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L'originalité des théories juridiques et politiques occidentales tient essentiellement aux conceptions contractualistes, elles-mêmes issues des interprétations consensualistes du droit développées au XVIème siècle. Nos organisations démocratiques et notre conception de l'Etat en sont profondément imprégnées. Le Contrat Social de Rousseau est un ouvrage fondateur dont les principes mêmes n'ont pu être remis en cause par les théoriciens de la nation au XIXème siècle. L'Etat est ainsi conçu comme une entité abstraite de construction conventionnelle et reposant sur le consentement individuel; il s'oppose aux conceptions organicistes de la nation, telles que l'Europe les a connues à partir du romantisme allemand. Nous retrouvons facilement cette opposition dans les théories liguistiques. Il en résulte chez les contractualistes un rapport à la langue qui n'est susceptible de soutenir ni le nationalisme, ni le racisme linguistique.
On peut opposer deux grands types de conceptions linguistiques, que je nommerai politique et mécanique. La conception mécanique recouvre tous les modèles d'objet qui détachent la langue des sujets parlants et en font une réalité autonome, évoluant en fonction de ses propres lois. Elle correspond, par exemple, à la métaphore selon laquelle une langue serait un organisme vivant. La conception politique fait de la langue une institution dont les statuts et les conventions peuvent être changés selon la volonté de ceux qui en ont le pouvoir légitime. Pour la conception politique, la langue est avant tout une réalité sociale susceptible des mêmes réformes et des mêmes interventions que toutes les autres institutions. Ce
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modèle suppose que l'on admette une thèse conventionaliste sur le langage:
Aucun mot ne peut être le type essentiel d'une idée; il n'en devient le signe que par une convention tacite, mais libre; on aurait pu lui donner un sens tout contraire. Il y a une égale liberté sur le choix des moyens que l'on peut employer, pour exprimer la corrélation des mots dans l'ordre de l'énonciation, et celles de leurs idées dans l'ordre analytique de la pensée. (Beauzée, art. «langue» de l'Encyclopédie, in Auroux, 1973, p. 66)
Une telle conception permet immédiatement une distinction nette entre le sujet présupposé par la grammaire générale et le sujet de la langue. Ce dernier est clairement désigné chez Beauzée dans la définition qu'il donne de la langue («ensemble des usages propres à une nation pour exprimer ses pensées par la voix») et qui est canonique chez les grammairiens de l'Encyclopédie. Le sujet de la langue c'est la nationNOTEBIl faut prendre ce concept dans son acception classique, très différente de celle qui sera construite à la fin du XIXème siècle et que l'on trouve déjà en oeuvre chez Fichte. Il est cependant relativement ambigu et Rousseau l'évitera soigneusement.NOTEB. Le sujet de la grammaire générale c'est l'esprit humain, la raison pareillement distribuée en chaque homme. La grammaire générale comporte nécessairement des hypothèses sur le sujet de la parole, pas sur le sujet de la langue. Selon les auteurs, ces deux sujets sont susceptibles de variations importantes. Une transformation considérable du sujet de la grammaire générale a été apportée par le sensualisme de Condillac et des idéologues. Tout en demeurant universel, c'est-à-dire interchangeable, il acquiert la sensibilité, et se trouve situé dans le temps. Cela entraîne des changements théoriques, par exemple dans la conception de l'ordre des mots, ou la description du système temporel.
Le fond de la conception politique de la langue, c'est évidemment la notion d'usage, que les auteurs reprennent à la tradition latine (cf. Horace, Art Poét., p. 72). Il s'agit d'une notion à forte connotation juridique et proche de celle de coutume. Dans l'article de ses Synonymes (1728) qu'il consacre à ces deux mots, l'Abbé Girard note que «l'une et l'autre sont des espèces de lois entièrement indépendantes de la raison». L'article que Beauzée a rédigé pour l'Encyclopédie, puis modifié pour l'Encyclopédie Méthodique (t. 3, 1786) fait
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le point des discussions qui l'ont précédé, et présente des positions suffisamment claires pour servir de base à notre analyse.
Il faut d'abord noter que lorsqu'on envisage l'usage, on ne renvoie pas à la masse des pratiques linguistiques, on distingue l'usage vicieux et le bon usage. Ce qu'il s'agit de déterminer, c'est donc le bon usage. Vaugelas, dans ses célèbres Remarques sur la Langue Française (1647), expliquait qu'il n'était pas question de l'identifier à la «façon ordinaire de parler d'une nation dans le siège de son empire», et donnait la définition suivante [1] :
C'est la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps ([1647] 1981, p. 10).
La première chose à remarquer, c'est la détermination synchronique de l'usage; Beauzée commentera en notant qu'il «n'a jamais en sa faveur qu'une universalité momentanée» (E.M., 3., p. 606). L'usage est vis-à-vis de la langue comme la théorie cartésienne de la création continuée met Dieu face au monde: dans une relation de totale liberté, permise par une absence de continuité entre les moments du temps. Ce qu'il faut remarquer en second lieu, c'est le caractère consensualiste de la définition; d'une part il s'agit de groupes, d'autre part il est nécessaire qu'existe un accord entre eux. «Le consentement des bons auteurs est comme le sceau ou une vérification, qui autorise le langage de la cour et qui marque le bon usage et décide de celui qui est douteux» (Vaugelas, ibid.). Les auteurs sont en quelque sorte un corps intermédiaire, qui ratifie ou non les décisions du pouvoir central. Buffier (1709, Grammaire Française sur un Plan Nouveau, Préf. art. ij, n°33) fera remarquer que la définition est ambiguë, car l'on peut discuter sans fin sur ce qu'est la plus saine partie; il proposera d'amender la définition en remplaçant cette dernière expression par «le plus grand nombre». A quoi Beauzée renchérira
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en faisant remarquer que la majeure partie des auteurs n'est sans doute pas la meilleure; d'où sa définition:
Le bon usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour conformément à la façon d'écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du temps.
C'était élargir le caractère consensualiste de la détermination de l'usage. En matière de conception politique de la langue, il y a un modèle que les grammairiens professionnels ont toujours exclu: c'est la monarchie ou la dictature linguistique. Aucun individu ne peut imposer aux autres sa langue, fût-il le maître de l'univers. Suétone rapporte (De Illustr. Grammatic., cap. 22) qu'alors qu'un courtisan demandait à Auguste si un mot était bien latin, le grammairien Pomponius Marcellus aurait déclaré à l'empereur: «vous pouvez donner le droit de citoyenneté aux hommes, mais non pas aux mots». La réplique du grammairien sera souvent citée ou paraphrasée à l'âge classique [2], à commencer par Vaugelas qui la rapporte dans la préface de ses Remarques. Du Marsais notera que «l'usage, ce tyran des langues, y opère souvent des merveilles que l'autorité de tous les souverains ne saurait jamais y opérer» (1730, Traité des Tropes, III, II). Cela n'implique pas que la politique de la langue soit l'affaire de tous, ni qu'il faille respecter la langue des autres, comme le montre assez l'oeuvre de l'Abbé Grégoire. En rapprochant les deux définitions que Beauzée donne de l'usage et de la langue, on voit apparaître avec évidence que la langue d'une nation n'est pas nécessairement ce que parlent tous les membres de cette nation. Si cette nation est le sujet de la langue, c'est simplement dans ses représentants autorisés. D'où la définition des dialectes et des patois: quand les variations ont lieu entre deux peuples égaux possédants chacun un gouvernement propre, nous avons affaire à des dialectes également légitimes, quand elles ont lieu au sein d'un même peuple, il ne s'agit que de patois abandonnés «à la populace des provinces» (Beauzée, art. «langue», Auroux 1973, p. 96).
L'usage n'est pas nécessairement défini sans ambiguïté: il peut être douteux ou déclaré, et s'il est déclaré, général ou partagé. Le premier cas
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(qui a lieu quand on ignore quelle est ou quelle doit être la pratique de ceux dont l'autorité serait en ce cas prépondérante) et le dernier (qui a lieu lorsqu'il y a deux manières de parler ou d'écrire également autorisées par les gens de la cour et les autorités du temps) débouchent sur une procédure active du grammairien. La base de sa réflexion est alors constituée par la grammaire générale, et la prise en compte de la réalité systématique de la langue, ce qu'on appelle à l'époque l'analogie.
Soit par exemple à décider entre /je vas/ et /je vais/, formes qui sont également attestées et rendent par conséquent l'usage partagé. L'Abbé Girard (1747, Les Vrais Principes de la Langue Française, II, p. 80) opte pour la première forme car
l'analogie générale de la conjugaison veut que la première personne du présent de tous les verbes soit semblable à la troisième, quand la terminaison en est féminine; et semblable à la seconde tutoyante quand la terminaison en est masculine. (1747, II, p. 80)
Le modèle politique classique de la langue, n'interdit donc nullement l'intervention du raisonnement qui légitime la solution proposée, laquelle ne sera valide que pour autant qu'elle sera adoptée. Autrement dit, le consentement tacite de l'usage est en dernier recours le juge de l'appartenance à la langue. La clé de voûte de la conception politique classique de la langue c'est la position de l'usage comme «maître et souverain des langues vivantes», selon l'expression de Vaugelas (l.c., p. 9). A ceux qui emploient l'expression «tyran» plutôt que «souverain» (notamment Dumarsais, voir supra, et Arnauld, l.c. note 5, p. 121), Beauzée rétorque:
L'idée de la tyrannie emporte chez nous celle d'une usurpation injuste et d'un gouvernement déraisonnable; et cependant rien de plus juste que l'empire de l'usage sur quelque idiome que se soit, puisque lui seul peut donner à la communication des pensées qui est l'objet de la parole, l'universalité nécessaire; rien de plus raisonnable que d'obéir à ses décisions, puisque sans cela on ne serait pas entendu, ce qui est le plus contraire à la destination de la parole. L'usage n'est donc pas le tyran des langues, il en est le législateur naturel, nécessaire et exclusif; les décisions en sont l'essence. (art. «langue»)
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Le grammairien de l'Encyclopédie non seulement présente dans ses travaux la structure de la conception politique de la langue, mais encore il donne une certaine direction à cette politique, qu'on peut résumer par le centralisme et la liaison à la Monarchie:
Il [...] est raisonnable que la Cour, protectrice de la nation, ait, dans le langage national, une autorité prépondérante (Enc. Méth., 3.603).
Il y avait là une double façon d'orienter les discussions linguistiques. D'abord la conception politique de la langue avait des implications claires sur la perception de la mobilité du langage. Parce que la langue est liée à la nation, elle appartient au mouvement de l'histoire, elle change continuellement et reflète les changements de société [3]. Lorsqu'en octobre 1799, Cabanis présente au Conseil des Cinq Cents la nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie, décidée par décret l'année précédente, il note que «le passage de la Monarchie à la République a fait subir à la langue elle-même une intéressante révolution». Dans la conception politique de la langue, sa remarque est tout simplement banale; la langue devait changer, et si elle ne change pas, il faut la «révolutionner», selon l'expression de l'Abbé Grégoire. Ensuite la conception politique particulière qui s'est développée de Vaugelas à Beauzée, sa liaison avec la monarchie, ne pouvait qu'entraîner des prises de positions politiques contraires. Dans les deux cas, il ne s'est jamais agi de réfuter la conception politique de la langue, mais de changer la politique de la langue, c'est-à-dire changer la langue. Deux stratégies étaient possibles: refuser la souveraineté de l'usage, ou la définir autrement. Dans les deux cas, c'est le sujet de la langue qu'il fallait changer.
La souveraineté de l'usage bloque la liberté de l'acte de parole. C'est une remarque sur laquelle Marmontel insistait en 1786, en rédigeant pour l'Encyclopédie Méthodique un supplément à l'article «usage» de Beauzée. «Il serait dangereux que l'autorité fût sans bornes» (l.c., t. 3, p. 608), et celle de l'usage ne peut s'étendre jusqu'à «interdire aux artisans de la parole toute
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espèce d'innovation» (ibid., p. 609). Marmontel distingue les prescriptions positives des négatives, et n'accepte que les premières, parce qu'elle ne détruisent pas complètement les libertés, et qu'on peut toujours trouver un détour pour les éluder. Cela pourrait mener au libéralisme linguistique, position que l'on rencontrera, par exemple, chez J.S. Mercier [4], lorsqu'il fait l'éloge du langage (nous dirions «la parole»), contre la langue («les Académiciens auraient tué le langage, si les hommes avaient eu la faiblesse de les écouter»). La thèse ultime du libéralisme, c'est l'individualisme qu'on rencontre également chez Mercier:
Je fais ma langue, tant pis pour celui qui ne fait pas la sienne, l'instrument est à moi. La langue française est ma servante... Car je ne reçois pas la loi, Dieu merci, je la donne («Notes de travail», II, l. 44, Bollème, p. 237).
Puisqu'on parle pour être compris l'individu a besoin de la reconnaissance des autres (le consentement tacite de l'usage dans la terminologie de Beauzée), et Mercier écrit naïvement que «l'autorité législative résidera dans l'homme qui fera adopter ses néologies» (ibid., p. 244). Pour que je puisse faire ma propre langue, il faut qu'elle soit également celle des autres. L'individualisme linguistique — la liberté de chacun en matière de langue — a pour condition la dictature linguistique — la liberté d'un seul. C'est un concept contradictoire.
Si le changement de sujet de la langue ne peut aller jusqu'à l'individu concret, il y a une autre solution pour «secouer le joug de ce tyran qu'on nomme l'usage»[5], c'est de recourir à la raison. La solution revient à tâcher de faire coïncider le sujet de la langue et celui de la grammaire générale. Arnauld adoptait cette position dans le texte que nous avons cité note 3. Pour repousser, par exemple, qu'on doive dire /l'un d'eux/ quand on parle de deux personnes et /un d'eux/ quand on parle de plus de deux personnes, il argumentait en soutenant que dans aucun des deux exemples /un/ n'est adjectif (l.c., note 3, pp. 138-138). Parce qu'il rapproche l'action contingente des
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hommes de l'universalité de la raison (Lemercier, l.c. note 9, proposera de voir dans la grammaire un «art-science»), le recours à la grammaire universelle est certainement un élément libérateur. Il en va de cette discipline comme du droit naturel, dont B. Groethuysen a montré l'aspect profondément révolutionnaire face au droit positif (1966, pp. 151-154); en assurant un fondement incontournable à l'action présente, il abolit la contrainte du passé, comme celle des autorités légales.
On peut se faire une idée de la situation en prenant l'exemple de la synonymie. Nous disposons d'une longue série de dictionnaires de synonymes du français, commencée par l'Abbé Girard (1718). Ces travaux sont d'autant plus intéressants qu'ils ont mis au jour l'idée que la signification des mots s'établissait par différence, et qu'il fallait procéder en présentant les synonymes dans des contextes en opposition [6]. Il suffira de remarquer, pour l'instant, que le lecteur moderne ne trouvera dans aucun de ces dictionnaires la description d'un état de langue, un travail sur un «corpus». Avant d'être un instrument descriptif, la conception théorique de la synonymie est une sorte de règle du jeu, que s'imposent ceux qui écrivent des articles sur tel ou tel groupe de synonymes. Par définition, il n'y a pas de synonymes parfaits dans une langue, et par conséquent le but du jeu est d'employer les synonymes dans des contextes en opposition. Il s'agit de produire la synonymie, de maîtriser à partir de la règle qui interdit la synonymie exacte, l'ordonnancement sémantique du lexique. Les dictionnaires de synonymes continuent — avec des moyens rationnels — la tâche entreprise par Vaugelas dans ses Remarques.
C'est la même position d'un sujet rationnel qu'assument les auteurs de néologie: un sujet qui construirait sa langue selon les procédures universelles de la dérivation et de l'analogie, telles que Beauzée (article «dérivation», de l'Encyclopédie) les avait décrites et que Butet (1801, Abrégé d'un Cours complet de Lexicologie) les systématisera. Leur stratégie rationnelle est cependant une réussite moins grande que celle des synonymistes. Le mouvement néologique est né bien avant la Révolution Française. Le Dictionnaire Néologique de l'Abbé Guyot Desfontaines paraît en 1726, et
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il est largement réédité (1727, 1731, 1747, 1748, 1750, 1780). L'attitude face à la néologie a évolué favorablement au cours du XVIIIe siècle: le mot qui ne figure pas dans l'Encyclopédie pénètre dans le Dictionnaire de l'Académie en 1762, l'Encyclopédie Méthodique comporte des articles sur la question, dus à la plume de Beauzée. J.B. Lemercier (an VI), J.S. Mercier (1801), Pougens (1794), tout comme Butet, ne donnent comme limite à l'infinitude de la créativité lexicale que l'ensemble fini des règles qu'ils découvrent à sa source. Mais les «néologues» font l'expérience concrète de la profondeur de la conception politique classique de la langue: quelle que soit l'intelligence de leur démarche, c'est l'usage qui décide de l'emploi des innovations qu'ils préconisent.
Que le dernier mot reste à l'usage signifie qu'il ne suffit pas que la raison propose; en matière de langage, elle n'a pas force de loi. «Une langue se forme et se compose petit à petit par l'usage et sans projets», conclura Destutt de Tracy [7], dont le rôle a été fondamental dans le discrédit qui recouvrira les projets de réforme conçus sous la bannière de la langue universelle. Il y a chez l'idéologue une raison profonde pour refuser de mettre le sujet de la grammaire générale en position de sujet de la langue, elle tient au changement de conception qui affecte le premier. Sujet sensible plongé dans l'actualité (le système temporel, par exemple, est r au seul moment de l'acte de parole), ses idées se forment par habitude, et ses manières de penser sont déterminées par l'instrument linguistique dont il dispose. Quand il parle et pense, la langue est toujours déjà là. C'est peut-être ce qui explique que l'Institut, dominé par les idéologues, ait été si peu actif en matière de langue française. En tout état de cause, quand Garat préface la nouvelle édition du Dictionnaire de l'Académie, dont Morellet avait sauvé le manuscrit, sa position est relativement ambiguë. Certes il proteste contre l'usage, mais n'envisage pour le réformer que le recours au dictionnaire qui doit agir comme un modèle et inciter en quelque sorte l'usage à se réformer lui-même:
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En même temps qu'il [le dictionnaire] devient un dépôt de tous les mots de la langue, il en fait la revue; (...) il apprend à distinguer les cas où l'usage qu'on a si souvent donné comme la seule loi des langues verra donc lui-même des lois qui doivent le gouverner; il ne pourra pas les voir si distinctement sans les suivre; et tout un peuple apprendra dans un tel dictionnaire à fixer sa langue sans la borner.
Pour tâcher de réformer véritablement la langue, la voie toute tracée consistait à reprendre la conception politique classique, et à changer le sujet qu'elle lui assignait, c'est-à-dire changer la détermination de son usage. C'est la position adoptée par Barère, devant la Convention, dans la fameuse séance du 8 Pluviôse an II, et suivie par Grégoire dans son rapport du 16 Prairial.
«La langue paraissant encore n'appartenir qu'à certaines classes, elle avait pris la teinte des distinctions nobilaires […], on eût dit qu'il y avait plusieurs nations en une seule», notait Barère (De Certeau et alii, 1975, pp. 291-292). Grégoire renchérissait:
Il y a dans notre langue, disait un royaliste [Rivarol], une hiérarchie de style, parce que les mots sont classés comme des sujets dans une monarchie. Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque réfléchit. En appliquant l'inégalité des styles à celle des conditions, on peut tirer des conséquences qui prouvent l'importance de mon projet dans une démocratie (ibid., p. 316).
Le Conventionnel interprétait l'anecdote de Pomponius Marcellus que l'on a déjà évoquée plus haut, dans un sens favorable à sa thèse: «Un tyran de Rome voulut autrefois introduire un mot nouveau; il échoua parce que la législation des langues fut toujours démocratique» (ibid.). On connaît la politique linguistique de la Convention, et son interprétation expansionniste de l'universalité de la langue française, tant vis-à-vis des sujets parlants qu'au regard du vocabulaire. Elle avait le même fondement que la conception politique traditionnelle — l'identification de la langue à la nation —, mais une autre conception de la constitution de cette nation. Je traiterai le problème théorique général du rapport de la représentation de la réalité linguistique au sujet assigné à la langue, en prenant deux exemples. L'un date de 1786, c'est le texte de Marmontel, sur l'usage déjà cité.
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L'autre date de 1791, c'est le Prospectus de la société des Amateurs de la Langue Française de U. Domergue.
Marmontel attaquait directement la définition héritée de Vaugelas: «Dans cette espèce d'aristocratie composée de deux puissances souvent contraires l'une à ll'autre, on ne savait à laquelle obéir» (Encyclopédie Méthodique, t. 3, p. 609). Les écrivains ne sont plus forcément en accord avec les puissances politiques. La démarche du futur Secrétaire du Conseil des Cinq Cents a ceci d'intéressant qu'elle lie ouvertement le choix du sujet de la langue à sa richesse. Avec la Cour, «une foule de mots qui manquaient à la langue et qu'on y voulait introduire, était arrêtée au passage» (ibid.). Le langage est ainsi rapporté aux catégories sociales qui l'emploient. Celui de la Cour roule sur un «petit nombre de mots, la plupart vagues et confus, d'un sens équivoque ou à demi voilé,comme il convient à la politesse, à la dissimulation, à la flatterie adroite». A l'inverse, «la langue usuelle se trouve riche parce qu'elle fournit abondamment au commerce intérieur de la société». Le thème d'une stratification sociale du langage est corrigé chez Marmontel par l'idée d'une circulation linguistique entre les groupes socio-culturels, qui produit une langue commune. Le peuple — au sens ambigu du XVIIIe siècle, c'est-à-dire une partie seulement du Tiers-Etat [8] — accède par là (mais il n'est pas le seul) au statut du sujet de la langue:
Le peuple, dit-on, s'exprime ainsi. Eh bien, alors, le peuple s'exprime noblement. (...). Par quelle vanité voulons-nous que, dans (...) notre <langue>, tout ce qui est à l'usage du peuple contracte un caractère de bassesse et de vileté? Faut-il qu'une reine dise bonjour en d'autres termes qu'une villageoise? (l.c., 3.612).
L'élargissement du sujet de la langue correspond à une représentation plus vaste de ce que l'on entend par langue française, et l'auteur de Bélisaire est sur la voie de ce qui donnera au XIXe siècle des dictionnaires généraux ou universels de la langue française comme celui de Claude Boiste (1800). Cet élargissement est rapidement stoppé chez Marmontel
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par une réflexion sur la légitimation de la langue qui, par exemple, limite le rôle du «peuple» :
Partout sans doute, et dans tout les temps, il y a des façons de parler qu'il faut laisser au peuple, et qui n'appartiennent qu'à lui, parce quelles sont analogues aux idées qui lui sont propres et qu'elles tiennent à ses coutumes, à ses travaux ou à ses moeurs: mais ce qui n'a pas ces rapports exclusifs, et qui n'a rien de rebutant ni pour l'esprit ni pour l'oreille, appartient à toute la langue.
Pour l'encyclopédiste, le rôle du véritable sujet de la langue est partagé entre deux forces qui ne vont pas nécessairement dans le même sens. D'un côté une opinion publique dont le fonctionnement est inassignable, mais dont on voit bien qu'elle ne peut correspondre qu'à ceux qui ont la possibilité de lire et de s'exprimer; de l'autre, les écrivains, sujets individuels, libres de proposer le meilleur comme le pire. C'est une main invisible qui conduit la langue vers l'équilibre du bon goût. On ne pouvait attendre davantage de ce bourgeois modéré, qui, entré dans la carrière politique en 1789, la quitta en 1797, lassé des excès de la Révolution.
Il en va tout autrement pour Urbain Domergue. Ce «grammairien patriote» travailla sa vie durant, avec un acharnement quasiment paranoïaque, à doter la langue française d'institutions destinée à remplacer l'Académie, que la Convention avait supprimé en 1793 à la suite d'un rapport de Grégoire, qui en montrait l'aspect totalement anti-démocratique (elle sera restaurée en 1803). Les buts du grammairien révolutionnaire sont clairement assignés dans le Prospectus de 1791:
Notre littérature était une aristocratie oppressive et décourageante; elle avait sa noblesse et son orgueil dans les Gens de Lettres de la capitale, son Clergé et et son intolérance dans les Académies. Abolissons les ordres, fondons la République des Lettres, et que dans notre société des amateurs de la langue, tous soient égaux en droits: l'homme, la femme; l'académicien, le simple littérateur; l'habitant de la capitale, celui des départements; le correspondant étranger (Dougnac 1981, p. 113).
L'intérêt de la société Délibérante des Amateurs de la Langue Française ne tient pas seulement à son aspect républicain. Il tient à ce que Domergue tente de résoudre une question que le modèle politique classique laissait irrésolue: l'agrégation des choix. Si en effet ce modèle assignait le sujet de la langue, il s'agissait toujours d'un ou plusieurs groupes, au
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sein desquels on n'explique jamais comment peut se dégager une opinion générale. Domergue utilise le modèle de la constitution démocratique parlementaire. L'assise populaire est assurée de deux façons: la représentation à l'Assemblée et dans les Comités d'un côté, de l'autre la saisie directe de l'Assemblée par les usagers qui posent des questions sur la langue. La procédure d'agrégation est assurée par l'Assemblée qui émet un vote après discussion, et donne des solutions. La tentative de Domergue n'appartient pas seulement aux lubies d'un obstiné qui applique à la lettre la conception de Beauzée selon laquelle l'essence de la langue est constituée de décisions. D'abord elle ne fait que reprendre la finalité originelle de l'Académie Française, tout en modifiant le fonctionnement institutionnel. Ensuite la Société resurgit sous le nom d'Académie Grammaticale en 1807 (également créée par Domergue), et se poursuivit, à notre connaissance, sous le nom de Société Grammaticale de Paris, dont nous connaissons jusqu'en 1840 les solutions publiées dans le Journal de la Langue Française et des Langues en Général. A cette date, certains membres de la société auront fondé la première société de linguistique. D'autres (les Bescherelle, père et fils, par exemple), s'efforceront, sans succès, de poursuivre la société grammaticale, en accentuant son côté pédagogique et normatif.
C'est Mary-Lafon, directeur du Journal de la Langue Française en 1837, qui, dans l'Introduction rédigée pour lancer une nouvelle série, nous paraît tirer la morale de l'histoire. En pleine période romantique, le romaniste note que la langue a considérablement évolué sous les secousses de la Révolution, mais aussi que l'oeuvre de révolution littéraire s'est continuée sous la bannière conservatrice de la première génération des Romantiques. Autrement dit, les buts de la Société Grammaticale n'ont pas été atteints:
Tout est confusion aujourd'hui dans l'ordre moral. Il n'existe plus d'autorité qui fasse loi ni dans la science ni dans la littérature (l.c., p. 4).
Mary-Lafon reste à l'intérieur de la conception politique de la langue. La langue est avant tout une question d'autorité; si les réformes proposées ont échoué, c'est à cause du manque total d'autorité de ceux qui se sont improvisés législateurs.
L'échec des tentatives de Domergue et de ses successeurs ne prouve en rien l'impossibilité d'une planification linguistique, ni l'absurdité d'une
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conception politique de la langue. Il prouve simplement que les moyens choisis pour la planification n'étaient pas les bons, au moment où ils ont été choisis. Il ne suffisait pas à Domergue d'avoir trouvé un procédé pour fabriquer des décisions, encore fallait-il qu'elles soient appliquées. Ce n'est pas simplement un qui a manqué au modèle parlementaire de Domergue. On peut évidemment envisager la constitution d'un tel exécutif. Par exemple le 22 novembre 1792, le Préfet de Police de Paris ordonnait par décret de «réformer et corriger sur les enseignes, tableaux, écritaux […] tout ce qui pourra se rencontrer de contraire aux lois, aux moeurs et aux règles de la langue française». Mais pour atteindre le lieu véritable où les individus échangent leurs paroles, hors de toute contrainte qui pourrait s'imposer dans un espace public, il sera plus efficace au XIXe siècle de miser sur une politique scolaire, comme le prévoyait, au reste, l'article I du Rapport Barére («Il sera établi dans dix jours, à compter du jour de publication du présent décret, un instituteur de langue française dans chaque commune de campagne»). Le modèle parlementaire supposait la participation de tous et un rôle officiel de la Société Délibérante dans l'Etat et dans la société civile. Quelle qu'ait été l'importance des hommes politiques embrigadés dans la première Société, la tentative de Domergue est restée une initiative privée, pour ne pas dire celle d'un clan relativement restreint, caractère qui ne fera que s'accentuer chez ses successeurs, malgré l'orientation orléaniste prise à partir de 1826, et le rapprochement vis à vis du pouvoir qui suivra la révolution de 1830. La langue est certainement une institution, sur laquelle on peut agir à condition de suivre les procédures qui découlent de la nature de cette institution et de l'état dans lequel elle se trouve. Si Vaugelas a réussi c'est parce qu'effectivement à l'âge classique une poignée d'écrivains s'est trouvée en position d'imposer un monopole sur la langue écrite, qui servait de norme générale, et qu'un consensus s'est établi entre eux, les grammairiens et le pouvoir politique. Le modèle par lequel il définissait le bon usage correspondait donc à quelque chose de réel. Domergue et ses successeurs ne se trouveront plus dans une semblable situation. L'émancipation de la bourgeoisie se traduit par une libération et un élargissement de la langue littéraire qui en replace les régulations davantage vers la société civile que vers l'Etat. Les animateurs de la société grammaticale vont choisir de lutter contre le style et la langue des romantiques au moment où les écrivains vont connaître pour la première fois
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un véritable marché du livre et, par conséquent, acquérir leur indépendance
d'auteurs. Par là même, les grammairiens auront perdu toute autorité sur eux. Il y a eu une organisation monarchique de la politique linguistique, et une organisation parlementaire sera impossible.
Les conceptions politiques de la langue se sont développées très tôt en Allemagne, qui a connu dès le XVIIe siècle des sociétés fondées dans un but de planification et de promotion d'une langue unifiée, notamment écrite. De 1795 à 1797 Ch. Adelung édite ses Beiträgen zur weitern Ausbildung der deutschen Sprache, organe destiné à fonder une «gesellschaft von Sprachen Freuden», dont le titre rappelle évidemment celui de la société de Domergue. Mais ces sociétés n'ont jamais été liées à une visée centralisatrice. Elles sont restées des initiatives privées, dispersées dans plusieurs régions de langue germanique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles ces tentatives n'ont jamais été connectées aux politiques culturelles officielles. Les autocrates réformateurs parlaient français. Il est symptomatique que l'Académie de Berlin, en matière linguistique, se soit préoccupée de l'origine des langues ou de l'universalité de la langue française, jamais de la langue allemande. La discussion sur le «Hochdeutsch», dans un pays sans unité politique, employait volontiers l'image de la koine grecque, qu'à ma connaissance on ne rencontre jamais chez les auteurs français, tout simplement parce que ce qui est dialecte pour un Allemand ou un Grec n'est pour un Français — selon la définition de Beauzée — que «patois abandonné à la populace des provinces».
Si les intérêts de connaissance, par leur divergence dans des contextes sociaux différents, peuvent donner un sens différent au même modèle d'objet, il est évident qu'ils mènent à sélectionner, quand cela devient possible, des modèles d'objet différents. La conception politique de la langue est probablement l'élément le plus marquant de la tradition française. Elle laissera des traces dans la façon d'écrire l'histoire de la langue française: de l'Abbé Gabriel Henri (1812) jusqu'à Ferdinand Brunot, l'entreprise moderne la plus importante, on y verra une institution construite, à partir de l'Ordonnance de Villers-Cotterets (1539), par l'interaction d'acteurs sociaux, dont il est indispensable de rapporter les gestes. La conception politique de la langue est une façon d'envisager les phénomènes qui empêche qu'on accorde l'autonomie de l'évolution linguistique. Puisqu'elle est une constante de la tradition française, on serait tenté d'y voir la raison de ce que cette tradition a pratiquement toujours considéré le
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langage comme une réalité sociale, et a formulé très tôt (cf. Meillet 1906) des modèles sociolinguistiques pour l'évolution linguistique. L'hypothèse est, en effet, assez plausible; mais la question n'est pas si simple. Si la conception politique est un modèle social, tout modèle social (par exemple celui de Saussure) n'est pas pour autant un modèle politique.
On trouve chez Grimm une conception mécanique assez claire de la langue. Elle correspond évidemment aux fameuses lois et fonde la rationalité de l'étude linguistique: « la loi de l'organisme des langues parentes [peut] être déduite avec autant de certitude de leurs rapports entre elles que la figure d'une courbe de la position de trois points» (Traité sur l'origine des langues, 1859, p. 7). Il n'empêche que Grimm voit dans la langue une réalité sociale libre et contingente:
Les langues n'ont pas été soumises à des lois éternelles et immuables, comme celles de la lumière ou de la pesanteur; elles ne dépendent que de la libre action de l'homme, florissantes dans l'état florissant des peuples, barbares durant leur barbarie, tantôt s'épanouissant sur une terre fertile, tantôt végétant languissantes sur un sol ingrat. Le langage humain ne subit l'empire des lois universelles que dans la mesure où notre nature leur est elle-même soumise (l.c., p. 50).
L'idée que la langue est une réalité sociale doit donc pouvoir être compatible avec une conception mécanique. Elle l'est à partir du moment, où le devenir linguistique échappe à la volonté délibérée des hommes réels. C'est le cas dans la conception de Grimm: le sujet des langues, c'est l'homme en général, c'est à dire une pure abstraction, dont la liberté n'est que la contrepartie formelle de la variabilité accordée aux principes sous-jacents à chacune. Les peuples, eux-mêmes, qui correspondent aux langues particulières ne sont que de grandes entités abstraites à quoi rapporter le devenir des langues sans qu'il y ait besoin d'une quelconque précision. C'est un modèle de ce type qui finira pas s'imposer. Chez Bréal, par exemple, la «volonté» qui oriente le développement linguistique est un processus totalement inassignable, dont la désignation fonctionne au mieux comme une métaphore. La notion de chez Saussure indique assez que la meilleure façon de rendre compatible conception mécanique et réalité sociale de la langue, consiste à réifier la société,
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ce qui revient en quelque sorte à neutraliser le rôle de chaque agent pris individuellement.
Les linguistes français de la fin du XIXe siècle — ceux de la nouvelle science — reprendront le thème de la démocratie linguistique. «Le suffrage universel n'a pas toujours existé en politique : il a existé de tout temps en matière de langue : là, le peuple est tout puissant, et il est infaillible, parce que ses erreurs tôt ou tard font loi» (A. Darmesteter, La vie des mots, 1887, p. 117). Dans la conception selon laquelle la langue est une démocratie résidait une ambiguïté, que ne comportait pas la conception politique traditionnelle. Que la langue soit une démocratie peut en effet se concevoir positivement, au sens d'un régime politique. La liberté de l'homme vis à vis de son langage réside dans l'arbitraire souverain avec lequel il pourrait prendre toute décision le concernant. La limite de cette conception c'est, comme on l'a vu, le problème de l'agrégation des choix et l'impossibilité d'un exécutif direct. En outre, parce qu'elle suppose la passivité, une politique scolaire — qui demeure l'un des meilleurs moyens de planification linguistique — n'est probablement pas vraiment compatible avec l'idée que la langue soit en elle-même une démocratie en ce sens (que la politique scolaire puisse être démocratiquement décidée est une tout autre question).
On peut aussi comprendre la notion de démocratie négativement, au sens où l'on considère que la société civile est organisée démocratiquement, tant qu'aucun agent économique ne détient de monopole. L'état de démocratie dans lequel se trouve la langue consiste, alors, en ce que l'on ne pourra jamais assigner aucune instance, aucune procédure de surgissement de la parole vraie, qui en garantisse la légitimité. Comme le notait Marmontel, l'usage, alors, n'a pas d'origine:
L'usage, comme l'opinion, existe, sans que l'on puisse dire quelle en est l'origine, ni quelle en sera la durée. C'est une assimilation de langage, comme l'opinion est une assimilation d'idées, l'une et l'autre le plus souvent fortuite et passagère, sans autre cause que l'exemple, sans autre lien qu'une adhésion superficielle des esprits (l.c., t. 3, p. 613).
Le contexte dans lequel s'exprime Marmontel est, comme on l'a vu le contexte traditionnel de la planification linguistique, et il ne faut voir dans cette absence de volonté assignable à la source du changement qu'un glissement imperceptible. Ce glissement, pourtant, contient en germe l'abandon de la conception politique de la langue, et il indique assez comment il a pu s'effectuer de manière insensible. Quand les linguistes français de la nouvelle science reprendront le thème de la démocratie, il ne sera plus question de politique linguistique, on sera passé de la conception positive à la conception négative de la démocratie. La conception politique traditionnelle — sous l'influence incontestable du comparatisme — aura été affaiblie et transformée de telle sorte que les grands élans révolutionnaires pour façonner une langue à la mesure des événements et les luttes pour imposer de nouveaux mots jaillis dans des prises de parole inédites, paraîtront comme autant de révoltes insensées contre l'ordre des choses [9]. Le contractualisme a pour avantage de refuser que les réalités humaines soient simplement conçues comme un ordre de choses, c'est-à-dire comme des données. Dans l'Europe moderne, il est peut-être la seule solution d'avenir: il invite à penser l'Etat contre les nations, à penser la langue comme une institution et non comme un organe mental ou un bien national.
Références bibliographiques
— AUROUX Sylvain, 1973 : L'Encyclopédie «grammaire» et «langue» au 18ème siècle, Tours : Imprimerie Maine.
— — 1984 : «D'Alembert et les synonymistes», Dix-huitième siècle, n° 16.
— DESTUTT DE TRACY : Grammaire, rééd. Paris : Vrin, 1970.
— DOUGNAC Françoise, 1981 : F.U. Domergue. Le Journal de la langue française et la néologie lexicale (1784-1795), ENS de Saint-Cloud.
— LEMERCIER, an VI : Lettre sur la possibilité de faire de la grammaire un art-science, aussi certain dans ses principes et aussi rigoureux dans ses démonstrations que les arts physico-mathématiques, Paris.
— MERCIER J.S., 1801 : La néologie, ou Vocabulaire de Mots nouveaux à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, Paris : Moussard, Maradan.
— POUGENS, 1794 : Vocabulaire des privatifs français, Paris : Imprimerie du Cercle Social.
— VAUGELAS, 1647 : Remarques sur la langue française.
— —, 1907 : Règles pour discerner les bonnes critiques des traductions de l'Ecriture Sainte en Français pour ce qui regarde la Langue; avec des réflexions sur cette maxime: que l'usage est la règle et le tyran des langues vivantes, Paris : C. Huguier.
NOTES
[1] Arnauld avait pris position contre Vaugelas (1907). Arnauld, comme on pouvait l'attendre de la part du théoricien de Port-Royal, réclame le droit de la raison contre le droit de l'usage, mais ce qui est plus intéressant pour notre problème, s'efforce de justifier la maxime «bien entendue et resserrée dans de justes bornes» (p. 107). Sa réflexion a un fondement politique: il oppose la Ville à la Cour (p. 123).
[2] L'anecdote est rapportée par Locke (Essay..., II, II.8), elle sera reprise par l'abbé Grégoire, voir infra.
[3] C'est un thème largement développé par Diderot dans l'art. «encyclopédie» de l'Encyclopédie.
[4] Dictionnaire d'un Polygraphe - Textes de L. S. Mercier, établis et présenté par G. Bollème, pp. 229-244.
[5] D'Alembert, Eloge de Dangeau, O.C. (Paris, A. Belin, 1821-1822), t. 2, p. 555.
[6] Pour une analyse plus complète et plus argumentée de cette thèse, voir mon article «D'Alembert et les synonymistes», 1984.
[7] Grammaire, chap. VI (rééd., Paris, Vrin 1970, p. 372).
[8] Cf. l'article de l'Encyclopédie, repris d'une dissertation de l'Abbé Coyer, datée de 1744.
[9] Quelle que soit sa liaison avec la conception politique de la langue qui régnait alors en France et qui nous intéresse seule ici, le phénomène révolutionnaire en matière linguistique possède évidemment des déterminations plus générales, sinon on ne retrouverait pas cette même volonté de changer la langue dans la Russie de la Révolution d'Octobre, la Turquie de Mustapha Khemal ou la Chine de Mao Ze Dong.