent le sens des phrases & des sentences, parce qu’on n’a pas une distinction claire & nette dans les déclinaisons et dans les conjugaisons. Au commencement les Latins en usoient de même, parce que leurs langues étoient grossières comme le sont encore aujourd’hui celles de la plupart des Nations, mais ensuite comme ils se polirent, ils changèrent la disposition de leurs mots, et la rendirent plus libre dans les Vers & dans la Prose, bien que cela portât quelque obscurité dans le discours, à cause de la ressemblance de quelques-uns de leurs cas dans les rimes, & de quelques personnes des tems dans les modes des verbes. Néanmoins ils préférèrent la douceur & la cadence à la clarté de l’oraison, et consultèrent plutôt l’oreille que les règles de la Grammaire naturelle. Les Sevarambes en font autant, mais c’est avec beaucoup plus de succès, car ils arrangent leurs mots comme il leur plaît sans apporter de l’obscurité dans leurs ouvrages, parce que dans leur langue tous les cas des noms, & les personnes des verbes ont de différentes terminaisons, & ne font point d’équivoque comme dans le Grec & dans le Latin, ce qui la rend très-claire & très-facile. Ils ont même plus de cas & plus de modes que ces Nations anciennes, et leur langage est beaucoup plus distinct, non seulement à cause des termes qui dérivent les uns des autres, & des propositions qui marquent précisément & sans confusion, les diverses actions et les qualitez des choses.
        Toutes ces raisons & le soin qu’ils prennent tous d’apprendre les principes de la Grammaire, font qu’ils parlent
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mieux, & s’expriment plus nettement qu’aucune Nation du monde, d’où l’on peut conclure qu’ils nous passent autant en beauté de langage qu’en innocence & en politesse de mœurs, & qu’ils sont, à la Religion près, les plus heureux Peuples de la terre.



[1] Il y a là une vraie harmonisation vocalique. J. V.