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Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы

-- Jacques VENDRYES : «Le caractère social du langage et la doctrine de F. de Saussure», in id. : Choix d’études linguistiques et celtiques, Paris : Klincksieck, 1952, p. 18-25.*

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        Grâce à MM. Bally et Sechehaye, chacun peut connaître maintenant la doctrine linguistique de F. de Saussure. Celui-ci la réservait à l'enseignement oral ; s'il en découvrait largement les divers aspects à ceux qui avaient la bonne fortune de suivre ses leçons, il n'avait jamais consenti à la livrer au public. Nul ne blâmera ses disciples du beau courage qu'ils ont montré en ne se laissant pas arrêter par les scrupules qui retenaient leur maître. Malgré les imperfections et les lacunes, d'un travail posthume fait de collations et de recoupements, puisque l'enseignement fut donné par trois fois et sous trois formes différentes, le livre a une unité qu'il doit à la fermeté puissante de la doctrine. Il servira longtemps de thème aux méditations des linguistes. Aujourd'hui que la linguistique est sollicitée en des sens divers, il n'est pas indifférent de marquer la direction dans laquelle le génie de F. de Saussure l’orientait: cette direction est nettement sociologique.
        On est frappé d'abord de voir avec quel soin F. de Saussure dégage la linguistique des liens par lesquels d'autres se plaisent parfois à la rattacher à des sciences voisines. Le langage est chose si complexe qu'en le regardant d'un coup d'œil rapide et superficiel, on n'y voit d'abord qu'un amas confus d’éléments hétéroclites. Pour mettre de l'ordre entre ces éléments, certains savants les répartissent en groupes, qu'ils considèrent à part d'un point de vue étroitement limité, et s'enferment dans cette étude. Ils font alors de la psychologie ou de la logique, de l'anthropologie ou, de la physiologie, voire même de la philologie ou de la grammaire. Ils ne font pas de linguistique; car ils perdent de vue ce qui est l'essence et ce qui fait l'unité de cette science, la langue. «La linguistique a pour unique et véritable ohjet la langue, envisagée en elle-même et pour elle-même.» C'est la phrase qui termine l' ouvrage.
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Elle n'a de sens que si l'on connaît la valeur toute particulière que F. de Saussure donnait au mot langue.
        Le point de départ de sa doctrine est la distinction de la parole et de la langue. Tandis que la parole est un acte individuel de volonté et d'intelligence, la langue est un fait social, une institution. La langue est un «produit social» déposé dans le cerveau de chacun; c'est l'ensemble des conventions nécessaires adoptées par le corps social pour régler l'exercice du langage chez les individus. Elle existe en vertu d'une sorte de contrat. Chaque individu l’emmagasine en soi-même au prix d'un apprentissage plus ou moins long, il la transmet à d'autres qui viennent augmenter et renouveler la masse parlante. Nul ne peut la créer de toutes pièces; nul ne peut en limiter l'acquisition à sa fantaisie. On l'enregistre complètement, mais passivement, sans préméditation. L'action individuelle n'intervient que dans l'usage qui en est fait. Cet usage se résume en ce que de Saussure appelle la parole. Lorsqu'on passe à l'acte, l'exécution n' est jamais collective. Par suite, la parole est toujours individuelle, et l'individu en est toujours le maître.
        Cette conception de la parole appelle quelques réserves et reviendra plus loin en discussion, mais la distinction de la langue et de la parole est fondamentale; en limitant l’objet de la linguistique, elle dégage cette science à la fois de la phonologie[1] et de la psychologie.
        La doctrine de F. de Saussure diminue singulièrement l'importance de la phonologie en linguistique. Ce phonéticien subtil auquel on doit d'excellentes analyses faites sur les parlers vivants, ne craint pas d'enseigner que, quand on a expliqué tous les mouvements de l'appareil vocal nécessaire pour produire chaque phonème, on n'a éclairé en rien le problème de la langue. La phonologie, qui ne relève que de la parole, est à ses yeux une discipline auxiliaire, accessoire de la linguistique, science de la langue. Même le rapport qui existe entre la langue et la parole n'est pas phonologique: il est acoustique. Quelle vue originale et féconde! F. de Saussure subordonne le phénomène phonétique au phénomène acoustique. C'est par l'oreille que le sujet parlant a acquis la langue; l'image initiale imprimée en son cerveau est une image acoustique.
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        La phonation n'est que l'exécution des images acoustiques. Par suite, l'image musculaire de l'acte phonatoire est secondaire, et l'étude du mécanisme de l'articulation peut rester en dehors de l'étude de la langue.
        Ainsi libérée de ses attaches avec la physiologie, la linguistique ne tombe pas pour cela dans la psychologie. Son domaine propre est à égale distance des deux. Sans doute l'empreinte que laisse dans le cerveau l'image acoustique est essentiellement un fait psychique. Si l'on peut faire abstraction des mouvements articulatoires nécessaires à la reproduire, il reste que l'image acoustique est la représentation d'un concept. Mais l’élément psychique peut être mis à part de la langue autant que l'élément phonologique. Le linguiste n'a pas à tenir compte du travail psychique préalable à la langue qui est supposé accompli pour que la langue existe. L'acte linguistique est dans l'association d'un concept psychique et d'une image acoustique, et l'objet de la linguistique est d'étudier le rapport qui unit les deux.
        Science de rapports entre des valeurs, la linguistique fait partie des sciences sémiologiques; mais elle occupe entre toutes une place à part, parce que l'association du signifiant et du signifié s'y présente dans des conditions particulières.
        Il est entendu que signifiant et signifié ressortissent l'un à la phonologie et l'autre à la psychologie ; ces deux sciences ont donc leur place légitime aux deux côtés de la linguistique. Mais le rôle de la linguistique n'est pas seulement d'établir un pont entre les deux autres. Elle a un objet plus important, qui lui est propre. La langue agit, en effet, à la fois sur la matière phonique et sur la pensée. Elle impose un rythme à la pensée, elle la décompose en unités linéaires qui correspondent à des unités de la chaîne phonique. Elle organise la pensée en l'exprimant au moyen de sons, et elle organise la masse phonique en y établissant des unités qui correspondent à des pensées. Il ne faut cependant parler ni de matérialisation des pensées ni de spiritualisation des sons. Le fait essentiel, et qui reste en quelque sorte mystérieux, est que la «pensée-son» implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes.
        Le mécanisme linguistique roule tout entier sur des identités et des différences. L'identité repose sur un jeu complexe d'associations qui fixent dans notre esprit les familles de mots, les para-
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digmes des flexions, les éléments formatifs, bref tout le système grammatical et lexicographique de la langue. L'identité est indépendante du support lnatériel qui la soutient, puisque le sentiment d'une valeur identique dictant l'emploi identique ne suppose pas une forme identique: ainsi domini, regis et terrae sont en latin des génitifs d'un emploi équivalent. L'identité n'est cependant pas possible sans l'existence d'éléments concrets, matériels qui lui servent de soutien. Certains faits de syntaxe pourraient faire croire à l'existence de rapports grammaticaux immatériels. On dit en latin regis domus et en français maison du roi, mais en gallois ty brenhin; en latin amo Deum et en espagnol yo amo a Dios, mais en français j'aime Dieu; en latin homo quem uidisti et en français l'homme que tu as vu, mais en anglais the man you have seen.
        Dans chacun de ces cas, respectivement le gallois, le français et l’anglais n'expriment, semble-t-il, par aucun signe matériel le rapport marqué dans les autres langues par une désinence ou par un mot accessoire. Mais c'est la comparaison entre telle langue et telle autre qui produit cette illusion que le néant peut exprimer quelque chose. Il n'y a pas de syntaxe incorporelle en dehors des unités distribuées dans l’espace. C'est l'ordre où sont rangées ces unités qui, dans certains cas, crée seul la valeur; mais il y a toujours un support matériel au sens dont l'unité phonique est revêtue. La tâche du linguiste est de découvrir dans chaque langue les entités concrètes qui la constituent : en partant «a priori» de catégories logiques aussi bien que de catégories grammaticales, on est entraîné à des classifications inexactes, si l'on ne détermine pas l'entité concrète sur laquelle repose l'identité des rapports. Bref, il n'y a pas de faits linguistiques indépendants d'une matière phonique découpée en unités significatives.
        Le travail par lequel se constitue la langue en délimitant des unités dans les deux masses amorphes entre lesquelles elle opère n'est pas réglé par la nature de l'esprit. humain ou par la disposition des organes phonétiques. Il repose sur une convention sociale. C'est une convention, en effet, qui garantit l'identité du signifiant et du signifié. La valeur du signe linguistique ne peut se définir que socialement. Chaque fois qu'on emploie un mot, on le recrée par un nouvel acte à la fois psychique et phonique. Le lien qui unit deux emplois du même mot ne repose ni sur l'identité matérielle des mouvements articulatoires nécessaires à le prononcer ou des
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impressions auditives qu’il produit, ni sur l'exacte similitude des sens que l’esprit y attache. L'identité résulte de l'accord que ceux qui parlent la langue établissent par convention entre le son et l'idée. L'identité subsiste aussi longtemps que l'accord; elle est garantie par l'ensemble des identités qui constituent le système de la langue.
        Il en est de l'identité linguistique comme de toute identité sociale. Une rue portant un certain nom reste identique à elle-même, quelles que soient les transformations qu'elle subit. Un express inscrit sur l'indicateur comme partant à 8 h. 45 reste identique à lui-même, quels que soient les changements qui se produisent chaque jour dans le matériel ou dans le personnel; il reste l'express de 8 h. 45, même s'il part aujourd'hui avec une demi-heure de retard. L'identité de la rue est garantie par les rapports qui l’unissent à l' ensemble des rues de la ville, comme l'identité de l’express par les rapports qu'il a sur l'horaire avec les autres trains de la journée. C'est une convention sociale qui définit ces rapports, et cette convention est purement arbitraire. Il en va de même en linguistique. Le caractère arbitraire du lien qui garantit l'identité est la meilleure preuve du caractère social du fait linguistique.
        Ainsi, la langue ne peut être conçue autrement que comme un système de signes, dont les éléments sont définis dans leur nature et dans leurs rapports par une convention sociale. Elle est déposée dans le cerveau de chacun. Mais c'est un bien collectif immatériel. Il lui arrive parfois cependant d'être matérialisée, grâce à l'écriture. Un texte écrit, malgré les insuffisances et les irrégularités que l'écriture comporte, exprime une norme générale et commune. Entre tous les aspects du langage, la iangue écrite est importante socialement parlant. Elle fixe sous une forme matérielle la langue idéale que chacun porte en soi.
        Une langue ne reste jamais longtemps semblable à elle-même. Le moindre accident subi par l'un des éléments modifie le rapport des unités et déplace les identités. De là, évolution et transformation. Alors intervient dans la doctrine de F. de Saussure une nouvelle distinction, également fondamentale et qui fournit un principe de division au reste du livre; celle de la synchronie et de la diachronie. Les éléments qui constituent la langue n'ont entre eux qu'une solidarité synchronique: cela résulte du caractère à la fois
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arbitraire et momentané du lien qui unit le signifiant et le signifié. Les principes de la linguistique synchronique se dégagent de la valeur du signe; donc la linguistique synchronique ou statique est sociologique par définition. Le terme de linguistique «synchronique» manque d'ailleurs de précision; il vaudrait mieux dire «idiosynchronique», puisqu'il s'agit de l'étude d'un système de signes, différent suivant les groupes sociaux, mais propre à chacun de ceux-ci.
        L'étude de la langue ne peut être que synchronique, ou plus exactement idiosynchronique. En revanche, l'étude des faits de langue est nécessairement diachronique, puisque ces faits ne peuvent être considérés autrement que dans le temps. Or, tout ce qui est diachronique dans la langue ne l'est que par la parole. Rien n'entre dans la langue, sans avoir été essayé dans la parole : c'est par la parole que débutent les phénomènes évolutifs du langage. Et, comme la parole est un acte individuel, on ne peut concevoir le point de départ de la linguistique diachronique ou dynamique en dehors de la sphère de l'individu.
        Ne nous méprenons pas toutefois sur le rôle de l’individù: il ne peut être admis sans restrictions. Pour que le mot honos devînt honor, il a fallu, nous dit-on, qu'un premier sujet l'improvisât, que d'autres l'imitassent et répétassent honor jusqu'à ce que honor finît par s'imposer à l'usage. Il s'agirait donc d'un fait individuel généralisé par imitation. Un mot d’explication est nécessaire. Il est certain que tout changement linguistique résulte uniquement de l'usage que chaque individu fait de la langue. Mais qu'est.ce qui introduit dans la langue le changement créé dans la parole, et qui donne au changement la valeur d'un fait de langue, sinon une cause sociale? On peut admettre qu'un nouvel usage commence toujours par une série d'actes individuels, à condition d'ajouter que ces actes individuels ne créent un nouvel usage que parce qu'ils répondent à une tendance collective. Les faits qui appartiennent à la parole ne sont que des manières particulières et occasionnelles qu'ont les individus d'utiliser le système établi; mais il n'en résulte quelque chose de général et de permanent qu’en vertu d'un accord tacite entre tous ceux qui parlent. Il ne faut donc pas parler d'innovations individuelles généralisées, mais bien plutôt d'innovations générales se manifestant dans les individus isolés.
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        L'analogie, par exemple, est réglée par des causes sociales. On sait quel rôle elle joue dans révolution du langage à la fois comme facteur de conservation et de transformation. Elle apparaît dans la parole comme l'apanage de chaque individu. Mais le changement analogique ne prévaut que par le consentement de tous. Parmi les nombreuses créations analogiques, que lance chaque enfant, celles qui sont strictement individuelles ne sont pas viables. Seules triomphent celles que l'accord de tous impose à l'activité de chacun. Mais il arrive que des créations analogiques soient essayées longtemps et par des individus de plus en plus nombreux avant d'aboutir: il y a des degrés, en effet, dans la maturité des produits d'analogie. Chaque langue est constituée d'éléments qui diffèrent de valeur, parce qu'ils n'ont pas atteint le même point de développement. On peut dire qu'un mot nouveau invénté et improvisé, s'il est immédiatement compris de chacun, existait déjà virtuellement dans la langue. S'il n'est compris qu'après un effort d'attention ou par un petit nombre de gens seulement, c'est qu'il n'était pas suffisamment préparé à passer de la parole dans la langue. AinsI, ne se généralisent que les innovations individuelles qui sont sanctionnées d'avance par le sentiment collectif.
        Qu'on le considère dans la langue ou dans la parole, le langage apparaît donc toujours comme réglé par des causes sociales. On pourrait aller plus Ioin encore et se demander s'il n'est pas lui-même le fait social essentiel et primordial. C'est le langage qui a fixé la pensée humaine, qui lui a permis de sortir de la nébuleuse ; sans le langage, la pensée ne se distinguerait pas d'un acte réflexe ou instinctif; grâce au langage l'esprit est devenu capable de généralisation et d'abstraction. Car les mots sont des symboles avec lesquels nous opérons sur nos idées, comme nous opérons sur les nombres avec les chiffres. Mais le langage n'a pu s'établir que suivant les règles d'un pacte collectif, imposé à l'usage de chacun. Il est puéril de se demander si un homme seul, par le seul exercice de ses facultés, aurait trouvé dans l'expression phonique un moyen de délimiter et de fixer ses concepts. Aucune œuvre individuelle n'aurait pu aboutir à construire le langage. C'est seulement sous l'aspect collectif qu'on en peut imaginer aussi bien le point de départ que le développement. Cette conclusion dépasse sans doute le cadre des leçons de F. de Saussure. Mais on y aboutit aisément
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en suivant la voie qu’il a ouverte. Toutes les avenues de sa doctrine ramènent, en effet, vers la considération du langage comme un fait social. Ce qu'il retire chemin faisant à la phonologie et à la psychologie est finalement au bénéfice de la sociologie. De la lecture de son livre, on emporte la forte impression que la linguistique est essentiellement une science sociologique.



* Journal de psychologie, t. XVIII, 1921, p. 617-624.

[1] Le mot phonologie désigne ici l’étude des sons du langage en général il ne faut pas l'entendre au sens particulier que devaient lui donner plus tard les linguistes de l'école de Prague.