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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Jacques Vendryes : «Réflexions sur les lois phonétiques»[1], in id. : Choix d’études linguistiques et celtiques, Paris : Klincksieck, 1952, p. 3-17.*

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        Après avoir été longtemps et âprement discutée, l'existence des « lois phonétiques » est aujourd'hui à peu près généralement admise ; et au surplus, s'il restait quelque incrédule, il suffirait sans doute de le renvoyer au beau travail de M. Wechssler, Giebt es Lautgesetze? qui est assez complet pour fournir aisément de quoi lever tous les doutes et réfuter toutes les objections. Mais les phonéticiens ne sont arrivés à établir la légitimité de leur science qu'en donnant une valeur plus précise et quelque peu nouvelle aux mots « loi phonétique ». Croire à l'existence des lois phonétiques,  c'est tout simplement reconnaître que l'évolution du langage est soumise aux lois du déterminisme universel ; que tout changement phonétique a une cause naturelle et que les changements phonétiques qui paraissent exceptionnels ne sont que des perturbations apportées par des causes également naturelles au jeu régulier des phénomènes phonétiques. Cette conception, fondée sur l'expérience, est la seule vraiment scientifique. Elle n'engage nullement le linguiste à accepter aveuglément toutes les lois phonétiques que peut lui suggérer l'étude du langage (car il n'y a évidemment rien de commun entre les formules établies par les linguistes et les lois impératives que découvrent les chimistes ou les physiciens) ; bien au contraire, elle lui impose une circonspection plus sévère et une méthode plus rigoureuse. On essaiera dans les pages qui suivent d'analyser la notion de loi phonétique et d'en dégager quelques-unes des conséquences pratiques qu'elle comporte.

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        « La régularité des transmissions phonétiques », écrit M. Meillet dans la préface de ses Recherches sur l'emploi du génitif-accusatif en vieux-slave (p. 6), « tient à ce que le système articulatoire change et non l'articulation d'un mot isolé » (cf. Indog. Forsch., X, p. 63). Cela implique que tous les phonèmes d'une même langue sont unis entre eux par un lien très étroit et conditionnés les uns par les autres. C'est ce que disait déjà M. Hermann Paul : « Es besteht in allen Sprachen eine gewisse Harmonie des Lautsystems ; man sieht daraus dass die Richtung, nach welcher ein Laut ablenkt, mitbedingt sein muss durch die Richtung der übrigen Laute » (Prinz. d. Sprachg., 3e éd., p. 54). Le système articulatoire est le même chez les individus d'une même génération appartenant au même groupe social, et c'est dans le passage d'une génération à l'autre que se modifie d'ordinaire le système articulatoire (Rousselot, Les changements phonétiques, p. 349 et suiv.). Lorsque, par suite d'un défaut de coordination, l'une des pièces de ce système vient à se détraquer, l'harmonie de l'ensemble est rompue, l'axe est déplacé et l'équilibre se rétablit dans une position différente. Alors, toute une série d'articulations devient impossible et est naturellement remplacée par une autre, jusqu'à ce qu'un déplacement nouveau dans les organes détermine une nouvelle série d'altérations.
        Tout changement phonétique porte donc, non sur un phonème déterminé, mais sur l'ensemble de l'articulation, et l'altération d'un phonème supposé l'altération concomitante de plusieurs autres phonèmes. On a parfois contesté le principe de la cohérence du système phonétique, sous prétexte qu'il y a dans certaines langues des modifications phonétiques isolées qui paraissent en dehors du système phonétique de la langue. Mais ce prétexte est illusoire et provient uniquement d'une insuffisance d'information. Lorsque des changements phonétiques paraissent isolés, il faut toujours chercher la cause de cet isolement.
        Un des faits les plus curieux dans ce genre est assurément la perte du p dans les langues celtiques ; ce phénomène, qui n'est d'ailleurs pas attesté qu'en celtique (l'arménien le connaît aussi), est tout à fait isolé, puisque les autres occlusives sourdes k et t
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restent intactes et que l'autre occlusive labiale b n'est pas davan-tage altérée (du moins à l'époque ancienne où le p est tombé). Mais un phonème tel que p peut être altéré en tant qu'occlusive (et alors t, k, b, d, g devraient l'être aussi), ou bien en tant qu'occlusive sourde (auquel cas t et k participeraient à l'altération), ou bien en tant qu'occlusive labiale sourde (ce qui explique son isolement).
        Il reste donc à chercher comment l'occlusive labiale sourde peut être altérée sans que les autres occlusives sourdes se ressentent de la même altération ; la position du p à l'extrémité de la cavité buccale, son articulation sur les lèvres, plus faible par conséquent que celle des dentales ou des gutturales, font concevoir que p puisse passer à f sans que t et k deviennent p ou ch. Une fois le passage de p à f accompli, on comprend aisément que la langue n'ait pas tardé à éliminer une spirante qui rompait l'harmonie du système, qui était asymétrique.
        Un autre fait, moins connu que la perte du p, mais tout aussi caractéristique, est fourni par le brittonique. On sait que, lorsqu'un mot se terminait anciennement par une voyelle, la consonne initiale du mot suivant subissait une certaine altération, qui se traduisait dans le cas d'une occlusive sonore par le passage à la spirante correspondante ; de là vient en gallois moderne la règle pratique qu'après un certain nombre de formes, énumérées dans les grammaires, un d initial devient đ et un b initial, f (v français). On dira donc: gofynais i'r dyn fwyta (pour bwyta), « j'ai demandé à l'homme de manger » ; gofynais i'r dyn ddyfod (de dyfod), « j'ai demandé à l'homme de venir ». Mais la gutturale fait exception ; l'altération se traduit pour elle par la chute. On dit : gofynais i'r dyn weled, « j'ai demandé à l'homme de voir », du verbe gweled. Ce manque de parallélisme étonnera seulement ceux qui ne connaissent pas le caractère fuyant et instable de la spirante gutturale sonore qui, comme le yod dont elle est fort voisine, tend fréquemment à disparaître en position intervocalique. Ici encore, le traitement spécial d'un phonème isolé n'est pas en contradiction avec l'ensemble du système.
        On expliquera par des raisons analogues qu'en latin gh inter-vocalique devienne h, puis disparaisse, tandis que bh et dh sont respectivement devenus b et d dans les,mêmes conditions; qu'en français g et b anciens, devenus spirants, se soient confondus avec
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y et v, tandis que d disparaissait sans laisser de traces, parce qu'il n'y avait pas de spirante qui correspondît à sa position (cf. Meillet, Revue internationale de sociologie, I, p. 315). On pourrait apporter d'autres exemples du même genre ; il est toujours possible de découvrir la raison pour laquelle une altération phonétique est isolée..., à condition évidemment que l'altération soit phonétique.
        Il y a, en effet, des altérations qui ne le sont pas. Bien que les changements phonétiques soient en principe des faits généraux et non des particularités individuelles généralisées, il peut arriver que tel changement phonétique parte d'un individu ; mais le principe de la rigueur des transmissions phonétiques ne saurait être atteint par ce fait.
        On connaît le cas du fameux Arrius, dont Catulle se moque dans sa pièce LXXX (cf. Bréal, Mém. S. L., X, p. 1). Ce personnage prononçait tous les c avec une aspiration; il disait, par exemple, chommoda pour commoda. En cela, il ne faisait d'ailleurs que se conformer, par snobisme, à une mode, assez répandue de son temps. Lorsque la civilisation grecque fit irruption à Rome, apportant ses goûts, ses habitudes et sa langue, les Romains distingués s'essayèrent à prononcer le x ; ils trouvèrent élégant de le conserver dans les mots qu'ils empruntaient du grec et même de l'introduire dans des mots de leur propre langue où il n'avait jamais figuré. Sempronius changea son surnom de Gracus (geai) en Gracchus pour le faire rimer avec Bacchus (cf. Cicéron, Orator, 48, 160) ; on dit Orchus, pulcher, sepulchrum, choronae, chenturiones, praechones (Quintilien, I, v, 20) ; malgré leur κ, ἄγκυρα, Ἀλκμήνη devinrent anchora, Alchimena {Corp. Inscr. Lat., IX, 4296). Servius (ad Aen., III, 224) rapporte même que, de son temps, le mot pulcher conservait encore l'aspiration. Voilà l'histoire d'une prononciation individuelle, arbitraire, non conforme au génie de la langue latine ; cette prononciation eût pu s'étendre ou se perpétuer davantage; il ne tient qu'au hasard que les langues romanes n'en portent pas la trace. Mais l'influence de la volonté sur la prononciation ne peut pas être niée « a priori» (cf. B. Delbrück, Grundfragen der Sprachforschung, 1901, p. 100 et suiv.) ; un individu peut toujours s'imposer tel « accent » qu'il voudra, de même qu'il peut se défigurer ou se couper un membre ; mais ces faits ne compromettent pas plus le principe de l'évolution phonétique
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que les mutilations voulues de telle peuplade océanienne ne compromettent le principe de l'évolution physiologique. C'est précisément le rôle du phonéticien de démêler, dans l'histoire d'une langue, ce qui est le fait de la nature et le fait de la volonté humaine ; les phénomènes qui rentrent dans cette seconde catégorie se reconnaîtront toujours à ce qu'ils sont asymétriques, à ce qu'ils ne font pas partie du système et qu'il est impossible de les y faire rentrer.
        Une loi phonétique ne peut donc être reconnue valable que si elle est d'accord avec les principes qui régissent le système articulatoire de la langue au moment où elle agit. S'il n'y a pas de changement phonétique isolé, il n'y a pas non plus de loi phonétique isolée et c'est en comparant les changements phonétiques contemporains que le linguiste pourra apprécier l'exactitude d'une loi phonétique particulière.
        Cela, toutefois, ne suffit pas.
        Chacun reconnaîtra sans doute aisément combien la notion de loi phonétique est incomplète s'il y manque l'idée essentielle qui doit dominer toute recherche historique, à savoir l'idée de temps. Non seulement les changements phonétiques, dont on se borne généralement à donner la formule, sont conditionnés par l'ensemble du système articulatoire au moment où ils se produisent, mais ils sont encore déterminés par l'évolution antérieure de ce même système. Ils dépendent des conditions- physiologiques des organes (cerveau et cavité buccale) où ils sont préparés, et s'il est vrai que les conditions physiologiques de ces organes se modifient à chaque génération nouvelle, du moins dans un même groupe social, grâce à l'hérédité, ne se modifient-elles que dans un sens rigoureusement déterminé. Tout changement phonétique peut donc être considéré comme dû à l'action de forces intimes et secrètes, auxquelles convient assez bien le nom de 'tendances'. Ce sont ces tendances qui modifient sans cesse la structure du langage, et l'évolution de chaque idiome résulte en dernière analyse d'un jeu perpétuel de tendances. Aussi y a-t-il un grand intérêt à introduire toujours dans la loi phonétique la notion de « tendance phonétique », puisque la loi phonétique n'est que l'énoncé d'un changement phonétique et que tout changement phonétique
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n'est qu'un fait particulier de l'évolution d'une tendance phonétique à un moment donné.
        Pratiquement, la notion de tendance phonétique offre de sérieux avantages. En déterminant avec une précision plus grande l'origine des phénomènes phonétiques, elle fait comprendre aisément les plus complexes d'entre eux.
        Il peut arriver, par exemple, qu'un changement phonétique soit le résultat du. concours fortuit de deux tendances différentes agissant dans le même sens.
        Le nom de nombre « cinq », en irlandais, présente un vocalisme inattendu. La forme indo-européenne du mot était *penqe, qui, devenue *qenqe dans les dialectes occidentaux, devait donner *céic en irlandais ; or, la seule forme attestée est cóic. On l'explique d'ordinaire par une influence de la gutturale précédente (cf. Brugmann, Grundriss, I, 2e éd., p. 125). Mais cette influence ne peut être seule en jeu, car, dans des mots comme cenn (tête), de *qennos ou cerc (coq), de *qerqā (Wh. Stokes, Urkeltischer Sprachschatz, p. 59 et 61), la voyelle e est restée intacte. En réalité, la tendance qui portait la gutturale à vêlariser l’e de céic a été aidée par une autres à savoir la tendance à différencier[2]. M. Meillet a récemment indiqué dans quelles conditions définies se produit le phénomène de la différenciation (M.-S. L., XII, p.. 14). Or, une des différenciations vocaliques les plus fréquentes consiste dans le passage de la diphtongue ei à la diphtongue oi (loc. cit., p. 31). C'est précisément ce qui s'est passé en irlandais. La tendance à différencier n'aurait sans doute pas suffi à transformer *céic en cóic, mais les deux tendances combinées ont abouti au changement en question, et ainsi la forme cóic s'explique seulement par le concours de deux tendances phonétiques agissant dans le même sens.
        En revanche, il peut arriver que deux tendances phonétiques se trouvent en conflit dans une même langue à un moment donné. En pareil cas, ou bien il se produira immédiatement entre les deux tendances une sorte de compromis, chacune d'entre elles accordant à l'autre une part d'influence, ou bien le conflit se perpétuera durant plusieurs siècles ; alors, chacune des tendances n'agissant que dans la mesure où l'autre le permet, si la première vient à s'affaiblir, la seconde augmentera peu à peu d'importance et anni-
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hilera les effets de sa concurrente d'après une progression rigoureuse. Lorsque les deux tendances en question sont de celles qui commandent tout le système phonétique, le résultat de leur conflit peut être des plus sérieux. On sait que le latin doit en grande partie les inconséquences de sa morphologie et les bizarreries de sa phonétique au conflit de deux fortes tendances, qui le portaient, l'une à donner à chaque syllabe une quantité rigoureusement fixe, l'autre à prononcer la première syllabe de chaque mot avec une intensité particulière.
        Enfin, il arrive parfois qu'une tendance phonétique prédominante, favorisée par des circonstances spéciales, puisse agir avec toute sa vigueur, et précipiter dans certains mots une évolution, phonétique qui reste entravée dans d'autres. Il y a dans toutes les langues de petits mots ou groupes de mots, véritables chevilles de la conversation, dont l'usure phonétique est particulièrement sensible ; ce qui tient d'abord à ce qu'ils sont très fréquemment employés, mais surtout à ce que, étant compris avant même d'avoir été énoncés, le sujet parlant peut se dispenser de les articuler complètement et les "prononce d'ordinaire en raccourci. Le Français dit wimsyœ, wimmzel pour « oui, monsieur », « oui, mademoiselle » ; l'Espagnol, usted pour « vestra merced » ; l'Allemand, gmoeñ, moeñ pour « guten Morgen», ntaχ pour « guten Tag », pfiatdigot pour « Behüt' dich Gott » et Kschamster Diener pour « Gehorsamster Diener », etc. De pareils mots sont tout à fait irréguliers au point de vue de la loi phonétique, mais la notion de tendance phonétique permet de les interpréter avec exactitude. On a souvent invoqué, pour les expliquer, la fameuse théorie du mouvement du langage (Sprechtempo) : wimsyœ, gmoeñ seraient des formes d' « allegro », oui, monsieur, guten Morgen des formes de « lento ». Mais cette conception repose sur une grave erreur ; il est faux de croire que le mot existe simultanément dans la langue sous les deux formes et que l'on emploie l'une ou l'autre selon la rapidité de la conversation. Il y a en réalité un mot morgen. qui existe dans la pensée et un mot moeñ qui est prononcé dans les organes. Le second intéresse seul la phonétique et il paraîtra des plus réguliers si l'on réfléchit qu'il présente l'application d'une tendance phonétique poussée à l'extrême ; il manifeste jusqu'où l'action de la tendance phonétique s'exercerait si rien ne venait l'entraver. De pareils groupes, dans lesquels la seule syllabe net-
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tement perceptible est la syllabe intense, tandis que les syllabes non intenses deviennent de simples résonances où bourdonnent les liquides et les nasales parmi le heurt des occlusives, font pressentir ce que deviendrait la langue si l'accent d'intensité s'y exerçait librement. La forme d' « allegro » est, en réalité, une forme limite.

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        On voit, par les exemples qui viennent d'être donnés, combien la notion de tendance phonétique est plus exacte théoriquement et pratiquement plus féconde que celle de loi phonétique. Elle seule permet de déterminer avec précision la cause des changements phonétiques et d'interpréter scientifiquement ceux mêmes qui paraissent les plus rebelles à toute discipline scientifique. Pour tirer de la notion de tendance phonétique tout l'enseignement qu'elle comporte, il convient maintenant d'essayer une classification de ces tendances.
        Il existe d'abord une série de tendances phonétiques dont le caractère propre est d'être «générales » et « externes », qui n'ap partiennent à aucun dialecte spécial, mais se retrouvent dans tous indistinctement et semblent par suite résulter de la nature humaine elle-même.
        De pareilles tendances, d'ailleurs, n'existent pas seulement dans la phonétique. La sémantique en fournirait de nombreux exemples. Le bébé français qui trouve son gâteau « plus meilleur » commet un barbarisme, dont bien d'autres avant lui s'étaient rendus coupables, depuis les rishis védiques et les auteurs du Maha¯bha¯rata, qui dirent çrésthatamah « le plus beau » (R. V., I, 113, 12) ou gariyastarah « plus lourd » (Mahābh., VII, 5324), jusqu'aux écrivains latins qui fabriquèrent un minerrimus (Paul. Fest;, 122, 17 Th.) ou un minimissimus (Arnobe), en passant par les poètes grecs qui risquèrent un  ἀμεινότερος (Mimnerme, XIII, 9) ; cf. encore av. sraēstōtǝma- « le plus beau » ou draējistōtǝma- « le plus pauvre » ; et les Bretons, de nos jours, obéissent eux aussi à une tendance identique, puisque leur mot gwelloc’h (meilleur) contient le suffixe du comparatif qui n'existe pas dans le gallois gwell (même sens). L'esprit tend toujours à éliminer les formes irrégu lières.en les faisant tant bien que mal rentrer dans la règle. De même au point de vue phonétique. Le paysan breton, qui dit
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skléža pour stléža (ramper), produit une assimilation déterminée par la constitution même de la cavité buccale, par la nature des phonèmes k, t et l et par leur position respective ; mais en cela, il n'invente rien, car la tendance à changer tl en kl se manifeste dans bien d'autres dialectes, et dans des dialectes aussi éloignés que le latin et le baltique (cf. latin pōclum, lituanien zenklas, contenant tous les deux le même suffixe -tlo-) ; cf. Annales de Bretagne, t. XVI, p. 307.
        Les tendances phonétiques générales, en pénétrant dans le sys tème phonétique de chaque langue spéciale, y produisent les effets les plus variés.
        Telles sont celles qui régissent la formation des onomatopées et mots expressifs, naguère élucidée par M. Grammont (Revue des langues romanes, t. XLIV, 1901).
        Telles sont ensuite celles qui produisent la dissimilation, la métathèse et la différenciation.
        Lorsqu'un même mouvement articulatoire doit être répété deux fois dans un mot, on a une tendance naturelle à ne l'exécuter qu'une seule, et il se produit une dissimilation. La liquide l a pris la place de la liquide r dans les mots suivants sous l'influence d'un r voisin : esp. arbol, port, arvol, provenç. albre du lat. arborem ; franc, flairer de fragrāre (déjà flagrāre chez Catulle, II, 101 Baehrens), crible de cribrum, pèlerin de peregrinum. Tous les faits de ce genre ont été classés par M. Grammont dans son beau livre sur la dissimilation.
        Lorsque deux tranches d'un même mot diffèrent en force sous l'influence de l'accent d'intensité ou simplement par suite de leur position respective, elles tendent à échanger entre elles un de leurs éléments, la plus forte s'attribuant toujours l'élément le plus caractéristique. Il y a dans ce cas métathèse. Ainsi, dans les mots qui suivent, la tranche non intense a cédé à la tranche intense un élément sonantique : portug. fresta (fenêtre) de festra, crasto de castro[3] ; v. prov. cranc, gall. cranc, bret. krank de cancrum ; bret. prenest de fenestra ; bret. (Douarnenez) trībi (manger) de debri ; irl. cloice (camarade) de coicle (de *co-céle) et stripach (prostituée) dérivé de stuprum.
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        Lorsque l'émission de deux phénomènes consécutifs oblige à conserver une même position articulatoire, il arrive fréquemment que le sujet parlant évite cette nécessité et crée une différence entre les deux phonèmes en déplaçant l'articulation de l'un d'eux. C'est le phénomène que M, Meillet a étudié récemment sous le nom de différenciation. Ainsi, la diphtongue ei deviendra oi et au lieu de rei on dira roi-, ainsi, un groupe sifflante + spirante deviendra sifflante + occlusive : anglo-saxon hilpestu de hilpespu, latin hasta de *ghasþā, etc. (M. S. L., XII, p. 14).
        Les phénomènes de dissimilation, de métathèse et de différenciation résultent de tendances générales qui sont indépendantes de chaque langue particulière et se trouvent en quelque sorte en dehors et au-dessus des langues (cf. Grammont, Dissimilation, p. 15). Ces tendances, bien que phonétiques, sont d'origine psychologique et ont leur source dans le cerveau. Le mot pensé n'est pas prononcé comme il le devait, par suite d'une répartition inégale ou d'une exagération de l'attention : si l'attention se concentre sur une des syllabes du mot au détriment des autres, elle risque de provoquer une erreur phonétique, dont la syllabe ainsi favorisée bénéficie (dissimilation ou métathèse) ; si l'attention se préoccupe outre mesure de maintenir deux phonèmes consécutifs facilement assimilables dans leurs positions respectives, elle risque de faire perdre aux organes leur équilibre et de les conduire à exagérer leur effort au sens contraire .
        Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.
        C'est la crainte de l'assimilation qui produit la différenciation. Dans tous ces cas, il s'agit de tendances naturelles de l'esprit, dont l'effet est seulement conditionné par la position des organes phonétiques et par les mouvements articulatoires.
        A ces tendances, on peut rattacher toutes celles qui ont pour résultat d'éliminer un groupe de phonèmes difficiles à prononcer. Quand le sujet parlant doit émettre successivement deux phonèmes, dont l'articulation se trouve à des places respectivement éloignées l'une de l'autre dans la cavité buccale, il arrive fréquemment, ou bien que l'un des phonèmes disparaît et se confond avec l'autre, ou bien qu'un phonème de liaison s'intercale entre les deux, ou bien, enfin, que l'un des phonèmes déplace son point d'articulation pour se rapprocher de l'autre, sans pour cela se confondre avec lui ; un groupe tel que aida, par exemple, deviendra alla ou
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alada ; un groupe adla deviendra alla, adala ou agla. Ces phénomènes d'assimilation, d'épenthèse et de déplacement d'articulation présentent un caractère spécial qui permet de les distinguer des précédents. La tendance qui les produit est encore psychologique, puisqu'ils proviennent toujours d'un défaut de coordination entre la pensée et les organes ; mais ils dépendent beaucoup plus de ces derniers, ils sont surtout organiques. Tout à l'heure, l'attention avait été mal répartie ou exagérée sur un point défini ; c'est elle qui créait la faute. Ici l'attention s'est détournée ou a passé trop vite ; l'organe a profité de cette absence et, dans sa paresse à exécuter le mouvement, il n'a pas obéi complètement à l'impulsion du cerveau ; c'est lui qui est le principal auteur de l'erreur commise. Toutefois, dans les deux cas, il s'agit de tendances phonétiques, qui ont ce caractère commun d'être d'une portée absolument générale et de manifester leur action dans les langues les plus variées.

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        Il existe une seconde série de tendances phonétiques, qu'on peut appeler « tendances particulières » ou « internes » et qui sont spéciales à chaque idiome. Elles se distinguent des précédentes en ce qu'elles n'ont plus rien de psychologique ; elles sont liées intimement au caractère physiologique des organes et déterminent, par suite, d'une façon toute naturelle, l'évolution normale du langage, les tendances générales n'intervenant que pour favoriser ou entraver l'action des autres. A un certain point de vue, on peut dire qu'il y a autant de tendances particulières que d'individus ; chaque individu, en effet, par le fait même qu'il diffère de ses contemporains, apporte le germe de tendances nouvelles ; mais ces différences toutes relatives entre individus d'un même groupe social peuvent être considérées comme négligeables, si l'on compare les individus d'un autre groupe social ; à l'intérieur de chaque groupe, il s'établit naturellement une sorte de moyenne et la ressemblance d'ensemble est suffisante pour qu'on puisse faire abstraction des différences de détail. La nature elle-même fortifie ainsi le lien social qui maintient l'identité des tendances, et l'on peut dire que, Si l'identité des tendances fait la communauté des dialectes, inversement c'est la différence des tendances qui crée la diversité des dialectes.
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        Un seul exemple suffira à le montrer.
        Les semi-voyelles y et w ont eu, dans les deux grands dialectes celtiques insulaires, en gaélique et en brittonique, deux traitements absolument différents, et, en comparant les résultats respectifs auxquels elles ont abouti, on s'aperçoit que leur double évolution est due en réalité à la différence initiale de deux tendances phonétiques, le gaélique tendant à affaiblir l'articulation de y et de w, le brittonique, au contraire, à la maintenir. De là une double série très caractéristique.
        Le y a son point d'articulation dans la partie antérieure du palais ; si la langue s'élève insuffisamment dans la cavité buccale, elle laisse passer trop de souffle, et, au lieu de y, on n'entend plus qu'un vague h, qui, lui-même, finit souvent par disparaître. Le w est plus complexe que le y, car il comprend deux éléments distincts, une articulation dans la partie postérieure du palais et une autre sur les lèvres ; si la langue s'élève dans le-palais avec trop de mollesse, il y aura de même que plus haut production d'un simple h, mais il restera toujours un point d'appui sur les lèvres, et l'articulation labiale engendrera une spirante qui sera v et pourra même devenir /, à condition que le souffle buccal soit suffisant pour provoquer l'assourdissement. D'autre part, si le sujet parlant tend à maintenir l'articulation, il risque de l'altérer en la renforçant ; auquel cas le y et le w deviendront chacun, soit une spirante à orifice plus restreint, soit même une simple occlusive[4].
        Or, en gaélique, l'articulation de y s'est affaiblie dans la plupart des positions au point de disparaître, tandis qu'en brittonique, elle s'est régulièrement maintenue. A l'initiale, les mots irlandais óc (jeune), aig (glace), eirin (poulet) ont perdu un y ancien qui s'est conservé dans les mots gallois correspondants ieuanc, ia, iar. Parfois en irlandais, le y initial s'est combiné avec la voyelle suivante dans des conditions qu'il n'a pas encore été possible de déterminer avec certitude ; de là ícc (santé) en regard du gallois iach (sain), íth (bouillie) en regard du cornique iot. De même, dans les mots empruntés du latin à date ancienne : d'une part, irl. enair de *iēnārius (pour iānuārius), d'autre part; Isu, Issu (toujours ainsi dans le manuscrit de Würzbourg, sauf 19c 12) de Iēsus. En brittonique, au contraire, le y initial s'est conservé jusqu'à nos
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jours, ainsi que l'attestent les exemples cités plus haut ; dans le gallois des Mabinogion, devant i consonne à l'initiale, l'article prend souvent la forme yr, qui est spéciale à la position devant consonne : eisted a o'ruc yr iarll (le comte se leva). Parfois même, l'articulation du y initial a été renforcée en brittonique et remplacée par l'occlusive g ; le nom de la poule est dialectalement giar dans le sud de Galles ; en breton, on trouve geo (joug) pour ieo (gallois : iau) ; avel guien (vent froid), Grégoire de Rostrenen, etc.[5].
        En syllabe finale, la semi-voyelle y ne s'est pas davantage maintenue en gaélique, mais elle s'est fondue avec la voyelle suivante, dont elle a ainsi favorisé le maintien ; en brittonique, au contraire, l'articulation du y, renforcée et légèrement déplacée, a produit l'a spirante alvéolaire sonore notée par dd ; de là l'opposition de irl. mie (nouveau), cèle (compagnon), máile (calvitie), caire (blâme); fírihne (vérité), etc., et de gall. newydd, cilydd, moeledd, cerydd, gwirionedd, etc. Ici encore, la double tendance mentionnée plus haut se manifeste nettement.
        Le traitement de la semi-voyelle w est aussi caractéristique. En gaélique, à l'initiale, d'après le procédé indiqué plus haut, le w est devenu /, tandis qu'en brittonique, par un renforcement de l'articulation, il aboutissait à l'occlusive sonore gw : irl. fann (faible), fedb (veuve), fern (aune), find (blanc), fiu (digne), folt (chevelure), etc. ; gallois gwan, gweddw, gwern, gwyn, gwiw, gwallt, etc. ; et même devant consonne, irlandais flaith (pouvoir), fracc (femme), etc. ; gallois gwlad, gwrach, etc. En vieux gallois, le gw apparaît même à l'intérieur : petguar (quatre), taguelguiliat (observation silencieuse) Loth, Vocabulaire vieux breton, p. 202 et 218, nant y eguic (vallée de la biche) Liber Landauensis. Les deux tendances se distinguent également dans le cas du groupe initial sw- ; en gaélique, le w est tombé et il reste une simple sifflante, en brittonique, la semi-voyelle a transformé la sifflante en spirante vélaire ; de là irlandais sant (désir), serb (amer), siur (sœur), en face de gallois chwant, chwerw, chwaer. La chute du w en irl. est d'ailleurs dans ce cas relativement récente, puisque l'adoucissement de s se traduit pratiquement par f (= hw-) ; ainsi,
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de siur on a mo fiur (ma sœur), de sennid (il retentit) le parfait sefaind par l'intermédiaire de *mo hwiur, * sehwaind.
        On pourrait aisément poursuivre cette étude et l'étendre à d'autres cas spéciaux ; l'opposition des deux tendances se manifesterait toujours avec la même rigueur. Ainsi, toutes les transformations qu'ont subies dans les langues celtiques les semi-voyelles y et w indo-européennes tiennent en réalité à la différence initiale de deux tendances, et la loi de leur évolution pourrait être formulée en quelques mots.
        C'est à l'établissement de lois de ce genre que doit toujours tendre l'effort des linguistes. L'observation des faits est bien peu de chose si l'on est incapable d'en fournir l'explication. Dire que, dans telle langue, à telle époque, p devient b, n'est pas formuler une loi, mais simplement énoncer la constatation d'un fait ; il convient de rattacher ce fait à tous les faits contemporains et ensuite d'en rechercher la cause en le replaçant dans la série chronologique, à laquelle il appartient. Dire qu'en latin un a intérieur devient e ou i n'est pas donner une explication ; il faut dire qu'à une certaine période de l'histoire du latin, sous l'influence de l'intensité de l'initiale, Jes voyelles, brèves intérieures tendaient à se fermer. Cette formule, dans sa généralité, est seule admissible, parce, qu'elle seule rend compte du phénomène et qu'elle explique en même temps les exceptions apparentes que l'on pourrait rencontrer.
        Les nombreux phénomènes des langues germaniques régis par les lois dites de Grimm et de Yerner, et qu'on invoque volontiers pour prouver la rigueur des lois phonétiques, peuvent de même se ramener aux trois formules suivantes :
        1° A une certaine époque de l'histoire des langues germaniques, les vibrations glottales dans la production des phonèmes sonores tendaient à être retardées.
        2° A une date postérieure à la précédente, le souffle qui accompagnait l'occlusion des aspirées tendait à empêcher l'occlusion complète.
        3° A une date postérieure aux deux précédentes, les cordes vocales tendaient à vibrer pendant l'émission des spirantes sourdes intervocaliques, sauf quand elles en étaient empêchées par la détente musculaire qui suivait la production du ton (cf. Gauthiot, M. S. L., XI, p. 192).
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        Ces trois formules paraissent plus obscures et plus compliquées que celles que l'on donne d'ordinaire ; en réalité, elles sont plus claires et plus simples, parce qu'elles dispensent de tout commentaire ; elles portent en elles-mêmes leur explication. Elles offrent, en outre, l'avantage que, résumant l'évolution d'une partie de la phonétique germanique pendant un certain temps, il suffira de rapporter à elles toutes les formules des faits contemporains pour avoir le système en son entier ; bien plus, elles peuvent servir de norme et permettre de vérifier, en fonction d'elles-mêmes, la valeur des formules phonétiques que l'on pourra découvrir par la suite.
        On se trouve amené ainsi à envisager de la façon suivante le rôle du linguiste dans l'établissement des lois phonétiques. Lorsqu'un changement phonétique est donné, il convient d'abord d'en analyser la nature physiologique, puis de déterminer la tendance qui l'a produit. Si la tendance en question est une tendance générale, il suffira de rapporter le phénomène aux possibilités fournies par l'expérience, les tendances générales du langage ayant été au préalable et une fois pour toutes classées et cataloguées. Si, au contraire, il s'agit d'une tendance particulière, la tâche sera un peu différente, mais aussi épineuse ; elle exigera une connaissance minutieuse du système articulatoire de la langue où le changement s'est produit et supposera, en outre, que le linguiste a déterminé à l'avance l'évolution'de ce même système et s'est rendu capable, pour ainsi parler, d'en tracer la courbe. Il faudra, en effet, rattacher le phénomène nouveau à l'ensemble des phénomènes attestés dans la même langue. Mais le plus souvent les deux tâches précédentes devront se combiner, car il n'y a presque pas de changement qui ne résulte de la rencontre de deux ou plusieurs tendances, tantôt en accord, tantôt en conflit.
        Dans tous les cas, la loi phonétique se trouvera, pour ainsi dire, élargie dans l'espace et dans le temps ; elle devra embrasser la plus grande somme possible de matière et contenir eh elle-même des éclaircissements sur la nature et la cause des phénomènes qu'elle a la prétention de formuler. Le linguiste s'habituera ainsi à dégager les causes des phénomènes et. à ramener toujours les faits particuliers aux lois générales, ce qui doit être l'objet de toute science et la préoccupation de tout savant.



[1] Cet article, vieux de cinquante ans déjà, traite une question qui, depuis cette époque, a été abondamment débattue. Il exigerait une refonte pour être mis au courant de l'état actuel de la science, notamment en ce qui con cerne la « Lautvërschiebung », sur laquelle des hypothèses nouvelles ont été présentées. On a cru bon, néanmoins, de le reproduire ici, en raison de la nou veauté qu'il pouvait avoir au moment où il a paru.

* Mélanges linguistiques offerts à Antoine Meillet, 1902, p. 115-131.

[2] Cette explication est confirmée par le mot coire (chaudron), de *qeryo- (cf, Strachan, Bezzenberger's Beiträge, XX, 30).

[3] Cf. Leite de Vasconcellos, O Archeologo Português. I, p. 3 : « Um Castro, egundo a pronûneia vulgar, crasto, représenta una antiga povoaçâo fortificadada. »

[4] Ainsi w est devenu g en néo-perse et en arménien.

[5] Le latin ia¯nua¯rius est de même devenu en breton genver, où, toutefois, l'occlusive initiale pourrait être due au voisinage d'une sifflante dans la locution « mis genver » (cf. le nom du mois de février : Henry, Lexique étymologique breton, p. 170, n. 2).