Sébastien MORET : «Les interlinguistes soviétiques à la recherche d’une nouvelle linguistique (1920-1930)»
Au tournant des XIXème et XXème siècles, la linguistique entre en crise, ses bases théoriques chancellent. Elles ne peuvent tout simplement plus absorber et assimiler les découvertes scientifiques récentes, notamment les avancées dans le domaine de la dialectologie (avec l’Atlas de Gilliéron), ni les résultats de l’étude de langues jusqu’alors très peu connues, comme l’arménien ou l’albanais. Ces nouvelles données n’entrent plus dans le cadre théorique généralement admis auparavant. En Europe, la plupart des linguistes sont conscients de cette crise et le disent, mais, mis à part les néo-linguistes italiens, ils ne cherchent pas spécialement à la surmonter, ni à la résoudre. Il en va différemment en URSS.
Dans le cas de l’Union Soviétique, la prise de conscience de la crise que traverse la linguistique se fait simultanément avec la volonté affichée par les autorités de transformer la société tout entière. Cela explique en partie pourquoi de nombreux linguistes soviétiques sont partis à la recherche d’une nouvelle linguistique, qui devait aller de pair avec la nouvelle société.
On connaît plutôt bien la nouvelle théorie du langage élaborée par celui qui fut pendant de nombreuses années le « linguiste officiel » de l’URSS, N. Ja. Marr. Mais il ne fut pas le seul à proposer les bases d’une nouvelle linguistique. Beaucoup moins connues sont les contributions et les propositions de certains interlinguistes soviétiques pour dépasser les anciennes conceptions.
Nous nous proposons de présenter ici, à partir de textes peu connus parus dans des revues espérantistes, les idées de deux interlinguistes soviétiques des années 1920-1930 : E. Spiridovič et A. P. Andreev. Il s’agira de voir non seulement contre quoi leurs théories apparaissent, mais aussi quelles sont leurs conceptions de l’objet-langue et également comment elles envisagent l’apparition et le développement du langage et des langues.
En conclusion, nous verrons que ces recherches d’une nouvelle linguistique faites par ces deux interlinguistes sont liées au contexte idéologique et politique de l’URSS de l’époque. Grâce à elles, E. Spiridovič et A. P. Andreev espéraient assurer un futur en URSS non seulement à l’interlinguistique et à l’espéranto, mais aussi à eux-mêmes. Il y en allait de leurs vies.