Les aventuriers de Beş Barmaq
Il était une fois trois valeureux aventuriers venus de la lointaine Europe, terre mythique parmi les mythes, qui avaient choisi de pimenter leur vie en sillonant les contrées de l’Azerbaïdjan, terre encore plus lointaine, orientale par excellence, riche elle aussi, en mythes, secrets et beautés mystérieuses.
Camouflés en ces terres, sous des allures de faux fonctionnaires, les intrépides décidèrent un beau jour de pimenter leur existence, en se plongeant corps et âme dans les us et coutumes du pays. Pour ce faire, il y avait deux voies qui se dessinaient devant eux: soit ils se mettaient définitivement aux chaussures pointues et complet satinés pour ces messieurs, talons hauts et sac laqué pour la dame, soit ils s’enfonçaient au coeur des rites de cette civilisation étonnante, marchaient sur les traces de Dumas et des pèlerins de jadis. Sans hésitation, leur goût pour l’aventure les amena à pencher pour ce qu’on pouvait appeler la variante deux des processus de découvertes et d’adaptation.
C’est ainsi que débuta l’aventure qui conduirait les jeunes loups européens en mal de fascination spirituelle à gravir la montagne magique: Bes¸ Barmaq. Le nom signifiait “les cinq doigts” et une aura de contes et légendes entourait le pic aux pentes escarpées.
Ceux qu’il convient de nommer les trois mousquetaires, de par leur nombre, quoi d’autre? en effet, choisirent un joli dimanche, de ceux où le ciel promet d’être clément…
Evidemment, tout porte à croire que dans un pays où les températures estivales dépassent les 37 degrés la nuit, les hivers sont doux…Oui, mais non...La météo a toujours tendance à briser les mythes, surtout en orient.
Les valeureux, finalement pas si téméraires, n’eurent pas l’audace de faire le grand saut n’importe quel jour. Ils attendirent patiemment d’être sûrs que les neiges avaient fondu et que les routes soient sans encombres.
Il faut dire que l’hiver et ses glaciations n’avaient pas épargné la contrée, cette année-là. En effet, en janvier, comme chaque mois de janvier dans ce pays de fous, il avait neigé quelques dizaines de centimètres et la ville, comme chaque année en avait été paralysée. Il est de nombreux pays où on oublie, d’une année à l’autre que la nature fonctionne en cycle, et que, bien que la planète se réchauffe, dans le Caucase, comme dans les Alpes, la neige, finalement, en janvier n’a pas lieu d’être une surprise…Enfin, nous garderons la critique des moyens de locomotion et des cantonniers pour un prochain conte…
C’est ainsi qu’à la mi-février, le trio décida de se risquer et de partir dans l’expédition qu’on pouvait appeler « Bes¸ Barmaq ou la montagne chamanique”.
Tout commence un lendemain d’hier…Ainsi, le rendez-vous fixé à 9h00, se déroula finalement à 9h45, Bakou, place des fontaines. Du fait de l’aspect religieux et spirituel, la balade devenait une quête et ainsi, ce matin-là, c’était tout Bakou, qui prenait des allures solennelles, voire sacrées. La ville, habituellement temple de la pollution industrielle, apparaissait soudain comme un Poitiers dont on s’éloignerait en sandale, prenant la direction de à St Jacques de Compostelle, un point de départ dans une quête de sagesse et d’élévation. Comme un retour à la source, de l’industrie déglinguée au culte de la nature et des choses.
Histoire de souligner l’aspect spirituel de la balade, les trois mousquetaires se retrouvèrent devant le MacDonald de la place des fontaines, autrement dit, devant le temple de la finesse et de la gastronomie.
En héros du 21ème siècle, nos pèlerins troquèrent les sandales spartiates d’antan pour les minibus. On en trouvait même des grands, à prix bradés, non loin du MUM, temple de la consommation. Oui, le 21ème siècle serait spirituel ou ne serait pas.
Il fallut près de deux heures pour rallier Bakou à Bes¸ Barmaq. La voie de la sagesse était truffée d’embûches. Par exemple, nos pèlerins en converse durent changer de monture, autrement dit de bus. Pour ce faire, ils s’arrêtèrent à Chamarinka, temple des voyageurs et des passagers. C’est une petite gare, pour les petits bus, non loin de la gare officielle, sur les hauteurs de la mythique Bakou.
Arrivés à Bes¸ Barmaq, il fallut bien se rendre à l’évidence, ouvrir les yeux malgré la poussière. C’était loin d’être idyllique et c’était surtout « nulle part ». En effet, après avoir traversé des plaines de stations électriques désaffectées, des champs tondus par le vent, des mini lacs pollués, vu de loin, des villes sans nom, dont la beauté n’a d’égal que la dévastation alentours, les trois mousquetaires avaient été débarqué dans un croisement, qui ne devait son existence qu’à la beauté de la montagne sacrée qui le surplombait.
Qui dit sacré, dit temple, en l’occurrence, mosquée. Et donc, par conséquent, dit marchands du temple.
Ainsi, tout un petit microcosme de vendeurs de chachliks, de kebabs de mouton, de poulet, de poisson, de kakis séchés et autres victuailles s’activaient, non loin, des tissages à l’effigie de Madame la Mecque étaient vendus au plus offrant. Les héros du jour emplirent leurs poches et sac à dos de quelques kaki et se mirent en route, en vrai pèlerin, soit, sans plus aucun véhicule. Ils gagneraient leur sagesse à la sueur de leur mollet.
Au pied de la montagne, le plus parisien des mousquetaires fait part à ses compères de toute la verve poétique des lucrétiens, en matière de plainte. Oui, les parisiens sont des râleurs, mais faut tout de même avouer que certains le font avec brio. Car oui, Bes¸ Barmaq, c’est joli, mais c’est haut. Et pourquoi monter ? Y a quoi là-haut ? Une jolie vue ? Mais vous vous foutez de moi ? C’est une vue sur la mer, mais la mer elle est polluée en plus et puis la vue, elle est toute façon moche ! J’vous rappelle qu’on est dans Mad Max… ! le mousquetaire semblait en proie à la perplexité face à l’état du sentier, au village de trois maisons défoncées à traverser, les voies de chemins de fer couvertes de détritus à enjamber et le visage démotivé des trois hommes assis sur ces mêmes voies.
Mais que nenni, nous étions venus, nous allions voir et vaincre. Le plus méridional des mousquetaires prit les choses en main et s’en alla s’enquérir du bon chemin. Il faut dire qu’il était déjà venu, l’an dernier. Cette marche était donc pour lui un véritable retour aux sources, une sorte de hadj annuel. Il connaissait et promettait qu’au sommet on nous donnerait du thé.
La route fut longue et difficile. En effet, si au pied de la montagne, il y avait un sentier, celui-ci ne tarda pas à disparaître sous la boue et la neige. Le sudiste était venu en été et cherchait à enthousiasmer ses compères en leur contant combien cela avait pu être grisant, enivrant, étonnant. Le parisien traînait la patte, maugréant, quant à la commère, qui dit boue dit glissant, qui dit glissant dit chute, qui dit chute dans la boue, dit vraiment pas beau à voir…Un classique.
Après moult kakis séchés, pauses et glissades, les mousquetaires arrivèrent enfin, excédés, mais heureux au sommet, du moins, presque. Cela faisait déjà longtemps que Hélios et ses chevaux étaient allés se balader dans un autre ciel. Les conditions étaient désormais pénibles et le méridional craignait que la grisaille naissante n’entamât le moral fragile des ses compères.
Il faut dire qu’en bons sportifs, les deux heures de marche avaient laminé les mollets des vaillants personnages et les infrastructures touristiques (je pense donc à la maison s’apparentant à un squat et aux bancs rouillés) sensées nous offrir du thé semblaient avoir été désertées depuis bien longtemps.
Bon bougres, malgré la grisaille ambiante, le plateau ne déplut pas tout à fait aux mousquetaires. Ceux-ci aguerris par quelques mois de vie bakinoise n’avait, malheureusement pas encore eu le temps de parfaire leur connaissance en matière d’équarrissage et là, sur le plateau, s’offrait l’occasion d’acquérir toujours un peu plus de dextérité, tout du moins d’observer les experts. En effet, deux bergers réglaient un dernier compte à deux moutons, qui défiaient la fiabilité des esses. Hospitaliers comme à l’accoutumée, les deux hommes promirent du thé aux mousquetaires. Simplement plus tard. Or, les mousquetaires ne se faisaient plus avoir par le « tout à l’heure » azéri. En effet, les bêtes n’avaient pas encore été vidées de leurs organes, ainsi donc « tout à l’heure » pouvait bien se traduire par demain.
Et puis les mousquetaires avaient encore bien des chats à fouetter, ils n’étaient pas arrivés au bout de la quête. Restait encore un véritable sommet à gravir, avant d’atteindre la sagesse et la pleine connaissance des lieux. Car Bes¸ Barmaq, c’est une montagne raide et escarpée dont les sentiers mènent à un plateau, dont la beauté charmante est surplombée par un énorme assemblage rocheux, les cinq doigts, justement. Du plateau, nous pouvons les contempler à loisir, les compter. S’ils sont effectivement jolis, ils ne sont pas cinq, mais au moins dix.
Du plateau, il faut emprunter un escalier de pierre, qui mène directement au site sacré. Celui-ci est caché dans le dédale des pierres et des cinq doigts.
Déjà fatigués, voire lassé, du côté du parigot, néanmoins tous trois, très intrigués. C’est ainsi que le plus sudiste des mousquetaires se remit en marche et que les deux autres lui emboîtèrent le pas, alléchés par ses paroles. Ce dernier promettait qu’au sommet, entre les pierres, au détour des grottes et cavités, on pouvait observer toutes sortes d’expression de la religiosité des autochtones. Manifestations, non pas catholiques ou musulmanes, mais carrément païennes.
La marche reprit alors de plus belle. Ereintés par mille marches, les jeunes intrépides firent une rencontre étrange…Devant ce qu’il fallait bien appelé un chorten, édifice tibétain, trônaient deux vieilles, emmaillotées dans des châles, des couvertures, des jaquettes, des chaussettes de laine, des bas, des tongs, des bottines et des jupes multicolores. Elles semblaient éplucher, des cacahuètes et autres graines, maigre pitance, en attendant le passage de pèlerins ou de touristes. Il fallait bien se rendre à l’évidence, les deux bougresses faisaient l’aumône. Ce qui avait tout pour casser le mythe d’une journée dans la nature en pleine quête d’ataraxie.
Les mousquetaires délestèrent alors leur bourse de quelques kopecks et sentirent leur karma, dans un double mouvement s’allégea et grandit…
La plus alerte des deux femmes décida de se joindre à eux, histoire de leur fournir au moment voulu, les explications idoines. L’escalier disparut, se transforma en sentier, au milieu des pierres immenses, pour finalement n’être plus qu’une échelle de fortune. Rouillée et branlante. Ce n’était plus une marche, mais de l’alpinisme rugirait plus tard le plus parisien des mousquetaire.
Entre les rochers, là où le soleil se fait rare, la neige était encore bien là. Selon l’espace entre les pierres, on découvrait une vue magnifique sur la mer. C’est ce qu’il y a de bien, avec la distance. Elle permet aux plages de nous faire rêver. L’eau était donc bleue et au loin, tout laissait présager à une éclaircie. Le sudiste avait bel et bien raison. C’était beau.
Quant au culte chamanique, on en voyait la touche sur les arbustes. Ceux-ci étaient ornés de petits rubans qui avaient été noués, jadis ou le matin même. La maîtresse des lieux se perdit en explications, toutes plus emmêlées les unes que les autres. Il faut bien dire que les mousquetaires, s’ils étaient à même de lire du Soljenytsine en latin ou en polonais, ne pipait que quelques mots d’azerbaïdjanais. Ils comprirent malgré tout qu’un jour, un homme, un saint était venu en ces lieux, avait compté les pierres, avait été transcendé, avait rencontré la sagesse et une quelconque nature divine, avant de déclaré le lieu sacré. Ensuite, pour donner foi à ses paroles, on avait construit un rempart autour des dits « doigts ». Du rempart, comme bien souvent en Azerbaïdjan, les mousquetaires n’ont vu que les ruines. Mais leur imagination était prête à tout et ce jour-là, leur bonne volonté leur permit d’imaginer toute sorte de culte aux cailloux et bénédictions minérales.
Les aléas du sentier conduisirent les mousquetaires jusqu’à une maisonnette, perchée entre les pierres. Improbable monument d’architecture à l’échelle de la cabane, du fait qu’elle est encastrée dans les pierres, et que les constructeurs et ouvriers ont du sacrément morflé pour acheminer le matériel à cet endroit. Les montants des fenêtres étaient blancs et beaux. Tout était propre comme un sous neuf. Un édifice magnifique. Si l’architecte avait fait un effort, on ne peut pas en dire autant pour l’architecte d’intérieur. Cette cahute représentait tout à fait ce qu’on entendait par « dénuement le plus total ». Seule une main de Fatima en métal triomphait du vide et du néant.
A ce moment-là de la visite, la vieille enleva son masque de mendiante et se transforma en gentille sorcière des montagnes. Elle enjoignit un mousquetaire après l’autre à s’approcher de la main, à tourner ses paumes vers le haut et à faire un vœu, pendant qu’elle prononcerait des formules magiques.
Tout porte à croire que les mousquetaires souhaitèrent simplement ne pas se tuer dans la descente, surtout entre les névés, la boue et le pierrier glissant…
A l’heure qu’il est, nous pouvons dire que les mousquetaires ne se brisèrent pas même une côte. Qu’ils vécurent heureux, en attendant le bus, à se féliciter à coup de verre de thé et kebab de poisson. Bien qu’ils ne parlassent pas la langue de la magicienne, celle-ci avait su les exaucer…
Bes¸ Barmaq avait été une expédition réussie. Les mousquetaires avaient rempli, d’une pierre deux coups, le contrat culturel (expérience de terrain en histoire des religions), ethnosociologique (mise en pratique des théories de Malinovski sur l’observation participante), écologique (ils s’étaient abstenus de jeter les papiers et autres dans la nature, avaient tout gardé dans les poches et s’en étaient débarrassé dans la décharge derrière la mosquée), linguistique (avaient cherché un bus en russe, comploté en français, tenté de parler azerbaïdjanais), économique et gastronomique (ils s’étaient régalé de kebabs en tout genre tout en faisant fonctionner l’industrie locale).
Mais à l’heure qu’il est, aucun n’a eu beaucoup d’enfant. Laissons aux contes ce qui ne regarde que les fées.
La nature des choses, dans tout ça…C’est extrêmement philosophique et je vous invite à gloser un max : Les kakis ne sont pas kakis, mais oranges, légèrement rosés. Et quand ils sont secs, ils ressemblent à des pruneaux d’ajen, en plus gros.